Fernando Pessoa : exprience potique
et htrographie des noms
Entretien avec Patrick Quillier
Lampe-Tempte : QuĠest-ce quĠune contemplation qui se tient sans sujet qui la veut, ni objet vis ?
Patrick Quillier : Ce nĠest pas simplement le Soares du Livre de lĠintranquillit. CĠest, je crois, une problmatique qui court dans toute lĠoeuvre de Pessoa, ds le dbut et jusquĠ la fin.
L.-T. : SĠinstaller dans lĠirralit ?
Patrick Quillier : Chez Pessoa a renvoie, au dpart, une exprience linguistique. On pourrait faire rfrence des lments de biographie, condition de sortir du biographisme. Ces lments sont eux-mmes rfrs par Pessoa, quand il parle de cela.
L.-T. : La question corollaire cĠest : quelle langue pour cet espace, cette surface de verre ou ce rideau de thtre ? Comment on traduit en langage une telle exprience ?
Patrick Quillier : CĠest trs central chez lui, les lments biographiques, notamment dans la fameuse Lettre sur les htronymes ; cĠest la petite enfance, et le fait quĠaprs la mort de son pre, alors quĠil avait quatre ou cinq ans, ayant eu une gouvernante franaise, il cre – en franais dans le texte - le Chevalier de Pas, qui est charg de lui crire et de lui raconter des histoires. Que a soit recompos par Pessoa trente ans plus tard ou que a corresponde une ralit, ce nĠest pas tellement le lieu ici dĠen discuter, mais je pense que a montre dj quĠon nĠest pas seulement entre deux langues, mais entre plusieurs langues, et on a naviguer dans cela.
L.-T. : Nous parlions dĠune contemplation prive de sujet et dĠobjetÉ Cet entre-deux langues cĠest aussi un entre-deux perceptif, entre le dedans et le dehors ?
Patrick Quillier : En fait ce nĠest pas entre deux, ce nĠest jamais entre deux, cĠest entre plusieurs, cĠest fondamental. Une telle configuration de pense entrane un abandon de toute logique binaire, autrement dit de la question du sujet et de lĠobjet dont vous parliez toute lĠheure. CĠest caduque, a nĠa plus de sens ; il nĠy a plus que du vibratoire, quelque chose qui se propage tout azimut, qui rencontre des obstacles de temps en temps et qui se configure, en rsonance. Et donc, partir de l, la rsonance va prendre forme en prosodie, prendre forme dans telle langue ou telle autre. Le fait quĠil ait continu toute sa vie crire en deux langues, en fait en trois, anglais, portugais, mais aussi en franais, et le fait quĠil ait rflchi toute sa vie aux questions poses par le rythme, tout ceci atteste dĠune propagation ramifie de cette Ç rsonance È.
L.-T. : QuĠest-ce qui dans la langue, potiquement, traduit ce rythme ou lĠexprime ?
Patrick Quillier : CĠest trs important. Il y a le systme htronymique qui se met en place petit petit, de manire un peu rhapsodique au dbut et qui se systmatise en cohrence, et ensuite a prend un rythme de croisire et on en tire des consquences. Dans la diversification des voix htronymiques, il est vident que les voix htronymiques sont essentiellement de la posie (parce que, dit-il, il est plus difficile de se faire autre que soi-mme en prose, ce qui renvoie Soares comme demi-htronyme). Il y a les larmes rythmiques de Soares. Donc, chaque voix htronymique a dans sa prosodie des caractristiques qui lui sont propres, et qui videmment forment un groupe avec une superposition possible sur les autres - il y a forcment des moments o a se superpose. Dans les traits distinctifs de Caeiro, par exemple, il y a ce que lui-mme appelle Ç la prose de mes vers È. Ce sont des vers libres qui sont une rponse lĠentreprise, je dirais, post-nietzschenne, qui consiste Ç dmtaphoriser È la rflexion, une sorte de tabula rasa pour accder un degr zro de la pense de la posie. Foutre par la fentre tout le fatras symboliste et post-symboliste, mais en tant conscient, bien videmment, que cĠest la voix du matre, donc que cĠest lui qui donne lĠidal asymptotique, et le donne videmment avec une certaine ironie, parce que ds le premier vers du Gardeur de Troupeaux il utilise une mtaphore : Ç jamais je nĠai gard de troupeaux/mais cĠest tout comme si jĠen gardais È. Je suis un gardeur de troupeau, je nĠai jamais gard de troupeaux, le troupeau ce sont mes pensesÉ. et mes penses sont toutes sensations. Si vous voulez, la prose des vers, cĠest mettre un dispositif langagier qui soit capable dĠassumer la prose du monde. Est-ce que je peux rpondre par la prose des vers la prose du monde ? Est-ce que cĠest paradoxal, jusquĠ quel point on peutÉ ? Comme cĠest une position intenable, cĠest le matre, le matre qui meurt jeune, dans la biographie imaginaire de lĠhtronymie, qui est l. Mais Ricardo Reis, Ç disciple È du matre, dit Ç bon trs bien, le retour la pense paenne, oui mais Caeiro a chou, il ne lĠa pas fait vraiment ÈÉ Les htronymes se contredisent entre eux. Et pour le faire vraiment, je veux dire revenir la pense paenne, il faut passer par une injection de rythme latin dans la langue portugaise. Donc, je vais crire de la posie portugaise, avec bien sr un peu de couleur locale comportant des latinismes dans le lexique et dans la syntaxe, mais surtout avec une prosodie plutt horacienne, totalement dĠailleurs, et avec paralllement une autre instance semi-htronymique, ou htronymique embryonnaire. Il y va du thoricien, qui dit quĠil faudrait rflchir : comment transposer la prosodie en longues et en brves du latin en langue portugaise (qui nĠa pas de longues ni de brves) ? Ceci est trs concert, mais cĠest trs peu connu car beaucoup de ces textes sur la prosodie et le rythme sont encore indits. (JĠai un tudiant en thse qui travaille sur le mtissage sonore dans lĠÏuvre de Pessoa, et donc lĠinjection, en lĠoccurrence pour Reis, de prosodie latine dans le portugais. Et rythmiquement, cĠest le trait distinctif de cette voix-l.)
L.-T. : Dans Ç prose du monde È, il faut entendre la fois un gnitif objectif et un gnitif subjectif. On peut entendre dans un gnitif subjectif la question : est-ce que la posie ou la prose aident voir ? Et on se souvient que chez Pessoa, voir dsigne un acte de vision travers une fentre, par exemple, tout autant quĠune vision mdiumnique.
Patrick Quillier : Pour moi, beaucoup plus que le voir, a renvoie lĠour, et lĠcoute. Pessoa est pour moi davantage quelquĠun qui se tient dans lĠhtronymie et dans la diversit des langues, dans le Ç plus quĠune langue È derridien. Cet entre-plusieurs renvoie au statut modlisant de lĠcoute, en termes de thorie de la connaissance. On va laisser de ct tout ce qui, dans lĠappareil philosophique drive, en termes de concept, de vieilles mtaphores fondes sur le regard - les ides cĠest ce que lĠon voit, etc. - pour y substituer un paradigme auditif qui entrane une logique totalement diffrente qui nĠest plus une logique de lĠidentit, qui nĠest plus une logique du tiers exclu, mais qui est une logique du tiers inclus, une logique de la fluctuation, une logique de lĠnergie, et de la vibration.
L.-T. : Dans le Livre de lĠintranquillit, il y a une recherche du minimum de perception ; les chos de la rue, dĠune vague, les jardins, les jets dĠeau forment ma propre conscience. Est-ce que la sensation ne prime pas sur le moi qui ressent ?
Patrick Quillier : CĠest a. CĠest un dispositif qui met en vidence le fait que la conscience nĠest quĠune hypostase de ce dispositif-l.
L.-T. : Et concernant ce qui nous intresse aussi, cĠest la thmatique de lĠomniscience dmiurgique. Ne rien vouloir faire, ne pas vouloir, cĠest une thmatique aussi chre Shakespeare, quĠon retrouve dans Hamlet. Le monde est dans mon esprit comme dans un berceau, in cuna, ou, devrait-on dire, in genita, la Descartes. Et ce monde, je suis condamn le ruminer sans pouvoir agir sur lui. a nous rappelle aussi des choses dans la Kabbale (et Pessoa nĠest pas ignorant de a).
Patrick Quillier : Non seulement il nĠest pas ignorant de la Kabbale, mais en plus cĠest trs utile de savoir a. Chez Soares cĠest tout fait net. Je pense quĠil faut aussi dire un mot de l Ġ Ç intranquillit È.
En portugais cĠest Ç desassossego È. Ç Sossego È cĠest le repos, le calme. Il existe une traduction partielle dĠextraits de ce livre sous le nom de Ç Livre de lĠinquitude È ; mais la traduction Ç Livre de lĠinquitude È reprsente un grave danger, car elle renvoie aux tudes kierkegaardiennes, etcÉ et a grve le concept pessoen de desassossego de quelque chose qui ne va pas. Petite histoire, la traductrice du Livre de lĠintranquillit ne savait pas comment faire pour viter Ç inquitude È. Puis, autour de Robert Brchon qui avait dirig les ditions Bourgois, le mot Ç intranquillit È a surgi, il y a eu un premier refus de la traductrice et de Brchon. JusquĠ ce que lĠun dĠentre nous tombe sur le mot Ç intranquillit È comme un hapax dans lĠÏuvre de Michaux. Sous lĠautorit de Michaux, pour ainsi dire, la dcision est passe. CĠest devenu un concept pessoen en France. CĠest trs important parce que, au Portugal, cĠest un mot trs courant, mais le fait que ce soit remotiv par Pessoa dans son livre en faisait aussi un concept. Par exemple, un enfant qui on dit en France : Ç tiens-toi tranquille È. En portugais on dit Ç est sossegado È, donc Ç desassossego È cĠest Ç non tranquille È, comme lorsquĠon dit dĠun enfant quĠil nĠest pas tranquille. Si vous voulez, lĠenfant agit est desassossegado, Ç intranquillis È.
L.-T. : NĠest-ce pas li un langage de la privation et du ngatif, comme on le voit dans beaucoup dĠexpressions ?
Patrick Quillier : Dans le Livre de lĠintranquillit, ce terme est remotiv. Malheureusement, la traduction existante en franais ne le rend pas assez. Parce que la traductrice a fait une traduction Ç rapprochante È, comme on dit ; elle a francis ce livre pour le rendre populaire en France alors quĠil ne lĠest pas au Portugal. Au Portugal cĠest un livre trs difficile. En franais, comme elle a gomm la plupart des mots-valises, la plupart des nologismes, la plupart des allitrations extrmement prsentes mais qui donnaient en mme temps une espce dĠnergie concrte ; comme elle a gomm un certain nombre de choses, a dpassait le lectorat simplement intellectuel. CĠest bien, le problme cĠest quĠil faudrait quĠon ait une autre traduction.
Pour vous donner un exemple, il y a un passage o Pessoa crit Ç ce tintement È - ce qui cre alors effectivement une structure de conscience, une perspective – et du coup il dit : Ç je me sens ce moment l, infinituplo È : a commence comme Ç infinito È, mais a finit comme Ç duplo È, qui signifie Ç je suis infini-double È. La traductrice ne traduit pas Ç double È mais Ç multiple È, et elle dit Ç je suis infini et multiple È. Ce qui nĠest pas du tout ce quĠa voulu dire Pessoa et ce qui nĠest pas le travail, ou du moins, lĠenregistrement dans la matire langagire de la vibration de pense dont nous avons parl tout lĠheure. Vous avez en lĠoccurrence deux termes qui se bloquent et qui justement sont exemplaires, parce que finalement le double, cela peut se ressaisir dans la logique binaire ; or, en disant infinituplo, vous ne pouvez plus. Vous ne pouvez plus lĠenserrer dans un systme clos, et fortement marqu par une dialectique bien solide. Ce nĠest pas possible.
L.-T. : Songeant lĠinfini-double, on a toujours cette ide de mlancolie, et de sa condition dmiurgique, cĠest presque une noluntas augustinienneÉ Ç ne pas vouloir faire È, et en mme temps, tre poteÉ
Patrick Quillier : Pessoa, effectivement un grand lecteur dĠAugustinÉ
L.-T. : É cette acdie qui nous repousse au bord du vrai (la stultitia de Thomas dĠAquin ou dĠAugustin, une Ç btise È qui est apparente un doute). On essaye ici de dnommer les oprateurs de cette mlancolie dmiurgique qui est trs prsente chez Pessoa. Je cite des extraits dĠEspace et psychopathologie dĠAdolfo Fernandez-Zola :
Ç Distinguons les degrs. La vigilance (ou la Ç conscience È) se trouve dstructure, selon H. Ey ; disons que la possibilit de recueillir et de rendre les informations opratoires est diversement perturbe ; les termes de torpeur, dĠobnubilation, de perplexit, de stupeur marquent ces diffrences. Un onirisme (dlire de rve en tat de veille) sĠassocie souvent aux dissolutions confusionnelles.
LĠespace confus ne fournit pas de repres valables ; les malades sont gars, se croient chez eux alors quĠils sont lĠhpital, ils ne reconnaissent plus leurs familiers, leurs objets, etc. Le retour des indices spatiaux de localisation, dĠabord, de direction et dĠorientation ensuite, dnote une rcupration des fonctions mnsiques de conservation, un retour des synthses mentales.
(É) Dans les tats mlancoliques, nous aurons des espaces rtrcis et limits. LĠinhibition psychomotrice, la bradypsychie, lĠhumeur triste vont introduire un ralentissement, une non-expansivit, des comportements rduits, microscopiques, allant parfois jusquĠ lĠarrt total o lĠespace est coagul comme dans la stupeur. LĠespace arpent, lĠespace manipul, lĠespace reprsent, lĠespace imagin, toutes les formes dĠespace seront frappes au sceau du rapetissement, du circonscrit, du dlimit : la parcimonie, la rduction lĠemportent ? Une spatialit lĠconomie. Des distinctions et des prcisions sĠimposent. DĠautant que ces psychoses que nous abordons maintenant ont t lĠoccasion dĠtudes phnomnologiques ayant servi propulser des conceptions structurales, phnomnologico-existentiales, existentiales, voire analytiques, qui devront retenir notre attention. Sur le plan clinique essayons de prparer le champ de ce retour psycho-patholognique et anthropologiques. È
Patrick Quillier : Je pense que ce rapprochement est trs fructueux. Parce que dĠabord, pour en revenir mes fameux biographmes, il sĠest intress tout cela, il a demand lire les auteurs, il sĠest souvent amus dĠailleurs dresser des portraits de lui-mme.
L.-T. : NĠest-il pas en train de faire une Ç thorie gnrale du
pote È, la fois biographique et
rhtorique ?
Patrick Quillier : Oui, bien sr, mais je pense que chez Pessoa, il y a une volont de traverser tous les savoirs ou au moins le plus grand nombre possible de savoirs, et de les dplacer, jĠallais dire de les faire rsonner les uns sur les autres, les uns avec les autres.
L.-T. : Est-ce que a ne ressemble pas la grande histoire traditionnelle de la correspondance, chre Raymond Lulle ?
Patrick
Quillier : Oui, que vous citiez Lulle ou dĠautres
si vous voulez, bien sr, au fond, cĠest la fois un scepticisme suprieur et
lĠaffirmation dĠun savoir suprieur.
L.-T. : ÉEt un hyper rationalisme ?
Patrick Quillier : Oui, ou un hyper leibnizianisme, dĠune certaine faon, parce quĠau fond cet espace qui est ouvert ou ferm, il est un peu monadologique. CĠest aussi le Leibniz des petites perceptions. Quand Leibniz cite cette formule dĠHippocrate : Ç panta sup noei È, tout conspire ensemble, tout respire ensemble, tout se rpond ; cĠest votre fameuse correspondance lullienne.
L.-T. : Un petit ex-cursus par le cot vraiment sotrique, maintenant, dans Mensagem par exemple, le prophtisme imprial, la suite de Vieira. Comment vous voyez cet hritage traditionnel ? a ressemble du Dante, en fait : je suis comme pote le point de rejaillissement de lĠhistoire, je suis le creuset dans lequel se dverse lĠeau du pass qui est prophtie et vision de lĠavenir. Moi je suis visionnaire, etc. Comment vous voyez cela ?
Patrick Quillier : Je pense que cĠest quelque chose quĠil a trs tt envisag. Mensagem, cĠest une Ïuvre quĠil a cherch faire trs tt, et quĠil a conclue trs peu avant sa mort. Mais il nĠy a pas que a, il y a aussi lĠÏuvre anglaise, qui dans la traduction Bourgois est intitule. Le violon enchant mais qui dans la Plade est traduit plus correctement par Le violoneux fou, et qui est donc une reprise aussi de beaucoup de traditions millnaristes, par exemple de Joachim de Flore.
L.-T. : Il est influenc par Joachim de Flore ?
Patrick Quillier : Il est surtout influenc par Vieira, qui est lui-mme trs proche de Joachim de Flore, et aussi par le Nostradamus portugais, savoir Bandara. La Bandara, cĠest un des titres des pomes de Mensagem. Il y a trois avis, Ç os avisos È. Bandara, qui tait savetier - dans la lgende, parce quĠon se demande sĠil a vraiment exist - et qui a crit des quatrains chiffrs dont on dit quĠils sont une annonce prophtique, comme Nostradamus. Il y a Bandara, Vieira, et un troisime avis sans titre. Et l, dans ce livre sotrique si vous voulez, il y a une posture lyrique, cĠest--dire Ç Je È : Ç JĠai crit ce livre en bordures de blessuresÉ È Enfin, je vous fait un mot--mot car il y a un jeu de mots en portugais. JĠai traduit : Ç JĠcris ce livre aux rives du chagrin È, je crois, ou quelque chose comme a, car en portugais il dit : Ç Escreve este livro a beira mgoa È ; mgoa cĠest la blessure, le chagrin, et beira gua, cĠest le bord de lĠeau. Alors jĠai traduit Ç rives du chagrin È pour cette raison, mais on pourrait trouver de meilleures solutions.
L.-T. : a ressemble aux Documenti dĠAmore de Francesco da Barberino.
Patrick Quillier : Je ne crois pas quĠil lĠait lu.
L.-T. : ÉCĠest la posie des Trobar cruz, ou peut-tre plutt du trouvre initiatique : maintenant, tu nĠes plus en face dĠun monde perdu, dĠun monde en ruine, fais ta posie et dis la vrit quand mmeÉ Bon, tout cela en simplifiant.
Patrick Quillier : Dans la Pliade, autour de Mensagem, il y a un certain nombre de pomes dits sotriques, et notamment une srie de quatrains assez longue et inacheve, bien sr, quĠil a crite en 1917, lorsque le Portugal est entr dans la premire guerre mondiale suite une provocation organise par ses allis Anglais la frontire de lĠAngola et du Katanga allemand. Les Anglais, dont lĠconomie du Portugal dpend videmment, ont fait pression sur le jeune gouvernement rpublicain pour quĠil entre en guerre. Et Pessoa, comme beaucoup dĠintellectuels portugais de cette poque, la fin du dix-neuvime sicle, est marqu par une influence intellectuelle allemande importante. Il y a un certain nombre de penseurs, crivains, potes des gnrations antrieures, et qui font connatre au Portugal, avec un dcalage de plusieurs dcennies, la pense de Hegel, de Schlegel, de Novalis, de Schopenhauer. Le dernier romantisme portugais est donc en fait trs marqu par a. Pessoa a mme crit un petit bout de pome sous le nom dĠAntonio Mora, qui est lĠhtronyme philosophe, celui qui crit le Retour des Dieux ; cĠest sur la deuxime guerre mondiale, et il prend des positions clairement pro-germaniques. CĠest--dire, pour lui, que chaque clat dĠobus, cĠest un trait de la pense de Schiller, chaque trait de baonnette, cĠest Goethe qui est au sommet de lĠarme, etcÉ CĠest peut-tre ironique, mais... Paralllement, il crit une srie de Trovas (puisque vous parliez des Trobar cruz), cĠest le nom des quatrains de Bandara, et cĠest aussi le nom que lĠon donne aux quatrains populaires de la culture orale. Il se pose dans ces quatrains-l en nouveau Bandara, la Lon Bloy, qui fulminait contre les Rpublicains, et alla trouver en mme temps une sorte dĠannonce du retour de Sbastien, l encore comme Lon Bloy, dont il a deux ou trois livres dans sa bibliothque. Pessoa a cette formule au sujet de Sbastien : Ç Je suis un sbastianiste rationnel, mais il est vrai que je suis aussi mille autres choses galement.È CĠest lĠide de la traverse des champs du savoir et de leur brouillage, par le dispositif htronymique.
L.-T. : QuĠest-ce que a reprsente, pour Pessoa, la ville de Lisbonne ? QuĠest-ce que cĠest quĠune ville pour Pessoa ?
Patrick Quillier : CĠest une vaste questionÉ Le problme cĠest que je suis oblig de rpondre en diversifiant selon les auteurs de lĠhtronymie. Il y a une Lisbonne de Soares qui, en fonction de ce systme de groupes qui ont des inclusions, va avoir des points communs avec celle de Campos. Mais en mme temps elle nĠaura rien voir. Chez Campos, cĠest la cit des marges, la cit des quais ; Soares cĠest la cit des ruelles, des employs de bureau, des phnomnes mtorologiques.
L.-T. : Une citation de Whitman dont Pessoa est trs lecteurÉ
Patrick Quillier : ... oui, bien srÉ
L.-T. : ÉÇ All architecture is what you do when you look upon it È, toute architecture est ce que tu fais lorsque tu la regardes...
Patrick Quillier : CĠtait implicite dans ma rponse. La Lisbonne de Campos nĠest pas celle de Soares, donc elle est multiple. Il y a chaque fois un dispositif de sensations et dĠimpressions diffrent, mme sĠil y a des choses qui se recoupent. CĠest surtout chez Campos et Soares. Chez Reis, on est dans un non lieu antique qui est absolument non urbain. DĠo lĠironie du roman de Saramago lĠanne de la mort de Reis ; comme Reis est royaliste, ainsi que son nom lĠindique videmment, et quĠun certain nombre de royalistes se sont exils au Brsil lĠinstauration de la Rpublique, Pessoa dit que Reis est au Brsil, et il y est toujours quand Pessoa meurt. Saramago part de l, et imagine quĠen apprenant la mort de Pessoa, Reis vient Lisbonne, et se promne dans Lisbonne. Il y a l une Lisbonne de Reis, mais elle est imagine par Saramago. Du point de vue de Pessoa, ce roman est intressant car il prend en compte les aspects politiques du Portugal, les annes trente et donc le dbut du Salazarisme ; cĠest le ct Ç Saramago crivain engag communiste È. Mais pour un pessoen, cĠest une image caricaturale, pleine de clichs, avec une ide intressante quand mme : il est le seul pouvoir voir le fantme de Pessoa qui vient discuter avec lui, se promener, et lorsquĠil voit sa tombe il lui dit Ç bon, maintenant tu viens avec moi dans la tombeÉ È. A la fin du roman il disparat dans la tombe.
Donc, de son vivant il publie trois quatrains sous le titre Rubbayat et avec le systme de rimes adopt par Fitzgerald, AABA. Dans la Plade, il y a un certain nombre de ces quatrains que jĠai identifis comme tant des Rubbayat. Et dans certains, lĠinstance nonciatrice du pome se pose en Omar Khayyam : cĠest--dire Ç Venez me voir, moi, Omar Khayyam, quiÉÈ
L.-T. : Musicalement, a sĠappelle une citation ou une mdiation du caractreÉ
Patrick Quillier : JĠai t lĠun des premiers aller voir lĠexemplaire de Fitzgerald et jĠai t tonn de voir quĠil a pass son temps essayer de traduire en portugais des traductions de Fitzgerald, mais aussi crer des Rubbayat personnels. Par exemple, il y a un fameux Rubbayat o Khayyam sĠadresse son jeune compagnon – on pourrait penser que chez Fitzgerald, cĠest une jeune compagne parce que lĠhomosexualit de Khayyam lĠpoque est tabou – et il lui dit Ç lve toi, le soleil est dj lev, nous avons faireÉ È ; et cĠest un des quatrains de Khayyam que Pessoa cherche le plus traduire. Et sur la dernire page blanche du livre il y a Ç oh, et bien jĠen ai marre dĠessayer de te rveiller, reste dormir, aprs tout tu as bien raison, la vie nĠest quĠun sommeil È, etc. a je lĠai mis dans la Plade. Il y a un certain nombre de rflexions sur la traduction. CĠest--dire quĠil y a un quatrain soit sous la forme de Rubbayat, soit sous la forme dĠune rflexion É Pessoa sent bien que la traduction de Fitzgerald distord, anamorphose compltement le texte de Khayyam, mais quĠen mme temps, il y a quelque chose de Khayyam qui passe l-dedans. Et il y a un quatrain o il dit Ç Mon cher Khayyam, ta magie est si grande que, comme le rossignol encore elle nous enchante, quand tu ne nous dis pas ce que tu as dit.È
L.-T. : CĠest un topos littraire : le rossignol chante, la fin de la nuit des amants chez Shakespeare.
Patrick Quillier : Oui, mais topos dĠune littrature orientale aussi, chez Hafiz, comme chez Khayyam.
L.-T. : Mais dans ce topos il y aussi lĠinjonction du pome, de toute posie, qui consiste par exemple pour un Ovide ouvrir les portes de Rome, ou pour un Jacopo da Lentino sduire la femme quĠil dsire.
Patrick Quillier : Vous avez tout fait raison. Je pense que Pessoa subodore aussi la question de lĠhomosexualit, et cĠest galement pour cela quĠil se cristallise l-dessus. Quand on lit lĠÏuvre, toutes les formes de sexualit sont prsentes. CĠest la traverse des pratiques, aprs la traverse des savoirs. Il a t scolaris dans un tablissement victorien en Afrique du Sud o on pratiquait la fesse publique. a a sans doute construit un sado-masochisme dĠun ct, une homophilie de lĠautre... Mais a ne mĠintresse pas beaucoup ce genre de recherche. a rentre dans le psychologisme, le biographismeÉ LĠinspiration mystique, si elle existe chez Pessoa, ce nĠest pas a, au contraire.
L.-T. : Peut-tre que parce que le silence est originel et natif chez lui, a veut dire que lĠexprience ultime du ct de lĠcoute est une exprience de la vocifration.
Patrick Quillier : a me touche beaucoup. Chez Pessoa, on peut dire quĠil faut porter la voix, et cĠest vocifrer, le sens latin. DĠailleurs le porte-voix dans la tradition antique, cĠest le masque ; et le jeu des masques chez Pessoa, il faut le comprendre dĠun point de vue auditif.
L.-T. : Dans la Lettre sur les htronymes, il raconte quĠil assiste la naissance dĠAlberto Caeiro, et la multiplication nĠest pas prvue, anticipe.
Patrick Quillier : Je pense quĠelle a germin trs tt et trs longtemps, et puis un moment donn elle a chang de rgime, et cĠest l que a se constitue selon une certaine systmaticit, mais cette confrontation au tout dont on parlait tout lĠheure nĠest pas dĠenglober le tout dans quelque chose qui va resserrer les frontires sur elle-mme, lĠinfini, et boucler. CĠest plutt des chemins de traverse, des bascules. CĠest plutt prismatique.
L.-T. : CĠest comme un systme de rflexions, dans un cristal. Peut-tre que Pessoa veut se rapprocher de Dieu par une rectification sans cesse renouvele, comme le cycle thique aristotlicien hexis-nergeia, mais sans jamais trouver Dieu lui-mme. Par tape, il veut sĠapprocher sans cesseÉ
Patrick Quillier : Pessoa est en effet un grand lecteur dĠAristote. Campos est lĠauteur de textes de fond, intituls Pour une esthtique non aristotlicienne. Rien que a, a montre bien quĠil faut commencer par Aristote. Le dernier vers nĠengendre rien, il ouvre sur lĠinfini. Le dernier pome de Mensagem se termine en latin Ç valete fratres È, qui est la formule des initiations rosicruciennes, mais lĠintrieur du pome, qui dĠailleurs est un manifeste de logique non binaire, Ç ni paix, ni guerre, etcÉ È
L.-T. : Oui, cĠest la logique de Nagarjuna (neti, netiÉ).
Patrick Quillier : a commence comme a, et a renvoie ses obsessions profondes. CĠest donc lĠobsession de ce fond sur lequel il doit se passer quelque chose. Le pome se termine comme a : Ç CĠest lĠheure, valete fratresÉ È. Ce qui doit se produire va se produire aprs. Il y a cette espce dĠengendrement de lĠindtermin duquel peut surgir un virtuel. Mais au cÏur de la premire strophe, il y a une parenthse, donc il y a un trou dans le pome, et dans cette parenthse, Pessoa dit peu prs ceci : Ç Que nsia distante perto choraÉ È. Le mot est difficile traduire ; Ç nsia È est un mot qui recouvre plusieurs champs smantiques, savoir le dsir port incandescence, et qui finit par gnrer une certaine anxit. Ç Que nsia distante perto choraÉ È, cĠest--dire : quelle Ç nsia È distante, tout prs, pleure. Je traduis mot mot : quel angoissant dsir ardent pleure tout prs. CĠest aussi une dimension auditive parce quĠil est la fois prs et loin, ce qui relve de la mme logique de tiers inclus; il est dans la parenthse, la fois extrieur au pome, et lĠintrieur du pome dans la parenthse, et il anticipe sur cet enjambement final vers autre chose.
L.-T. : Dsir de quoi, de lui-mme ?
Patrick Quillier : a correspond une Ç recombinatoire È du Sbastianisme, car a suit, dans la troisime partie de Mensagem, les grands pomes sur Sbastien.
L.-T. : QuĠest-ce que vous diriez dĠun couplage posie et spiritualit, dans un hritage actuel de Pessoa ? Pas seulement du point de vue des gens trs connaisseurs de lĠÏuvre de Pessoa, mais du point de vue de gens qui exprimentent un langage ?
Patrick Quillier : Par exemple, chez Serge Pey, il y a une dimension chamanique et spirituelle dans ses performances. Je pense que, pas seulement en France, on a affaire, dans certaines expriences potiques modernes, ou de la modernit – mais je nĠaime pas beaucoup ce concept – un recyclage, qui prend des voies trs diffrentes de celles de Pessoa, mais qui nĠest pas sans analogie avec ce que lui-mme a opr avec son dispositif, dĠune pluralit de traditions spirituelles, ou mystiques, ou sotriques. Il y a un pote en France, malheureusement trop peu connu, Boris Gamaleya. CĠest en fait un pote runionnais. Pour moi cĠest un des plus grands potes franais vivants. Mais jusquĠ il y a deux ans, il nĠa t publi quĠ la Runion. Il insre des partitions dans ses pomes. CĠest un auteur sotrique, au sens presque Ç Lewis Carroll È du terme, parce quĠil y a des mots invents, plusieurs langues dans un mme pome. JĠai fait la prface de son dernier livre aux ditions Jean-Michel Place. CĠest aussi un grand admirateur de Pessoa, et toute la dernire section du livre est une variation sur le Sbastianisme. Avec ce jeu de mot extraordinaire : ÇRoi du Portugal mon co-errant È. CĠest la fois celui erre avec moi et celui qui est cohrent, dĠun point de vue de la pense. Celui qui erre avec moi, et qui est en cohrence avec moi. CĠest un personnage picaresque. Et son Ïuvre est extraordinaire.
entretien ralis Paris en juin 2007
P. Quillier a dirig l'dition des Oeuvres potiques de Fernando Pessoa dans la collection Bibliothque de la Pliade (nĦ482)
remerciements Daniel Beauron
Vali pour une reine morte (B. Gamaleya)
Voix des doubles et voix des troubles d'après Fernando Pessoa (P. Quillier)