Plus dune langue 

( propos de lhtroglossie chez Fernando Pessoa)

 

 Je suis une voix somnambule

Qui ttonne dans les tnbres. [1]  

 

         Si lon a pris pour titre cette sorte de  mot dordre  dont Derrida un jour a suggr quil ferait la seule dfinition possible –  brve, elliptique, conomique  – de la  dconstruction [2], ce nest certes pas pour appliquer ici une grille derridienne lhtroglossie cratrice chez Pessoa, cest plutt parce que ce syntagme, dans sa rapidit, permet dabord un simple constat initial (Pessoa a crit, de la posie notamment, en  plus dune langue ), mais peut-tre aussi une problmatisation spcifique de lhtronymie, ds lors que cette dernire est entendue dans une perspective acroamatique.[3]

         Pour Derrida en effet la langue merge dun inaudible pralable que le fait de parler ou dՎcrire plusieurs langues nocculte pas ; bien au contraire, pourrait-on dire, puisque la pratique cratrice dun certain multilinguisme rvlerait selon lui un tropisme imprieux vers linou, faisant ainsi de la polyglossie littraire une simple dynamique entre inaudible et inou, silence antprdicatif et absolu linguistique, bref un mouvement tournant en rond dune aphonie constitutive un phonocentrisme impossible et donc toujours diffr. Cest du moins ce quon peut supposer lorsquon lit par exemple les lignes suivantes :  Bien sr, on peut parler plusieurs langues. Il y a des sujets comptents dans plus dune langue. Certains crivent plusieurs langues la fois (prothses, greffes, traduction, transposition). Mais ne le font-ils pas toujours en vue de lidiome absolu ? et dans la promesse dune langue encore inoue ? dun seul pome hier inaudible ? [4] On remarquera en outre que les exemples, donns entre parenthses, de cette pratique cratrice du multilinguisme se rfrent, pour les deux premiers, des processus de mtissage des langues dans un texte littraire donn[5] et, pour les deux derniers, des activits supposant des passages entre plus dune langue. Ces exemples sont certes oprationnels chez Pessoa,[6] mais ils sont loin dՎpuiser les dispositifs et les pratiques qui caractrisent lhtroglossie pessoenne : par exemple crire des textes voire des recueils entirement en anglais,[7] crire des pomes en franais[8] et mme en publier trois,[9] cela ne rentre dans aucun des cas susmentionns.

        De plus, toute lhtronymie selon Pessoa sengage depuis un site mental de nature acousmatique, lequel suppose quil y a de laudible avant (et pendant) lusage de plus dune langue, et mme sans doute aprs.[10] Cest le chevalier de Pas, ce proto-htronyme de la tendre enfance, charg aprs la mort du pre de dire des histoires et dՎcrire des lettres lorphelin de cinq ans, qui opre le dclic paradigmatique. Il porte en effet son titre et arbore son nom en franais dans le texte – comme si notre  plus dune langue  tait impliqu ncessairement par lՎmergence de lhtronymie –, et ses deux attributs le campent comme un hros de passage, dont la prsence inaugurale se manifeste acousmatiquement, et ce, sur plus dun plan : son titre voque une pope faite de chevauches et autres nobles cavalcades,[11] son nom fait entendre les pas qui disparaissent dans tous les couloirs avoisinant la perception et dont tant de pomes pessoens se feront lenregistrement. Mais ces pas sont alors aussi une langue, ce sont des pas de langues, cest un passage de langues, et cest ce pralable qui va ouvrir la voie, travers lhtronymie, lhtroglossie : dans les recoins reculs de loreille intrieure, il y a un bruissement o se mlent plus dun bruit du monde mais galement plus dune profration  en langues , si cette allusion la glossolalie nous est dores et dj permise ; cette Babel-Pentecte initiale distingue lexprience pessoenne de  lhistoire que [Derrida] raconte , de  la fable [quil se] raconte , de  lintrigue  dont il se dit le  reprsentant .[12] Elle nest pas sans analogies en revanche avec une autre situation de laquelle Derrida se diffrencie tout en lui rendant hommage :  lexprience dcrite par Khatibi quand il coute lappel de lՎcriture. Dj, on croit lentendre lՎcouter, cet appel, au moment o celui-ci retentit. Il lui parvient en cho, il lui revient dans la rsonance dune bi-langue. Khatibi tient contre son oreille la conque volubile dune langue double. [13] Lappel du chevalier de Pas retentit quant lui dans un paysage sonore surcharg dune part de tout le bruit et de toute la fureur du monde et dautre part de la volubilit bariole non seulement de plus dune langue mais encore de plus de deux langues. Bien des pomes se rfrent lenvironnement acousmatique qui sattache la pratique potique de Pessoa. On a lembarras du choix pour en citer un exemple. Je recourrai ici cette strophe dun pome du Cancioneiro :

 

Silence ? Non : il y a un bruit,

Un susurrement impossible,

Que lon nentend pas par loue,

Puisquil est ou par loubli[14]

 

Notons que la paronymie ou(e)/oubli fait cho au texte portugais qui dit ouvido/olvido. Mais ajoutons que le paradoxe final dun oubli qui entend pourrait permettre de constituer une thorie de loubli comme intervalle ou creusement ncessaire la constitution dune caisse de rsonance acousmatique : il y a l une perspective de recherche stimulante, notamment pour passer au crible acroamatique le motif phnomnologique  oubli/appel , le refrain psychanalytique du  retour du refoul  ou encore la figure derridienne de la spectralit.[15] Bien entendu cet article nest pas le lieu dun tel travail, en ce quil a au fond pour sujet lhtroglossie en tant que dispositif acousmatique, autrement dit en tant que rception et transformation dun  susurrement impossible  produit par plus dun bruit du monde et par les bruissements de plus dune langue. En franais dans le texte Pessoa na-t-il pas not un jour :  Il y a en moi un tumulte terrible [16] ? Si bien quon pourrait le figurer comme tenant contre son oreille la conque plus que volubile dune langue plus que double, ne serait-ce que parce que tout au fond une spectralit acousmatique y remue :

 

Au fond de ma pense

Un chant est mon sommeil,

Un chant lent et secret

Sans mot pour lexpliquer.[17]

 

        Un pome franais expose dailleurs une sorte darchologie des langues qui non seulement dmontre nettement quune langue nest jamais seule, mais encore prsente les raisons de cette pluralit et, a contrario, les conditions de son oubli ou de son occultation. Une langue nest jamais seule dabord parce que, sur un premier plan quon pourrait dire surtout diachronique, elle est le produit retentissant de plusieurs langues : le pote, n locuteur portugais, crit en loccurrence dans une langue trangre (le franais) – dont il faut rappeler ici quelle est dj double voire triple, tant en premier lieu langue denfance, celle dune nourrice de langue franaise qui est par consquent lorigine de la nomination du chevalier de Pas, en deuxime lieu langue scolaire, dans laquelle Pessoa a excell en Afrique du Sud, et en troisime lieu langue dՎtude et de culture, la bibliothque personnelle de lauteur pouvant lenvi en tmoigner – ; de plus ce pome en franais se rfre aussi une langue qui se laisse entendre et dans le franais et dans le portugais, le latin, lui-mme pluriel puisquil sagit dj dun latin dform, latin de cuisine, cest--dire latin accommod une sauce qui en altre le got classique et la latinit mme. Mais sur un autre plan, la fois synchronique et achronique, une langue nest jamais seule parce quil existe une langue commune toutes les langues, une sorte de koin acousmatique, sans doute spectrale, sans doute recouvrant le chant  sans mot  de la citation prcdente, mais ncessaire toutes les autres ds lors quil sagit de raconter des histoires, cest--dire de faire uvre littraire. Aussi ce pome dnie-t-il tout  grammacentrisme  la capacit de transmission digtique et potique sans recours acousmatique la pluralit des langues, les vivantes, les mortes et la spectrale :

 

Vous avez tir cette histoire

Du texte de vieux parchemins.

Mais avaient-ils bonne mmoire

Dans leur lent et mauvais latin ?

 

Et quelle est cette histoire crite

De tout votre inutile soin ?

Cest celle de la sur maudite

Et du diable venu de loin.

 

Je la connais car je lai lue.

L o nest livre ni bouquin.

Dans l'me est l'me toute et nue...

Sans parchemins et sans latin.[18]

 

           Il faut noter que la langue spectrale nest pas consigne dans lՎcriture en elle-mme, dont la mdiation dformante nest jamais quun  inutile soin . Ainsi seule une coute acousmatique[19] peut-elle enclencher la cration potique et ce, pour une exprience dՎcriture qui rsonne sans cesse de tous les bruissements de plus dun monde et de plus dune langue.[20] De fait, Pessoa donne ce dispositif de cration en plus dune langue un nom qui prend en charge sa nature acousmatique :  Fictions de linterlude . Si plusieurs acceptions sentrelacent dans cette formule, elles gravitent toutes autour de la dimension musicale du dernier terme, lequel recouvre le dcalage ou lintervalle dont la posie htronymique a besoin pour mettre en rsonance son htroglossie partir du chant  sans mot  de la spectralit.[21] On na pas manqu de remarquer quel point la scne htronymique sinstalle dans un lieu mental intervallaire,[22] et il faut sans doute maintenant mettre en relation ce dispositif avec lusage de plus dune langue par lhtronymie. Tout se passe en effet comme si, en se dclenchant acousmatiquement, cette dernire mettait en rsonance, dabord la langue spectrale, et, sa suite, les diverses langues pratiques, des degrs divers de comptence, par Pessoa. Aussi lentre-deux pessoen peut-il bon droit tre prsent comme lieu de la bablisation de la  parole propre , autrement dit comme pralable ncessaire lexpansion dune langue du babil, mais aussi de lՎtouffement, du bgaiement, de labme, du vertige.

             Le cycle de pomes orthonymique portant le titre de Fictions de linterlude traite, on le sait, la fois de lՎmergence de lhtronymie et de la crispation langagire qui fait de la langue potique un balbutiement rituel fond sur des rcurrences sonores systmatiques, la faon de la musique charge dinduire des tats de transe.[23] Derrida considre que  comme lavant-premier temps de la langue pr-originaire nexiste pas, il faut linventer .[24] Ce qui le conduit parler de  lenclave clive dune rfrence peine audible ou lisible cette toute autre avant-premire langue, ce degr zro-moins-un de lՎcriture qui laisse sa marque fantomatique  dans  ladite monolangue. [25] Le  grammacentrisme  se traduit ici fortement, par exemple dans la prfrence grammatologique rvle par la correction du   peine audible  acousmatique en  lisible  faisant rfrence la lecture des yeux, ainsi que par la spectralit visuelle de la  marque fantomatique . En revanche, une fois de plus, chez Pessoa, on se rend compte que le  moins-un  est loin du compte, tant donn la constitution de lintervalle ou de linterlude. Lorsque le pome bgaie cest quil donne entendre les coups de boutoir qui viennent travailler sa langue vhiculaire depuis le  plus dune langue  de son origine acousmatique. Il y a l le retentissement spectral dun  degr zro-moins-plus dun  du pome, autrement dit dun  degr-zro-moins-n , entranant ispso facto un  degr-zro-plus-n , autrement dit lhtronymie (si lon se place du ct du style et de la voix), mais aussi lhtroglossie (si lon se place du ct des langues utilises). Le  degr-zro-moins-n  chez Pessoa, cest de la musique, du chant  sans mot , comme le dmontrent lenvi tant de pomes du Cancioneiro[26] mais aussi tel ou tel pome htronymique[27] et encore lensemble du recueil anglais intitul The Mad Fiddler.[28] Quant au  degr-zro-plus-n , cest lhtronymie, pas seulement celle qui se dcline en  auteurs  portugais (Caeiro, Reis, Campos et les autres), mais aussi celle qui se dcline en langues : langlais de lhtronyme potentiel de ladolescence Alexander Search, celui du Mad Fiddler prcisment, des sonnets, des pomes rotiques, etc., le franais de la factie,[29] le franais de lՎpanchement paradoxal,[30] le portugais archaque de Mensagem,[31] le portugais filtr par Khayyam-Fitzgerald dans la srie des Rubayat,[32] etc. Cest cette autre forme dhtronymie que lon peut appeler ainsi : htroglossie.

            Il est temps de relever que dans le terme forg par Pessoa,  htronymie , le prfixe fait rfrence une altrit qui suppose une altration : lautre dans le dispositif htronymique nest pas un simple tour de passe-passe, il en est le moteur mme. Autrement dit, quil nous soit permis de dtourner nouveau une formule de Derrida, sil y a ncessairement htroglossie dans lhtronymie, cest que les langues, les vivantes, les mortes, la spectrale, sont lautre qui fait se mouvoir tout le mcanisme htronymique, sont venues de lautre, les venues de lautre.[33] Il y a donc par consquent chez Pessoa un plurilinguisme de lautre retentissant en soi-mme, dans le for intrieur acousmatique, mais il ne suffit pas den indiquer la pluralit pour en rappeler la dimension daltrit, puisquil appert que Pessoa a tenu marquer cette dernire dans le terme  htronymie , et non dans un terme qui et t  multinymie  ou  plurinymie .[34]

On peut rappeler ici la pratique, souvent indique par Pessoa dans ses textes, dun nomadisme travers personnalits et langues charges les unes et les autres de relancer sans cesse la machine de laltration :

 

Voyager ! Perdre des pays !

tre constamment autre,

Car lՉme est sans racines

Si elle ne vit que de voir ![35]

 

Mais la question se pose alors de savoir si ce nomadisme implique seulement une juxtaposition des personnalits et des langues ou sil entrane ncessairement un vritable mtissage. Il semble que le  plus dune langue  pessoen ne se limite pas la pluralit et au passage incessant dune langue lautre sous le signe de cette dynamique qui veut quon soit  constamment autre . linstar du brouillage incessant,  tumulte terrible , quy opre la langue spectrale, il existe un brouillage acousmatique, fait dentrelacs, de contrepoints, de rsonances, entre les htronymes mais aussi entre les langues de lhtroglossie. On pourrait donc se risquer mettre lhypothse dun mtissage linguistique : de mme que les htronymes se font les chos dformants les uns des autres, le portugais retentit dans langlais, langlais retentit dans le portugais, le latin retentit dans le portugais de Reis, le portugais et langlais retentissent dans le franais, etc. Sans oublier le retentissement constant de la langue spectrale et, travers elle, du  degr zro-moins-n  de la musique et des paysages sonores enregistrs par loreille intranquille de Pessoa.

             Un tel mtissage ne sՎlabore pas sous les espces de lhomognit et lon peut rappeler ce propos quelques formules deleuziennes[36] :  Le multilinguisme nest pas seulement la possession de plusieurs systmes dont chacun serait homogne en lui-mme ; cest dabord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque systme en lempchant dՐtre homogne. Non pas parler comme un Irlandais ou un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire parler dans sa langue soi comme un tranger. Bien des textes pessoens se rfrent explicitement cette htrognit du mtissage induit par lhtroglossie.

          Tel pome du Cancioneiro joue de lhybridation linguistique en la prsentant comme un modle oxymorique, dans lequel le contraste cristallise lhtrogne :

 

Je suis portugais langlaise :

Jai lՉme logique et truque.[37]

 

Un pome dAlberto Caeiro expose clairement comment le discours amoureux peut tre une caisse de rsonance exemplaire de la voix trangre mettant en vibration la voix propre :

 

Je ne sais pas parler parce que je suis en train de sentir.

Je suis en train dՎcouter ma voix comme si elle tait une autre 

         personne,

Et ma voix parle delle comme si cՎtait elle qui parlait.[38]

 

Une ode de Reis rpercute les discours  dAristote parlant  pour mieux rehausser  la voix terrestre caressante  dՃpicure qui  parle mieux  lՎcoute acousmatique du pote portugais no-paen.[39] Une autre de ses odes contient dailleurs cette formule prenant en compte lՎcoute de laltrit :  Tel voudrais-je le vers : moi et autrui .[40] Une autre encore fait a contrario de Reis lhtronyme qui entend figer lՎtranget intrieure dans une sorte de matrise langagire et quasiment grammatologique charge de fixer le vertige :

 

Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;

Si je pense, si je ressens, jignore

Qui est celui qui pense, qui ressent.

Je suis seulement le lieu

O lon pense, o lon ressent.

 

Jai davantage dՉmes quune seule.

Il est plus de moi que moi-mme.

Jexiste cependant

tous indiffrent.

Je les fais taire : je parle.

 

Les influx entrecroiss

De ce que je ressens ou pas

Polmiquent en qui je suis.

Je les ignore. Ils ne dictent rien

celui que je me connais : jՎcris.[41]

 

Un pome de Campos o franais, anglais et portugais se rpondent fait aussi retentir en lui, par onomatopes, le bruit de leau ( shl, shl, shlbrtsher, shlbrtsher ) et le sifflement de la vapeur ( ou-ou-ou / ou-ou / ou-fff(ouhou ouff) / f.f. / (fff) ).[42] Un autre fait ce constat :  tout est littrature. / Tout nous vient du dehors, comme la pluie. / Le moyen ? Si nous sommes pages appliques de romans ? / Traductions, mon petit. [43] Et lun des nombreux mots dordre de lhtronyme flamboyant fait entendre la stridence intrieure qui marque laltration de soi par plus dun tranger en soi :

 

Plus je ressentirai, plus je ressentirai comme plusieurs personnes,

Plus jaurai de personnalits,

Plus intensment, plus stridemment je les aurai [][44]

 

Quant au recueil du Mad Fiddler, il regorge de notations consacres au retentissement acousmatique de lՎtranget, comme dans le pome intitul Non-moi, titre emblmatique entre tous :  Je suis un esprit lointain, mme / Dans le lieu conscient de mon moi. [45]

Mais la formulation la plus nette de tout cela se trouve sans doute dans le distique suivant, qui achve lun des Trente-cinq sonnets de langue anglaise :

 

Une langue inconnue parle en nous, et nous-mmes

Nous en sommes des mots, dtourns du rel.[46]

 

Sur de tels fondements une tude plus pousse de lhtroglossie pessoenne ne peut que recourir la logique des sries, autrement dit la succession de parcours circonstancis et dment comments, capables de jalonner diffrentes strates du dispositif global afin den aborder les paramtres selon les divers plans de leur interaction. On se contentera ici den baucher grands traits les perspectives.

Une premire srie dapproche se constituerait partir de la formation intellectuelle et culturelle de Pessoa. Elle pointerait dune part certaines interventions rvlatrices du jeune homme, notamment lorsque, sous le nom de Charles Robert Anon, il envoie la presse anglaise dAfrique du Sud des sonnets dnonant les exactions et larrogance de limprialisme britannique.[47] Elle supposerait quune telle dmarche rend bien compte de la tension prsuppose par lhtroglossie : le devenir  anglais  se marque par des textes incendiant la civilisation anglaise, comme si adopter langlais dans ces sonnets nՎtait possible que dans lՎcart maintenu avec la vision du monde qui, historiquement, accompagne cette langue. Mais elle mentionnerait dautre part les lectures nombreuses, tant anglaises que franaises, auxquelles lՉpre et anxieux adolescent sest adonn, afin de rendre compte du bouillonnement acousmatique que ces lectures ont suscit : par exemple pendant lՎt 1905, en mme temps quil dvore dans le texte original Keats (Early poems, Alastor), Shelley (Islam) et Shakespeare, mais aussi Candide et Micromgas, la Guerre des dieux de Parny et lHistoire des oracles de Fontenelle, Pessoa lit en traduction franaise La Sonate Kreutzer de Tolsto. On comprend quanglais et franais sont les vecteurs dune immense culture vraiment htroclite et confrant dores et dj lhtroglossie future sa dimension de foire aux langues et aux ides.[48] La grande scne acousmatique ncessaire au dploiement de lhtronymie se construit hors du temps, ce qui entrane que le polylogue entretenu par lhtroglossie avec lhistoire de la littrature et des ides ne se fera que rarement avec les contemporains, sauf prcisment dans le domaine portugais, comme si la langue dorigine tait la seule apte permettre une intervention dans lactualit littraire et philosophique.

Dailleurs, sur le mme modle, une deuxime srie pourrait tre consacre aux lectures de lՉge adulte, qui permettrait de mettre en relief lapprofondissement du mtissage des cultures anglaise, franaise, allemande et italienne. Certes les tropismes sont essentiellement anglais et allemands, mais le franais sert encore souvent de vecteur pour laccs aux textes allemands, comme ceux de Max Nordau par exemple. Lhtroglossie des lectures continue de structurer lhtronymie et lhtroglossie cratrices comme un immense palimpseste acousmatique, cest--dire comme un dispositif de rsonances charg de faire retentir des chos entre des ples de plus en plus nombreux et contrasts. De l les jeux frquents de renvois des auteurs ou des formules dont luvre en son entier est coutumire au point den apparatre souvent comme une sorte dimplicite trait de littrature gnrale et compare : le schma des odes de Reis est principalement tir dHorace, dont le pote portugais reprend aussi son compte la potique du  monument [49] ; Campos voudrait voir ses pomes publis chez Plon ou au Mercure de France[50], crit un Salut Walt Whitman, dit son admiration pour Virgile et Milton[51], assassine Marinetti devenu acadmicien,[52] fait rfrence en pigraphe au pote et philosophe anglais Soame Jenyns,[53] ou encore associe saint Augustin, Kant et Hegel dans un pome mettant en abyme la tradition mtaphysique occidentale[54] ; luvre orthonymique de langue portugaise joue avec beaucoup dauteurs portugais mais aussi, entre autres, avec le pote espagnol Ramon de Campoamor[55], Coleridge[56], Radclyffe Hall[57], Dante[58], Amiel[59], Verlaine[60], Jules Laforgue, Gustave Kahn et Jean Moras[61] ; mme Caeiro ne se rfre pas quՈ Csario Verde,[62] parangon du modernisme portugais, puisquil voque Virgile[63] ou saint Franois dAssise[64]

La troisime srie sintresserait lՎtude de la correspondance de Pessoa et montrerait par exemple quun nombre non ngligeable de lettres projetes ou rellement envoyes sont crites en anglais pour des destinataires anglophones ou en franais pour des destinataires francophones. Et ce, principalement, pour des commandes de livres, soit auprs de grandes librairies parisiennes ou londoniennes, soit auprs duniversits dotes de publications qui intressent Pessoa, comme cest le cas de luniversit de Toulouse en matire de philosophie, si lon en croit le tmoignage de quelques documents archivs au Fonds Pessoa de la Bibliothque Nationale de Lisbonne. Mais il existe aussi une correspondance plus littraire, notamment une lettre mile Faguet,[65] reste sans doute lՎtat de projet, dans laquelle Pessoa a cette formule :  Maintenant la posie portugaise est, je le crois bien, la premire dEurope, du monde [66] Ainsi, alors que ses lettres portugaises, adresses sa famille, ses compagnons du modernisme ou ses cadets admiratifs, sattachent selon divers modes faire le rcit comment de son aventure htronymique jusques et y compris dans sa dimension dhtroglossie,[67] ses lettres anglaises ou franaises sont la plupart du temps consacres la projection de la langue, de la culture et de la posie portugaise hors du pays. Comme exemple de ce chiasme, on peut mettre en regard le projet de lettre Faguet avec cet extrait dune longue lettre Armando Crtes-Rodrigues (19 janvier 1915), qui dit en portugais et laspiration crer plus loin que le Portugal et la force des coups de boutoir de lՎtranger lintrieur de soi :  Maintenant que jai tout vu et tout prouv, jai le devoir de me replier dans mon esprit, de travailler autant que je pourrai et dans tous les domaines ma porte pour faire progresser la civilisation et largir la conscience de lhumanit. Je voudrais nen tre pas dtourn par mon dangereux temprament trop multilatral, adaptable tout, toujours tranger lui-mme et incohrent lintrieur de lui-mme. [68] Il est vrai que cest encore en franais que Pessoa sadresse, et pour cause, un magntiseur parisien (10 juin 1919) afin de suivre des cours de magntisme par correspondance, ce qui lui permet de se dfinir alors dune faon qui rehausse encore plus le contraste signal dans la lettre portugaise prcite : dans cette dernire la description du  temprament  se fait de manire impressionniste ; dans la lettre au magntiseur cest un vritable diagnostic : il sy dcrit en effet comme un  hystro-neurasthnique , autrement dit comme le lieu psychique dun contraste permanent.

Aprs cet talonnage sri des textes ambiants formateurs et des para-textes, la quatrime srie aborderait luvre anglaise proprement dite, pour linterroger. Un des premiers pomes anglais connus, dat du 12 mai 1901,  Separated from thee [69], se dveloppe comme une variation sur le thme de la sparation, et inaugure par l-mme le dispositif dՎcart ou dintervalle qui sera ncessaire aux  fictions de linterlude . Il est dailleurs troublant de noter que ce qui est sans doute le dernier pome anglais de Pessoa, rdig huit jours avant sa mort, semble revenir trente-quatre ans plus tard sur cet espace ouvert par lՎloignement :  mon pauvre cur se languit / Dun je-ne-sais-quoi de lointain. / Il se languit de toi, cest tout, / Il se languit de ton baiser. [70] Il faut peut-tre alors envisager la posie anglaise de Pessoa comme lespace mental o se creuse lintervalle du retentissement acousmatique, et donc comme la mise en place dune sorte de pralable logique au mtissage gnralis que lhtronymie dans son ensemble pratique tous azimuts. Si le chevalier de Pas tait vraisemblablement lusophone malgr son nom franais, des pr-htronymes de ladolescence comme Charles Robert Anon et son remplaant Alexander Search sexpriment en anglais et leurs noms semblent venir complter et prolonger celui de leur lointain prdcesseur, comme pour dfinir les premiers paramtres de ce pralable logique que commence constituer leurs propres textes. En effet, rien nempche, ct de linterprtation traditionnelle (Anon pour  anonyme )[71], de considrer Anon en tant que a-non, cest--dire comme une double ngation, mouvement opratoire ncessaire au creusement pralable de linterlude, retournement du ngatif sur lui-mme comme dans le dispositif abellien de la  structure absolue [72] : ainsi anonymat paradoxal et ngation nie participent-ils de la configuration de lintervalle. Quant Alexander Search, il emprunte son prnom au conqurant et son nom la qute spirituelle, ce qui fait un cho aux chevauches piques entendues dans le proto-htronyme de lenfance, tout en lui ajoutant une dimension qui dsormais sera insparable du cheminement pessoen.

Sur une telle disposition, luvre anglaise pourra ds lors dvelopper toutes sortes dexplorations de lintervalle. Les Trente-cinq sonnets en seront le baroque expos axiomatique :  Notre me infiniment se trouve loin de nous. / [] / Vers notre tre profond nous sommes les sans-ponts / Voulant pourtant clamer leur pense leur tre. [73] ;  Quand jentends, cest Entendre, avant moi, qui entend. / [] /  Comme si dchiffrant la clef dun cryptogramme, / Nous le trouvions crit en langage inconnu. [74] The Mad Fiddler quant lui varie le thme de lapparition-disparition caractristique de ce que fait scintiller ou rsonner lintervalle : cest dans ce recueil que se trouve par exemple le pome consacr au  roi des failles ,  seigneur de ce qui existe entre chose et chose, / Des tres interposs, de cette part de nous / Qui se dploie entre notre veille et notre sommeil, / Entre notre silence et notre parole, entre / Nous et la conscience du nous [75] Antinos et pithalame abordent la question sexuelle selon le mme principe : le premier commence par un vers insrant violemment le paysage extrieur et ses intempries dans lespace intrieur ouvert par la perte de lՐtre cher ( La pluie dehors tait glace dans lՉme dHadrien. [76]), pour sachever sur lՎvocation dun sommeil marqu par un retentissement acousmatique ( une voix rsonna l-bas dans les jardins [77]), aprs avoir rempli de discours la distance sparant Hadrien vivant dAntinos mort ; le deuxime prsente aussi un dbut en fanfare visant tout remplir de jour ( Ouvrez grand les persiennes, que je jour pntre / Comme une mer, comme un fracas ! [78]), avant de dployer la violence fantasmatique dՎtreintes attendues ( Mais tout cela nest que spculations, promesses, ou rien / Que la moiti de lattraction du rut, / Et tout cela nest que dsir en pense ou sans lendemain / Ou mis en uvre pour assouvir le dsir. [79]). Il nest pas jusquaux pitaphes imaginaires de la plaquette Inscriptions qui ne participent de la dfinition de lintervalle : en effet, elles transportent la conscience non seulement dans la mort dautrui mais aussi dans la mort de soi, la dernire pitaphe mettant en abyme les treize autres, avant de redire la position privilgie, lՎcart, du  scripteur  :  Ma main / A ci-inscrit ces pitaphes, je ne sais trop pourquoi, / Dernier, de l les voyant tous, dans la foule en partance. [80]

La fonction dexploration de lintervalle qui semble dvolue luvre potique anglaise se retrouve dailleurs dans les frquentes auto-traductions dont nous avons conserv la trace : renvoyons par exemple aux documents consignant la traduction dOpirio (Opiarium) en Opiary, assortie des commentaires venant gloser ces articulations,[81] cest--dire venant prouver leur validit en tant que figurations de lintervalle.

Quelques cas particuliers sont commenter, ceux o crivant un pome en anglais, Pessoa le dote dun titre ou dun para-texte en franais. Trois pomes du Mad Fiddler portent ainsi un titre venant inscrire un cho baudelairien dans ce recueil post-symboliste charg par ailleurs de faire retentir acousmatiquement lintervalle : deux de ces titres font rfrence la  passante  pour la relier au traitement spcifique de lapparition-disparition laquelle le livre sadonne (LInconnue[82], La Chercheuse[83]) ; le troisime ralise mme un chass-crois : Baudelaire ayant adopt le terme anglais Spleen, Pessoa attribue le mot franais Ennui pour titre lun de ces pomes anglais, dont le premier vers, son tour traduit, donne ceci :  Sous un ciel bas et sombre [84] Ennui et LInconnue font dailleurs partie dune section (Jardin-Fivre) o lon trouve un pome intitul Isis, cho net Grard[85], et dont le pome initial, ponyme, porte sur lun de ses documents de travail la mention, en franais dans le texte :   la manire de Saint Mallarm .[86] Ainsi donc Pessoa indique, en franais, non sans doter lintervalle ainsi mis en exergue dune certaine vibration ironique, que dans ce pome il a crit langlais selon la faon dՎcrire le franais qui tait celle dun auteur connu pour avoir, notamment sur le plan syntaxique, travaill dans un cart immense par rapport la langue franaise en gnral et aux  langues  des potes franais en particulier... Dans ce texte, priv de ponctuation, le franais nest pas directement prsent dans langlais : ce qui vient battre dans un anglais trange, cest lՎtrange syntaxe franaise de Mallarm, mtissage subtil

Ouverture et ouvraison de lintervalle, luvre anglaise est faite dailleurs dans un anglais  impossible , en ce que ce travail de lintervalle se fonde sur un mtissage constant entre diffrents niveaux de langue, diffrentes poques de la langue mais aussi diffrents styles venus des auteurs anglophones chers Pessoa. Cela explique sans doute pourquoi les lecteurs anglophones[87] ont tant de mal la lire, mais leur malaise nest pas sans intrt pour notre rflexion. Un commentaire du pessoen anglais Stephen Reckert est ce titre riche denseignements :  Lintrt des vers anglais de Pessoa nest pas potique. Il ne lest pas, parce que ce nest que de loin en loin quils sont de lauthentique posie ; et quand ils le sont, cest ncessairement de la posie mineure [] Lintrt de ces vers est surtout psychologique et idologique[88] On ne sintressera pas ici la critique des catgories de jugement auxquelles ce passage recourt, parce quon souhaite plutt le considrer comme un indicateur de la monstruosit drangeante de langlais crateur de Pessoa. Or, sous cet angle, le terme de  posie mineure  utilis par Reckert nest pas sans entrer en rsonance avec la remarque suivante de Gilles Deleuze :  Nous devons tre bilingue mme en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure lintrieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. [89] En sorte que lon peut affirmer que Pessoa, en faisant un  usage mineur  et dconcertant de la langue anglaise, explore logiquement lintervalle quelle lui ouvre, tant donn quil sagit pour lui, travers le dispositif htronymique, de devenir autre, de  sentir tout de toutes les manires [90]. Do la confirmation que lhtroglossie est ncessaire son entreprise et quelle ne consiste pas seulement utiliser  plus dune langue , mais aussi, grce au mtissage impliqu par lintervalle acousmatique, faire de chacune de ces langues  plus dune langue  soi toute seule, en tout cas dy donner entendre,  jeu-entre  ou intervalle se mettant jouer (comme on le dit des pices dun rouage en phase de dysfonctionnement), le  devenir-minoritaire  cher Deleuze.[91]

La cinquime srie questionnerait luvre franaise afin dy mettre lՎpreuve les traits caractristiques qui viennent dՐtre brosss dans leurs grandes lignes propos de luvre anglaise. Nous nous contenterons ici de renvoyer notre formule suivante, prleve sur le texte dune confrence portant sur les pomes franais[92] :  Parole abolie autant que maintenue : telle est lՎtrange dimension que prennent les pomes franais de Pessoa, aux frontires de la littrature.  En effet, de manire encore plus  mineure  que les pomes anglais, les pomes franais font entendre une autre langue dans le franais, et le  tumulte terrible  sy traduit, entre autres, par des tournures comme  coffret de ivoire [93],  lombre / Jettait sa noirceur [94],  tout est t / Autour de moi [95],  le jour est brve [96],  La plaine est infinite [97], mais aussi par des inventions lexicales telles que  Banales et enrubannment heureuses [98],  hyperexcrable [99] ou  larmes circomprises [100], ou encore par des nuds syntaxiques comme  Il fait douleur [101] ou  Aux frontires dil-nest-plus-jour [102]. Une tude est faire de toutes ces dissonances souvent heureuses, ainsi que des bizarreries de prosodie quon peut entendre dans ces textes, mais elle ne sera vraiment possible que lorsque toute la production franaise aura t tablie, ce qui est loin dՐtre le cas.

En revanche, il est utile de rflchir lutilisation du franais dans les textes portugais ou anglais. Nous avons dj parl plus haut de certains titres franais de pomes du Mad Fiddler. Lun deux, LInconnue, est aussi le titre dun pome portugais[103], comme sil portait l aussi la trace dun retentissement baudelairien tenace, qui se donne entendre galement dans ces titres de pomes de Campos : L-bas, je ne sais o[104] et Cul de lampe.[105] Ces insertions de franais font penser ce que les traits en usage dans les conservatoires appellent des  notes trangres lharmonie  : sur une base harmonique donne ces notes venues dailleurs font entendre leur diffrence et semblent faire par l tout lintrt dun moment musical. On les appelle aussi, dans certaines configurations,  notes de passage , et lexpression nest pas sans porte dans les phnomnes qui nous retiennent ici : avec ces mots franais, quelque chose en effet  passe  dans les textes portugais ou anglais, au double sens dune importation (depuis le franais) et dun passage (une rsonance sՎlve puis disparat dans le roulement continu du pome). Sans doute de tels phnomnes acousmatiques sont-ils comme des balises orientant lespace intervallaire des  fictions de linterlude . La srie portugaise portant sur la  musique de la ressouvenance  et dote du titre franais Un soir Lima[106] emprunte ce dernier une pice pour piano dun certain Felix Godefroy (1858-1897). Ce syntagme fonctionne dans les pomes comme un refrain cristallisant la ressouvenance, et donc, au bout du compte, creusant lintervalle dans sa dimension irrmdiable. Sans doute cela se fait-il l aussi  sur le mode mineur , mais qui nentend quun tel mode est propice lՎvocation des marges, de lՈ-ct, de loblique, bref de linterlude ? cet gard un pome du Cancioneiro mrite dՐtre cit ici, en ce que dune part sa premire strophe nomme explicitement la  force trangre  qui travaille toute lentreprise pessoenne, et que dautre part il sachve sur lՎvocation paradigmatique dune prise de maquis, et ce, dans un contexte franais, justement :

 

Qui donc a fait de moi ce quaujourdhui je suis ?

Quelle force trangre, occulte au fond de moi,

En qui je ne voulais tre ma fix lՐtre ?

Quoi quil en soit, je suis celui qui est ainsi.

 

Les vestiges du tout dernier de mes remords

Ont soulev leurs ailes au-dessus do je rve,

Et mon tre est pareil quelque bandit corse

Que chasse travers monts la police de France.[107]

 

Ce banditisme emblmatique sur tous les grands chemins de la pense et de la posie trouve lune de ses modalits les plus fortes dans lexprience mdiumnique, quune sixime srie thmatiserait. On y retrouverait le plein rgime des acousmates, pris dans leur sens fort de voix dorigine inconnue, et la glossolalie proprement dite gagnerait l sa place dans le concert de  plus dune langue . Parfois en effet loreille intrieure de Pessoa consigne une sorte denregistrement effar de ce genre de voix, qui se dtachent soudain du  tumulte terrible , mais qui demeurent incomprhensibles et sont donc renvoyes au cri animal, comme laboiement des chiens[108] ou le coasement des grenouilles[109] :  Toutes les choses qui se trouvent dans ce monde / Ont une histoire, / Sauf ces grenouilles qui coassent tout au fond / De ma mmoire./ [] / Coassent tout au bout / Dune me ancienne qui se tient en moi, norme, / Les grenouilles, sans moi.  Parfois encore, une voix sexprime en portugais (ou en anglais) et dicte Pessoa un texte, le plus souvent un pome, avant de communiquer son nom, dont laspect est vritablement glossolalique. En effet, ces  esprits  qui font en quelque sorte effet de  langues de feu  sappellent Wardour, Vadooisf, Voodoist, et mettent en abyme dans leur dicte le retentissement acousmatique :  Nos mots passent, dans lair / Se fltrit leur cho. [110],  Le halo rare noir / Flotte dans lintervalle / Entre moi-mme et moi. [111],  Nous passons prs / Du rve, irrvls / Tourbillon invisible, faucille / De silence qui tourne [112] Au cur mme de Babel la terrible et tumultueuse, cest alors  den dans lExil [113] qui se donne entendre.

La septime srie exposerait le paradoxe que luvre portugaise constitue, plus encore que les uvres franaise ou anglaise, le lieu mme de lՎchange fructifiant qui confre au  plus dune langue  son rgime le plus intense, comme si les pomes portugais dclinaient tous, selon leurs faons respectives, un exil de langue dans la langue dՃden propre au pote. Cette analyse tournerait principalement autour du terme de  saudade .  Portugais langlaise , ou encore   la corse , Pessoa nen revendique pas moins, contraste fcondant, sa langue comme intervalle et interlude, sans doute aussi comme  intranquillit , selon le diapason de la saudade :

 

Jai pass loin le long du monde,

Je suis tel et quel il ma fait,

Mais je garde en lՉme de lՉme

Mon me vraie de Portugais.

 

Et le Portugais cest : saudades.

Parce que seul les ressent bien

Celui qui de ce mot dispose

Afin de dire quil en a.[114]

 

De fait, par-del les relations qui se tissent dans luvre portugaise avec les Horace, Virgile, Dante, Ptrarque, Leopardi, Milton, Shakespeare, Whitman, Verlaine et autres Mallarm ou Laforgue, il semble bien que dautres se nouent avec tout un pass de la langue, non pas avec Cames, que Pessoa confine dans un non-dit presque permanent, mais avec le Nostradamus portugais, le savetier Bandarra, et avec celui quil appelle  empereur de la langue portugaise [115], le jsuite Vieira. De l, entre autres, linsistant archasme du portugais de Message et ce souci constant d  our, pareil un pardon, / travers la leon dune rminiscence, / Le portugais ancien parl par locan ! [116] Lautre nom du mtissage impliqu par  plus dune langue  serait donc pour Pessoa : intranquillit, celle qui na de cesse de parcourir linterlude pour accomplir la tche toujours recommencer qui consiste faire vibrer ce quil a appel un jour, la mme poque (dbut des annes 10) laquelle il a forg le concept des  fictions de linterlude ,  Cymbales dImperfection .[117]

Cest ainsi que, pour conclure provisoirement ces sries de rflexion, il faut sans doute mettre lhypothse suivante : si Pessoa se trouvait pris dans un mouvement lincitant  crer des civilisations , tre  pluriel comme lunivers ,  tre plus accompli que Cames (sans doute coupable de navoir arpent lespace intervallaire quՈ moiti[118]) ou que Nietzsche (en devenant  plus complet ,  plus complexe  et  plus harmonique  que le surhomme nietzschen[119]), tre un nouveau Shakespeare, un nouveau Bandarra ou un nouveau Vieira, cest sans doute cause de la ncessit du  plus dun  quimpliquait pour lui lexprience acousmatique. Aussi, traversant les systmes et les cultures, mais aussi les langues ( tous les sens de ce terme), lhtronymie-htroglossie pessoenne tente-t-elle sans cesse de renouer, par tous les moyens, avec son  degr zro-n , la musique :  La vertu principale de la littrature – nՐtre pas de la musique – est en mme temps son principal dfaut. [120]

 

 

Patrick Quillier

Universit de Nice-Sophia Antipolis  

 

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[1]  Fernando Pessoa, uvres potiques, Pliade, Gallimard, Paris, 2001, p.1832 [O.P.]

[2]  Dans Mmoires pour Paul de Man, Galile, Paris, 1988, p.38.

[3]  Voir la justification de cette perspective dՎcoute de luvre pessoenne dans O.P., pp.1832-1833.

[4]  Dans Le monolinguisme de lautre, Galile, Paris, 1996, p.126.

[5]  Comme les Cantos dEzra Pound en fournissent un paradigme clatant.

[6]  Par exemple : prothses et greffes dans les Odes de Campos ; traductions diverses, notamment du Corbeau de Poe en portugais ou des pomes dAntnio Botto en anglais ou en franais ; transpositions incessantes comme la srie des Rubayat, inspire par la lecture des traductions anglaises des textes dOmar Khayyam

[7]  Voir O.P., pp.1335-1604.

[8]  Ibid., pp.1613-1648.

[9]  Trois chansons mortes, publies dans la revue Contempornea, n7, Lisbonne, janvier 1923, voir O.P., pp. 1613-1614.

[10]  Voir ma formule selon laquelle il est  possible de dfinir les voix htronymiques comme des acousmates, cest--dire des sons fictifs ou hallucins, sons eux-mmes contenant, comme des rsonances ou des vocations, dautres acousmates, qui sont les paysages sonores auxquels les htronymes se rfrent, mais aussi tous les effets quasi musicaux des langues quils utilisent.  (O.P., p.1833.) Si lon considre la dernire expression comme dsignant non seulement les faons dutiliser la langue choisie par chaque instance htronymique, mais aussi la pluralit mme des langues dans le dispositif htronymique, on peut trouver dans cette formulation une approche acroamatique instructive de la question pose par le prsent article.

[11]  Un pome du 18 janvier 1935 fait peut-tre entendre sur la fin de la vie de Pessoa lՎpope inaugurale mene par le chevalier de Pas :  chevalier / Du Moyen ge qui ne se trouve quen nous, / Parti la recherche danonymes aeux  (O.P., p.979.)

[12]  Dans Le monolinguisme de lautre, op. cit., p.64.

[13]  Ibid.

[14]  O.P., p.836.

[15]  Dune certaine faon loubli de lՎcoute en tant quoubli de loubli-qui-entend sopre de faon magistrale en mme temps que concerte dans la critique raisonne et systmatique que Derrida a produite de ce quil a appel le  phonocentrisme  : si pour lui la phon est un supplment abusif didalit contaminant le silence du texte crit, il sensuit que loreille doit tre imprativement subordonne lil dans toute opration de pense. Mais il importe de noter quen recourant la notion de spectralit Derrida varie une fois de plus ce thme visuel, tout en permettant, sans doute son insu, le retour de lՎcoute. Chez Pessoa en revanche le spectre est toujours sonore :  Qui joue ? Sylphes ou gnomes ? / Parmi les pins affleurent / Ombres et souffles brefs / De rythmes musicaux.  (O.P., p.563.) –   Parmi les bois, parmi les bois, / Parmi les bois qui clair de lunent, / Passe, fantme ou tout juste, / Ombre compose de secret, / Une prsence faite dair.  (O.P., p.727.) –  Rien nest rel, et rien en ses vains mouvements / Na pour le maintenir de forme dfinie, / Trace vue dune chose entendue seulement.  (O.P., p.1033.) –  Une voix brille dans la nuit / Du cur du Dehors je lai oue  (O.P., p.1200.)

[16]  O.P., p.1624.

[17]  Ibid., p.765.

[18]  O.P., pp.1617-1618.

[19]   Jentends quelquun dinexistant / Chanter tout cela que je pense.  (O.P., p.774.)

[20]  Si lon rapporte cette rflexion la vertigineuse disparition de bien des langues dans le monde contemporain, il semble que la dfense et lillustration de la dimension acousmatique des langues, les vivantes, les mortes, la spectrale, puisse tre rapproche de cette injonction de Nelly Sachs :  Peuples de la terre / Ne dtruisez pas lunivers des mots / Ne coupez pas avec les couteaux de la haine / Le son qui naquit avec le souffle. 

(cite par Marie-Claire Pasquier dans Dix-huitimes assises de la traduction littraire (Arles 2001), Atlas / Actes Sud, Paris / Arles, 2002, p.17.)

[21]  Voir, dans O.P., p.1813, notre commentaire au cycle de pomes ponyme :  Pessoa appelle Fictions de linterlude lensemble de sa production htronymique : la mtaphore musicale de linterlude se superpose ici lՎtymologie qui fait de  inter-lude  un  jeu entre , en loccurrence entre les diffrentes voix htronymiques. Chacun des htronymes est sensible un paysage sonore spcifique, et se caractrise par des attitudes dՎcoute particulire, notamment en ce qui concerne la langue quil est charg de manipuler. Ce cycle de pomes est comme une sorte de mise en abyme de lhtronymie dans son ensemble. 

[22]  Voir entre autres mon article  Pessoa entre entre et entre  dans Entre Esthtisme et Avant-gardes, textes runis par Judit Karafith et Gyrgy Tverdota, Universitas, Budapest, 2000.

[23]  O.P., pp.1813-1815.

[24]  Dans Le monolinguisme de lautre, op. cit., p.122.

[25]  Ibid., p.123.

[26]  Voir, entre autres, O.P., pp.826, 863-864, 882, 890-891, 917, 949, 975...

[27]  Voir, entre autres, O.P., pp.19, 93, 177, 226, 235, 411-451, 504-506

[28]  O.P., pp.1503-1569.

[29]  Voir O.P., p.1621, p.1634.

[30]  Voir le pome tardif consacr lՎvocation pathtique de la mre disparue : O.P., pp.1619. Ou encore cette traduction franaise indite que Pessoa effectue dun pome sans quivoque dAntnio Botto : Venez regarder la merveille / De son corps adolescent ! / Le soleil le fait ruisseler / De lumire, / Et la mer, ses pieds, sallonge / En des gestes de luxure. // Javance. Je cherche le voir — / De plus prs La lumire est telle / Que tout autour brille / Amplement, diffusment // Il est nu ; il joue, il bondit / Sur le sable de la plage / Cest comme un astre qui luit. / Je cherche le voir et ses yeux / Peureux, se refusent aux miens / Ils te refusent / Mon cur devient triste et las. // Mais dans ce regard fugitif / Jai pu voir lՎternit / De ce baiser / Que je ne mrite pas.

[31]  Voir le pome Notre glorieuse langue (O.P., p.1277.) et sa notule (ibid., p.1977.)

[32]  Voir la fin de la notice consacre cet ensemble, ibid., p.1916.

[33]  La phrase de Derrida dont nous donnons ici un cho distordu est la suivante :  la langue est lautre, venue de lautre, la venue de lautre.  (Dans Le monolinguisme de lautre, op. cit., p.127.)

[34]  Si lon garde lesprit le ncessaire intervalle acousmatique qui permet le dploiement et de lhtronymie et de lhtroglossie, la formule suivante de Michel Deguy, dcontextualise (elle a rapport la question de la traduction), pourrait servir dsigner la pluralit des langues chez Pessoa, tout en manquant dune part la langue spectrale et dautre part la force de laltrit travaillant tout le dispositif :  Lentre-deux serait plutt une tierce langue, une autre langue existante, bien relle, historique, ou une autre uvre de langue, et au pluriel, comme si je disais :  entre  le franais et langlais, il y a lallemand, et pas mal dautres . (Dans Dix-huitimes assises de la traduction littraire (Arles 2001), op.cit., p.25.)

[35]  O.P., p.845.

[36]   propos de Ghrasim Luca,  un grand pote parmi les plus grands , dans http://gherasim-luca.fr.

[37]  O.P., p.796.

[38]  Ibid., p.46.

[39]  Ibid., p.116.

[40]  Ibid., p.165.

[41]  Ibid., pp.171-172.

[42]  Ibid., pp.338-339.

[43]  Ibid., p.425.

[44]  Ibid., p.345. Cest nous qui soulignons ladverbe acousmatique.

[45]  Ibid., p.1511.

[46]  Ibid., p.1491.

[47]  Voir ibid., pp.1346 et 1350-1351pour les sonnets, et 1997-1998 pour un complment dinformation.

[48]  En novembre de la mme anne Pessoa lit en franais Platon, Fouille, Cousin, Ribot

[49]  Voir par exemple O.P., p.144 :  Je veux des vers qui soient tels des bijoux / Afin de perdurer dans lavenir immense / [] / Je bois, immortel Horace, / Superflu, ta gloire. 

[50]  Ibid., p.194. Voir aussi le commentaire de ce souhait, ibid., p.1746 et dans Antonio Tabucchi, La Nostalgie, lAutomobile et lInfini, Le Seuil, Paris, 1998, p.58.

[51]  O.P., p.369.

[52]  Ibid., p.406.

[53]  Ibid., p.460.

[54]  Ibid., p.498.

[55]  Ibid., p.579.

[56]  Ibid., p.659.

[57]  Ibid., p.758.

[58]  Ibid., p.809.

[59]  Ibid., p.657-658.

[60]  Ibid., p.738.

[61]  Ibid., p.941.

[62]  Ibid., p.8.

[63]  Ibid., p.19.

[64]  Ibid., pp.65-66.

[65]  Non date prcisment mais remontant certainement la priode du  jour triomphal  : 8 mars 1914.

[66]  Cite dans ibid., p.1803.

[67]  Voir par exemple sa fameuse lettre dite  sur les htronymes , adresse Adolfo Casais Monteiro le 13 janvier 1935, reproduite dans Pessoa en personne, Jos Blanco d., trad. Simone Biberfeld, La Diffrence, Paris, 1986, p.302. Et, sur un autre registre, une lettre sa tante Anica, du 24 juin 1916, dans laquelle il raconte ses expriences mdiumniques. (Dans ibid., pp.178-182.)

[68]  Cite dans O.P., p.LXVI.

[69]  Ibid., p.1603.

[70]  Ibid., p.1596. Rappelons que la toute dernire phrase crite par Pessoa au chevet de son lit dagonie est anglaise :  I know not what tomorrow will bring. 

[71]  Voir par exemple Robert Brchon, ibid., p.XXXVII.

[72]  Voir par exemple Raymond Abellio, Cahiers de lHerne, Jean-Pierre Lombard d., ditions de lHerne, Paris, 1979, passim. Ou se reporter Raymond Abellio, La structure absolue, Essai de phnomnologie gntique, Gallimard, Paris, 1959.

[73]  O.P., p.1479.

[74]  Ibid., p.1494.

[75]  Ibid., p.1557.

[76]  Ibid., p.1465.

[77]  Ibid., p.1475.

[78]  Ibid., p.1449.

[79]  Ibid., p.1460.

[80]  Ibid., p.1502.

[81]  Voir ibid., p.1746.

[82]  Ibid., p.1539.

[83]  Ibid., p.1546.

[84]  Ibid., p.1539.

[85]  Un passage de ce pome varie un clbre thme nervalien : La treizime, qui est toutes les douze ensemble, / Reprsente son me et son fusionnement.  (Ibid., p.1538.)

[86]  Ibid., p.2036.

[87]  Cest le cas en particulier des traducteurs franais de langlais qui ont dclin loffre qui leur tait faite de traduire les pomes anglais de Pessoa.

[88]  Dans Yvette Kace Centeno et Stephen Reckert, Fernando Pessoa. Tempo. Solido. Hermetismo, Moraes Editores, Lisbonne, 1978, p.82.

[89]  Dans http://gherasim-luca.fr.

[90]  Vritable leit-motiv pessoen : voir par exemple dans O.P., pp. 283, 290, 717, 1762.

[91]  Ibid :  Les gens pensent toujours un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand jaurai le pouvoir...). Alors que le problme est celui dun devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter lenfant, le fou, la femme, lanimal, le bgue ou lՎtranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces et de nouvelles armes. 

[92]   Aux frontires de la littrature : les pomes franais de Fernando Pessoa , confrence prononce au Thtre-Pome de Bruxelles le 21 octobre 2002, tir--part publi par lInstitut Cames de Bruxelles.

[93]  O.P., p.1616. Dans cette citation et celles qui suivent nous soulignons par litalique lincongruit linguistique.

[94]  Ibid., p. 1613.

[95]  Ibid., p. 1622.

[96]  Ibid., p. 1634.

[97]  Ibid., p. 1635.

[98]  Ibid., p. 1631.

[99]  Ibid., p. 1634.

[100]  Ibid., p. 1647.

[101]  Ibid., p. 1631.

[102]  Ibid., p. 1621.

[103]  Ibid., p. 615.

[104]  Ibid., p. 509.

[105]  Ibid., p. 422. Campos fait aussi retentir lArt potique verlainien dans ce titre en franais dans le texte : De la musique (Ibid., p. 411.)

[106]  Ibid., pp. 1293 et sqq.

[107]  Ibid., p. 922.

[108]  Ibid., p. 812.

[109]  Ibid., p. 825.

[110]  Ibid., p. 1994.

[111]  Ibid., p. 1995.

[112]  Ibid., p. 1996.

[113]  Ibid., p. 864.

[114]  Ibid., p. 700.

[115]  Ibid., p. 1266.

[116]  Ibid., p. 1182.

[117]  Ibid., p. 518.

[118]  Voir ibid., p.1781, note 1.

[119]  Voir ibid., p. 1743.

[120]  Dans Teresa Rita Lopes, Pessoa indito, Livros Horizonte, Lisbonne, 1993, p.385.

 

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