Fernando Pessoa : expŽrience poŽtique et hŽtŽrographie des noms

Entretien avec Patrick Quillier

 

 

 

 

 

 

 

Lampe-Tempte : QuĠest-ce quĠune contemplation qui se tient sans sujet qui la veut, ni objet visŽ ?

Patrick Quillier : Ce nĠest pas simplement le Soares du Livre de lĠintranquillitŽ. CĠest, je crois, une problŽmatique qui court dans toute lĠoeuvre de Pessoa, ds le dŽbut et jusquĠˆ la fin.

L.-T. : SĠinstaller dans lĠirrŽalitŽ ?

Patrick Quillier : Chez Pessoa a renvoie, au dŽpart, ˆ une expŽrience linguistique. On pourrait faire rŽfŽrence ˆ des ŽlŽments de biographie, ˆ condition de sortir du biographisme. Ces ŽlŽments sont eux-mmes rŽfŽrŽs par Pessoa, quand il parle de cela.

L.-T. : La question corollaire cĠest : quelle langue pour cet espace, cette surface de verre ou ce rideau de thŽ‰tre ? Comment on traduit en langage une telle expŽrience ?

Patrick Quillier : CĠest trs central chez lui, les ŽlŽments biographiques, notamment dans la fameuse Lettre sur les hŽtŽronymes ; cĠest la petite enfance, et le fait quĠaprs la mort de son pre, alors quĠil avait quatre ou cinq ans, ayant eu une gouvernante franaise, il crŽe – en franais dans le texte - le Chevalier de Pas, qui est chargŽ de lui Žcrire et de lui raconter des histoires. Que a soit recomposŽ par Pessoa trente ans plus tard ou que a corresponde ˆ une rŽalitŽ, ce nĠest pas tellement le lieu ici dĠen discuter, mais je pense que a montre dŽjˆ quĠon nĠest pas seulement entre deux langues, mais entre plusieurs langues, et on a ˆ naviguer dans cela.

L.-T. : Nous parlions dĠune contemplation privŽe de sujet et dĠobjetÉ Cet entre-deux langues cĠest aussi un entre-deux perceptif, entre le dedans et le dehors ?

Patrick Quillier : En fait ce nĠest pas entre deux, ce nĠest jamais entre deux, cĠest entre plusieurs, cĠest fondamental. Une telle configuration de pensŽe entra”ne un abandon de toute logique binaire, autrement dit de la question du sujet et de lĠobjet dont vous parliez toute ˆ lĠheure. CĠest caduque, a nĠa plus de sens ; il nĠy a plus que du vibratoire, quelque chose qui se propage tout azimut, qui rencontre des obstacles de temps en temps et qui se configure, en rŽsonance. Et donc, ˆ partir de lˆ, la rŽsonance va prendre forme en prosodie, prendre forme dans telle langue ou telle autre. Le fait quĠil ait continuŽ toute sa vie ˆ Žcrire en deux langues, en fait en trois, anglais, portugais, mais aussi en franais, et le fait quĠil ait rŽflŽchi toute sa vie aux questions posŽes par le rythme, tout ceci atteste dĠune propagation ramifiŽe de cette Ç rŽsonance È.

L.-T. : QuĠest-ce qui dans la langue, poŽtiquement, traduit ce rythme ou lĠexprime ?

Patrick Quillier : CĠest trs important. Il y a le systme hŽtŽronymique qui se met en place petit ˆ petit, de manire un peu rhapsodique au dŽbut et qui se systŽmatise en cohŽrence, et ensuite a prend un rythme de croisire et on en tire des consŽquences. Dans la diversification des voix hŽtŽronymiques, il est Žvident que les voix hŽtŽronymiques sont essentiellement de la poŽsie (parce que, dit-il, il est plus difficile de se faire autre que soi-mme en prose, ce qui renvoie ˆ Soares comme demi-hŽtŽronyme). Il y a les larmes rythmiques de Soares. Donc, chaque voix hŽtŽronymique a dans sa prosodie des caractŽristiques qui lui sont propres, et qui Žvidemment forment un groupe avec une superposition possible sur les autres - il y a forcŽment des moments o a se superpose. Dans les traits distinctifs de Caeiro, par exemple, il y a ce que lui-mme appelle Ç la prose de mes vers È. Ce sont des vers libres qui sont une rŽponse ˆ lĠentreprise, je dirais, post-nietzschŽenne, qui consiste ˆ Ç dŽmŽtaphoriser È la rŽflexion, une sorte de tabula rasa pour accŽder ˆ un degrŽ zŽro de la pensŽe de la poŽsie. Foutre par la fentre tout le fatras symboliste et post-symboliste, mais en Žtant conscient, bien Žvidemment, que cĠest la voix du ma”tre, donc que cĠest lui qui donne lĠidŽal asymptotique, et le donne Žvidemment avec une certaine ironie, parce que ds le premier vers du Gardeur de Troupeaux il utilise une mŽtaphore : Ç jamais je nĠai gardŽ de troupeaux/mais cĠest tout comme si jĠen gardais È. Je suis un gardeur de troupeau, je nĠai jamais gardŽ de troupeaux, le troupeau ce sont mes pensŽesÉ. et mes pensŽes sont toutes sensations. Si vous voulez, la prose des vers, cĠest mettre un dispositif langagier qui soit capable dĠassumer la prose du monde. Est-ce que je peux rŽpondre par la prose des vers ˆ la prose du monde ? Est-ce que cĠest paradoxal, jusquĠˆ quel point on peutÉ ? Comme cĠest une position intenable, cĠest le ma”tre, le ma”tre qui meurt jeune, dans la biographie imaginaire de lĠhŽtŽronymie, qui est lˆ. Mais Ricardo Reis, Ç disciple È du ma”tre, dit Ç bon trs bien, le retour ˆ la pensŽe pa•enne, oui mais Caeiro a ŽchouŽ, il ne lĠa pas fait vraiment ÈÉ Les hŽtŽronymes se contredisent entre eux. Et pour le faire vraiment, je veux dire revenir ˆ la pensŽe pa•enne, il faut passer par une injection de rythme latin dans la langue portugaise. Donc, je vais Žcrire de la poŽsie portugaise, avec bien sžr un peu de couleur locale comportant des latinismes dans le lexique et dans la syntaxe, mais surtout avec une prosodie plut™t horacienne, totalement dĠailleurs, et avec paralllement une autre instance semi-hŽtŽronymique, ou hŽtŽronymique embryonnaire. Il y va du thŽoricien, qui dit quĠil faudrait rŽflŽchir : comment transposer la prosodie en longues et en brves du latin en langue portugaise (qui nĠa pas de longues ni de brves) ? Ceci est trs concertŽ, mais cĠest trs peu connu car beaucoup de ces textes sur la prosodie et le rythme sont encore inŽdits. (JĠai un Žtudiant en thse qui travaille sur le mŽtissage sonore dans lĠÏuvre de Pessoa, et donc lĠinjection, en lĠoccurrence pour Reis, de prosodie latine dans le portugais. Et rythmiquement, cĠest le trait distinctif de cette voix-lˆ.)

L.-T. : Dans Ç prose du monde È, il faut entendre ˆ la fois un gŽnitif objectif et un gŽnitif subjectif. On peut entendre dans un gŽnitif subjectif la question : est-ce que la poŽsie ou la prose aident ˆ voir ? Et on se souvient que chez Pessoa, voir dŽsigne un acte de vision ˆ travers une fentre, par exemple, tout autant quĠune vision mŽdiumnique.

Patrick Quillier : Pour moi, beaucoup plus que le voir, a renvoie ˆ lĠou•r, et ˆ lĠŽcoute. Pessoa est pour moi davantage quelquĠun qui se tient dans lĠhŽtŽronymie et dans la diversitŽ des langues, dans le Ç plus quĠune langue È derridien. Cet entre-plusieurs renvoie au statut modŽlisant de lĠŽcoute, en termes de thŽorie de la connaissance. On va laisser de c™tŽ tout ce qui, dans lĠappareil philosophique dŽrive, en termes de concept, de vieilles mŽtaphores fondŽes sur le regard - les idŽes cĠest ce que lĠon voit, etc. - pour y substituer un paradigme auditif qui entra”ne une logique totalement diffŽrente qui nĠest plus une logique de lĠidentitŽ, qui nĠest plus une logique du tiers exclu, mais qui est une logique du tiers inclus, une logique de la fluctuation, une logique de lĠŽnergie, et de la vibration.

L.-T. : Dans le Livre de lĠintranquillitŽ, il y a une recherche du minimum de perception ; les Žchos de la rue, dĠune vague, les jardins, les jets dĠeau forment ma propre conscience. Est-ce que la sensation ne prime pas sur le moi qui ressent ?

Patrick Quillier : CĠest a. CĠest un dispositif qui met en Žvidence le fait que la conscience nĠest quĠune hypostase de ce dispositif-lˆ.

L.-T. : Et concernant ce qui nous intŽresse aussi, cĠest la thŽmatique de lĠomniscience dŽmiurgique. Ne rien vouloir faire, ne pas vouloir, cĠest une thŽmatique aussi chre ˆ Shakespeare, quĠon retrouve dans Hamlet. Le monde est dans mon esprit comme dans un berceau, in cuna, ou, devrait-on dire, in genita, ˆ la Descartes. Et ce monde, je suis condamnŽ ˆ le ruminer sans pouvoir agir sur lui. ‚a nous rappelle aussi des choses dans la Kabbale (et Pessoa nĠest pas ignorant de a).

Patrick Quillier : Non seulement il nĠest pas ignorant de la Kabbale, mais en plus cĠest trs utile de savoir a. Chez Soares cĠest tout ˆ fait net. Je pense quĠil faut aussi dire un mot de l Ġ Ç intranquillitŽ È.

En portugais cĠest Ç desassossego È. Ç Sossego È cĠest le repos, le calme. Il existe une traduction partielle dĠextraits de ce livre sous le nom de Ç Livre de lĠinquiŽtude È ; mais la traduction Ç Livre de lĠinquiŽtude È reprŽsente un grave danger, car elle renvoie aux Žtudes kierkegaardiennes, etcÉ et a grve le concept pessoŽen de desassossego de quelque chose qui ne va pas. Petite histoire, la traductrice du Livre de lĠintranquillitŽ ne savait pas comment faire pour Žviter Ç inquiŽtude È. Puis, autour de Robert BrŽchon qui avait dirigŽ les Žditions Bourgois, le mot Ç intranquillitŽ È a surgi, il y a eu un premier refus de la traductrice et de BrŽchon. JusquĠˆ ce que lĠun dĠentre nous tombe sur le mot Ç intranquillitŽ È comme un hapax dans lĠÏuvre de Michaux. Sous lĠautoritŽ de Michaux, pour ainsi dire, la dŽcision est passŽe. CĠest devenu un concept pessoŽen en France. CĠest trs important parce que, au Portugal, cĠest un mot trs courant, mais le fait que ce soit remotivŽ par Pessoa dans son livre en faisait aussi un concept. Par exemple, un enfant ˆ qui on dit en France : Ç tiens-toi tranquille È. En portugais on dit Ç estˆ sossegado È, donc Ç desassossego È cĠest Ç non tranquille È, comme lorsquĠon dit dĠun enfant quĠil nĠest pas tranquille. Si vous voulez, lĠenfant agitŽ est desassossegado, Ç intranquillisŽ È.

L.-T. : NĠest-ce pas liŽ ˆ un langage de la privation et du nŽgatif, comme on le voit dans beaucoup dĠexpressions ?

Patrick Quillier : Dans le Livre de lĠintranquillitŽ, ce terme est remotivŽ. Malheureusement, la traduction existante en franais ne le rend pas assez. Parce que la traductrice a fait une traduction Ç rapprochante È, comme on dit ; elle a francisŽ ce livre pour le rendre populaire en France alors quĠil ne lĠest pas au Portugal. Au Portugal cĠest un livre trs difficile. En franais, comme elle a gommŽ la plupart des mots-valises, la plupart des nŽologismes, la plupart des allitŽrations extrmement prŽsentes mais qui donnaient en mme temps une espce dĠŽnergie concrte ; comme elle a gommŽ un certain nombre de choses, a dŽpassait le lectorat simplement intellectuel. CĠest bien, le problme cĠest quĠil faudrait quĠon ait une autre traduction.

Pour vous donner un exemple, il y a un passage o Pessoa Žcrit Ç ce tintement È  - ce qui crŽe alors effectivement une structure de conscience, une perspective – et du coup il dit : Ç je me sens ˆ ce moment lˆ,  infinituplo È : a commence comme Ç infinito È, mais a finit comme Ç duplo È, qui signifie Ç je suis infini-double È. La traductrice ne traduit pas Ç double È mais Ç multiple È, et elle dit Ç je suis infini et multiple È. Ce qui nĠest pas du tout ce quĠa voulu dire Pessoa et ce qui nĠest pas le travail, ou du moins, lĠenregistrement dans la matire langagire de la vibration de pensŽe dont nous avons parlŽ tout ˆ lĠheure. Vous avez en lĠoccurrence deux termes qui se bloquent et qui justement sont exemplaires, parce que finalement le double, cela peut se ressaisir dans la logique binaire ; or, en disant infinituplo, vous ne pouvez plus. Vous ne pouvez plus lĠenserrer dans un systme clos, et fortement marquŽ par une dialectique bien solide. Ce nĠest pas possible.

L.-T. : Songeant ˆ lĠinfini-double, on a toujours cette idŽe de mŽlancolie, et de sa condition dŽmiurgique, cĠest presque une noluntas augustinienneÉ Ç ne pas vouloir faire È, et en mme temps, tre poteÉ

Patrick Quillier : Pessoa, effectivement un grand lecteur dĠAugustinÉ

L.-T. : É cette acŽdie qui nous repousse au bord du vrai (la stultitia de Thomas dĠAquin ou dĠAugustin, une Ç btise È qui est apparentŽe ˆ un doute). On essaye ici de dŽnommer les opŽrateurs de cette mŽlancolie dŽmiurgique qui est trs prŽsente chez Pessoa. Je cite des extraits dĠEspace et psychopathologie dĠAdolfo Fernandez-Zo•la :

Ç Distinguons les degrŽs. La vigilance (ou la Ç conscience È) se trouve dŽstructurŽe, selon H. Ey ; disons que la possibilitŽ de recueillir et de rendre les informations opŽratoires est diversement perturbŽe ; les termes de torpeur, dĠobnubilation, de perplexitŽ, de stupeur marquent ces diffŽrences. Un onirisme (dŽlire de rve en Žtat de veille) sĠassocie souvent aux dissolutions confusionnelles.

            LĠespace confus ne fournit pas de repres valables ; les malades sont ŽgarŽs, se croient chez eux alors quĠils sont ˆ lĠh™pital, ils ne reconnaissent plus leurs familiers, leurs objets, etc. Le retour des indices spatiaux de localisation, dĠabord, de direction et dĠorientation ensuite, dŽnote une rŽcupŽration des fonctions mnŽsiques de conservation, un retour des synthses mentales. 

(É) Dans les Žtats mŽlancoliques, nous aurons des espaces rŽtrŽcis et limitŽs. LĠinhibition psychomotrice, la bradypsychie, lĠhumeur triste vont introduire un ralentissement, une non-expansivitŽ, des comportements rŽduits, microscopiques, allant parfois jusquĠˆ lĠarrt total o lĠespace est coagulŽ comme dans la stupeur. LĠespace arpentŽ, lĠespace manipulŽ, lĠespace reprŽsentŽ, lĠespace imaginŽ, toutes les formes dĠespace seront frappŽes au sceau du rapetissement, du circonscrit, du dŽlimitŽ : la parcimonie, la rŽduction lĠemportent ? Une spatialitŽ ˆ lĠŽconomie. Des distinctions et des prŽcisions sĠimposent. DĠautant que ces psychoses que nous abordons maintenant ont ŽtŽ lĠoccasion dĠŽtudes phŽnomŽnologiques ayant servi ˆ propulser des conceptions structurales, phŽnomŽnologico-existentiales, existentiales, voire analytiques, qui devront retenir notre attention. Sur le plan clinique essayons de prŽparer le champ de ce retour psycho-pathologŽnique et anthropologiques. È

Patrick Quillier : Je pense que ce rapprochement est trs fructueux. Parce que dĠabord, pour en revenir ˆ mes fameux biographmes, il sĠest intŽressŽ ˆ tout cela, il a demandŽ ˆ lire les auteurs, il sĠest souvent amusŽ dĠailleurs ˆ dresser des portraits de lui-mme.

L.-T. : NĠest-il pas en train de faire une Ç thŽorie gŽnŽrale du pote È, ˆ la fois biographique et rhŽtorique ?

Patrick Quillier : Oui, bien sžr, mais je pense que chez Pessoa, il y a une volontŽ de traverser tous les savoirs ou au moins le plus grand nombre possible de savoirs, et de les dŽplacer, jĠallais dire de les faire rŽsonner les uns sur les autres, les uns avec les autres.

L.-T. : Est-ce que a ne ressemble pas ˆ la grande histoire traditionnelle de la correspondance, chre ˆ Raymond Lulle ?

Patrick Quillier : Oui, que vous citiez Lulle ou dĠautres si vous voulez, bien sžr, au fond, cĠest ˆ la fois un scepticisme supŽrieur et lĠaffirmation dĠun savoir supŽrieur.

L.-T. : ÉEt un hyper rationalisme ?

Patrick Quillier : Oui, ou un hyper leibnizianisme, dĠune certaine faon, parce quĠau fond cet espace qui est ouvert ou fermŽ, il est un peu monadologique. CĠest aussi le Leibniz des petites perceptions. Quand Leibniz cite cette formule dĠHippocrate : Ç panta sup noei È, tout conspire ensemble, tout respire ensemble, tout se rŽpond ; cĠest votre fameuse correspondance lullienne.

L.-T. : Un petit ex-cursus par le cotŽ vraiment ŽsotŽrique, maintenant, dans Mensagem par exemple, le prophŽtisme impŽrial, ˆ la suite de Vieira. Comment vous voyez cet hŽritage traditionnel ? ‚a ressemble ˆ du Dante, en fait : je suis comme pote le point de rejaillissement de lĠhistoire, je suis le creuset dans lequel se dŽverse lĠeau du passŽ qui est prophŽtie et vision de lĠavenir. Moi je suis visionnaire, etc. Comment vous voyez cela ?

Patrick Quillier : Je pense que cĠest quelque chose quĠil a trs t™t envisagŽ. Mensagem, cĠest une Ïuvre quĠil a cherchŽ ˆ faire trs t™t, et quĠil a conclue trs peu avant sa mort. Mais il nĠy a pas que a, il y a aussi lĠÏuvre anglaise, qui dans la traduction Bourgois est intitulŽe. Le violon enchantŽ mais qui dans la PlŽ•ade est traduit plus correctement par Le violoneux fou, et qui est donc une reprise aussi de beaucoup de traditions millŽnaristes, par exemple de Joachim de Flore.

L.-T. : Il est influencŽ par Joachim de Flore ?

Patrick Quillier : Il est surtout influencŽ par Vieira, qui est lui-mme trs proche de Joachim de Flore, et aussi par le Nostradamus portugais, ˆ savoir Bandara. La Bandara, cĠest un des titres des pomes de Mensagem. Il y a trois avis, Ç os avisos È. Bandara, qui Žtait savetier - dans la lŽgende, parce quĠon se demande sĠil a vraiment existŽ - et qui a Žcrit des quatrains chiffrŽs dont on dit quĠils sont une annonce prophŽtique, comme Nostradamus. Il y a Bandara, Vieira, et un troisime avis sans titre. Et lˆ, dans ce livre ŽsotŽrique si vous voulez, il y a une posture lyrique, cĠest-ˆ-dire Ç Je È : Ç JĠai Žcrit ce livre en bordures de blessuresÉ È Enfin, je vous fait un mot-ˆ-mot car il y a un jeu de mots en portugais. JĠai traduit : Ç JĠŽcris ce livre aux rives du chagrin È, je crois, ou quelque chose comme a, car en portugais il dit : Ç Escreve este livro a beira m‡goa È ; m‡goa cĠest la blessure, le chagrin, et beira ‡gua, cĠest le bord de lĠeau. Alors jĠai traduit Ç rives du chagrin È pour cette raison, mais on pourrait trouver de meilleures solutions.

L.-T. : ‚a ressemble aux Documenti dĠAmore de Francesco da Barberino.

Patrick Quillier : Je ne crois pas quĠil lĠait lu.

L.-T. : ÉCĠest la poŽsie des Trobar cruz, ou peut-tre plut™t du trouvre initiatique : maintenant, tu nĠes plus en face dĠun monde perdu, dĠun monde en ruine, fais ta poŽsie et dis la vŽritŽ quand mmeÉ Bon, tout cela en simplifiant.

Patrick Quillier : Dans la PlŽiade, autour de Mensagem, il y a un certain nombre de pomes dits ŽsotŽriques, et notamment une sŽrie de quatrains assez longue et inachevŽe, bien sžr, quĠil a Žcrite en 1917, lorsque le Portugal est entrŽ dans la premire guerre mondiale suite ˆ une provocation organisŽe par ses alliŽs Anglais ˆ la frontire de lĠAngola et du Katanga allemand. Les Anglais, dont lĠŽconomie du Portugal dŽpend Žvidemment, ont fait pression sur le jeune gouvernement rŽpublicain pour quĠil entre en guerre. Et Pessoa, comme beaucoup dĠintellectuels portugais de cette Žpoque, la fin du dix-neuvime sicle, est marquŽ par une influence intellectuelle allemande importante. Il y a un certain nombre de penseurs, Žcrivains, potes des gŽnŽrations antŽrieures, et qui font conna”tre au Portugal, avec un dŽcalage de plusieurs dŽcennies, la pensŽe de Hegel, de Schlegel, de Novalis, de Schopenhauer. Le dernier romantisme portugais est donc en fait trs marquŽ par a. Pessoa a mme Žcrit un petit bout de pome sous le nom dĠAntonio Mora, qui est lĠhŽtŽronyme philosophe, celui qui Žcrit le Retour des Dieux ; cĠest sur la deuxime guerre mondiale, et il prend des positions clairement pro-germaniques. CĠest-ˆ-dire, pour lui, que chaque Žclat dĠobus, cĠest un trait de la pensŽe de Schiller, chaque trait de ba•onnette, cĠest Goethe qui est au sommet de lĠarmŽe, etcÉ CĠest peut-tre ironique, mais... Paralllement, il Žcrit une sŽrie de Trovas (puisque vous parliez des Trobar cruz), cĠest le nom des quatrains de Bandara, et cĠest aussi le nom que lĠon donne aux quatrains populaires de la culture orale. Il se pose dans ces quatrains-lˆ en nouveau Bandara, ˆ la LŽon Bloy, qui fulminait contre les RŽpublicains, et alla trouver en mme temps une sorte dĠannonce du retour de SŽbastien, lˆ encore comme LŽon Bloy, dont il a deux ou trois livres dans sa bibliothque. Pessoa a cette formule au sujet de SŽbastien : Ç Je suis un sŽbastianiste rationnel, mais il est vrai que je suis aussi mille autres choses Žgalement.È CĠest lĠidŽe de la traversŽe des champs du savoir et de leur brouillage, par le dispositif hŽtŽronymique.

L.-T. : QuĠest-ce que a reprŽsente, pour Pessoa, la ville de Lisbonne ? QuĠest-ce que cĠest quĠune ville pour Pessoa ?

Patrick Quillier : CĠest une vaste questionÉ Le problme cĠest que je suis obligŽ de rŽpondre en diversifiant selon les auteurs de lĠhŽtŽronymie. Il y a une Lisbonne de Soares qui, en fonction de ce systme de groupes qui ont des inclusions, va avoir des points communs avec celle de Campos. Mais en mme temps elle nĠaura rien ˆ voir. Chez Campos, cĠest la citŽ des marges, la citŽ des quais ; Soares cĠest la citŽ des ruelles, des employŽs de bureau, des phŽnomnes mŽtŽorologiques.

L.-T. : Une citation de Whitman dont Pessoa est trs lecteurÉ

Patrick Quillier : ... oui, bien sžrÉ

L.-T. : ÉÇ All architecture is what you do when you look upon it È, toute architecture est ce que tu fais lorsque tu la regardes...

Patrick Quillier : CĠŽtait implicite dans ma rŽponse. La Lisbonne de Campos nĠest pas celle de Soares, donc elle est multiple. Il y a chaque fois un dispositif de sensations et dĠimpressions diffŽrent, mme sĠil y a des choses qui se recoupent. CĠest surtout chez Campos et Soares. Chez Reis, on est dans un non lieu antique qui est absolument non urbain. DĠo lĠironie du roman de Saramago lĠannŽe de la mort de Reis ; comme Reis est royaliste, ainsi que son nom lĠindique Žvidemment, et quĠun certain nombre de royalistes se sont exilŽs au BrŽsil ˆ lĠinstauration de la RŽpublique, Pessoa dit que Reis est au BrŽsil, et il y est toujours quand Pessoa meurt. Saramago part de lˆ, et imagine quĠen apprenant la mort de Pessoa, Reis vient ˆ Lisbonne, et se promne dans Lisbonne. Il y a lˆ une Lisbonne de Reis, mais elle est imaginŽe par Saramago. Du point de vue de Pessoa, ce roman est intŽressant car il prend en compte les aspects politiques du Portugal, les annŽes trente et donc le dŽbut du Salazarisme ; cĠest le c™tŽ Ç Saramago Žcrivain engagŽ communiste È. Mais pour un pessoŽen, cĠest une image caricaturale, pleine de clichŽs, avec une idŽe intŽressante quand mme : il est le seul ˆ pouvoir voir le fant™me de Pessoa qui vient discuter avec lui, se promener, et lorsquĠil voit sa tombe il lui dit Ç bon, maintenant tu viens avec moi dans la tombeÉ È. A la fin du roman il dispara”t dans la tombe.

Donc, de son vivant il publie trois quatrains sous le titre Rubbayat et avec le systme de rimes adoptŽ par Fitzgerald, AABA. Dans la PlŽ•ade, il y a un certain nombre de ces quatrains que jĠai identifiŽs comme Žtant des Rubbayat. Et dans certains, lĠinstance Žnonciatrice du pome se pose en Omar Khayyam : cĠest-ˆ-dire Ç Venez me voir, moi, Omar Khayyam, quiÉÈ

L.-T. : Musicalement, a sĠappelle une citation ou une mŽdiation du caractreÉ

Patrick Quillier : JĠai ŽtŽ lĠun des premiers ˆ aller voir lĠexemplaire de Fitzgerald et jĠai ŽtŽ ŽtonnŽ de voir quĠil a passŽ son temps ˆ essayer de traduire en portugais des traductions de Fitzgerald, mais aussi ˆ crŽer des Rubbayat personnels. Par exemple, il y a un fameux Rubbayat o Khayyam sĠadresse ˆ son jeune compagnon – on pourrait penser que chez Fitzgerald, cĠest une jeune compagne parce que lĠhomosexualitŽ de Khayyam ˆ lĠŽpoque est tabou – et il lui dit  Ç lve toi, le soleil est dŽjˆ levŽ, nous avons ˆ faireÉ È ; et cĠest un des quatrains de Khayyam que Pessoa cherche le plus ˆ traduire. Et sur la dernire page blanche du livre il y a Ç oh, et bien jĠen ai marre dĠessayer de te rŽveiller, reste dormir, aprs tout tu as bien  raison, la vie nĠest quĠun sommeil È, etc. ‚a je lĠai mis dans la PlŽ•ade. Il y a un certain nombre de rŽflexions sur la traduction. CĠest-ˆ-dire quĠil y a un quatrain soit sous la forme de Rubbayat, soit sous la forme dĠune rŽflexion É Pessoa sent bien que la traduction de Fitzgerald distord, anamorphose compltement le texte de Khayyam, mais quĠen mme temps, il y a quelque chose de Khayyam qui passe lˆ-dedans. Et il y a un quatrain o il dit Ç  Mon cher Khayyam, ta magie est si grande que, comme le rossignol encore elle nous enchante, quand tu ne nous dis pas ce que tu as dit.È

L.-T. : CĠest un topos littŽraire : le rossignol chante, ˆ la fin de la nuit des amants chez Shakespeare.

Patrick Quillier : Oui, mais topos dĠune littŽrature orientale aussi, chez Hafiz, comme chez Khayyam.

L.-T. : Mais dans ce topos il y aussi lĠinjonction du pome, de toute poŽsie, qui consiste par exemple pour un Ovide ˆ ouvrir les portes de Rome, ou pour un Jacopo da Lentino ˆ sŽduire la femme quĠil dŽsire.

Patrick Quillier : Vous avez tout ˆ fait raison. Je pense que Pessoa subodore aussi la question de lĠhomosexualitŽ, et cĠest Žgalement pour cela quĠil se cristallise lˆ-dessus. Quand on lit lĠÏuvre, toutes les formes de sexualitŽ sont prŽsentes. CĠest la traversŽe des pratiques, aprs la traversŽe des savoirs. Il a ŽtŽ scolarisŽ dans un Žtablissement victorien en Afrique du Sud o on pratiquait la fessŽe publique. ‚a a sans doute construit un sado-masochisme dĠun c™tŽ, une homophilie de lĠautre... Mais a ne mĠintŽresse pas beaucoup ce genre de recherche. ‚a rentre dans le psychologisme, le biographismeÉ LĠinspiration mystique, si elle existe chez Pessoa, ce nĠest pas a, au contraire.

L.-T. : Peut-tre que parce que le silence est originel et natif chez lui, a veut dire que lĠexpŽrience ultime du c™tŽ de lĠŽcoute est une expŽrience de la vocifŽration.

Patrick Quillier : ‚a me touche beaucoup. Chez Pessoa, on peut dire quĠil faut porter la voix, et cĠest vocifŽrer, le sens latin. DĠailleurs le porte-voix dans la tradition antique, cĠest le masque ; et le jeu des masques chez Pessoa, il faut le comprendre dĠun point de vue auditif.

L.-T. : Dans la Lettre sur les hŽtŽronymes, il raconte quĠil assiste ˆ la naissance dĠAlberto Caeiro, et la multiplication nĠest pas prŽvue, anticipŽe.

Patrick Quillier : Je pense quĠelle a germinŽ trs t™t et trs longtemps, et puis ˆ un moment donnŽ elle a changŽ de rŽgime, et cĠest lˆ que a se constitue selon une certaine systŽmaticitŽ, mais cette confrontation au tout dont on parlait tout ˆ lĠheure nĠest pas dĠenglober le tout dans quelque chose qui va resserrer les frontires sur elle-mme, ˆ lĠinfini, et boucler. CĠest plut™t des chemins de traverse, des bascules. CĠest plut™t prismatique.

L.-T. : CĠest comme un systme de rŽflexions, dans un cristal. Peut-tre que Pessoa veut se rapprocher de Dieu par une rectification sans cesse renouvelŽe, comme le cycle Žthique aristotŽlicien hexis-Žnergeia, mais sans jamais trouver Dieu lui-mme. Par Žtape, il veut sĠapprocher sans cesseÉ

Patrick Quillier : Pessoa est en effet un grand lecteur dĠAristote. Campos est lĠauteur de textes de fond, intitulŽs Pour une esthŽtique non aristotŽlicienne. Rien que a, a montre bien quĠil faut commencer par Aristote. Le dernier vers nĠengendre rien, il ouvre sur lĠinfini. Le dernier pome de Mensagem se termine en latin Ç valete fratres È, qui est la formule des initiations rosicruciennes, mais ˆ lĠintŽrieur du pome, qui dĠailleurs est un manifeste de logique non binaire, Ç ni paix, ni guerre, etcÉ È

L.-T.  : Oui, cĠest la logique de Nagarjuna (neti, netiÉ).

Patrick Quillier : ‚a commence comme a, et a renvoie ˆ ses obsessions profondes. CĠest donc lĠobsession de ce fond sur lequel il doit se passer quelque chose. Le pome se termine comme a : Ç CĠest lĠheure, valete fratresÉ È. Ce qui doit se produire va se produire aprs. Il y a cette espce dĠengendrement de lĠindŽterminŽ duquel peut surgir un virtuel. Mais au cÏur de la premire strophe, il y a une parenthse, donc il y a un trou dans le pome, et dans cette parenthse, Pessoa dit ˆ peu prs ceci : Ç Que ‰nsia distante perto choraÉ È. Le mot est difficile ˆ traduire ; Ç ‰nsia È est un mot qui recouvre plusieurs champs sŽmantiques, ˆ savoir le dŽsir portŽ ˆ incandescence, et qui finit par gŽnŽrer une certaine anxiŽtŽ. Ç Que ‰nsia distante perto choraÉ È, cĠest-ˆ-dire : quelle Ç ‰nsia È distante, tout prs, pleure. Je traduis mot ˆ mot : quel angoissant dŽsir ardent pleure tout prs. CĠest aussi une dimension auditive parce quĠil est ˆ la fois prs et loin, ce qui relve de la mme logique de tiers inclus; il est dans la parenthse, ˆ la fois extŽrieur au pome, et ˆ lĠintŽrieur du pome dans la parenthse, et il anticipe sur cet enjambement final vers autre chose.

L.-T. : DŽsir de quoi, de lui-mme ?

Patrick Quillier : ‚a correspond ˆ une Ç recombinatoire È du SŽbastianisme, car a suit, dans la troisime partie de Mensagem, les grands pomes sur SŽbastien.

L.-T. : QuĠest-ce que vous diriez dĠun couplage poŽsie et spiritualitŽ, dans un hŽritage actuel de Pessoa ? Pas seulement du point de vue des gens trs connaisseurs de lĠÏuvre de Pessoa, mais du point de vue de gens qui expŽrimentent un langage ?

Patrick Quillier : Par exemple, chez Serge Pey, il y a une dimension chamanique et spirituelle dans ses performances. Je pense que, pas seulement en France, on a affaire, dans certaines expŽriences poŽtiques modernes, ou de la modernitŽ – mais je nĠaime pas beaucoup ce concept – ˆ un recyclage, qui prend des voies trs diffŽrentes de celles de Pessoa, mais qui nĠest pas sans analogie avec ce que lui-mme a opŽrŽ avec son dispositif, dĠune pluralitŽ de traditions spirituelles, ou mystiques, ou ŽsotŽriques. Il y a un pote en France, malheureusement trop peu connu, Boris Gamaleya. CĠest en fait un pote rŽunionnais. Pour moi cĠest un des plus grands potes franais vivants. Mais jusquĠˆ il y a deux ans, il nĠa ŽtŽ publiŽ quĠˆ la RŽunion. Il insre des partitions dans ses pomes. CĠest un auteur ŽsotŽrique, au sens presque Ç Lewis Carroll È du terme, parce quĠil y a des mots inventŽs, plusieurs langues dans un mme pome. JĠai fait la prŽface de son dernier livre aux Žditions Jean-Michel Place. CĠest aussi un grand admirateur de Pessoa, et toute la dernire section du livre est une variation sur le SŽbastianisme. Avec ce jeu de mot extraordinaire : ÇRoi du Portugal mon co-errant È. CĠest ˆ la fois celui erre avec moi et celui qui est cohŽrent, dĠun point de vue de la pensŽe. Celui qui erre avec moi, et qui est en cohŽrence avec moi. CĠest un personnage picaresque. Et son Ïuvre est extraordinaire.

 

 

 

entretien rŽalisŽ ˆ Paris en juin 2007

P. Quillier a dirigŽ l'Ždition des Oeuvres poŽtiques de Fernando Pessoa dans la collection Bibliothque de la PlŽiade (nĦ482)

remerciements ˆ Daniel Beauron

 

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Vali pour une reine morte (B. Gamaleya)

Voix des doubles et voix des troubles d'après Fernando Pessoa (P. Quillier)

"Plus d'une langue..." (P. Quillier)  

 

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