Plus dune langue
Je suis une voix somnambule
Qui ttonne dans les tnbres.
[1]
Si lon a pris
pour titre cette sorte de mot dordre dont Derrida un jour a
suggr quil ferait la seule dfinition possible – brve,
elliptique, conomique – de la dconstruction [2], ce nest certes pas pour appliquer
ici une grille derridienne lhtroglossie cratrice chez Pessoa, cest
plutt parce que ce syntagme, dans sa rapidit, permet dabord un simple
constat initial (Pessoa a crit, de la posie notamment, en plus dune
langue ), mais peut-tre aussi une problmatisation spcifique de
lhtronymie, ds lors que cette dernire est entendue dans une perspective
acroamatique.[3]
Pour Derrida en
effet la langue merge dun inaudible pralable que le fait de parler ou
dՎcrire plusieurs langues nocculte pas ; bien au contraire, pourrait-on
dire, puisque la pratique cratrice dun certain multilinguisme rvlerait
selon lui un tropisme imprieux vers linou, faisant ainsi de la polyglossie
littraire une simple dynamique entre inaudible et inou, silence
antprdicatif et absolu linguistique, bref un mouvement tournant en rond dune
aphonie constitutive un phonocentrisme impossible et donc toujours diffr.
Cest du moins ce quon peut supposer lorsquon lit par exemple les lignes
suivantes : Bien sr, on peut parler plusieurs langues. Il y a des
sujets comptents dans plus dune langue. Certains crivent plusieurs langues
la fois (prothses, greffes, traduction, transposition). Mais ne le font-ils
pas toujours en vue de lidiome absolu ? et dans la promesse dune langue
encore inoue ? dun seul pome hier inaudible ? [4] On remarquera en outre que les
exemples, donns entre parenthses, de cette pratique cratrice du
multilinguisme se rfrent, pour les deux premiers, des processus de
mtissage des langues dans un texte littraire donn[5] et, pour les deux derniers, des
activits supposant des passages entre plus dune langue. Ces exemples sont
certes oprationnels chez Pessoa,[6] mais ils sont loin dՎpuiser les
dispositifs et les pratiques qui caractrisent lhtroglossie pessoenne :
par exemple crire des textes voire des recueils entirement en anglais,[7] crire des pomes en franais[8] et mme en publier trois,[9] cela ne rentre dans aucun des cas
susmentionns.
De plus, toute
lhtronymie selon Pessoa sengage depuis un site mental de nature
acousmatique, lequel suppose quil y a de laudible avant (et pendant) lusage
de plus dune langue, et mme sans doute aprs.[10] Cest le chevalier de Pas, ce
proto-htronyme de la tendre enfance, charg aprs la mort du pre de dire des
histoires et dՎcrire des lettres lorphelin de cinq ans, qui opre le dclic
paradigmatique. Il porte en effet son titre et arbore son nom en franais
dans le texte –
comme si notre plus dune langue tait impliqu ncessairement
par lՎmergence de lhtronymie –, et ses deux attributs le campent
comme un hros de passage, dont la prsence inaugurale se manifeste
acousmatiquement, et ce, sur plus dun plan : son titre voque une pope
faite de chevauches et autres nobles cavalcades,[11] son nom fait entendre les pas qui
disparaissent dans tous les couloirs avoisinant la perception et dont tant de
pomes pessoens se feront lenregistrement. Mais ces pas sont alors aussi une
langue, ce sont des pas de langues, cest un passage de langues, et cest ce
pralable qui va ouvrir la voie, travers lhtronymie,
lhtroglossie : dans les recoins reculs de loreille intrieure, il y a
un bruissement o se mlent plus dun bruit du monde mais galement plus dune
profration en langues , si cette allusion la glossolalie nous
est dores et dj permise ; cette Babel-Pentecte initiale distingue lexprience
pessoenne de lhistoire que [Derrida] raconte , de la fable
[quil se] raconte , de lintrigue dont il se dit le
reprsentant .[12] Elle nest pas sans analogies en
revanche avec une autre situation de laquelle Derrida se diffrencie tout en
lui rendant hommage : lexprience dcrite par Khatibi quand il
coute lappel de lՎcriture. Dj, on croit lentendre lՎcouter, cet appel,
au moment o celui-ci retentit. Il lui parvient en cho, il lui revient dans la rsonance
dune bi-langue. Khatibi tient contre son oreille la conque volubile dune
langue double. [13] Lappel du chevalier de Pas
retentit quant lui dans un paysage sonore surcharg dune part de tout le
bruit et de toute la fureur du monde et dautre part de la volubilit bariole
non seulement de plus dune langue mais encore de plus de deux
langues. Bien des pomes se rfrent lenvironnement acousmatique qui
sattache la pratique potique de Pessoa. On a lembarras du choix pour en
citer un exemple. Je recourrai ici cette strophe dun pome du Cancioneiro :
Silence ? Non : il y a
un bruit,
Un susurrement impossible,
Que lon nentend pas par loue,
Puisquil est ou par loubli[14]
Notons que la paronymie ou(e)/oubli fait cho au texte portugais qui
dit ouvido/olvido.
Mais ajoutons que le paradoxe final dun oubli qui entend pourrait permettre de
constituer une thorie de loubli comme intervalle ou creusement ncessaire
la constitution dune caisse de rsonance acousmatique : il y a l une
perspective de recherche stimulante, notamment pour passer au crible
acroamatique le motif phnomnologique oubli/appel , le refrain
psychanalytique du retour du refoul ou encore la figure
derridienne de la spectralit.[15] Bien entendu cet article nest pas
le lieu dun tel travail, en ce quil a au fond pour sujet lhtroglossie en
tant que dispositif acousmatique, autrement dit en tant que rception et
transformation dun susurrement impossible produit par plus dun
bruit du monde et par les bruissements de plus dune langue. En franais dans
le texte Pessoa na-t-il pas not un jour : Il y a en moi un
tumulte terrible [16] ? Si bien quon pourrait le
figurer comme tenant contre son oreille la conque plus que volubile dune
langue plus que double, ne serait-ce que parce que tout au fond une spectralit
acousmatique y remue :
Au fond de ma pense
Un chant est mon sommeil,
Un chant lent et secret
Sans mot pour lexpliquer.[17]
Un pome franais expose
dailleurs une sorte darchologie des langues qui non seulement dmontre
nettement quune langue nest jamais seule, mais encore prsente les raisons de
cette pluralit et, a contrario, les conditions de son oubli ou de son occultation. Une
langue nest jamais seule dabord parce que, sur un premier plan quon pourrait
dire surtout diachronique, elle est le produit retentissant de plusieurs
langues : le pote, n locuteur portugais, crit en loccurrence dans une
langue trangre (le franais) – dont il faut rappeler ici quelle est
dj double voire triple, tant en premier lieu langue denfance, celle dune
nourrice de langue franaise qui est par consquent lorigine de la
nomination du chevalier de Pas, en deuxime lieu langue scolaire, dans laquelle
Pessoa a excell en Afrique du Sud, et en troisime lieu langue dՎtude et de
culture, la bibliothque personnelle de lauteur pouvant lenvi en tmoigner
– ; de plus ce pome en franais se rfre aussi une langue qui se
laisse entendre et dans le franais et dans le portugais, le latin, lui-mme
pluriel puisquil sagit dj dun latin dform, latin de cuisine,
cest--dire latin accommod une sauce qui en altre le got classique et la
latinit mme. Mais sur un autre plan, la fois synchronique et achronique,
une langue nest jamais seule parce quil existe une langue commune toutes
les langues, une sorte de koin acousmatique, sans doute spectrale, sans doute recouvrant
le chant sans mot de la citation prcdente, mais ncessaire
toutes les autres ds lors quil sagit de raconter des histoires, cest--dire
de faire uvre littraire. Aussi ce pome dnie-t-il tout
grammacentrisme la capacit de transmission digtique et
potique sans recours acousmatique la pluralit des langues, les vivantes,
les mortes et la spectrale :
Vous avez tir cette histoire
Du texte de vieux parchemins.
Mais avaient-ils bonne mmoire
Dans leur lent et mauvais
latin ?
Et quelle est cette histoire
crite
De tout votre inutile soin ?
Cest celle de la sur maudite
Et du diable venu de loin.
Je la connais car je lai lue.
L o nest livre ni bouquin.
Dans l'me est l'me toute et nue...
Sans parchemins et sans latin.[18]
Il
faut noter que la langue spectrale nest pas consigne dans lՎcriture en
elle-mme, dont la mdiation dformante nest jamais quun inutile
soin . Ainsi seule une coute acousmatique[19] peut-elle enclencher la cration
potique et ce, pour une exprience dՎcriture qui rsonne sans cesse de tous
les bruissements de plus dun monde et de plus dune langue.[20] De fait, Pessoa donne ce dispositif
de cration en plus dune langue un nom qui prend en charge sa nature
acousmatique : Fictions de linterlude . Si plusieurs
acceptions sentrelacent dans cette formule, elles gravitent toutes autour de
la dimension musicale du dernier terme, lequel recouvre le dcalage ou
lintervalle dont la posie htronymique a besoin pour mettre en rsonance son
htroglossie partir du chant sans mot de la spectralit.[21] On na pas manqu de remarquer
quel point la scne htronymique sinstalle dans un lieu mental intervallaire,[22] et il faut sans doute maintenant
mettre en relation ce dispositif avec lusage de plus dune langue par
lhtronymie. Tout se passe en effet comme si, en se dclenchant
acousmatiquement, cette dernire mettait en rsonance, dabord la langue
spectrale, et, sa suite, les diverses langues pratiques, des degrs divers
de comptence, par Pessoa. Aussi lentre-deux pessoen peut-il bon droit tre
prsent comme lieu de la bablisation de la parole propre ,
autrement dit comme pralable ncessaire lexpansion dune langue du babil,
mais aussi de lՎtouffement, du bgaiement, de labme, du vertige.
Le cycle de pomes orthonymique portant le titre de Fictions de
linterlude traite,
on le sait, la fois de lՎmergence de lhtronymie et de la crispation
langagire qui fait de la langue potique un balbutiement rituel fond sur des
rcurrences sonores systmatiques, la faon de la musique charge dinduire
des tats de transe.[23] Derrida considre que comme
lavant-premier temps de la langue pr-originaire nexiste pas, il faut
linventer .[24] Ce qui le conduit parler de
lenclave clive dune rfrence peine audible ou lisible cette toute
autre
avant-premire langue, ce degr zro-moins-un de lՎcriture qui laisse sa marque
fantomatique dans ladite monolangue. [25] Le grammacentrisme se
traduit ici fortement, par exemple dans la prfrence grammatologique rvle
par la correction du peine audible acousmatique en
lisible faisant rfrence la lecture des yeux, ainsi que par la
spectralit visuelle de la marque fantomatique . En revanche, une
fois de plus, chez Pessoa, on se rend compte que le moins-un est
loin du compte, tant donn la constitution de lintervalle ou de linterlude.
Lorsque le pome bgaie cest quil donne entendre les coups de boutoir qui
viennent travailler sa langue vhiculaire depuis le plus dune
langue de son origine acousmatique. Il y a l le retentissement spectral
dun degr zro-moins-plus dun du pome, autrement dit dun
degr-zro-moins-n , entranant ispso facto un degr-zro-plus-n , autrement dit lhtronymie
(si lon se place du ct du style et de la voix), mais aussi lhtroglossie
(si lon se place du ct des langues utilises). Le degr-zro-moins-n chez Pessoa, cest de la
musique, du chant sans mot , comme le dmontrent lenvi tant de
pomes du Cancioneiro[26] mais aussi tel ou tel pome
htronymique[27] et encore lensemble du recueil
anglais intitul The Mad Fiddler.[28] Quant au degr-zro-plus-n , cest lhtronymie, pas
seulement celle qui se dcline en auteurs portugais (Caeiro,
Reis, Campos et les autres), mais aussi celle qui se dcline en langues :
langlais de lhtronyme potentiel de ladolescence Alexander Search, celui du
Mad Fiddler
prcisment, des sonnets, des pomes rotiques, etc., le franais de la
factie,[29] le franais de lՎpanchement
paradoxal,[30] le portugais archaque de Mensagem,[31] le portugais filtr par
Khayyam-Fitzgerald dans la srie des Rubayat,[32] etc. Cest cette autre forme
dhtronymie que lon peut appeler ainsi : htroglossie.
Il est temps de relever que dans le terme forg par Pessoa,
htronymie , le prfixe fait rfrence une altrit qui suppose
une altration : lautre dans le dispositif htronymique nest pas un
simple tour de passe-passe, il en est le moteur mme. Autrement dit, quil nous
soit permis de dtourner nouveau une formule de Derrida, sil y a
ncessairement htroglossie dans lhtronymie, cest que les langues, les
vivantes, les mortes, la spectrale, sont lautre qui fait se mouvoir tout le
mcanisme htronymique, sont venues de lautre, les venues de lautre.[33] Il y a donc par consquent chez
Pessoa un plurilinguisme de lautre retentissant en soi-mme, dans le for
intrieur acousmatique, mais il ne suffit pas den indiquer la pluralit
pour en rappeler la dimension daltrit, puisquil appert que Pessoa a tenu
marquer cette dernire dans le terme htronymie , et non dans un
terme qui et t multinymie ou plurinymie .[34]
On peut rappeler ici la pratique,
souvent indique par Pessoa dans ses textes, dun nomadisme travers
personnalits et langues charges les unes et les autres de relancer sans cesse
la machine de laltration :
Voyager ! Perdre des
pays !
tre constamment autre,
Car lՉme est sans racines
Si elle ne vit que de voir ![35]
Mais la question se pose alors de savoir si ce
nomadisme implique seulement une juxtaposition des personnalits et des langues
ou sil entrane ncessairement un vritable mtissage. Il semble que le
plus dune langue pessoen ne se limite pas la pluralit et au
passage incessant dune langue lautre sous le signe de cette dynamique qui
veut quon soit constamment autre . linstar du brouillage
incessant, tumulte terrible , quy opre la langue spectrale, il
existe un brouillage acousmatique, fait dentrelacs, de contrepoints, de
rsonances, entre les htronymes mais aussi entre les langues de
lhtroglossie. On pourrait donc se risquer mettre lhypothse dun
mtissage linguistique : de mme que les htronymes se font les chos
dformants les uns des autres, le portugais retentit dans langlais, langlais
retentit dans le portugais, le latin retentit dans le portugais de Reis, le portugais
et langlais retentissent dans le franais, etc. Sans oublier le retentissement
constant de la langue spectrale et, travers elle, du degr zro-moins-n de la musique et des paysages sonores
enregistrs par loreille intranquille de Pessoa.
Un
tel mtissage ne sՎlabore pas sous les espces de lhomognit et lon peut
rappeler ce propos quelques formules deleuziennes[36] : Le multilinguisme nest pas seulement
la possession de plusieurs systmes dont chacun serait homogne en lui-mme ;
cest dabord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque systme en
lempchant dՐtre homogne. Non pas parler comme un Irlandais ou un
Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire parler dans sa
langue soi comme un tranger. Bien des textes pessoens se rfrent
explicitement cette htrognit du mtissage induit par lhtroglossie.
Tel pome du
Cancioneiro joue de lhybridation
linguistique en la prsentant comme un modle oxymorique, dans lequel le contraste
cristallise lhtrogne :
Je suis portugais
langlaise :
Jai lՉme logique et truque.[37]
Un pome dAlberto Caeiro expose clairement comment
le discours amoureux peut tre une caisse de rsonance exemplaire de la voix
trangre mettant en vibration la voix propre :
Je ne sais pas parler parce que je suis en train
de sentir.
Je suis en train dՎcouter ma voix comme si elle
tait une autre
personne,
Et ma voix parle delle comme si cՎtait elle qui
parlait.[38]
Une ode de Reis rpercute les discours
dAristote parlant pour mieux rehausser la voix terrestre
caressante dՃpicure qui parle mieux lՎcoute
acousmatique du pote portugais no-paen.[39] Une autre de ses odes contient dailleurs cette
formule prenant en compte lՎcoute de laltrit : Tel voudrais-je
le vers : moi et autrui .[40] Une autre encore fait a contrario de Reis lhtronyme qui entend figer lՎtranget
intrieure dans une sorte de matrise langagire et quasiment grammatologique
charge de fixer le vertige :
Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, jignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
O lon pense, o lon ressent.
Jai davantage dՉmes quune seule.
Il est plus de moi que moi-mme.
Jexiste cependant
tous indiffrent.
Je les fais taire : je parle.
Les influx entrecroiss
De ce que je ressens ou pas
Polmiquent en qui je suis.
Je les ignore. Ils ne dictent rien
celui que je me connais : jՎcris.[41]
Un pome de Campos o franais, anglais et portugais
se rpondent fait aussi retentir en lui, par onomatopes, le bruit de leau
( shl, shl, shlbrtsher, shlbrtsher ) et le sifflement de la vapeur
( ou-ou-ou / ou-ou / ou-fff(ouhou ouff) / f.f. / (fff) ).[42] Un autre fait ce constat : tout est
littrature. / Tout nous vient du dehors, comme la pluie. / Le moyen ? Si
nous sommes pages appliques de romans ? / Traductions, mon petit. [43] Et lun des nombreux mots dordre de lhtronyme
flamboyant fait entendre la stridence intrieure qui marque laltration de soi
par plus dun tranger en soi :
Plus je ressentirai, plus je ressentirai comme
plusieurs personnes,
Plus jaurai de personnalits,
Plus intensment, plus stridemment je les aurai [][44]
Quant au recueil du Mad Fiddler, il regorge de notations consacres au
retentissement acousmatique de lՎtranget, comme dans le pome intitul Non-moi, titre emblmatique entre tous : Je suis
un esprit lointain, mme / Dans le lieu conscient de mon moi. [45]
Mais la formulation la plus nette de tout cela se
trouve sans doute dans le distique suivant, qui achve lun des Trente-cinq
sonnets de langue anglaise :
Une langue inconnue parle en nous, et nous-mmes
Nous en sommes des mots, dtourns du rel.[46]
Sur de tels fondements une tude plus pousse de
lhtroglossie pessoenne ne peut que recourir la logique des sries,
autrement dit la succession de parcours circonstancis et dment comments,
capables de jalonner diffrentes strates du dispositif global afin den aborder
les paramtres selon les divers plans de leur interaction. On se contentera ici
den baucher grands traits les perspectives.
Une premire srie dapproche se
constituerait partir de la formation intellectuelle et culturelle de Pessoa.
Elle pointerait dune part certaines interventions rvlatrices du jeune homme,
notamment lorsque, sous le nom de Charles Robert Anon, il envoie la presse
anglaise dAfrique du Sud des sonnets dnonant les exactions et larrogance de
limprialisme britannique.[47] Elle supposerait quune telle
dmarche rend bien compte de la tension prsuppose par lhtroglossie :
le devenir anglais se marque par des textes incendiant la
civilisation anglaise, comme si adopter langlais dans ces sonnets nՎtait
possible que dans lՎcart maintenu avec la vision du monde qui, historiquement,
accompagne cette langue. Mais elle mentionnerait dautre part les lectures
nombreuses, tant anglaises que franaises, auxquelles lՉpre et anxieux
adolescent sest adonn, afin de rendre compte du bouillonnement acousmatique
que ces lectures ont suscit : par exemple pendant lՎt 1905, en mme
temps quil dvore dans le texte original Keats (Early poems, Alastor), Shelley (Islam) et Shakespeare, mais aussi Candide et Micromgas, la Guerre des dieux de Parny et lHistoire des oracles de Fontenelle, Pessoa lit en
traduction franaise La Sonate Kreutzer de Tolsto. On comprend quanglais et franais sont
les vecteurs dune immense culture vraiment htroclite et confrant dores et
dj lhtroglossie future sa dimension de foire aux langues et aux ides.[48] La grande scne acousmatique
ncessaire au dploiement de lhtronymie se construit hors du temps, ce qui
entrane que le polylogue entretenu par lhtroglossie avec lhistoire de la
littrature et des ides ne se fera que rarement avec les contemporains, sauf
prcisment dans le domaine portugais, comme si la langue dorigine tait la
seule apte permettre une intervention dans lactualit littraire et
philosophique.
Dailleurs, sur le mme modle, une deuxime srie
pourrait tre consacre aux lectures de lՉge adulte, qui permettrait de mettre
en relief lapprofondissement du mtissage des cultures anglaise, franaise,
allemande et italienne. Certes les tropismes sont essentiellement anglais et
allemands, mais le franais sert encore souvent de vecteur pour laccs aux
textes allemands, comme ceux de Max Nordau par exemple. Lhtroglossie des
lectures continue de structurer lhtronymie et lhtroglossie cratrices
comme un immense palimpseste acousmatique, cest--dire comme un dispositif de
rsonances charg de faire retentir des chos entre des ples de plus en plus
nombreux et contrasts. De l les jeux frquents de renvois des auteurs ou
des formules dont luvre en son entier est coutumire au point den apparatre
souvent comme une sorte dimplicite trait de littrature gnrale et
compare : le schma des odes de Reis est principalement tir dHorace,
dont le pote portugais reprend aussi son compte la potique du
monument [49] ; Campos voudrait voir ses pomes publis chez
Plon ou au Mercure de France[50], crit un Salut Walt Whitman, dit son admiration pour Virgile et Milton[51], assassine Marinetti devenu acadmicien,[52] fait rfrence en pigraphe au pote et philosophe
anglais Soame Jenyns,[53] ou encore associe saint Augustin, Kant et Hegel dans
un pome mettant en abyme la tradition mtaphysique occidentale[54] ; luvre orthonymique de langue portugaise
joue avec beaucoup dauteurs portugais mais aussi, entre autres, avec le pote
espagnol Ramon de Campoamor[55], Coleridge[56], Radclyffe Hall[57], Dante[58], Amiel[59], Verlaine[60], Jules Laforgue, Gustave Kahn et Jean Moras[61] ; mme Caeiro ne se rfre pas quՈ Csario
Verde,[62] parangon du modernisme portugais, puisquil voque
Virgile[63] ou saint Franois dAssise[64]
La troisime srie sintresserait
lՎtude de la correspondance de Pessoa et montrerait par exemple quun nombre
non ngligeable de lettres projetes ou rellement envoyes sont crites en
anglais pour des destinataires anglophones ou en franais pour des destinataires
francophones. Et ce, principalement, pour des commandes de livres, soit auprs
de grandes librairies parisiennes ou londoniennes, soit auprs duniversits
dotes de publications qui intressent Pessoa, comme cest le cas de
luniversit de Toulouse en matire de philosophie, si lon en croit le
tmoignage de quelques documents archivs au Fonds Pessoa de la Bibliothque
Nationale de Lisbonne. Mais il existe aussi une correspondance plus littraire,
notamment une lettre mile Faguet,[65] reste sans doute lՎtat de
projet, dans laquelle Pessoa a cette formule : Maintenant la posie
portugaise est, je le crois bien, la premire dEurope, du monde [66] Ainsi, alors que ses lettres
portugaises, adresses sa famille, ses compagnons du modernisme ou ses
cadets admiratifs, sattachent selon divers modes faire le rcit comment de
son aventure htronymique jusques et y compris dans sa dimension
dhtroglossie,[67] ses lettres anglaises ou franaises
sont la plupart du temps consacres la projection de la langue, de la culture
et de la posie portugaise hors du pays. Comme exemple de ce chiasme, on peut
mettre en regard le projet de lettre Faguet avec cet extrait dune longue
lettre Armando Crtes-Rodrigues (19 janvier 1915), qui dit en portugais et
laspiration crer plus loin que le Portugal et la force des coups de boutoir
de lՎtranger lintrieur de soi : Maintenant que jai tout vu et
tout prouv, jai le devoir de me replier dans mon esprit, de travailler
autant que je pourrai et dans tous les domaines ma porte pour faire
progresser la civilisation et largir la conscience de lhumanit. Je voudrais
nen tre pas dtourn par mon dangereux temprament trop multilatral,
adaptable tout, toujours tranger lui-mme et incohrent lintrieur de
lui-mme. [68] Il est vrai que cest encore en
franais que Pessoa sadresse, et pour cause, un magntiseur parisien (10
juin 1919) afin de suivre des cours de magntisme par correspondance, ce qui
lui permet de se dfinir alors dune faon qui rehausse encore plus le
contraste signal dans la lettre portugaise prcite : dans cette dernire
la description du temprament se fait de manire
impressionniste ; dans la lettre au magntiseur cest un vritable
diagnostic : il sy dcrit en effet comme un
hystro-neurasthnique , autrement dit comme le lieu psychique
dun contraste permanent.
Aprs cet talonnage sri des
textes ambiants formateurs et des para-textes, la quatrime srie aborderait
luvre anglaise proprement dite, pour linterroger. Un des premiers pomes
anglais connus, dat du 12 mai 1901, Separated from thee [69], se dveloppe comme une variation
sur le thme de la sparation, et inaugure par l-mme le dispositif dՎcart ou
dintervalle qui sera ncessaire aux fictions de linterlude . Il
est dailleurs troublant de noter que ce qui est sans doute le dernier pome
anglais de Pessoa, rdig huit jours avant sa mort, semble revenir
trente-quatre ans plus tard sur cet espace ouvert par lՎloignement : mon
pauvre cur se languit / Dun je-ne-sais-quoi de lointain. / Il se languit de
toi, cest tout, / Il se languit de ton baiser. [70] Il faut peut-tre alors envisager
la posie anglaise de Pessoa comme lespace mental o se creuse lintervalle du
retentissement acousmatique, et donc comme la mise en place dune sorte de
pralable logique au mtissage gnralis que lhtronymie dans son ensemble
pratique tous azimuts. Si le chevalier de Pas tait vraisemblablement lusophone
malgr son nom franais, des pr-htronymes de ladolescence comme Charles
Robert Anon et son remplaant Alexander Search sexpriment en anglais et leurs
noms semblent venir complter et prolonger celui de leur lointain prdcesseur,
comme pour dfinir les premiers paramtres de ce pralable logique que commence
constituer leurs propres textes. En effet, rien nempche, ct de
linterprtation traditionnelle (Anon pour anonyme )[71], de considrer Anon en tant que a-non, cest--dire comme une double
ngation, mouvement opratoire ncessaire au creusement pralable de
linterlude, retournement du ngatif sur lui-mme comme dans le dispositif
abellien de la structure absolue [72] : ainsi anonymat paradoxal et
ngation nie participent-ils de la configuration de lintervalle. Quant
Alexander Search, il emprunte son prnom au conqurant et son nom la qute
spirituelle, ce qui fait un cho aux chevauches piques entendues dans le
proto-htronyme de lenfance, tout en lui ajoutant une dimension qui dsormais
sera insparable du cheminement pessoen.
Sur une telle disposition, luvre
anglaise pourra ds lors dvelopper toutes sortes dexplorations de
lintervalle. Les Trente-cinq sonnets en seront le baroque expos axiomatique : Notre
me infiniment se trouve loin de nous. / [] / Vers notre tre profond
nous sommes les sans-ponts / Voulant pourtant clamer leur pense leur
tre. [73] ; Quand jentends,
cest Entendre, avant moi, qui entend. / [] / Comme si
dchiffrant la clef dun cryptogramme, / Nous le trouvions crit en langage
inconnu. [74] The Mad Fiddler quant lui varie le thme de
lapparition-disparition caractristique de ce que fait scintiller ou rsonner
lintervalle : cest dans ce recueil que se trouve par exemple le pome
consacr au roi des failles , seigneur de ce qui existe
entre chose et chose, / Des tres interposs, de cette part de nous / Qui se
dploie entre notre veille et notre sommeil, / Entre notre silence et notre
parole, entre / Nous et la conscience du nous [75] Antinos et pithalame abordent la question sexuelle selon
le mme principe : le premier commence par un vers insrant violemment le
paysage extrieur et ses intempries dans lespace intrieur ouvert par la
perte de lՐtre cher ( La pluie dehors tait glace dans lՉme
dHadrien. [76]), pour sachever sur lՎvocation
dun sommeil marqu par un retentissement acousmatique ( une voix rsonna
l-bas dans les jardins [77]), aprs avoir rempli de discours la
distance sparant Hadrien vivant dAntinos mort ; le deuxime prsente
aussi un dbut en fanfare visant tout remplir de jour ( Ouvrez grand
les persiennes, que je jour pntre / Comme une mer, comme un
fracas ! [78]), avant de dployer la violence
fantasmatique dՎtreintes attendues ( Mais tout cela nest que
spculations, promesses, ou rien / Que la moiti de lattraction du rut, / Et
tout cela nest que dsir en pense ou sans lendemain / Ou mis en uvre pour
assouvir le dsir. [79]). Il nest pas jusquaux pitaphes
imaginaires de la plaquette Inscriptions qui ne participent de la dfinition de
lintervalle : en effet, elles transportent la conscience non seulement
dans la mort dautrui mais aussi dans la mort de soi, la dernire pitaphe
mettant en abyme les treize autres, avant de redire la position privilgie,
lՎcart, du scripteur : Ma main / A ci-inscrit ces
pitaphes, je ne sais trop pourquoi, / Dernier, de l les voyant tous, dans la
foule en partance. [80]
La fonction dexploration de
lintervalle qui semble dvolue luvre potique anglaise se retrouve
dailleurs dans les frquentes auto-traductions dont nous avons conserv la
trace : renvoyons par exemple aux documents consignant la traduction dOpirio (Opiarium) en Opiary, assortie des commentaires venant
gloser ces articulations,[81] cest--dire venant prouver leur
validit en tant que figurations de lintervalle.
Quelques cas particuliers sont
commenter, ceux o crivant un pome en anglais, Pessoa le dote dun titre ou
dun para-texte en franais. Trois pomes du Mad Fiddler portent ainsi un titre venant
inscrire un cho baudelairien dans ce recueil post-symboliste charg par
ailleurs de faire retentir acousmatiquement lintervalle : deux de ces
titres font rfrence la passante pour la relier au
traitement spcifique de lapparition-disparition laquelle le livre sadonne
(LInconnue[82], La Chercheuse[83]) ; le troisime ralise mme
un chass-crois : Baudelaire ayant adopt le terme anglais Spleen, Pessoa attribue le mot franais Ennui pour titre lun de ces pomes
anglais, dont le premier vers, son tour traduit, donne ceci : Sous
un ciel bas et sombre [84] Ennui et LInconnue font dailleurs partie dune
section (Jardin-Fivre) o lon trouve un pome intitul Isis, cho net Grard[85], et dont le pome initial, ponyme,
porte sur lun de ses documents de travail la mention, en franais dans le
texte : la manire de Saint Mallarm .[86] Ainsi donc Pessoa indique, en
franais, non sans doter lintervalle ainsi mis en exergue dune certaine
vibration ironique, que dans ce pome il a crit langlais selon la faon
dՎcrire le franais qui tait celle dun auteur connu pour avoir, notamment
sur le plan syntaxique, travaill dans un cart immense par rapport la langue
franaise en gnral et aux langues des potes franais en
particulier... Dans ce texte, priv de ponctuation, le franais nest pas
directement prsent dans langlais : ce qui vient battre dans un anglais
trange, cest lՎtrange syntaxe franaise de Mallarm, mtissage subtil
Ouverture et ouvraison de
lintervalle, luvre anglaise est faite dailleurs dans un anglais
impossible , en ce que ce travail de lintervalle se fonde sur un
mtissage constant entre diffrents niveaux de langue, diffrentes poques de
la langue mais aussi diffrents styles venus des auteurs anglophones chers
Pessoa. Cela explique sans doute pourquoi les lecteurs anglophones[87] ont tant de mal la lire, mais
leur malaise nest pas sans intrt pour notre rflexion. Un commentaire du
pessoen anglais Stephen Reckert est ce titre riche
denseignements : Lintrt des vers anglais de Pessoa nest pas potique. Il ne lest pas, parce que ce
nest que de loin en loin quils sont de lauthentique posie ; et quand
ils le sont, cest ncessairement de la posie mineure [] Lintrt de ces
vers est surtout psychologique et idologique. [88] On ne sintressera pas ici la
critique des catgories de jugement auxquelles ce passage recourt, parce quon
souhaite plutt le considrer comme un indicateur de la monstruosit
drangeante de langlais crateur de Pessoa. Or, sous cet angle, le terme de posie
mineure utilis par Reckert nest pas sans entrer en rsonance avec la
remarque suivante de Gilles Deleuze : Nous devons tre bilingue
mme en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure lintrieur de
notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. [89] En sorte que lon peut affirmer que
Pessoa, en faisant un usage mineur et dconcertant de la langue
anglaise, explore logiquement lintervalle quelle lui ouvre, tant donn quil
sagit pour lui, travers le dispositif htronymique, de devenir autre, de
sentir tout de toutes les manires [90]. Do la confirmation que
lhtroglossie est ncessaire son entreprise et quelle ne consiste pas
seulement utiliser plus dune langue , mais aussi, grce au
mtissage impliqu par lintervalle acousmatique, faire de chacune de ces
langues plus dune langue soi toute seule, en tout cas dy
donner entendre, jeu-entre ou intervalle se mettant jouer
(comme on le dit des pices dun rouage en phase de dysfonctionnement), le
devenir-minoritaire cher Deleuze.[91]
La cinquime
srie questionnerait luvre franaise afin dy mettre lՎpreuve les
traits caractristiques qui viennent dՐtre brosss dans leurs grandes lignes
propos de luvre anglaise. Nous nous contenterons ici de renvoyer notre
formule suivante, prleve sur le texte dune confrence portant sur les pomes
franais[92] : Parole abolie autant
que maintenue : telle est lՎtrange dimension que prennent les pomes
franais de Pessoa, aux frontires de la littrature. En effet, de
manire encore plus mineure que les pomes anglais, les pomes
franais font entendre une autre langue dans le franais, et le
tumulte terrible sy traduit, entre autres, par des tournures
comme coffret de ivoire [93], lombre / Jettait sa noirceur [94], tout est t / Autour de moi [95], le jour est brve [96], La plaine est infinite [97], mais aussi par des inventions
lexicales telles que Banales et enrubannment heureuses [98], hyperexcrable [99] ou larmes
circomprises [100], ou encore par des nuds
syntaxiques comme Il fait douleur [101] ou Aux frontires
dil-nest-plus-jour [102]. Une tude est faire de toutes
ces dissonances souvent heureuses, ainsi que des bizarreries de prosodie quon
peut entendre dans ces textes, mais elle ne sera vraiment possible que lorsque
toute la production franaise aura t tablie, ce qui est loin dՐtre le cas.
En revanche, il est utile de
rflchir lutilisation du franais dans les textes portugais ou anglais. Nous
avons dj parl plus haut de certains titres franais de pomes du Mad
Fiddler. Lun
deux, LInconnue,
est aussi le titre dun pome portugais[103], comme sil portait l aussi la
trace dun retentissement baudelairien tenace, qui se donne entendre galement
dans ces titres de pomes de Campos : L-bas, je ne sais o[104] et Cul de lampe.[105] Ces insertions de franais
font penser ce que les traits en usage dans les conservatoires appellent des
notes trangres lharmonie : sur une base harmonique donne
ces notes venues dailleurs font entendre leur diffrence et semblent faire par
l tout lintrt dun moment musical. On les appelle aussi, dans certaines
configurations, notes de passage , et lexpression nest pas sans
porte dans les phnomnes qui nous retiennent ici : avec ces mots
franais, quelque chose en effet passe dans les textes portugais
ou anglais, au double sens dune importation (depuis le franais) et dun
passage (une rsonance sՎlve puis disparat dans le roulement continu du
pome). Sans doute de tels phnomnes acousmatiques sont-ils comme des balises
orientant lespace intervallaire des fictions de linterlude . La
srie portugaise portant sur la musique de la ressouvenance et
dote du titre franais Un soir Lima[106] emprunte ce dernier une pice
pour piano dun certain Felix Godefroy (1858-1897). Ce syntagme fonctionne dans
les pomes comme un refrain cristallisant la ressouvenance, et donc, au bout du
compte, creusant lintervalle dans sa dimension irrmdiable. Sans doute cela
se fait-il l aussi sur le mode mineur , mais qui nentend quun
tel mode est propice lՎvocation des marges, de lՈ-ct, de loblique, bref
de linterlude ? cet gard un pome du Cancioneiro mrite dՐtre cit ici, en ce que
dune part sa premire strophe nomme explicitement la force
trangre qui travaille toute lentreprise pessoenne, et que dautre
part il sachve sur lՎvocation paradigmatique dune prise de maquis, et ce,
dans un contexte franais, justement :
Qui donc a fait de moi ce quaujourdhui je
suis ?
Quelle force trangre, occulte
au fond de moi,
En qui je ne voulais tre ma
fix lՐtre ?
Quoi quil en soit, je suis celui
qui est ainsi.
Les vestiges du tout dernier de
mes remords
Ont soulev leurs ailes au-dessus
do je rve,
Et mon tre est pareil quelque
bandit corse
Que chasse travers monts la
police de France.[107]
Ce banditisme emblmatique sur tous
les grands chemins de la pense et de la posie trouve lune de ses modalits
les plus fortes dans lexprience mdiumnique, quune sixime
srie thmatiserait. On y retrouverait le plein rgime des acousmates,
pris dans leur sens fort de voix dorigine inconnue, et la glossolalie
proprement dite gagnerait l sa place dans le concert de plus dune
langue . Parfois en effet loreille intrieure de Pessoa consigne une
sorte denregistrement effar de ce genre de voix, qui se dtachent soudain du
tumulte terrible , mais qui demeurent incomprhensibles et sont
donc renvoyes au cri animal, comme laboiement des chiens[108] ou le coasement des grenouilles[109] : Toutes les choses qui
se trouvent dans ce monde / Ont une histoire, / Sauf ces grenouilles qui
coassent tout au fond / De ma mmoire./ [] / Coassent tout au bout / Dune me
ancienne qui se tient en moi, norme, / Les grenouilles, sans moi.
Parfois encore, une voix sexprime en portugais (ou en anglais) et dicte
Pessoa un texte, le plus souvent un pome, avant de communiquer son nom, dont
laspect est vritablement glossolalique. En effet, ces esprits
qui font en quelque sorte effet de langues de feu sappellent Wardour, Vadooisf, Voodoist, et mettent en abyme dans leur
dicte le retentissement acousmatique : Nos mots passent, dans
lair / Se fltrit leur cho. [110], Le halo rare noir / Flotte
dans lintervalle / Entre moi-mme et moi. [111], Nous passons prs / Du
rve, irrvls / Tourbillon invisible, faucille / De silence qui
tourne [112] Au cur mme de Babel la terrible
et tumultueuse, cest alors den dans lExil [113] qui se donne entendre.
La septime srie exposerait le
paradoxe que luvre portugaise constitue, plus encore que les uvres franaise
ou anglaise, le lieu mme de lՎchange fructifiant qui confre au plus
dune langue son rgime le plus intense, comme si les pomes portugais
dclinaient tous, selon leurs faons respectives, un exil de langue dans la
langue dՃden propre au pote. Cette analyse tournerait principalement autour
du terme de saudade . Portugais langlaise , ou
encore la corse , Pessoa nen revendique pas moins, contraste
fcondant, sa langue comme intervalle et interlude, sans doute aussi comme
intranquillit , selon le diapason de la saudade :
Jai pass loin le long du monde,
Je suis tel et quel il ma fait,
Mais je garde en lՉme de lՉme
Mon me vraie de Portugais.
Et le Portugais cest :
saudades.
Parce que seul les ressent bien
Celui qui de ce mot dispose
Afin de dire quil en a.[114]
De fait, par-del les relations qui
se tissent dans luvre portugaise avec les Horace, Virgile, Dante, Ptrarque,
Leopardi, Milton, Shakespeare, Whitman, Verlaine et autres Mallarm ou
Laforgue, il semble bien que dautres se nouent avec tout un pass de la
langue, non pas avec Cames, que Pessoa confine dans un non-dit presque
permanent, mais avec le Nostradamus portugais, le savetier Bandarra, et avec
celui quil appelle empereur de la langue portugaise [115], le jsuite Vieira. De l, entre
autres, linsistant archasme du portugais de Message et ce souci constant d
our, pareil un pardon, / travers la leon dune rminiscence, / Le
portugais ancien parl par locan ! [116] Lautre nom du
mtissage impliqu par plus dune langue serait donc pour
Pessoa : intranquillit, celle qui na de cesse de parcourir linterlude pour
accomplir la tche toujours recommencer qui consiste faire vibrer ce quil
a appel un jour, la mme poque (dbut des annes 10) laquelle il a forg
le concept des fictions de linterlude , Cymbales
dImperfection .[117]
Cest ainsi que, pour conclure
provisoirement ces sries de rflexion, il faut sans doute mettre lhypothse
suivante : si Pessoa se trouvait pris dans un mouvement lincitant
crer des civilisations , tre pluriel comme
lunivers , tre plus accompli que Cames (sans doute coupable de
navoir arpent lespace intervallaire quՈ moiti[118]) ou que Nietzsche (en devenant
plus complet , plus complexe et plus
harmonique que le surhomme nietzschen[119]), tre un nouveau Shakespeare, un
nouveau Bandarra ou un nouveau Vieira, cest sans doute cause de la ncessit
du plus dun quimpliquait pour lui lexprience acousmatique.
Aussi, traversant les systmes et les cultures, mais aussi les langues ( tous
les sens de ce terme), lhtronymie-htroglossie pessoenne tente-t-elle sans
cesse de renouer, par tous les moyens, avec son degr zro-n , la musique : La
vertu principale de la littrature – nՐtre pas de la musique – est
en mme temps son principal dfaut. [120]
Patrick Quillier
Universit de Nice-Sophia Antipolis
[1] Fernando Pessoa, uvres potiques, Pliade, Gallimard, Paris, 2001,
p.1832 [O.P.]
[2] Dans Mmoires pour Paul de Man, Galile, Paris, 1988, p.38.
[3] Voir la justification de cette
perspective dՎcoute de luvre pessoenne dans O.P., pp.1832-1833.
[4] Dans Le monolinguisme de lautre, Galile, Paris, 1996, p.126.
[5] Comme les Cantos dEzra Pound en fournissent un
paradigme clatant.
[6] Par exemple : prothses et greffes
dans les Odes de
Campos ; traductions diverses, notamment du Corbeau de Poe en portugais ou des pomes
dAntnio Botto en anglais ou en franais ; transpositions incessantes
comme la srie des Rubayat, inspire par la lecture des traductions anglaises des
textes dOmar Khayyam
[7] Voir O.P., pp.1335-1604.
[8] Ibid., pp.1613-1648.
[9] Trois chansons mortes, publies dans la revue Contempornea, n7, Lisbonne, janvier 1923, voir O.P., pp. 1613-1614.
[10] Voir ma formule selon laquelle il
est possible de dfinir les voix htronymiques comme des acousmates, cest--dire des sons fictifs ou
hallucins, sons eux-mmes contenant, comme des rsonances ou des vocations,
dautres acousmates, qui sont les paysages sonores auxquels les htronymes se rfrent,
mais aussi tous les effets quasi musicaux des langues quils utilisent.
(O.P., p.1833.)
Si lon considre la dernire expression comme dsignant non seulement les
faons dutiliser la langue choisie par chaque instance htronymique, mais
aussi la pluralit mme des langues dans le dispositif htronymique, on peut
trouver dans cette formulation une approche acroamatique instructive de la
question pose par le prsent article.
[11] Un pome du 18 janvier 1935 fait
peut-tre entendre sur la fin de la vie de Pessoa lՎpope inaugurale mene par
le chevalier de Pas : chevalier / Du Moyen ge qui ne se trouve
quen nous, / Parti la recherche danonymes aeux (O.P., p.979.)
[12] Dans Le monolinguisme de lautre, op. cit., p.64.
[13] Ibid.
[14] O.P., p.836.
[15] Dune certaine faon loubli de lՎcoute
en tant quoubli de loubli-qui-entend sopre de faon magistrale en mme
temps que concerte dans la critique raisonne et systmatique que Derrida a
produite de ce quil a appel le phonocentrisme : si pour
lui la phon est
un supplment abusif didalit contaminant le silence du texte crit, il
sensuit que loreille doit tre imprativement subordonne lil dans toute
opration de pense. Mais il importe de noter quen recourant la notion de spectralit Derrida varie une fois de plus ce
thme visuel, tout en permettant, sans doute son insu, le retour de lՎcoute.
Chez Pessoa en revanche le spectre est toujours sonore : Qui
joue ? Sylphes ou gnomes ? / Parmi les pins affleurent / Ombres et
souffles brefs / De rythmes musicaux. (O.P., p.563.) – Parmi les bois, parmi les bois,
/ Parmi les bois qui clair de lunent, / Passe, fantme ou tout juste, / Ombre
compose de secret, / Une prsence faite dair. (O.P., p.727.) – Rien nest
rel, et rien en ses vains mouvements / Na pour le maintenir de forme dfinie,
/ Trace vue dune chose entendue seulement. (O.P., p.1033.) – Une voix
brille dans la nuit / Du cur du Dehors je lai oue (O.P., p.1200.)
[16] O.P., p.1624.
[17] Ibid., p.765.
[18] O.P., pp.1617-1618.
[19] Jentends quelquun dinexistant
/ Chanter tout cela que je pense. (O.P., p.774.)
[20] Si lon rapporte cette rflexion la
vertigineuse disparition de bien des langues dans le monde contemporain, il
semble que la dfense et lillustration de la dimension acousmatique des
langues, les vivantes, les mortes, la spectrale, puisse tre rapproche de
cette injonction de Nelly Sachs : Peuples de la terre / Ne
dtruisez pas lunivers des mots / Ne coupez pas avec les couteaux de la haine
/ Le son qui naquit avec le souffle.
(cite par Marie-Claire Pasquier
dans Dix-huitimes assises de la traduction littraire (Arles 2001), Atlas / Actes Sud, Paris / Arles,
2002, p.17.)
[21] Voir, dans O.P., p.1813, notre commentaire au
cycle de pomes ponyme : Pessoa appelle Fictions de linterlude lensemble de sa production
htronymique : la mtaphore musicale de linterlude se superpose ici
lՎtymologie qui fait de inter-lude un jeu entre ,
en loccurrence entre les diffrentes voix htronymiques. Chacun des
htronymes est sensible un paysage sonore spcifique, et se caractrise par
des attitudes dՎcoute particulire, notamment en ce qui concerne la langue
quil est charg de manipuler. Ce cycle de pomes est comme une sorte de mise
en abyme de lhtronymie dans son ensemble.
[22] Voir entre autres mon article Pessoa entre entre et entre dans Entre Esthtisme et
Avant-gardes,
textes runis par Judit Karafith et Gyrgy Tverdota, Universitas, Budapest,
2000.
[23] O.P., pp.1813-1815.
[24] Dans Le monolinguisme de lautre, op. cit., p.122.
[25] Ibid., p.123.
[26] Voir, entre autres, O.P., pp.826, 863-864, 882, 890-891,
917, 949, 975...
[27] Voir, entre autres, O.P., pp.19, 93, 177, 226, 235,
411-451, 504-506
[28] O.P., pp.1503-1569.
[29] Voir O.P., p.1621, p.1634.
[30] Voir le pome tardif consacr
lՎvocation pathtique de la mre disparue : O.P., pp.1619. Ou encore cette
traduction franaise indite que Pessoa effectue dun pome sans quivoque
dAntnio Botto : Venez regarder la merveille / De son corps adolescent
! / Le soleil le fait ruisseler / De lumire, / Et la mer, ses pieds,
sallonge / En des gestes de luxure. // Javance. Je cherche le voir —
/ De plus prs La lumire est telle / Que tout autour brille / Amplement,
diffusment // Il est nu ; il joue, il bondit / Sur le sable de la plage /
Cest comme un astre qui luit. / Je cherche le voir et ses yeux / Peureux, se
refusent aux miens / Ils te refusent / Mon cur devient triste et las. //
Mais dans ce regard fugitif / Jai pu voir lՎternit / De ce baiser / Que je
ne mrite pas.
[31] Voir le pome Notre glorieuse langue (O.P., p.1277.) et sa notule (ibid., p.1977.)
[32] Voir la fin de la notice consacre cet
ensemble, ibid.,
p.1916.
[33] La phrase de Derrida dont nous donnons
ici un cho distordu est la suivante : la langue est lautre,
venue de lautre, la venue de lautre. (Dans Le monolinguisme de lautre, op. cit., p.127.)
[34] Si lon garde lesprit le ncessaire
intervalle acousmatique qui permet le dploiement et de lhtronymie et de
lhtroglossie, la formule suivante de Michel Deguy, dcontextualise (elle a
rapport la question de la traduction), pourrait servir dsigner la
pluralit des langues chez Pessoa, tout en manquant dune part la langue
spectrale et dautre part la force de laltrit travaillant tout le
dispositif : Lentre-deux serait plutt une tierce langue, une
autre langue existante, bien relle, historique, ou une autre uvre de langue,
et au pluriel, comme si je disais : entre le franais et
langlais, il y a lallemand, et pas mal dautres . (Dans Dix-huitimes
assises de la traduction littraire (Arles 2001), op.cit., p.25.)
[35] O.P., p.845.
[36] propos de Ghrasim Luca, un
grand pote parmi les plus grands , dans http://gherasim-luca.fr.
[37] O.P., p.796.
[38] Ibid., p.46.
[39] Ibid., p.116.
[40] Ibid., p.165.
[41] Ibid., pp.171-172.
[42] Ibid., pp.338-339.
[43] Ibid., p.425.
[44] Ibid., p.345. Cest nous qui soulignons
ladverbe acousmatique.
[45] Ibid., p.1511.
[46] Ibid., p.1491.
[47] Voir ibid., pp.1346 et 1350-1351pour les
sonnets, et 1997-1998 pour un complment dinformation.
[48] En novembre de la mme anne Pessoa lit
en franais Platon, Fouille, Cousin, Ribot
[49] Voir par exemple O.P., p.144 : Je veux des
vers qui soient tels des bijoux / Afin de perdurer dans lavenir immense / []
/ Je bois, immortel Horace, / Superflu, ta gloire.
[50] Ibid., p.194. Voir aussi le commentaire
de ce souhait, ibid., p.1746 et dans Antonio Tabucchi, La Nostalgie, lAutomobile et
lInfini, Le Seuil,
Paris, 1998, p.58.
[51] O.P., p.369.
[52] Ibid., p.406.
[53] Ibid., p.460.
[54] Ibid., p.498.
[55] Ibid., p.579.
[56] Ibid., p.659.
[57] Ibid., p.758.
[58] Ibid., p.809.
[59] Ibid., p.657-658.
[60] Ibid., p.738.
[61] Ibid., p.941.
[62] Ibid., p.8.
[63] Ibid., p.19.
[64] Ibid., pp.65-66.
[65] Non date prcisment mais remontant
certainement la priode du jour triomphal : 8 mars 1914.
[66] Cite dans ibid., p.1803.
[67] Voir par exemple sa fameuse lettre dite
sur les htronymes , adresse Adolfo Casais Monteiro le 13
janvier 1935, reproduite dans Pessoa en personne, Jos Blanco d., trad. Simone
Biberfeld, La Diffrence, Paris, 1986, p.302. Et, sur un autre registre, une
lettre sa tante Anica, du 24 juin 1916, dans laquelle il raconte ses
expriences mdiumniques. (Dans ibid., pp.178-182.)
[68] Cite dans O.P., p.LXVI.
[69] Ibid., p.1603.
[70] Ibid., p.1596. Rappelons que la toute
dernire phrase crite par Pessoa au chevet de son lit dagonie est
anglaise : I know not what tomorrow will bring.
[71] Voir par exemple Robert Brchon, ibid., p.XXXVII.
[72] Voir par exemple Raymond Abellio,
Cahiers de lHerne,
Jean-Pierre Lombard d., ditions de lHerne, Paris, 1979, passim. Ou se reporter Raymond Abellio,
La structure absolue, Essai de phnomnologie gntique, Gallimard, Paris, 1959.
[73] O.P., p.1479.
[74] Ibid., p.1494.
[75] Ibid., p.1557.
[76] Ibid., p.1465.
[77] Ibid., p.1475.
[78] Ibid., p.1449.
[79] Ibid., p.1460.
[80] Ibid., p.1502.
[81] Voir ibid., p.1746.
[82] Ibid., p.1539.
[83] Ibid., p.1546.
[84] Ibid., p.1539.
[85] Un passage de ce pome varie un clbre
thme nervalien : La treizime, qui est toutes les douze ensemble, /
Reprsente son me et son fusionnement. (Ibid., p.1538.)
[86] Ibid., p.2036.
[87] Cest le cas en particulier des
traducteurs franais de langlais qui ont dclin loffre qui leur tait faite
de traduire les pomes anglais de Pessoa.
[88] Dans Yvette Kace Centeno et Stephen
Reckert, Fernando Pessoa. Tempo. Solido. Hermetismo, Moraes Editores, Lisbonne, 1978,
p.82.
[89] Dans http://gherasim-luca.fr.
[90] Vritable leit-motiv pessoen : voir
par exemple dans O.P., pp. 283, 290, 717, 1762.
[91] Ibid : Les gens pensent
toujours un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand jaurai le
pouvoir...). Alors que le problme est celui dun devenir-minoritaire :
non pas faire semblant, non pas faire ou imiter lenfant, le fou, la femme,
lanimal, le bgue ou lՎtranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles
forces et de nouvelles armes.
[92] Aux frontires de la
littrature : les pomes franais de Fernando Pessoa , confrence
prononce au Thtre-Pome de Bruxelles le 21 octobre 2002, tir--part publi
par lInstitut Cames de Bruxelles.
[93] O.P., p.1616. Dans cette citation et celles qui suivent
nous soulignons par litalique lincongruit linguistique.
[94] Ibid., p. 1613.
[95] Ibid., p. 1622.
[96] Ibid., p. 1634.
[97] Ibid., p. 1635.
[98] Ibid., p. 1631.
[99] Ibid., p. 1634.
[100] Ibid., p. 1647.
[101] Ibid., p. 1631.
[102] Ibid., p. 1621.
[103] Ibid., p. 615.
[104] Ibid., p. 509.
[105] Ibid., p. 422. Campos fait aussi
retentir lArt potique verlainien dans ce titre en
franais dans le texte : De la musique (Ibid., p. 411.)
[106] Ibid., pp. 1293 et sqq.
[107] Ibid., p. 922.
[108] Ibid., p. 812.
[109] Ibid., p. 825.
[110] Ibid., p. 1994.
[111] Ibid., p. 1995.
[112] Ibid., p. 1996.
[113] Ibid., p. 864.
[114] Ibid., p. 700.
[115] Ibid., p. 1266.
[116] Ibid., p. 1182.
[117] Ibid., p. 518.
[118] Voir ibid., p.1781, note 1.
[119] Voir ibid., p. 1743.