Le travail de lĠombre

(notes sur Paul Celan)  

 

 

 

Ç Cruche de terre.

Cruche de terre o la main du potier sĠest greffŽe.

Cruche de terre que la main dĠune ombre a pour toujours scellŽe.

Cruche de terre avec le sceau de lĠombre. È

 

 

 

 

            Quatre vers dĠAssise [1], dĠune simplicitŽ foudroyante, comme souvent chez Celan. Effet dĠŽnigmatique Žvidence, dĠÇ obscure clartŽ  È peut-tre – Celan, citant Pascal, reprend lĠidŽe que les potes font profession de lĠobscur : Ç Ne nous reprochez pas le manque de clartŽ puisque nous en faisons profession È [2]  –, effet de profondeur lumineuse dĠun sens qui semble sĠŽvanouir au moment mme o il se donne. Son Žpanouissement, sa germination dans les mots en signe la consumation immŽdiate : la rŽpŽtition nĠaboutit pas ˆ la position de lĠobjet, ˆ la plŽnitude de cette cruche de terre que les anaphores font surgir et ressurgir, mais ˆ sa disparition. Le sceau de lĠombre recouvre finalement lĠobjet en mme temps quĠil le produit, il le subtilise ˆ notre imagination au moment o il le fait para”tre. Peu ˆ peu sĠajoute ˆ la cruche, exposŽe au premier vers comme seule et unique rŽalitŽ apparemment tangible et solide, ce par quoi elle se dŽrŽalise : sa forme, trace du travail et de la main de lĠhomme qui nous la rend presque invisible.

La rencontre de la matire et de la forme ouvre un espace qui est un territoire de lĠombre, que lĠombre fait para”tre : la densitŽ de la chose, la consistance de la matire, la plŽnitude de lĠŽtant sombrent dans ce versant mystŽrieux o le rŽel se dŽdouble et se rabat sur son propre vestige. ThŽ‰tre de dŽrŽalisation : au moment o lĠobjet vient ˆ tre et se profile dans lĠexistence, sa forme nĠest plus ce qui le soutient, lĠidentifie et le configure, mais ce qui lĠefface. Le travail, la production, ne sont plus que travail de lĠombre, Ïuvre du nŽgatif :

 

Ç Cruche de terre que la main dĠune ombre a pour toujours scellŽe

Cruche de terre avec le sceau de lĠombre. È

 

Le regard que le vers nous fait porter sur lĠobjet le couvre peu ˆ peu dĠabsence, la chose est voilŽe de privation : la cruche a certes Ç pour toujours  È ŽtŽ scellŽe, ce qui en un sens lĠinscrit dans la durŽe, la permanence de la chose et de la substance. Mais ce qui la scelle, ce ˆ quoi elle est scellŽe, cĠest lĠombre, trace invisible et inconsistante. La main est devenue ombre, et lĠombre fait na”tre la cruche comme rŽsultat du travail manuel. CĠest le rien – dont on va voir quĠil occupe chez Celan une place cruciale – qui produit lĠobjet : celui-ci est pour toujours hantŽ par le nŽant de lĠombre. Ce que produit le potier, ce nĠest donc pas quelque chose, mais une transformation par le rien : de la terre informe na”t peu ˆ peu la cruche comme forme dĠun travail qui ne produit pas un objet mais ne fait que laisser une trace. Le travail – ce par quoi lĠhomme fait le monde en tant que monde – nĠest plus crŽation, production, il nĠest que manipulation dĠune matire premire qui laisse Žmerger une forme fant™me, un sceau sans lumire. Comme si lĠinvisible pouvait seul rendre possible lĠobjet et lui donner rŽalitŽ.

 

Tout se mle dans une forme de rŽalitŽ qui se rŽvle impossible : la cruche et la main sĠagencent et se fondent dans la rŽpŽtition qui les unit pour finalement les abolir. Ce qui donne, apparemment, rŽalitŽ ˆ lĠobjet, ce qui engendre la cruche, cĠest ce sceau de lĠombre qui nĠest le sceau de rien et qui emporte dans la privation de lumire cela mme quĠil fait venir ˆ lĠexistence. DĠabord la main se greffe sur la cruche et en devient solidaire, sĠy incorpore mme (puisque Ç greffe È dit lĠintrication de la chair dans la chair), puis la main devient Ç main dĠune ombre È et passe de lĠhomme ˆ lĠombre en effaant le premier, puis cĠest finalement la cruche qui sĠefface, de nĠexister que par le sceau de cette ombre : la forme de lĠobjet na”t dĠun rien, nĠest rien, presque plus rien. Le travail nĠest plus production, il nĠest plus que vestige, Žvanouissement. Et la cruche : un rŽsidu, une trace, rŽalitŽ de ce qui nĠest plus que ce qui reste. Survivance – peut-tre.

                                   

A travers cette strophe dĠÇ Assise È, on commence ˆ voir que la langue de Celan, lestŽe de nŽant et ˆ jamais grevŽe de vide, est en lutte avec elle-mme. Ce que la parole fait para”tre, elle le supprime dans le mouvement o elle lĠexpose. Ce qui est dit dans et par la rŽpŽtition s'Žvapore, ne se rŽitre que pour sĠamenuiser. Nous pensons saisir une signification, une image na”t, un sens sĠŽlabore, qui se dissipent dans le mouvement de leur appara”tre. La forme de lĠobjet est trace de la main de lĠhomme, fruit d'un travail conu comme nŽantisation. Etrange faon quĠa le sens de se creuser comme vide au-dedans des significations, ˆ lĠintŽrieur mme des mots. En cette Ç greffe È poŽtique, se nouent la main et la forme de la cruche, mais la parole qui les fait exister est porteuse dĠune terrible ambigu•tŽ puisquĠelle ne leur accorde de prix quĠen les faisant peu ˆ peu entrer dans le nŽant. Ce que le vers exprime se donne ainsi comme contraire de ce par quoi il sĠexprime : les mots sĠajoutent pour faire na”tre une scne qui va vers son propre anŽantissement et le registre du poŽtique sĠinstalle au-delˆ des significations, en rupture, comme territoire qui ne peut tre atteint quĠˆ travers leur nŽgation. Le langage laisse venir un sens qui est la nŽgation mme des signes. Il en va ici de la possibilitŽ de la langue, de la parole poŽtique.

 

 

*          *          *

 

LĠapparition de la cruche se transforme en rŽcit de sa disparition. La cruche de terre, dont la prŽsence semble se confirmer ˆ mesure que les rŽpŽtitions en martlent le nom, sombre progressivement dans ce qui la supprime et ce qui la supprime est cela mme qui la produit : le travail. Ce que le langage nous livre, ce quĠil faonne, cĠest un objet nŽantisŽ par le double geste qui le fait venir au jour : geste du potier dĠabord, geste du pote ensuite. Ils sont ˆ l'image l'un de l'autre. La production manuelle et la production verbale de la cruche signifient ensemble sa nŽantisation. Le travail humain, production artisanale ou crŽation symbolique, est atteint au coeur de son pouvoir. Le langage est rappelŽ ˆ lui-mme : sa dimension symbolique, son pouvoir de mise en prŽsence et de configuration du rŽel, sont pervertis, neutralisŽs. Ainsi, par exemple,  

 

Ç lĠamour efface son nom : il

se dŽdie ˆ toi. È [3]

 

LĠefficacitŽ du langage est lˆ encore celle dĠun geste dĠeffacement, de suppression. Ce qui est supprimŽ est le nom, lĠoutil symbolique qui permet lĠapprŽhension du rŽel. LĠamour ne peut agir – se dŽdier ˆ lĠtre aimŽ, tre pome donc – quĠen sĠabolissant lui-mme comme signe. Celan nous parle dĠun rŽel o les choses sĠactualisent dans leur propre disparition : de mme que la main du potier nĠest quĠune greffe dĠombre sur la cruche et engendre celle-ci comme vestige, lĠamour ne devient rŽel quĠen supprimant ce par quoi il prend forme, son propre nom. Comme le travail du potier, celui du pote Ïuvre ˆ lĠeffacement, ou plut™t, ne peut Ïuvrer quĠen un mouvement o le langage sĠabolit comme rŽalitŽ souveraine, capable dĠŽnoncer et de fixer lĠŽtant. Ce qui dŽfinit lĠobjet, sa forme, ce sceau qui donne son essence ˆ la cruche ou ce nom qui fixe la rŽalitŽ de lĠamour (si bien que lĠaimŽ devient justement Ç Personne È, tre anonyme et sans nom, sans identitŽ), ne laissent advenir le rŽel quĠils visent quĠˆ travers la nŽgation des formes qui le configurent.

 

La cruche, le nom de lĠamour, seraient la mŽtaphore du sens lui-mme, en tant que ce sens nĠadvient que dans un mouvement o se conjuguent prŽsentification et anŽantissement. CĠest le travail de lĠombre qui Ïuvre dans ces figures – ce que dit un autre pome magnifique :

 

Ç Les Cruches

 

Aux tables longues du temps

trinquent les cruches de Dieu.

Elles boivent, elles vident les yeux des voyants et les yeux des aveugles

les cÏurs des ombres efficientes,

la joue creuse du soir.

Elles sont les plus majestueuses des trinqueurs :

elles portent le vide ˆ la bouche comme le plein

et ne dŽbordent pas comme toi ou bien moi. È [4]

 

Les cruches sont le symbole de cette nouvelle forme de rŽalitŽ quĠinstaure la poŽsie et qui oscille en permanence entre les catŽgories qui nous servent ˆ fixer le rŽel (on pourrait, ailleurs, analyser la mise en scne des catŽgories spatiales pour observer comment les dimensions et les coordonnŽes se renversent et sĠŽtreignent, se fondent et Žchangent leurs r™les, sĠannulent et convergent).

Ainsi les cruches Ç portent le vide ˆ la bouche comme le plein  È : elles ne sont pas ˆ moitiŽ pleines ou ˆ moitiŽ vides mais contiennent le vide Ç comme le plein È et cĠest cela mme qui est bu. Ce qui est rŽel, cĠest la coprŽsence du plein et du vide, ils ont la mme valeur et le mme statut. Les cruches Ç vident les yeux des voyants et les yeux des aveugles È : les deux faces du rŽel ne sĠopposent plus mais sont rŽtablies au mme niveau par cette nouvelle effectivitŽ du vide, du non-tre, qui entra”ne Žgalement la transfiguration des rapports objet/sujet, agent/patient (ce sont les cruches qui boivent et qui trinquent : Ç Elles boivent (É) Elles sont les plus majestueuses des trinqueurs È).

Les ombres sont Ç efficientes È : elles ont un pouvoir, une efficacitŽ. J.-P. Lefebvre le souligne dans une note de traduction : Ç Waltend connote ici lĠeffectivitŽ et la puissance opŽratoire sur la rŽalitŽ È [5]. Les Ç ombres efficientes È sont lĠÏuvre du nŽgatif, elles signifient le registre de la privation au travail. La poŽsie ne semble ˆ nouveau possible – aprs Auschwitz – que comme rŽhabilitation de la nŽgativitŽ intrinsque au langage, comme pouvoir de neutralisation, plus que de nŽgation, du rŽel – car cette neutralisation nĠa pas la capacitŽ dĠopŽrer un mouvement dialectique de synthse mais inaugure une transfiguration o le rŽel est aboli dans sa consistance et sa densitŽ mmes. Fin de la PrŽsence (au double sens du temps et de l'espace) : le rŽel est traversŽ par le rŽgime mineur de lĠabsence et du vide.

Cet entrelacement du vide et du plein, de lĠtre et du non-tre, dŽfinit ce quĠon pourrait appeler le rŽgime de survivance de cette poŽsie. Car tre survivant, cĠest perdurer dans lĠtre aprs lĠanŽantissement, ou plut™t, cĠest faire de la nŽantisation la condition mme de lĠexistence – et lĠon pourra sĠaccorder ˆ dire que, au vu de sa biographie, durant toute sa vie, Celan a ŽtŽ pote afin de survivre. Survivre aux camps, ˆ la mort de ses parents, ˆ la destruction des Juifs dĠEurope, survivre dans un Paris hostile qui nĠa jamais su le reconna”tre pleinement et sereinement. Un survivant est un tre qui fait de la mort et de lĠanŽantissement une condition de possibilitŽ de sa propre vie et qui, en qualitŽ de pote, se sert de la langue afin dĠassumer cette assomption du nŽant pour faire advenir un monde o il soit nouveau possible dĠhabiter.

 

Le rapport de la parole poŽtique au nŽant sĠŽclaire ˆ travers la confrontation avec MallarmŽ, o tout se joue prŽcisŽment autour de la question du pouvoir du langage. Dans Ç Le MŽridien È, Celan sĠinterroge : Ç devons-nous, avant tout – disons – penser MallarmŽ jusque dans ses dernires consŽquences ? È [6].

Or, chez MallarmŽ, il semble que le langage soit douŽ dĠune consistance propre, dĠune possibilitŽ fondamentale dĠinaugurer une rŽalitŽ nouvelle, idŽelle, qui est la transposition du monde en mots, puisque Ç tout, dans le monde, existe pour culminer en un livre È. Parce quĠil croit en la puissance symbolique du langage, MallarmŽ pense pouvoir reconstruire en un livre, cĠest-ˆ-dire en un univers faits de mots purifiŽs, ce qui existe dans le monde. Ainsi que le souligne Fernando Gil dans Ç La poŽsie dĠexister È [7], Ç chez MallarmŽ la structure de la langue se trouve liŽe ˆ une thŽorie du poŽtique comme transposition du monde en mots È : pour le pote Ç plonger dans la structure de la langue est la faon de transposer le monde È car Ç le langage ne perd pas, pour MallarmŽ, la relation ˆ un rŽfŽrent. Et le travail de et sur la langue est investi dĠune mission dĠennoblissement Žthique et politique, conformŽment au programme du Tombeau dĠE. Poe : Ç donner un sens plus pur aux mots de la tribu È. È Cette mission suppose que le langage ait la possibilitŽ dĠŽtablir, ˆ c™tŽ du monde, lĠidŽalitŽ de la rŽfŽrence poŽtique ; toujours selon Gil, Ç lĠopŽration ne consacre pas lĠauto-rŽfŽrence du mot, elle Žtablit davantage la rŽfŽrence poŽtique È. Ainsi la parole du pote jouit dĠun pouvoir capable dĠinaugurer dans le langage et par le langage le double du monde dans son idŽalitŽ. Le mot dĠordre selon lequel il faut donner Ç un sens plus pur aux mots de la tribu È dit trs explicitement cette qute presque phŽnomŽnologique : viser la puretŽ du noyau de sens par une mise en suspension de lĠexpŽrience naturelle du langage, tel quĠil est parlŽ ordinairement par la Ç tribu È. MallarmŽ recherche, ˆ la faon dĠun Husserl, une purification du sens.

Ainsi, Ç  Je dis : une fleur ! et hors de lĠoubli o ma voix relgue aucun contour, en tant que quelque chose dĠautre que les calices sus, musicalement se lve, idŽe mme et suave, lĠabsente de tous les bouquets. È [8] Le langage poŽtique est douŽ dĠune efficience qui consiste en la prŽsentification de lĠidŽe mme ; on dira, sans trop forcer le trait, que la parole poŽtique nous conduit vers un noyau de sens qui fait du mot (Ç une fleur ! È) le vecteur de lĠidŽalitŽ et de lĠintelligibilitŽ, ˆ la faon dont le regard phŽnomŽnologique, brisant la na•vetŽ de lĠexpŽrience naturelle par la fameuse Žpokh, nous permet de revenir ˆ lĠidŽalitŽ du nome. Gil encore : Ç loin de se voir abolie, la fleur est constituŽe dans son essence poŽtique et le mystre du langage consiste en ce que Ç la quasi-disparition vibratoire d'un fait de la nature È est la bonne manire de dire la chose dans sa vŽritŽ È. Est ainsi mise ˆ nu la puissance symbolique du langage qui, laissant de c™tŽ les choses du monde (ici les fleurs du bouquet) revient sur lui-mme pour faire surgir lĠidŽalitŽ purifiŽe que les signes portent en eux.

A sa faon, Lacan a soulignŽ cette puissante fonction du langage : Ç Le mot ou le concept nĠest point autre chose pour lĠtre humain que le mot dans sa matŽrialitŽ. CĠest la chose mme. Ca nĠest pas simplement une ombre, un souffle, une illusion virtuelle de la chose, cĠest la chose mme. RŽflŽchissez un petit instant dans le rŽel. CĠest du fait que le mot ŽlŽphant existe dans leur langue, et que lĠŽlŽphant entre ainsi dans leurs dŽlibŽrations, que les hommes ont pu prendre ˆ lĠendroit des ŽlŽphants, avant mme dĠy toucher, des rŽsolutions beaucoup plus dŽcisives pour ces pachydermes que nĠimporte quoi qui leur est arrivŽ dans leur histoire – la traversŽe dĠun fleuve ou la stŽrilisation naturelle dĠune fort. Rien quĠavec le mot ŽlŽphant et la faon dont les hommes en usent, il arrive aux ŽlŽphants des choses, favorables ou dŽfavorables, fastes ou nŽfastes – de toute faon, catastrophiques – avant mme quĠon ait commencŽ ˆ lever vers eux un arc ou un fusil. DĠailleurs, cĠest clair, il suffit que je parle, il nĠy a pas besoin quĠils soient lˆ, pour quĠils soient bien lˆ, gr‰ce au mot ŽlŽphant, et plus rŽels que les individus ŽlŽphants contingents. È[9]

La puissance de prŽsentification du mot, la possibilitŽ dĠintroduire la chose mme dans le discours, en tant quĠidŽe plus rŽelle que les individus, dŽfinit en partie la fonction symbolique du langage ici mise en valeur. Voilˆ, dit sommairement, en quoi consiste la pensŽe mallarmŽenne de lĠefficience dĠune parole capable dĠinaugurer un nouvel ordre dĠidŽalitŽ, existant en soi et par soi, et dont le langage poŽtique, par la mise entre parenthses du monde quĠil opre, est le vecteur le plus adŽquat.

 

La rŽponse apportŽe par Celan va clairement ˆ lĠencontre de cette conception. Dans lĠŽdition critique du Ç MŽridien È, parue chez Suhrkamp en 1999 et qui mentionne des variantes et des corrections du cŽlbre discours, Celan Žvoque son rejet de lĠesthŽtique, disons idŽaliste et enthousiaste, de MallarmŽ :

Ç Dans le pome : ce qui veut dire, je crois, que ce nĠest pas – ou que ce nĠest plus – nĠen dŽplaise ˆ MallarmŽ [en franais dans le texte], dans une de ces constructions de langage qui assemblent les mots, voire des mots pris en eux-mmes, en usant de subtilitŽs phonŽtiques, sŽmantiques et syntaxiques. Ce nĠest pas dans le pome qui se comprend comme Ç musique de mots È ; ni dans aucune forme dĠÇ atmosphre poŽtique È due ˆ lĠharmonie des Ç sonoritŽs È ; et pas non plus ni dans le pome comme le rŽsultat de crŽations de mots, de compressions de mots, de dŽmolitions de mots, de jeux de mots ; ce nĠest pas dans lĠune ou lĠautre des nouvelles formes de Ç lĠart de lĠexpression È ; et ce nĠest pas non plus dans le pome qui se donne comme une Ç deuxime È rŽalitŽ qui serait lĠŽlŽvation symbolique du rŽel. È [10]

Celan dŽnie sans ambigu•tŽ toute autonomie au langage, que ce soit du c™tŽ du signifiant (Ç musique de mots È, Ç sonoritŽs È, etc.) ou du signifiŽ (Ç ŽlŽvation symbolique du rŽel È). Selon lui, la parole poŽtique a perdu cette capacitŽ dĠinstaurer dĠelle-mme, en vertu de ses capacitŽs propres, Ç une Ò deuximeÓ rŽalitŽ qui serait lĠŽlŽvation symbolique du rŽel È. Chez MallarmŽ, la poŽsie est encore du c™tŽ du verbe, elle opre la transposition du monde en mots qui ˆ leur tour instaurent leur propre rŽfŽrence idŽelle. Chez Celan au contraire, la parole nĠest plus souveraine et ne jouit plus de ce pouvoir symbolique, son acte foncier nĠest pas lĠinstitution dĠun ordre idŽal et autonome des significations mais lĠŽpuisement de ce pouvoir.       

Paralllement ˆ cette destitution symbolique, ce nĠest plus la plŽnitude ni la densitŽ qui dŽfinissent lĠordre des choses, de ce qui est. La rŽvocation de la notion de rŽalitŽ est le corrŽlat de cet affaiblissement du langage : car Ç la rŽalitŽ nĠest pas, la rŽalitŽ a ˆ tre cherchŽe et conquise È [11].  

Ç La rŽalitŽ nĠest pas È est sans doute la proposition poŽtique la plus puissante qui soit, elle est le corrŽlat direct de lĠidŽe selon laquelle le pome ne peut plus se comprendre comme jeu et pouvoir des signifiants, Ç constructions È ou Ç assemblage de mots pris en eux-mmes È, Ç musique de mots È, Ç harmonie des sonoritŽs È. Ce par quoi la poŽsie sĠest faite verbe, instaurant peu ˆ peu sa propre rŽalitŽ ˆ travers sa texture signifiante, est rejetŽ. Si la rŽalitŽ Žtait, il suffirait de la dire telle quĠelle se prŽsente (le langage rejoignant toujours dŽjˆ lĠtre, ou lĠinstaurant ˆ nouveau dans son idŽalitŽ) et, en un sens, cette solution offrirait tout le confort de lĠontologie. Chaque entitŽ serait, gr‰ce au langage, elle-mme et rien quĠelle-mme – Ç idŽe mme et suave È –, et le monde nous accueillerait dans la prŽsence de son identitŽ. La parole poŽtique aurait ainsi le pouvoir, comme le dit encore F. Gil, dĠinstituer Ç une ”le de sens dans la mer du hasard È et cette ”le serait un rŽel enfin domestisquŽ. Le pote rŽaliserait ainsi, suivant ˆ prŽsent ValŽry (toujours ˆ propos de MallarmŽ) Ç le plus bel effort des humains È qui Ç est de transformer leur dŽsordre en ordre, et le hasard en pouvoir È (citŽ par Gil).

Mais il est beaucoup plus inconfortable de vivre dans ou face ˆ une rŽalitŽ qui nĠest pas, et dĠavoir ainsi affaire au nŽant. Et si la rŽalitŽ nĠest pas, si paralllement le langage ne jouit plus de ce privilge qui consiste ˆ consacrer un ordre autonome de rŽalitŽ, cĠest prŽcisŽment parce que la rŽalitŽ a Ç ˆ tre cherchŽe et conquise È, cĠest-ˆ-dire exige un effort, peut-tre surhumain, ou inhumain, dĠavoir ˆ lutter pour quĠelle advienne. Le pote, Ç blessŽ par la rŽalitŽ et cherchant la rŽalitŽ È[12], est responsable devant ce rŽel vers lequel il est en chemin, et le chemin, cĠest la poŽsie elle-mme. DŽsormais, le pome Ç montre ˆ lĠŽvidence une forte propension ˆ se taire È parce qu'il est Ç le lieu o les mŽtaphores et autres tropes, tous, se rŽduisent ˆ lĠabsurde È : il est Ç non pas la parole, non pas du langage, et on peut penser que ce nĠest pas non plus une parole Òqui correspondraitÓ par un pouvoir initial des mots. È [13]

Vouloir faire advenir la rŽalitŽ ne peut-tre que le dŽsir et la croyance dĠun pote, qui sait aussi que, par ailleurs, le langage nĠest plus le corrŽlat de lĠtre.

 

*          *          *

 

Amenuisement dĠun rŽel traversŽ de nŽant. La rŽalitŽ est ce vers quoi lĠon sĠavance et non ce qui permet de sĠavancer, ni ce que le langage Žlabore. La parole poŽtique est la faon de sĠavancer vers ce rŽel sans doute insaisissable. Ce qui est dĠordinaire rejetŽ hors de lĠtre, parce quĠontologiquement inconsistant – lĠombre, lĠobscuritŽ, le sommeil, le Rien, la nuit –, occupe dŽsormais une place dŽcisive.

 

Le Rien, figure capitale, presque toujours en majuscule et associŽ ˆ la nuit, rŽsidu de ce qui est, crŽe lĠespace o la rencontre devient possible. Deux citations :

 

Ç toi quĠau fond des temps,

dans le Rien dĠune nuit,

jĠai dans la Non-nuit ren-

contrŽe, toi

Non-toi – : È [14]

 

Ç et parfois, quand

il nĠy avait plus que le Rien entre nous, nous nous trouvions

lĠun lĠautre tout ˆ fait. È[15]

 

Dans Ç Tant dĠŽtoiles È, lĠapparition du Rien est tout ˆ fait remarquable. Dire quĠil nĠy a plus Ç que le Rien entre nous  È, ce nĠest pas dire quĠil nĠy a plus rien. Le Rien sŽpare encore les tres, les amants, il existe donc encore quelque chose comme espace, en tant que reste dĠespace. Il existe cette infime distance entre deux personnes, irrŽductible, que lĠon ne peut abolir. Et sĠil nĠy a plus Ç que le Rien È, cela sous-entend quĠil nĠy a plus rien dĠautre. La puissance du Rien tient dans cette Žvocation de ce qui est niŽ. Le Rien convoque le tout, cĠest-ˆ-dire tout le reste de ce qui est, par le fait mme quĠil nĠest rien de tout cela, et il le convoque lorsque plus aucune chose nĠest lˆ. Il est la nŽgation parfaite et neutre du monde. Non pas sa destruction mais son annulation. Il met entre parenthses, neutralise Tout.

Au dŽbut du pome, le pote dit quĠil a regardŽ la femme justement lorsquĠil Žtait Ç dehors auprs / des autres mondes È. La rencontre ne peut pas avoir lieu dans ce monde, sans doute parce que ce monde nĠest plus habitable, ou plus habitable comme avant. [16] Ailleurs : Ç AVEC TOUTES MES PENSEES, je suis sorti hors du monde : tu Žtais lˆ  È (La rose de personne p. 31).

La femme aimŽe est rencontrŽe dans un espace hors du monde, dans un espace que le Rien et la nuit ont provisoirement – ou peut-tre dŽfinitivement – ouvert.

Mais Le Rien, comme neutralisation du monde, nĠest pas rien, puisquĠil sert ˆ Žtablir la rencontre. Ce rŽsidu, cette prŽsence vide crŽe justement la possibilitŽ dĠtre prs lĠun de lĠautre, de se trouver Ç lĠun lĠautre tout ˆ fait È (je souligne). CĠest lorsquĠil nĠy a plus que le Rien que lĠon se trouve Ç tout ˆ fait È : il faut ce rŽsidu infranchissable pour faire advenir lĠunitŽ du couple. Une autre faon de dire lĠimpossibilitŽ de lĠamour, ou sa fragilitŽ ? Si lĠexactitude de la rencontre, sa prŽcision et son ajustement, tiennent ˆ cette condition quĠil ne doit prŽalablement plus rien y avoir de ce monde afin quĠelle puisse avoir lieu, alors on comprend la difficultŽ : quel est lĠespace adŽquat pour lĠamour ? Du reste ici, la rencontre sĠexprime au passŽ et cĠest dans un temps rŽvolu quĠelle a pu avoir lieu. Et cette rencontre nĠa eu lieu que Ç parfois È. CĠest dire sa raretŽ.

 

Ç Le Rien È: Ç rien È nĠest quĠun mot de la langue, non une chose du monde. Ç Le Rien  È, comme nŽgation du monde – de ce monde-ci tel que lĠHistoire lĠa rendu invivable – exprime aussi le pouvoir dĠun langage qui ne saisit plus les choses en leur intimitŽ et nĠest plus le corrŽlat de lĠtre, mais qui se porte au plus prs de sa propre inconsistance et de son immatŽrialitŽ, radicale : souffle, flatus vocis. Et le souffle est omniprŽsent dans La rose de personne. Ç Le Rien È, cĠest la parole comme annulation de Tout ce qui est. Ç Le Rien È, comme Ç Personne È, sont les mots par lequel le langage se dŽsigne comme non-tre en visant eux-mmes le non-tre, ils font Žmerger cet interstice de sens neutre que le langage dŽploie en se dŽployant comme nŽant, issue hors de lĠtre. Mots qui ne se rattachent pas aux choses et qui flottent dans le vide, mots qui effacent tout ce qui est par la puissance dĠune neutralisation totale mais sans violence.

 

Autre exemple, dans Ç Arbres-aux-lueurs È :

Ç Un mot,

pour lequel jĠai bien voulu te perdre :

le mot

jamais. È [17]

 

Comme Ç le Rien È, Ç jamais È vise une totalitŽ, ici celle du temps, mais sans rien viser du tout. On convoque la totalitŽ temporelle pour la biffer aussit™t. Jamais signifie Ç a nĠa pas eu lieu È en mme temps que Ç cela nĠaura pas lieu È, cĠest une affirmation, voire une promesse, mais sous la forme de la nŽgation. Ce nĠest pas le temps qui est ici visŽ, mais le mot Ç jamais È en tant que tel. CĠest bien du langage quĠil est question (le mot, le nom, hantent La rose de personne), et cĠest pour obtenir ce mot, qui consacre le langage comme puissance de nŽantisation, que Ç jĠai bien voulu te perdre È. Et cela a lieu au passŽ, en Ç aval du monde È :

 

Ç Jamais. Aval du monde. Je ne chantais pas. (...) È

 

Les mots privilŽgiŽs par Celan sont faits pour dire ce qui ne surgit quĠen un espace de parole dressŽ contre la consistance des choses et du monde. Ces mots expriment et exploitent le langage comme ce qui se tient toujours en deˆ du rŽel, hors de lui : car Ç la rŽalitŽ nĠest pas È.

 

 

 

*          *          *

 

 

Il ne faut pas oublier que Celan sĠinstalle dans une langue qui est celle des meurtriers de son peuple, des assassins de sa mre, une langue qui a ÏuvrŽ au pire et ˆ la destruction. SĠil est possible dĠŽcrire de la poŽsie en allemand aprs Auschwitz, cela ne peut avoir lieu quĠen vue de rŽdimer cette langue. Mais lui donner ˆ nouveau souffle et sens ne semble pouvoir se faire quĠen dŽtruisant de lĠintŽrieur ce par quoi elle sĠest Žtablie. CĠest pourquoi la Ç phŽnomŽnalitŽ È de cette parole, la faon quĠelle a dĠappara”tre, dessine un Žtrange mouvement o la condition du sens est dĠabord la suppression de ce qui le rend possible. Le rapport de Celan ˆ sa langue ne peut pas tre celui du pote ordinaire : il doit, en un sens, dŽtruire le moyen qui lui permettra de parler, dŽtruire sa propre langue afin de pouvoir sĠy installer et dĠÏuvrer ˆ son rŽtablissement. Je songe ici ˆ RenŽ Char : Ç si tu dŽtruis, que ce soit avec des armes nuptiales È. Celan se doit prŽcisŽment de dŽtruire cette langue qui est la langue de la mort – cĠest-ˆ-dire, il doit la Ç traverser È.

Ce point est clairement ŽvoquŽ dans Ç lĠallocution de Brme È :

 Ç Accessible, proche et non perdu demeura au milieu de toutes les pertes seulement ceci : la langue. Elle, la langue, demeura non perdue, oui, malgrŽ tout. Mais elle devait ˆ prŽsent traverser ses propres absences de rŽponse, traverser un terrible mutisme, traverser les mille tŽnbres de paroles porteuses de mort. Elle les traversa et ne cŽda aucun mot ˆ ce qui arriva ; mais cela mme qui arrivait, elle le traversa. Le traversa et put revenir au jour, Ç enrichie È de tout cela. Dans cette langue jĠai essayŽ durant ces annŽes et les annŽes qui suivirent dĠŽcrire des pomes : pour parler, pour mĠorienter, pour savoir o je me trouvais et vers o jĠŽtais appelŽ, pour projeter de la rŽalitŽ ˆ mon devant. CĠŽtait, vous voyez bien, appropriation, mouvement, cheminement, cĠŽtait la qute dĠune direction. È [18]  

Ainsi la langue de Celan na”t dĠune sorte de traumatisme congŽnital qui est que pour pouvoir se mettre ˆ parler, il lui faut accepter dĠaffronter et de repasser Ç ˆ travers È la langue des bourreaux et des tŽnbres, pour en ressortir. LĠacte poŽtique sera donc une traversŽe (au sens o l'on traverse, aussi, une Žpreuve) de la langue : de ses Ç absences È, de son Ç mutisme È, de ses Ç mille tŽnbres È, de ses Ç paroles porteuses de mort È. On comprend mieux pourquoi le mouvement du sens conjugue lĠtre et le nŽant, pourquoi la rŽalitŽ poŽtique nĠadvient quĠˆ travers la nŽantisation du rŽel. La parole ne peut plus tre ce verbe, quasi-mythique, qui consiste ˆ crŽer dans le langage et par le langage, en sĠappuyant avec confiance sur ce que la langue offre dĠŽtabli. La sŽdimentation des expressions, des significations, nĠest plus un fondement : il faut dŽsormais saper ce fondement lui-mme.

 

Le premier pome de La rose de personne est comme la mise en scne de ce rapport complexe de Celan ˆ sa langue. Tout a lieu autour du verbe et de lĠactivitŽ de Ç creuser È. Ç Creuser È, dans ce pome, est le sme qui contient toute la densitŽ de cette traversŽe de la langue allemande.

Les premires strophes renvoient, on sĠen doute, aux travaux forcŽs auxquels Paul Antschel a ŽtŽ contraint entre 1942 et 1944, enr™lŽ dans un bataillon de cantonniers. Mais, si lĠacte de creuser est associŽ ˆ la mort ainsi quĠˆ la perte du langage, il est aussi liŽ de prs ˆ la renaissance et ˆ lĠamour. CĠest dans ce double mouvement portant sur la transfiguration du verbe Ç creuser È que lĠon voit Celan traverser sa langue pour tenter d'y faire briller ˆ nouveau la lumire du jour. Je cite le pome dans son intŽgralitŽ :

 

Ç Il y avait de la terre en eux, et

ils creusaient.

 

Ils creusaient, creusaient, ainsi

passa leur jour, leur nuit. Ils ne louaient pas Dieu

qui – entendaient-ils – voulait tout a,

qui – entendaient-ils – savait tout a.

 

Ils creusaient, et nĠentendaient plus rien ;

ils ne devinrent pas sages, nĠinventrent pas de chanson,

nĠimaginrent aucune sorte de langue.

Ils creusaient. 

 

Il vint un calme, il vint aussi une tempte,

vinrent toutes les mers.

Je creuse, tu creuses, il creuse aussi le ver,

et ce qui chante lˆ-bas dit : ils creusent. 

 

ï un, ™ nul, ™ personne, ™ toi :

o a menait, si vers nulle part ?

ï tu creuses et je creuse, je me creuse jusquĠˆ toi –

ˆ notre doigt lĠanneau sĠŽveille. È[19]

 

La rŽpŽtition du verbe Ç creuser È ne consiste pas, lˆ encore, ˆ produire quelque chose, mais ˆ soustraire, toujours davantage, ˆ Žliminer le rŽel, cĠest-ˆ-dire ici la terre elle-mme et les tres. Comme la terre est dans les personnages eux-mmes, le fait de creuser revient ˆ se creuser soi-mme, comme il sera dit ˆ la fin du pome. Se creuser soi-mme : une faon dĠÏuvrer ˆ sa propre mort ? En un sens c'est possible car lĠacte de creuser est associŽ ˆ la mort. Dans son Žtude sur Ç Paul Celan ou la passion du rŽel  È [20], F. Cambon rappelle que le verbe allemand, Ç graben È, contient Ç Grab È, cĠest-ˆ-dire Ç le tombeau È, et il est clair que lĠacte de fouissement est dĠabord associŽ ˆ lĠentreprise de mort, inŽpuisable, rŽpŽtŽe jusquĠˆ extŽnuation. Ce sont les prisonniers qui creusent, et lĠon creuse dĠabord des tombes, o ensevelir des corps et faire dispara”tre les morts. Et lĠexpression Ç tout a È, semble dŽsigner, pudiquement mais sauvagement, la vaste entreprise de destruction de la guerre.

Dans les trois premires strophes, lĠexpression Ç sie gruben  È est rŽpŽtŽe ˆ cinq reprises comme si cela ne sĠarrtait jamais et ne pouvait sĠarrter (le jour succde ˆ la nuit sans interruption). Ce qui est frappant, cĠest que cette rŽpŽtition est associŽe ˆ la disparition du langage et que lĠacte de creuser va de pair avec ˆ la fin de toute parole : dĠabord Ç ils È nĠentendent plus rien (peut-tre sont-ils dŽsormais sous terre, ˆ force dĠavoir creusŽ) et sont privŽs de la possibilitŽ de communiquer. SĠen suit quĠils Ç nĠinventrent pas de chanson È et Ç nĠimaginrent aucune sorte de langue È. Pas de son, pas de chant, pas de langue : lĠhomme dispara”t en tant quĠtre de vie et de parole, ne rgnent plus que la stŽrilitŽ et la mort.

Mais il semble quĠˆ force de se rŽpŽter, ˆ force de creuser ce trou de mort quĠest la langue dans laquelle on reoit lĠordre de creuser, la parole poŽtique fasse advenir un espoir, la possibilitŽ dĠune autre rŽalitŽ, qui se prŽsente justement comme la transfiguration de la premire – la mort, la destruction – ˆ travers une alchimie portant sur le verbe essentiel de ce pome, Ç creuser È. En creusant, Celan traverse sa propre langue.

A lĠanonymat du pluriel Ç ils È succde ˆ la quatrime strophe la relation, essentielle, du Je et du Tu, face ˆ face qui est la condition pour que quelque chose ˆ nouveau puisse avoir lieu. Seuls lĠamour, comme relation qui individue deux singularitŽs dans leur Žlan rŽciproque, et le pome comme espace dialogique – dans ce pome le Ç tu È peut dŽsigner en mme temps lĠtre aimŽ et le lecteur, voire le lecteur comme tre aimŽ, cette ambigu•tŽ est prŽsente chez Celan [21] –, seuls lĠamour et le pome, donc, peuvent faire de ce verbe de mort un verbe dĠespoir et de rencontre. Alors reviennent la poŽsie, et le chant, et lĠacte poŽtique comme salut possible :

 

Ç Je creuse, tu creuses, il creuse aussi le ver,

et ce qui chante lˆ-bas dit : ils creusent.

[É]

ï tu creuses et je creuse, je me creuse jusquĠˆ toi –

ˆ notre doigt lĠanneau sĠŽveille. È

 

Le ver Ç creuse È lui aussi : sans doute creuse-t-il la langue qui est allŽe mourrant dans la bouche des bourreaux. Creuser la langue signifie la pousser jusquĠau bout, lĠextŽnuer, la rŽpŽter pour lĠŽpuiser et trouver dans cet Žpuisement une promesse, un espoir. Ce qui arrive effectivement ici o la poŽsie devient vŽritablement une arme nuptiale : en rŽpŽtant peu ˆ peu le verbe de mort, le pome fait de ce verbe son contraire, et Ç creuser È devient lĠacte par lequel la parole rena”t entre le Je et le Tu, et rend plus nŽcessaire, et plus vŽritable que jamais, la promesse du renouveau. CĠest en Ç creusant  È la langue que le Je poŽtique creuse et se creuse vers cette figure louŽe (Ç ™ toi È) qui est indistinctement le lecteur et lĠaimŽ. Ce qui est creusŽ, cĠest la langue elle-mme en tant que moyen de rejoindre lĠautre – cĠest-ˆ-dire au fond Ç personne È – ˆ qui le pome est destinŽ. Le dernier ver (Ç und am Finger erwarcht uns der Ring È) est une promesse dĠamour, au terme dĠun pome qui sĠouvre sur la mise en scne de lĠenfouissement destructeur et mortifre. LĠanneau est symbole dĠunitŽ, il est ici une alliance passŽe au doigt, une promesse pour le futur, il permet le rŽveil des amants au terme d'une interminable nuit de mort.

Ainsi Celan transfigure le verbe Ç creuser È en creusant cette langue qui est passŽe par le pire. Il sĠy engage, lĠaffronte en tant que parole porteuse de mort pour ne rien lui laisser et enrichir tout ce qui, en elle, a ŽtŽ saccagŽ et dŽtruit. Mais si aprs Auschwitz il ne laisse ni les tŽnbres ni le mutisme ensevelir lĠallemand, sa parole, dŽfinitivement, reste une parole dŽchue : elle loue lĠamour comme seule issue en un monde certes pacifiŽ mais toujours hostile, et sans jamais croire ˆ lĠillusion dĠun langage souverain. Parole dĠombre et de nŽant, elle tente dĠaller vers cette rŽalitŽ fragile qui nĠest, pour reprendre lĠimage cŽlbre du discours de Brme, quĠun improbable rivage ˆ lĠhorizon du pome, Ç Terre-CÏur peut-tre (...) un Tu ˆ qui parler È.

 

 

 

 

 

Eric Beauron, avril 2010



 

 

sommaire

 

 

 

[1] P. Celan, De Seuil en Seuil, in Choix de pomes, Gallimard, 1998, trad. J.P. Lefebvre, p. 98.

[2] P. Celan, Le MŽridien & autres proses, Seuil, 2002, trad. J. Launay, p. 72. Celan ajoute : Ç Sinon congŽnitale, au moins conjointe-adjointe ˆ la poŽsie en faveur dĠune rencontre ˆ venir depuis un horizon lointain ou Žtranger – projetŽ par moi peut-tre –, telle est cette obscuritŽ È. LĠobscuritŽ comme dimension premire de lĠespace o, en lĠabsence de lumire, sĠouvre ˆ nouveau un monde, un nouveau monde comme Ç rencontre ˆ venir depuis un horizon lointain ou Žtranger È. ObscuritŽ, horizon, rencontre : trois termes qui dŽlimitent lĠespace poŽtique de Celan.

[3] Ç Douze ans È, La rose de personne, J. Corti, 2002, trad. M. Broda, p. 29.

[4] Dans Pavot et MŽmoire, in Choix de pomes, op. cit. p. 69.

[5] Ibid., p. 334

[6] P. Celan, Le mŽridien & autres proses, op. cit. p. 68 (N.d.t.)

[7] La traduction de Ç La poŽsie dĠexister È est publiŽe dans ce mme numŽro.

[8] S. MallarmŽ, Ç Crise de vers È, Îuvres Compltes, PlŽiade, Paris, Gallimard, 1945, p. 368.

[9] J. Lacan, Ecrits techniques de Freud (SŽminaire 1).  

[10] CitŽ dans Le MŽridien & autres proses, op. cit., p. 106.

[11] Selon la rŽponse faite par Celan ˆ la librairie Flinker en 1958, voir Le MŽridien & autres proses, op. cit., p. 32.

[12] Le MŽridienÉ , op. cit., p. 58.

[13] Ibid., pp. 74-79.

[14] P. Celan, Ç Radix, Matrix È, La rose de personne, op. cit. p.65.  

[15] P. Celan, Ç Tant dĠŽtoiles È, La rose de personne, op. cit. p. 23.

[16] Dans Ç TA DEMEURE EST DEUX, ETERNEL, in-habitable È, le seul lieu o lĠamour trouve ˆ exister est un dehors pluvieux, il nĠy a plus de foyer, plus de couche nuptiale, plus de chambre ou dĠintŽrieur protecteur, et le Ç lit pitoyable È est dressŽ debout sous la pluieÉ on ne peut plus y dormir, cf. La rose de personne, op. cit., p.77.  

[17] P. Celan, Ç Arbres aux lueurs È, La rose de personne, op. cit. p. 53.  

[18] P. Celan, Ç Allocution de Brme È, in Le MŽridien & autres proses, op. cit. p. 56.

[19] Celan, La rose de personne, Corti, 2002, trad. M. Broda, p. 13.

[20] In Europe, 2001, pp. 99-121.

[21] Voir sur ce point Ç lĠallocution de Brme È : Ç Le pome peut, puisquĠil est un mode dĠapparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, tre une bouteille ˆ la mer, mise ˆ lĠeau dans la croyance – pas toujours forte dĠespŽrances, certes – quĠelle pourrait tre en quelque lieu et quelque temps entra”nŽe vers une terre, Terre-Coeur peut-tre. Les pomes sont aussi de cette faon en chemin : ils mettent un cap. Sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-tre, un Tu ˆ qui parler, une rŽalitŽ ˆ qui parler. È in P. Celan, Ç Allocution de Brme È, Le mŽridien & autres proses, op. cit.,p. 57.