La poŽsie dĠexister

 

 

un texte de Fernando Gil 1

 

 

 

Je commencerai par prendre quelques prŽcautions qui ne sont pas seulement, comme on a lĠhabitude de dire, oratoires. La compŽtence qui est la mienne pour traiter un thme aussi important que PoŽsie et philosophie au XXme sicle est seulement celle dĠun lecteur de poŽsie qui est aussi un praticien de la philosophie. Je ne suis pas critique – et encore moins, ce qui est plus regrettable, pote – ni historien, ni mme grand connaisseur de lĠhistoire de la littŽrature. Je serais ainsi incapable de mĠoccuper du sujet qui mĠa ŽtŽ proposŽ si son traitement devait prŽsupposer une connaissance adŽquate ou mme ample de lĠensemble de la poŽsie au XXme sicle.

Comme lecteur qui nĠaspire pas ˆ tre autre chose, je mĠoffre le plaisir de lire la poŽsie que jĠaime, et le sans-gne de continuer ˆ ignorer ce qui mĠintŽresse moins. Je prŽfre relire mes potes modernes – Camilo Pessanha, Rilke, MallarmŽ ou Celan, par exemple – que me tenir au courant, je lĠavoue. Cependant, si par poŽsie on entend – et cĠest ainsi que je lĠai entendu – le poŽtique, on admettra que le poŽtique habite tout pote et on concdera quĠil n'est pas nŽcessaire de tout conna”tre. Mon thme consistera alors ˆ dŽcliner ce que la philosophie peut faire de la poŽsie, et peut-tre ˆ mĠinterroger sur quelques dimensions philosophiques de la poŽsie (il y en a bien sžr dĠautres, outre celles auxquelles je vais me rŽfŽrer). Ceci en ce qui concerne poŽsie et philosophie.

Reste le XXme sicle. O le situer et quand commence-t-il ? Je vais essayer, d'une certaine faon, de lĠŽnoncer. Il commence ˆ lĠaube du XIXme sicle, avec la thŽorisation du premier Romantisme allemand – Auguste et FrŽdŽric Schlegel, Novalis, Schelling – pour ensuite sĠŽtablir, ˆ la fin de ce mme XIXme sicle, avec MallarmŽ (ces noms sont naturellement des Žtiquettes, symboles de mouvements bien plus complexes). Ainsi, cĠest ˆ lĠintŽrieur de mon expŽrience de lecteur, partielle et insuffisante, que je mĠinstalle. On peut prŽfŽrer d'autres parcours et dĠautres recherches, historiquement plus sžrs ; il me revient seulement de justifier les miens.

Je me doute quĠil sera indŽcidable, en ce qui concerne le quand, dĠŽtablir des pŽriodisations non controversŽes. Il nĠy a pas de concept unitaire de Ç poŽsie du XXme sicle È. Pour le dire autrement, Ç poŽsie du XXme sicle È nĠest pas un concept. Et pas seulement en terme de quand, mais aussi de . Leur existence Žtant donnŽe dans et par la langue, les poŽsies sont poŽsies de la langue. Il y a ainsi de nombreuses et variŽes Ç poŽsies du XXme sicle È. Comparant la poŽsie anglaise et la poŽsie franaise, Saint-John Perse sĠest exprimŽ ˆ ce sujet en 1956 : Ç CĠest que lĠesprit anglo-saxon est de longue date habituŽ au processus discursif de la poŽsie anglaise – poŽsie de lĠidŽe, donc de dŽfinition et dĠŽlucidation toujours explicite et logique, parce que de source rationnelle, et par lˆ mme conduite aux encha”nements formels dĠune dialectique intellectuelle et morale. A lĠinverse, la poŽsie franaise moderne ne se juge poŽsie quĠˆ la condition de sĠintŽgrer elle-mme, vivante, dans son objet vivant ; de sĠy incorporer pleinement, de sĠy confondre mme substantiellement jusquĠˆ lĠidentitŽ parfaite et ˆ lĠunitŽ entre le sujet et lĠobjet, entre le pote et le pome. Faisant plus que tŽmoigner ou figurer, elle devient la chose mme quĠelle ÒapprŽhendeÓ, Žvoque ou suscite ; faisant plus que mimer, elle est finalement cette chose mme dans son mouvement et dans sa durŽe, elle la vit et ÒlĠagitÓ unanimement. È ƒvoquer et susciter sont deux verbes que ValŽry va employer. La poŽsie franaise, continue Saint-John Perse, est ŽsotŽrique, alors que la poŽsie anglaise serait exotŽrique 2.

 

JĠai lu cette page, non seulement pour y trouver un appui ˆ ce que jĠai avancŽ – il y a une diversification du poŽtique, que Saint-John Perse ait raison ou non dans sa caractŽrisation des esprits nationaux – mais aussi pour commencer ˆ isoler le poŽtique dont je vais parler. Saint-John Perse lĠassocie ˆ la poŽsie franaise, mais il convient sžrement ˆ une bonne partie de la poŽsie du XXme sicle, ˆ sa partie Ç absolument moderne È, cette poŽsie qui Ç sĠintgre, vivante, dans son objet vivant È et devient la chose mme quĠelle Ç apprŽhende È.

La description conviendra peut-tre aussi ˆ la poŽsie anglaise, ou amŽricaine, ou ˆ la poŽsie dĠautres langues, mais il est vrai quĠelle indique le sens dŽterminant de la poŽsie du XXme sicle. Pour le moins par deux aspects qui se trouvent liŽs : 1) La parole du pote est une parole rŽflexive, Ç philosophique È, comme cela appara”t dĠailleurs dans le lexique quĠemploie Saint-John Perse (des mots comme substantiellement, identitŽ, unitŽ, sujet et objet). 2) Et cette parole philosophique – une rŽflexion sur le poŽtique – prolonge, de lĠintŽrieur peut-on dire, cela mme quĠelle Žnonce, la thse avancŽe par Saint-John Perse : lĠimmanence du dire dans le faire, la position dĠun registre sui generis – le registre du poŽtique – dans lequel la poŽsie, Ç faisant plus que mimer, est (cĠest Saint-John Perse qui souligne) cette chose mme, dans son mouvement et dans sa durŽe È.

On remarque quĠun tel mouvement nĠannule pourtant pas la Ç chose È : il la mŽtamorphose. Comme il nĠannule pas le Ç pote È, mme si sa prŽsence sĠestompe devant lĠŽcriture. La poŽsie instaure un ordre de rŽalitŽ entre le pote et les Ç choses È, qui dŽpossde le pote et sĠapproprie les choses, et qui est un mode dĠtre de la langue. CĠest dans la langue que la poŽsie se convertit en chose. Dans ces termes, la rŽflexion sur le poŽtique signifiera alors un redoublement de la rŽflexivitŽ de la langue. Parce que la langue peut parler dĠelle-mme, la rŽflexion sur la langue poŽtique reprŽsente le regard que la langue poŽtique lance sur soi, et pour cette raison le pote est celui qui rŽflŽchit le mieux sur la poŽsie.

Le sens de mon intervention consistera justement ˆ souligner la rŽsistance du poŽtique ˆ la thŽorse philosophique. Le penser du pote, je viens de le dire, nĠest pas le penser du philosophe et il sĠen Žloigne. On le verra en commentant Heidegger et Rilke. On pourra dire la mme chose, dans une autre perspective, ˆ propos du Ç mallarmŽisme È dans son rapport ˆ StŽphane MallarmŽ. La poŽsie ne fait pas, ni ne dit, ce que la philosophie et la critique philosophique lui demandent de dire.

 

Avant dĠen venir lˆ, nous devons nous interroger sur la question de savoir pourquoi la poŽsie fascine littŽralement la philosophie du XXme sicle, et comment sĠexerce cette fascination. Et il nous faut aussi Žvoquer les chemins quĠa pris la poŽsie, pour en arriver ˆ des ŽnoncŽs comme ceux de Saint-John Perse. Les deux choses sont, naturellement, en partie liŽes. Mais en partie seulement. Des raisons internes ˆ la philosophie sont ˆ lĠorigine de cette fascination (qui, je pense, ne requiert ni documentation ni preuve : quel est le philosophe qui nĠa pas Žcrit sur la poŽsie ?). Un tel intŽrt est certainement un sympt™me de la relation de la philosophie du XXme sicle avec elle-mme.

Comme le temps est court, la description sera ˆ grands traits. La pensŽe philosophique contemporaine, ainsi que la poŽsie, ont pour toile de fond ce que, depuis Kant, on appelle finitude. La finitude post-kantienne est quelque chose de distinct de la faiblesse du Ç ver de terre, vil et si petit È, ou de lĠinsignifiance dĠun statut qui participe de deux infinis, sans disposer dĠun seul qui lui soit propre. Pour Cam›es comme pour Pascal, la condition de lĠhomme, pour terrible quĠelle soit, nĠest pas celle de lĠexil dŽfinitif – dŽfinitif parce quĠil sĠagit dĠun exil qui a oubliŽ la patrie elle-mme. LĠexil post-kantien est, comme dans Menina e Moa, les Ç terres lointaines de la maison de mon pays È, une maison qui est restŽe pour toujours derrire soi. Ce nĠest pas une condition de souffrance, ce nĠest pas un conflit entre la chair et lĠesprit ou entre le mal et le bien. Le dŽsajustement est celui de lĠtre, pas de la dimension ; une incommensurabilitŽ, au lieu dĠune disproportion. La finitude est lĠincapacitŽ ˆ passer, en aucune faon ni aucune situation, Ç de la beautŽ particulire ˆ la beautŽ gŽnŽrale È.

Or, curieusement, paradoxalement, ou peut-tre que non – toujours ˆ trs grands traits – cĠest la poŽsie, et non la philosophie, qui, je pense, a le mieux assimilŽ la leon de Kant. Avec MallarmŽ et jusquĠˆ nous, aprs le projet fulgurant du premier romantisme allemand qui voit dans la poŽsie la faon, non pas dĠŽliminer, mais dĠune certaine faon de rŽcupŽrer glorieusement la finitude. Et quel a ŽtŽ le projet de la philosophie ? Dit rapidement, la philosophie post-kantienne nĠa pas acceptŽ, ne sĠest pas rŽsignŽe ˆ la finitude. Par lˆ communient des pensŽes aussi disparates que celles de Hegel, de Marx, ou du Heidegger dĠaprs la Kehre. Non que la philosophie post-kantienne se soit soustraite ˆ la vŽrification de la finitude : mais elle nĠa cessŽ dĠespŽrer pouvoir en venir ˆ lĠannuler, ˆ travers diffŽrentes figures. LĠune dĠelles est prŽcisŽment le poŽtique – lequel aura, en rŽponse, ˆ rŽsister ˆ lĠentreprise de domination philosophique. La philosophie, qui dans son propre exercice en est venue ˆ dissocier la co-appartenance du langage et du penser, de lĠtre et de la vŽritŽ, et qui a de plus en plus mal compris sa propre relation ˆ la vŽritŽ, cette mme philosophie en est venue ˆ attendre de la poŽsie que ce soit elle qui dise lĠtre. Le langage poŽtique ferait du pote le dŽpositaire, le pasteur, le gardeur, le veilleur de lĠtre : comme si la poŽsie se situait directement dans la sphre de lĠtre. Par sa co-nativitŽ avec lĠtre, la poŽsie rŽdimerait la finitude. Ou, autre alternative, on Žrigera en absolu le registre poŽtique – elle sera lĠtre mme. Rilke va nous expliquer quĠil nĠen va cependant pas ainsi (je choisis un pote qui apparemment ne me conviendra pas).

Cependant, le passage de lĠautonomie du poŽtique ˆ Ç lĠabsolu littŽraire È, selon le titre que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont donnŽ ˆ leur recueil de textes thŽoriques du Romantisme allemand auquel je vais me rŽfŽrer par la suite, cĠest-ˆ-dire, le passage de la rŽflexivitŽ du langage ˆ ce qui serait une auto-rŽfŽrence de la poŽsie – ce passage, ce nĠest pas seulement la poŽsie qui lĠeffectue. Nous avons commencŽ ˆ le souponner avec Saint-John Perse, nous allons le voir plus attentivement avec MallarmŽ, qui ne lŽgitime pas la thŽorse Ç structurale È qui sĠen rŽclame. 

Ceci, donc, quant ˆ la question initiale : pourquoi la philosophie se trouve-t-elle fascinŽe par la poŽsie ? La rŽponse est : la fascination a lieu dans la mesure o la philosophie transpose, projette, au sens de la psychanalyse, sa propre difficultŽ ˆ affronter la finitude. Et la projection sĠopre, soit en faisant de la poŽsie une manifestation de lĠabsolu, soit en transformant la poŽsie en un absolu. CĠest contre cette prŽtention que sĠŽrige la poŽsie, comme nous allons le lire ensemble.

 

 

Naturellement, ce ne sont pas seulement des raisons internes ˆ la philosophie qui expliquent le titre qui mĠa ŽtŽ proposŽ. Dans Ç poŽsie et philosophie È, et ne dŽnote pas seulement un questionnement mais aussi une conjonction. Elle vient de ce que, au cours de notre sicle, le langage est venu occuper ˆ lĠintŽrieur de la philosophie la position prŽŽminente que lĠon sait (une place quĠil nĠavait jamais eu auparavant) et de ce que ses thŽoriciens – plus que les potes – en sont venus ˆ entendre la poŽsie comme un fait de langue, si ce nĠest un fait dĠŽcriture. Cette convergence qui a rapprochŽ poŽsie et philosophie sous-tend les diffŽrentes modalitŽs dĠappropriation de la poŽsie par la thŽorie ; non seulement la seconde voie que jĠai indiquŽe – la poŽsie comme auto-rŽfŽrence alimentŽe uniquement par sa relation ˆ la langue –, mais aussi la premire : le pote comme diseur de lĠtre. Heidegger, puisque cĠest ˆ Heidegger que je vais me rŽfŽrer, Žtablit une co-extension du langage et de lĠtre. CĠest par le langage, et avant tout par le langage poŽtique, que lĠhomme accde ˆ lĠtre. Un des leitmotive de sa confŽrence sur Hšlderlin et lĠessence de la poŽsie (qui est pour ainsi dire le programme de la rŽflexion de Heidegger sur la poŽsie) consiste en un commentaire dĠun fragment de Hšlderlin, dont Heidegger extrait ces deux lignes bien connues : Ç cĠest pourquoi le plus dangereux de tous les biens, le langage, a ŽtŽ donnŽ ˆ lĠhommeÉ : pour quĠil tŽmoigne ce quĠil estÉ È. CĠest Heidegger qui, de tout le fragment, isole ce passage 3.

Mais cĠest le mouvement de la poŽsie qui nous intŽressera pour commencer, et en premier lieu son moment inaugural, ou un moment inaugural pour une certaine tradition. Ë savoir, la thŽorie littŽraire du romantisme allemand, telle quĠelle a ŽtŽ exposŽe par Auguste et FrŽdŽric Schlegel, par Schelling, Novalis, Schleiermarcher, notamment dans les pages de la revue AthenŠum, entre 1800 et 1802. JĠaimerais disposer de plus de temps pour me rŽfŽrer ˆ dĠautres Žcrits, notamment de Novalis : Grains de Pollen (BlŸtenstaub), Disciples ˆ Sa•s et son roman philosophique Heinrich von Ofterdingen.

Il semblera peut-tre peu appropriŽ dĠassocier la finitude ˆ un certain ton Ç triomphal È qui affleure dans le romantisme allemand. Mais cĠest ainsi quĠil faut lĠentendre, et pas tant en ce qui concerne la forme fragmentaire de lĠŽcriture. Les frres Schlegel et Novalis ont non seulement pratiquŽ mais aussi thŽorisŽ le fragment comme forme littŽraire – sĠappuyant sur Blanchot, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe y voient un indice prŽcurseur de la Ç dŽs-Ïuvre È, la dŽsÏuvre 4 que Blanchot a ŽrigŽe en principe – mais ils lĠont fait pour des raisons mŽtaphysiques plus quĠen fonction dĠune thŽorie de lĠŽcriture (il est douteux quĠune telle chose ait pu alors purement et simplement faire sens). Le fragment est, pour les Romantiques, la manire adŽquate de dire le systme, la bonne entrŽe dans le systme, puisque finitude est lĠautre nom dĠun systme ŽclatŽ. Rappelons lĠexergue de Grains de Pollen : Ç Frres, le sol est pauvre, nous devons semer tant de semence pour de si maigres rŽcoltes. È 5

Et le premier grain de pollen est lapidairement kantien, jusque dans le mot qui dŽsigne lĠabsolu : das Unbedingte, lĠinconditionnŽ, qui, comme vous le savez, est un terme technique de la Critique de la Raison Pure : Ç Nous cherchons partout lĠabsolu et ne trouvons que des choses È, Dinge. Il sĠagit bien de cette inadŽquation ontologique qui ne se confond pas avec la petitesse et la debilitas humaines. Et FrŽdŽric Schlegel Žcrit la chose suivante, dans un passage ˆ mes yeux capital : Ç Si nous avons la passion de lĠabsolu (das Absolute) et ne pouvons nous en soigner, il nĠy aura pas dĠautre issue que de nous contredire sans cesse et concilier les extrmes opposŽs. Le principe de contradiction sera inŽvitablement aboli et lĠon ne pourra choisir quĠentre une attitude passive (ob man sich dabei leidend verhalten) et la dŽcision de reconna”tre la nŽcessitŽ et de lĠennoblir en la transformant en un acte libre. È 6

Le romantisme allemand est le fruit de cette dŽcision : ennoblir, adeln, la finitude, la rŽcupŽrer, comme je viens de le dire. Mais comment le faire sans que cela soit arbitraire, quelle est la base ˆ partir de laquelle une telle opŽration sera efficace, et non une illusion ? Cette base est le langage, qui entre ainsi comme premire figure et en son nom propre sur la scne de la littŽrature. Pour faire de la poŽsie, le pote doit Žcouter le langage, en soi et par soi-mme poŽtique. Une page des Leons sur lĠart et la littŽrature dĠAuguste Schlegel explique ce que cela veut dire : Ç On a trouvŽ compltement Žtrange et incomprŽhensible de parler de poŽsie de la poŽsie ; et pourtant, pour qui conoit lĠorganisme interne de lĠexistence spirituelle, il est parfaitement clair que la mme activitŽ qui a dŽjˆ rŽalisŽ quelque chose de poŽtique soit rŽutilisŽe sur son propre rŽsultat. Oui, on peut dire sans exagŽrer que, ˆ proprement parler, toute poŽsie est poŽsie de la poŽsie ; puisquĠelle prŽsuppose dŽjˆ le langage dont lĠinvention appartient sans doute ˆ lĠaptitude poŽtique et quĠil est lui-mme [le langage] un pome de tout le genre humain, un pome en perpŽtuel devenir, en perpŽtuelle mŽtamorphose, jamais terminŽ. È 7

La mythologie est une premire formation poŽtique engendrŽe spontanŽment par le langage. Le langage est poŽtique et po•Žtique, faire de la poŽsie cĠest crŽer – dichten ist zeugen (Novalis) –, Schlegel lĠindique dans ce qui suit immŽdiatement : Ç Plus encore : au cours des premires Žpoques de la culture, est nŽe dans le langage et ˆ partir de lui, mais dĠune faon aussi nŽcessaire et aussi peu intentionnelle que le langage, une vision poŽtique du monde, cĠest-ˆ-dire, une vision gouvernŽe par l'imagination. CĠest la mythologie. È

Une co-appartenance unit langage et nature et une co-extension fait co•ncider lĠhomme et le langage, et le langage et le poŽtique. Toutes les formes de poŽsie sont des modalitŽs de la rŽflexivitŽ de ce langage originairement poŽtique, une Ç mŽtapoŽsie È qui amplifie cette co-appartenance et cette co-extension. Se dessine ˆ partir de lˆ un grand programme de rŽconciliation : entre lĠhomme et la nature, nous venons de le voir ; mais aussi entre lĠart et la science, et entre la poŽsie et la philosophie. Le fragment 115 du LycŽe, une publication des Schlegel qui a prŽcŽdŽ lĠAthenŠum, dit : Ç Toute lĠhistoire de la poŽsie moderne est un commentaire ininterrompu du court texte de la philosophie : tout art doit devenir science et toute science devenir art ; poŽsie et philosophie doivent tre rŽunies. È 8

Et une rŽconciliation, en outre, du pote avec lĠhumanitŽ, de lĠartiste avec la sociŽtŽ – un thme constant des Schlegel comme de Novalis – et de la contemplation avec lĠexpŽrience (Heinrich von Ofterdingen : Ç la poŽsie repose intŽgralement sur lĠexpŽrience È, Erfahrung : nous allons trouver un Žcho de ce mot chez Rilke). Heinrich von Ofterdingen, qui se divise en deux parties : lĠexpectative, Erwartung, et le remplissement, ErfŸllung, se termine par la vision du Ç futur ‰ge dĠor de toutes les choses È, die goldne Zukunft aller Dinge 9.

 

Ce nĠest pas une vision dorŽe que lĠhistoire a rŽalisŽe. Et il Žchoira alors ˆ la poŽsie deux choses seulement. Positivement, approfondir lĠexpŽrience du langage, terre natale du poŽtique, conformŽment ˆ la thŽorse romantique. NŽgativement, rŽsister – doublement, lˆ encore – contre une histoire qui peu ˆ peu, au cours du XIXme sicle, et de faon vertigineuse au XXme, a transformŽ la finitude en horreur et massacre permanent. Mais aussi rŽsister ˆ la tentation de fermer les yeux devant lĠhistoire et la condition humaine, au bŽnŽfice par exemple dĠune immersion dans Ç lĠtre È.

LĠhonneur de la poŽsie consistera ˆ sauvegarder – ˆ ennoblir – la finitude elle-mme et son complŽment, la nostalgie de lĠunitŽ : mme si – ou peut-tre surtout si –, ˆ la place de la promesse de salut des romantiques, on ne consent quĠau dŽsespoir de lĠabsence dĠun horizon de salut. Si les dieux de Hšlderlin se sont retirŽs pour toujours, ˆ lĠhistoire, aussi bien ˆ la nŽgation de lĠhistoire par lĠontologie et par lĠutopie, on ne pourra quĠopposer – mais on opposera toujours – une rŽsistance, dans le registre de la fŽlicitŽ, comme Saint-John Perse, ou dans le registre du dŽsespoir, comme Paul Celan : Ç le pome moderne est le pome absolu, le pome sans foi, sans espoir, le pome destinŽ ˆ personne, le pome fait de mots que lĠon assemble pour quĠils fascinent È. Mais personne est chacun de nous, moi et toi. Comme lĠŽnonce le vers sublime : O einer, o keiner, o niemand, o du 10.

La poŽsie, Ç forme dĠapparition du langage È dit Celan, comme Novalis ou Schlegel, est lĠinvocation dĠun autre toujours virtuel. Ç Le pome peut, puisquĠil est une forme dĠapparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, tre une bouteille ˆ la mer, mise ˆ lĠeau dans la croyance – pas toujours forte dĠespŽrances, certes – quĠelle pourrait tre en quelque lieu et quelque temps entra”nŽe vers une terre, Terre-Coeur peut-tre. Les pomes sont aussi de cette faon en chemin : ils mettent un cap. Sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-tre, un Tu ˆ qui parler, une rŽalitŽ ˆ qui parler. È 11

De cette forme de rŽsistance, les ƒlŽgies de Duino et les Sonnets ˆ OrphŽe de Rilke sont le tŽmoignage que je convoquerai. Quant au travail positif sur le langage, la rŽfŽrence ˆ MallarmŽ est obligatoire ; ˆ sa poŽsie et ˆ ses Žcrits de la doctrine esthŽtique, comme Dyptique, PrŽface au TraitŽ du Verbe de RenŽ Ghil, LĠƒvolution littŽraire, Variations sur un sujet, ou la confŽrence dĠOxford sur La musique et les lettres. Permettez-moi de citer deux passages :

Ç LĠÏuvre pure implique la disparition Žlocutoire du pote, qui cde lĠinitiative aux mots, par le heurt de leur inŽgalitŽ mobilisŽs ; ils sĠallument de reflets rŽciproques comme une virtuelle tra”nŽe de feux sur des pierreries, remplaant la respiration perceptible en lĠancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase. È Et : Ç  Si ! avec ses vingt-quatre signes, cette LittŽrature exactement dŽnommŽe les Lettres, ainsi que par de multiples fusions en la figure de phrases puis le vers, systme agencŽ comme spirituel zodiaque, implique sa doctrine propre, abstraite, ŽsotŽrique comme quelque thŽologie. È 12

A partir de lˆ, il devient possible de concevoir la poŽsie ˆ lĠimage dĠun groupe de transformations fermŽ sur lui-mme, Ç penser MallarmŽ jusque dans ses dernires consŽquences È 13. CĠest dŽjˆ ainsi que ValŽry a eu tendance ˆ lire MallarmŽ : Ç MallarmŽ participait par lˆ de lĠattitude des hommes qui ont approfondi en algbre la science des formes et la partie symbolique de lĠart mathŽmatique. Pour ce genre dĠattention la structure des expressions devient plus sensible et plus intŽressante que leurs sens ou leurs valeurs. Les propriŽtŽs des transformations sont plus dignes de lĠesprit que ce quĠil transforme, et je me demande parfois sĠil nĠexisterait pas une pensŽe plus gŽnŽrale que la pensŽe dĠune ÒpropositionÓ ou la conscience de penser quoi que ce soit. È 14

Bien quĠune telle description s'accompagne dĠautres dont le sens est diffŽrent (et quĠelle ne vaille ni pour la poŽsie de MallarmŽ, ni pour celle de ValŽry !), cĠest assurŽment ainsi quĠune certaine postŽritŽ a compris le legs mallarmŽen. Mais le travail positif sur le langage, que StŽphane MallarmŽ donnait comme objectif ˆ la poŽsie, correspond ˆ quelque chose de bien distinct de la simple exploration des virtualitŽs combinatoires dĠun langage auto-rŽfŽrentiel, du Ç langage se rŽflŽchissant È 15. Le langage Ç avec conscience de soi et de ses moyens È ne perd pas, pour MallarmŽ, la relation ˆ un rŽfŽrent. Et le travail de et sur la langue est investi dĠune mission dĠennoblissement Žthique et politique, conformŽment au programme du Tombeau dĠE. Poe : Ç donner un sens plus pur aux mots de la tribu È 16.

LĠexpŽrience poŽtique de MallarmŽ et sa rŽflexion ˆ son sujet signifient ainsi encore une autre forme de rŽsistance. Non pas contre lĠhistoire ou contre fuir lĠhistoire, mais contre lĠacadŽmisme – et aussi contre la dŽrive que comporte lĠauto-rŽfŽrentialitŽ : la dŽrive textualiste des avant-gardes critiques post-mallarmŽennes, qui se rŽclament de MallarmŽ en oubliant quĠil a dŽjˆ averti : silence au raisonneur.

En effet, chez MallarmŽ la structure de la langue se trouve liŽe ˆ une thŽorie du poŽtique comme transposition du monde en mots (cĠest que ce veut dire la fameuse proposition : Ç tout, dans le monde, existe pour culminer en un livre È). Le pote crŽe – pour MallarmŽ, lĠÏuvre est le contraire exact de la dŽsÏuvre –, ˆ partir des mots, auprs dĠeux, avec eux, en les suivant dans leurs potentialitŽs propres. Ë la diffŽrence de Heidegger, il ne va pas Ç nommer È le monde, mais il ne cessera jamais de le Ç suggŽrer È, de lĠÇ Žvoquer È, dĠy Ç faire allusion È – des mots qui reviennent constamment 17. Structure et transposition sĠarticulent. On lit ˆ la mme page : Ç Cette intention (visŽe 18), je la dis Transposition – Structure, une autre È. Transposition est un terme technique de lĠesthŽtique mallarmŽenne. Quel est son effet ? Parmi de nombreux textes, citons le suivant, toujours dans Crise de vers, auquel ValŽry fait allusion, en lĠinflŽchissant dĠailleurs dans le sens qui sera celui de la Ç textualitŽ È. La comparaison est intŽressante :

Ç  Je dis : une fleur ! et hors de lĠoubli o ma voix relgue aucun contour, en tant que quelque chose dĠautre que les calices sus, musicalement se lve, idŽe mme et suave, lĠabsente de tous les bouquets. È 19

Or, dans lĠun des admirables Žcrits que Paul ValŽry a consacrŽs ˆ MallarmŽ – Žcrits qui comptent certainement parmi les plus beaux, les plus profonds et les plus Žmouvants hommages quĠun pote a jamais consacrŽs ˆ un autre pote – on lit la chose suivante : Ç Je me reprŽsentais son expectative : lĠ‰me tendue en direction des harmoniques et concentrŽe ˆ percevoir lĠŽvŽnement dĠun mot dans lĠunivers des mots, o elle [lĠ‰me] se perd ˆ apprŽhender lĠordre total des liaisons et des rŽsonnances quĠune pensŽe anxieuse de na”tre invoqueÉ ÒJe dis : UNE FLEURÉÓ Žcrit-il. È 20

ValŽry introduit une lŽgre dŽformation, la dŽformation quĠun philosophe (Paul ValŽry est aussi un philosophe) prŽoccupŽ dĠŽtablir une doctrine veut imposer au chant du pote pour qui – et bien que cela paraisse contradictoire – plonger dans la structure de la langue est la faon de transposer le monde. Personne mieux que ValŽry, Ç le pote de la mŽtamorphose, de lĠŽternelle mŽtamorphose de tout ce qui vit È (Curtius, citŽ par Angelloz dans sa prŽface aux ƒlŽgies de Duino) – ValŽry inspirateur de Rilke – pourrait le comprendre. Et peut-tre est-ce lˆ le prŽsupposŽ de ValŽry – mais nous supposons que non. Chez ValŽry il sĠagit de Ç percevoir lĠŽvŽnement dĠun mot dans lĠunivers des mots È, lĠÇ ordre des liaisons et des rŽsonnances È est ŽvoquŽ au bŽnŽfice dĠune Ç pensŽe anxieuse de na”tre È. Au contraire, Je dis Ç une fleur È fait Žmaner la notion pure de cette fleur, lĠÇ idŽe mme, et suave, [] absente de tous les bouquets È. Loin de se voir abolie, la fleur est constituŽe dans son essence poŽtique et le mystre du langage consiste en ce que Ç la quasi-disparition vibratoire dĠun fait de la nature È est la bonne manire de dire la chose dans sa vŽritŽ et sa nŽcessitŽ, Ç absente de tous les bouquets È. (Dans un autre passage, cĠest lĠesprit qui est appelŽ Ç centre de suspension vibratoire È.) Le mot ne tue pas la chose, la transposition est mŽtamorphose, transmutation qui se superpose ˆ la contingence. LĠisolement du mot permet dĠobtenir, pour lĠobjet absent prŽsentŽ par la rŽminiscence, une Ç atmosphre neuve È. Ce mot qui nie le hasard Žvoque et rŽnove lĠobjet nommŽ 21.

LĠopŽration ne consacre pas lĠauto-rŽfŽrence du mot, elle Žtablit davantage la rŽfŽrence poŽtique. La parole poŽtique institue une ”le de sens dans la mer du hasard, comme nous le savons depuis Horace le pote pŽrennise lĠŽphŽmre et le prŽcaire. ValŽry le dit aussi merveilleusement, toujours ˆ propos de MallarmŽ : Ç le plus bel effort des humains est de transformer leur dŽsordre en ordre, et le hasard en pouvoir. Telle est la vraie merveille. È

 

Ç Je dis : une fleur ! È. Dans la neuvime ƒlŽgie duinŽsienne, Rilke nous dit ce que MallarmŽ a rŽalisŽ :

 

Ç Pourtant, ce que ramne du bord des gouffres le voyageur

                        qui redescend

vers la vallŽe, ce nĠest pas une main pleine de terre, lĠindicible

                        pour tous,

mais bien un mot, quĠil a dž acquŽrir dans sa puretŽ, jaune

                        et bleue, la

gentiane. Nous, qui sommes ici, peut-tre est-ce pour dire :

                        maison,

fontaine, porte, pont, cruche, verger, fentre, 

tout au plus : colonne, tourÉ mais pour dire, comprends-tu,

ah, dire avec tant de ferveur que les choses elles-mmes en

                        secret

nĠont jamais pensŽ tre autant.

  [É]

CĠest ici le temps du dicible, ici quĠil se trouve chez lui.

Parle, confesse ta foi sans trahir. È 22

 

La langue fait lĠŽloge de ce qui doit tre maintenu. Telle est la t‰che qui incombe au pote – lequel de nos jours ne peut que faire grve. Mais il continue dĠaspirer ˆ une Žpoque qui nĠexclurait pas la gloire, comme les Romantiques et comme MallarmŽ :

Ç Puisque [É] je crois que la poŽsie est faite pour le faste et pour les pompes suprmes dĠune sociŽtŽ constituŽe o aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion. LĠattitude du pote dans une Žpoque comme celle-lˆ, o il est en grve devant la sociŽtŽ, est de mettre de c™tŽ tous les moyens viciŽs que lĠon peut lui offrir. Tout ce quĠon peut lui proposer est infŽrieur ˆ sa conception et ˆ son travail secret. È 23

 

            Le travail poŽtique sur le langage est pour MallarmŽ un mode de connaissance. La rŽminiscence de lĠobjet est son idŽe. Et ce travail est encore une faon de Ç scruter lĠacte dĠŽcrire jusquĠˆ son origine È. Par lˆ, Žcrivait dŽjˆ le jeune MallarmŽ, le langage reprŽsentera une Ç ouverture È pour lĠÇ Žtude de lĠHomme È 24. Ni dŽs-Ïuvre, ˆ la manire de Blanchot, ni Ç dissŽmination È : le hasard ne se laisse abolir par aucun lancer de dŽs, mais se conquiert peu ˆ peu. Comme pour les Romantiques, cĠest de science quĠil sĠagit. MallarmŽ nĠest pas mallarmŽen.

            De la mme faon, lĠÏuvre dĠun pote plus directement de lĠhumain, Rainer Maria Rilke, en qui un grand philosophe du sicle, Heidegger, voulut voir une correspondance avec ses propres thses, dit bien autre chose que ce que le philosophe veut forcer la poŽsie ˆ dire. Le temps nous manque pour restituer la pensŽe sinueuse de Heidegger sur la poŽsie, mais nous pouvons comparer les aspects par lesquels Rilke semble proche de Heidegger. Heidegger reprend Hšlderlin : Ç Ce qui demeure, ce sont les potes qui le fondent. È Rilke dit, dans un Sonnet ˆ OrphŽe (I-22) : Ç Tout ce qui se prŽcipite / a dŽjˆ passŽ ; / puisque ce qui demeure / en premier, nous y consacre È. Mais quĠest-ce qui demeure (das Verweilende), pour lĠun et pour lĠautre ? Ecoutons Heidegger :

Ç Mais ce qui demeure peut-il tre fondŽ ? NĠest-ce pas ce qui toujours est dŽjˆ lˆ subsistant ? Non ! Il faut prŽcisŽment que ce qui demeure soit amenŽ ˆ persister contre le flux qui emporte ; le simple doit tre arrachŽ ˆ la complication, la mesure tre prŽfŽrŽe ˆ lĠimmense. Il faut que vienne ˆ dŽcouvert ce qui supporte et rŽgit lĠŽtant en son ensemble. Il faut que lĠtre soit mis ˆ dŽcouvert, pour que lĠŽtant apparaisse. Or, prŽcisŽment, ce qui demeure est le fugitif. [É] Le pote nomme les dieux et nomme toutes les choses en ce quĠelles sont. Cette nomination ne consiste pas ˆ pourvoir simplement dĠun nom une chose qui auparavant aurait ŽtŽ dŽjˆ bien connue ; mais le pote disant la parole essentielle, cĠest alors seulement que lĠŽtant se trouve par cette nomination nommŽ ˆ ce quĠil est, et est ainsi connu comme Žtant. La poŽsie est fondation de lĠtre par la parole. Ce qui demeure nĠest donc jamais crŽŽ de lĠŽphŽmre. [É] Mais parce que lĠtre et lĠessence des choses ne peuvent jamais rŽsulter dĠun calcul ni tre dŽrivŽs de lĠexistant dŽjˆ donnŽ, il faut quĠils soient librement crŽŽs, posŽs et donnŽs. Cette libre donation est fondation.  È 25

Ce texte de 1936 condense avec une quasi-brutalitŽ tout le propos de Heidegger sur la poŽsie. Ce qui demeure nĠest pas crŽŽ ˆ partir de lĠŽphŽmre. Ce qui demeure est Ç librement crŽŽ, Žtabli (gesetzt) È par la parole du pote – la poŽsie est fondation par la parole et dans la parole –, et non quelque chose qui serait dŽjˆ donnŽ. La poŽsie est fondation de lĠtre par la parole – et par lˆ fondation de lĠhomme : Ç le dire du pote est fondation, non seulement dans le sens dĠune libre donation mais Žgalement dans le sens o il Žtablit et assure, garantit ˆ sa base lĠŽtant (Dasein) de lĠhomme È. Ainsi se dessine la Kehre : le Ç tournant È de la pensŽe heideggŽrienne, le moment o la finitude commence ˆ tre nŽgligŽe, entre autre gr‰ce ˆ la participation au poŽtique, au bŽnŽfice dĠune relation sžre avec lĠtre, mme si lĠtre sĠaffirmera plus par la nŽgative que de faon positive (au sens o lĠon parle de thŽologie nŽgative). Bien sžr, voir ce qui se cache, note Heidegger dans lĠŽcrit de 1961 qui reprend la lecture de Hšlderlin, se fait Ç non pas en tentant d'arracher ˆ son occultation ce qui est cachŽ, mais seulement en veillant sur lui dans cette occultation mme, la manifestation est manifestation de lĠinconnu (Unbekannte) È. Ç LĠinvisible se dŽlgue, pour demeurer (verweilen) ce quĠil est : Inconnu. È 26 Cependant, le pote lĠŽtablit et le fait demeurer, et par lˆ garantit, rŽdime (jĠajoute) la finitude de lĠhomme.

Les potes ont accs ˆ un Ç Ouvert ˆ lĠintŽrieur duquel immortels, mortels, ainsi que toutes choses, peuvent se rencontrer È, un Ç Ouvert [qui] est mŽdiateur pour tout rapport entre ce qui est rŽel È, lisons-nous dans Wie wenn am FeiertageÉ, le plus bel Žcrit de Heidegger sur la poŽsie :

Ç Ces potes se tiennent alorseux-mmes ouverts dans lĠOuvert. [É] LĠouverture de lĠOuvert fait partie de ce que nous appelons Òun mondeÓ. Ainsi, seulement pour ces potes les signes et les gestes du monde entrent dans une lumire, puisque les potes ne se sont pas sans monde. È 27

Ainsi, Ç la parole de Hšlderlin dit le SacrŽ È 28. EphŽmre, Invisible, Ouvert, sont trois mots qui appartiennent au langage de Rilke – mais pour dire autre chose. La permanence selon Rilke est ˆ la fois plus et moins que la permanence de Heidegger. Le premier tercet du Sonnet XXII dit : Ç Enfants [Rilke pense aux aviateurs], ™ ne jetez pas / votre courage ˆ la vŽlocitŽ, / dans la recherche du vol È. Et le second tercet termine ainsi : Ç Tout est reposŽ : / obscur et lumineux, / fleur et livre È.

Ce qui demeure est le contraire de lĠagitation des trŽpidants (ainsi qu'Angelloz a librement traduit die Treibenden) que nous devenons. Le sonnet commence : Ç nous sommes les trŽpidants È – ce qui demeure est plut™t ce qui est reposŽ, ausgeruht, et tout est reposŽ : monde physique (obscuritŽ et clartŽ), monde de la vie (fleur), monde de lĠesprit (livre). Dans le premier quatrain, Rilke oppose ˆ die Treibenden ce qui reste toujours, im immer Bleibenden. 

Mais, attention, il ne sĠagit pas de la permanence de ce qui subsiste, persiste, insiste, il ne sĠagit pas de la fondation de lĠtre par une parole qui assure et qui soutient, il ne sĠagit pas dĠune rŽduction de lĠŽphŽmre – mais de dire le mouvement des choses, de saluer les choses dans leur mŽtamorphose rŽvŽlŽe, ouverte de faon terrestre. Rilke sĠexclame ˆ lĠimpŽratif :

Ç Que soit la transformation. [É] Ce qui s'enferme dans le Permanent, celui-lˆ est dŽjˆ pŽtrifiŽ. È (II-12, cĠest Rilke qui souligne), Ç Devance tous les adieux, comme s'ils Žtaient en arrire / de toi, comme l'hiver qui ˆ l'instant s'en va È (II-13). Le premier de ces sonnets finit ainsi : Ç [É] Et DaphnŽ mŽtamorphosŽe / veut [É] que tu te transformes en vent È.

Ausruhen nĠest pas lĠimmobilitŽ mais la permanence de ce qui se reconstruit cycliquement : obscuritŽ et clartŽ, vie et mort – ou cĠest la permanence de ce qui, comme la fleur (toujours la fleur), nĠexistant quĠune seule fois, est irrŽvocable parce que terrestre, comme disent ces sept vers sublimes de la Neuvime ƒlŽgie :

 

            Ç Mais parce que cĠest beaucoup que dĠtre ici, et que tout ce

                        qui est ici

toutes ces choses passagres, semblent avoir besoin de nous,

                        elles qui

Žtrangement nous requirent. Nous les plus passagers. Une

                        fois

chaque chose, rien quĠune fois. Une fois, et plus jamais. Et

                        nous aussi,

une fois. Pas deux. Mais avoir ŽtŽ cette seule

et unique fois, oui, mme si ce nĠest quĠune fois, avoir ŽtŽ

                        chose

terrestre, il semble bien que rien ne puisse lĠeffacer. È 29

 

Et la permanence est aussi celle de lĠesprit – de lĠesprit humain. CĠest une permanence certainement plus modeste que celle de Heidegger. LĠerrance des premires ƒlŽgies (die Fahrenden, Cinquime ƒlŽgie) ne peut tre rachetŽe, nous ne jouissons pas dĠunitŽ : Wir sind nicht einig (IV ƒlŽgie). LĠOuvert, das Offene, seul lĠanimal le voit, et lĠenfant – tant que nous le laissons voir. Pardonnez-moi cette traduction du dŽbut de la Huitime ƒlŽgie :

 

  Ç De tous ses yeux, la crŽature voit

lĠOuvert. Seuls nos yeux sont

comme inversŽs, et lĠentourant,

comme des piges disposŽs en cercles autour de ce qui serait sa libre sortie.

Ce qui est dehors [ce qui est dehors est lĠOuvert, hors du monde], nous ne le connaissons que                                                                                                          [par le visage

de lĠanimal ; puisque nous dŽtournons dŽjˆ lĠenfant et lĠobligeons ˆ regarder devant

pour voir la forme, et non lĠOuvert qui

dans le visage de lĠanimal est si profond. Libre de la mort. È 30

 

Nous ne craignons que la mort, la mort sans appel, qui nĠest jamais une offre. Dans le langage de Sein und Zeit mais contre Heidegger, la mort est uneigentlich, inauthentique. Dans ce livre pointait dŽjˆ, ˆ travers la description des deux registres, inauthentique et authentique, la rŽdemption de la finitude : il y aurait une Ç libertŽ pour la mort È – ce qui, dans la perspective athŽe de Sein und Zeit ne peut tre quĠune prodigieuse mystification.

LĠOuvert est peut-tre le lieu que lĠange terrible, schrecklich (Seconde ƒlŽgie), habite – mais il nous est fermŽ, il nous est dŽfendu – et aussi parce que nous nĠaimons pas lĠange. LĠhomme reste auprs de lĠhomme, dans sa gloire comme dans sa mort. Nous lisons dans la Septime ƒlŽgie :

 

Ç Ne va pas croire que je

cherche ˆ te sŽduire.

Ange, et mme si je le voulais ! Tu ne viendras pas. Car mon

appel est toujours plein du vÏu que tu tĠen ailles ; contre un

        si fort

courant tu ne saurais faire un seul pas. Et mon chant qui

        tĠinvoque

est comme un bras tendu : sa main lˆ-haut qui sĠouvre,

prte ˆ saisir, demeure devant toi,

ouverte, est-ce pour repousser ou avertir,

grande ouverte, ™ Insaisissable. È 31  

 

Mais la permanence selon Rilke dit aussi beaucoup plus que celle de Heidegger. La permanence de Heidegger est celle de lĠhabiter. La confŽrence de 1961 est un commentaire du vers de Hšlderlin qui Žtait  dŽjˆ un leitmotiv de la confŽrence de 1936 : Dichterisch wohnt der MenschÉ

Heidegger explique que cette habitation nĠest pas celle de la maison, ni celle de la terre. LĠhomme habite poŽtiquement ˆ travers la poŽsie, Ç habiter n'a lieu que lorsque la poŽsie appara”t (sich ereignet) et dŽploie (entfaltet) son tre È. La poŽsie dispose lĠhomme pour Ç habiter son tre È. La poŽsie, telle que nous la rencontrons, est le Ç faire habiter È originaire 32.

Ë lĠhabitation de Heidegger, on pourrait vouloir opposer, chez Rilke, lĠexpŽrience et la mŽtamorphose. Comme il est dit dans les Cahiers de Malte, Ç le pote doit tout conna”tre, conna”tre de la faon la plus simple, la plus banale, conna”tre la souffrance, conna”tre les enfants, les choses, les au revoir, les adieux É È. CĠest la Terre dont Rilke fait lĠŽloge, puisquĠelle est dispensatrice, Die Erde schenkt (Sonnets, I-12) ; Hiersein, tre ici (et non Da-sein), est une splendeur, ist herrlich.

            Rappelons-nous aussi lĠŽloge de la groseille, des travaux du Printemps (II-25), de lĠorange, des jardins dĠIspahan et de Ch™ras, des constellations – qui enchantaient aussi ValŽry et MallarmŽ, Ç fumeurs obscurs È sous le ciel de juillet, Ç au milieu du Serpent, du Cygne, de lĠAigle, de la Lyre È 33 –, et lĠŽloge de la souffrance. Et, surtout, lĠŽloge de la rŽsistance, de lĠinsistance, de la persistance de lĠhomme, Ç race des millŽnaires È : ï, cette joie toujours nouvelle, d'tre d'argile meuble ! È (Sonnets, II-24).

            Au lieu de lĠontologie philosophique et de lĠutopie politique, lĠaspiration ˆ une cosmologie qui rŽunisse ciel et terre, et fasse, ˆ la faon des Orphiques, penser la mort comme instance entre deux vies. Vie et mort sont des ŽlŽments de lĠordre total – das Weltall – et lĠInvisible, que lĠAnge habite, sera le lieu de lĠautrefois visible : il nĠest pas lĠinconnu cachŽ. La cosmologie de Rilke dit aussi plus que lĠontologie nŽgative de Heidegger et se distingue explicitement de lĠunivers du christianisme. Dans la lettre ˆ Witold von Hulewicz Žcrite en 1925, ˆ propos des ƒlŽgies, Rilke insiste sur le fait que lĠange nĠa rien de commun avec lĠange chrŽtien, et il Žcrit : Ç il sĠagit, avec une conscience purement terrestre, profondŽment terrestre, radieusement terrestre, dĠintŽgrer tout ce ˆ quoi nous touchons, tout ce que nous voyons ici, dans cet horizon plus vaste, le plus vaste. Non dans un Au-delˆ dont lĠombre entŽnbre la terre, mais dans un Tout, dans le Tout. È 34

É Une fois encore, une fois de plus, la fleur bleue de Novalis, aussi rose de sang, Žternellement dans le mme chant terrestre, ˆ prŽsent dans le chant de Celan, pour terminer.

 

Un rien

nous Žtions, sommes, nous

resterons, en fleur :

la rose de rien, de

personne.

 

Avec

le style clair dĠ‰me

lĠŽtamine dŽsert-des-cieux

la couronne rouge

du mot de pourpre, que nous chantions

au-dessus, oui au-dessus

de lĠŽpine.  35

 

 

 

 

 

 

 

Fernando Gil

 

   

Traduit du portugais par Eric Beauron

 

 

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sommaire

 



[1] Ç A poesia de existir È a ŽtŽ initialement publiŽ dans Modos da evidncia, Lisbonne, INCM, 1998, pp. 457 – 474 (N.d.t.)

[2] Saint-John Perse, Lettre ˆ la Berkeley Review, Oeuvres Compltes, PlŽiade, Paris, 1972, pp. 565-566.

[3] Heidegger, ErlŠuterungen zu Hšlderlins Dichtung, Francfort, Klostermann, 1951, cit. de la traduction franaise vŽrifiŽe, Approche de Hšlderlin, Paris, Gallimard, 1962, p. 41.

[4] En franais dans le texte (N.d.t.).

[5] Nous citons lĠŽdition bilingue franais-allemand des Kleine Schriften, comme les textes dĠA. Schlegel, Paris, Aubier, p. 30, o se trouve aussi le premier fragment mentionnŽ qui va suivre.

[6] Ibid., p. 40.

[7] Dans Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, LĠabsolu littŽraire, thŽorie de la littŽrature du romantisme allemand, citŽ dorŽnavant par Absolu, Paris, Seuil, 1978, p. 349.

[8] Frag. 115, Absolu, p. 95.

[9] Sur lĠidŽal de rŽconciliation, cf. lĠextraordinaire fragment 116, ibid., p.112.

[10] Ç ï un, ™ nul, ™ personne, ™ toi : / o a menait, si vers nulle part ? / ï tu creuses et je creuse, je me creuse jusquĠˆ toi, ˆ notre doigt lĠanneau sĠŽveille È, P. Celan, La rose de personne, Paris, JosŽ Corti, 2002, trad. Martine Broda, p. 13.

(F. Gil cite lĠŽdition du Nouveau Commerce de 1979, Žgalement traduite par M. Broda. En portugais, le dernier vers (Òund am Finger erwarcht uns der RingÓ) dit : Òet au doigt lĠanneau nous rŽveilleÓ (Òe no dado o anel desperta-nosÓ). N. d. t.)

[11] P. Celan, Ç Allocution de Brme È, Le mŽridien & autres proses, Seuil, 2002, traduction J. Launay modifiŽe, p. 57.

[12] MallarmŽ, Ç Crise de vers È, dans Dyptique, Variations sur un sujet, et Ç La LittŽrature È, fragment dĠun projet dĠarticle ; MallarmŽ, dans Îuvres Compltes, PlŽiade, Paris, Gallimard, 1945, respectivement pp. 366 et 850.

[13] P. Celan, Le mŽridien & autres proses, op. cit. p. 68 (N.d.t.)

[14] Ç Je disais autrefois ˆ StŽphane MallarmŽÉ È, dans Paul ValŽry, VariŽtŽ, Îuvres, vol. I, PlŽiade, Paris, Gallimard, 1968, p. 658.

[15] MallarmŽ, Une note, ibid., p. 851.

[16] Cf. encore, extrait de Ç Crise de vers È : Ç Au contraire dĠune fonction de numŽraire facile et reprŽsentatif, comme le traite dĠabord la foule, le dire, avant tout, rve et chant, retrouve chez le Pote, par sa nŽcessitŽ constitutive dĠun art consacrŽ aux fictions, sa virtualitŽ È, ibid., p. 368.

[17] Par exemple : Ç Les monuments, la mer, la face humaine, dans leur plŽnitude, natifs, conservant une vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, Žvocation dites, allusion je sais, suggestionÉ È, Ç Crise de vers È, ibid., p. 366.

[18] En franais dans le texte (N.d.t.)

[19] Ibid., p. 368.

[20] ValŽry, op. cit., p. 656.

[21] Ç Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, Žtranger ˆ la langue et comme incantatoire, achve cet isolement de la parole : niant, dĠun trait souverain, le hasard demeurŽ aux termes malgrŽ lĠartifice de leur retrempe alternŽe en le sens et la sonoritŽ, et vous cause cette surprise de nĠavoir ou• jamais tel fragment ordinaire dĠŽlocution, en mme temps que la rŽminiscence de lĠobjet baigne dans une neuve atmosphre È, Ç Crise de vers È, ibid., p. 368.

[22] R. M. Rilke, ƒlŽgies duinŽsiennes, Imprimerie nationale, 1996, trad. Jean-Yves Masson. F. Gil cite et traduit lĠŽdition bilingue Aubier de 1943, dont le texte original est : Ç  Bringt doch der Wanderer auch vom Hange des Bergrands / nicht eine Hand voll Erde ins Tal, die Allen unsŠgliche, / sondern / ein erworbenes Wort, reines, den gelben und blaun / Enzian. Sind wir vielleicht hier, um zu sagen : Haus, / BrŸcke, Brunnen, Tor, Krug, Obstbaum, Fenster, – / hšchstens : SaŸle, TurmÉ aber zu sagen, verstehs, / oh zu sagen so, wie selber die Dinge niemals / innig meinten zu sein. [É] / Hier ist des SŠglichen Zeit, hier seine Heimat. / Sprich und bekenn. È (N. d. t.).

[23] MallarmŽ, Ç Sur lĠŽvolution littŽraire È, in MallarmŽ, op. cit., pp. 869-870.

[24] La musique et les lettres, et Note de 1869, in MallarmŽ, op. cit., pp. 645 et 853.

[25] Heidegger, Ç Hšlderlin et lĠessence de la poŽsie È, in  Heidegger, op. cit.

[26] Op. cit., pp. 237 et 240.

[27] Ibid., p. 79.

[28] Ibid., p. 98.

[29] R. M. Rilke, ƒlŽgies duinŽsiennes, op. cit. Le texte original est : Ç Aber weil Hiersein viel ist, und weil uns scheinbar / alles das Hiesige braucht, dieses Schwindende, das / seltsam uns angeht. Uns, die Schwindendsten. Ein Mal / jedes, nur ein Mal. Ein Mal und nichtmehr. Und wir auch / ein Mal. Nie wieder. Aber dieses / ein Mal gewesen zu sein, wenn auch nur ein Mal : / irdisch gewesen zu sein, scheint nicht widerrufbar. È (N.d.t)

[30] Nous suivons ici la traduction de F. Gil. Celle de J.-Y. Masson donne : Ç O quĠils se posent, les yeux des crŽatures voient / lĠOuvert. Seuls nos yeux ˆ nous sont / comme ˆ lĠinverse des leurs et disposŽs tout autour dĠelles / en piges encerclant leur libre loisir. / Ce qui est en dehors de nous, seul nous lĠapprend le visage / des animaux ; car lĠenfant, ds ses tout premiers jours, / nous le faisons se retourner, et nous le contraignons ˆ voir / ce qui a dŽjˆ forme derrire lui, et non lĠOuvert, qui marque / de tant de profondeur le visage de lĠanimal. Lui, franc / de toute mort. È, in ƒlŽgies duinŽsiennes, op. cit. Le texte original est : Ç Mit allen Aungen sieht die Kreatur / das Offene. Nur unsre Augen sind / wie umgekehrt und ganz um sie gestellt / als Fallen, rings um ihren freien Ausgang. / Was drau§en ist, wir wissens aus des Tiers / Antlitz allein ; denn schon das frŸhe Kind / wenden wir um und zwingens, da§ es rŸckwŠrts Gestaltung sehe, nicht das Offne, das / im Tiergesicht so tief ist. Frei von Tod. È (N.d.t)  

[31] R. M. Rilke, ƒlŽgies duinŽsiennes, op. cit., trad. J.-Y. Masson. Le texte original est : Ç Glaub nicht, da§ ich werbe. / Engel, und wŸrb ich dich auch ! Du kommst nicht. Denn mein / Anruf ist immer voll Hinweg ; wider so starke / Stršmung kannst du nicht schreiten. Wie ein gestreckter / Arm ist mein Rufen. Und seine zum Greifen / oben offene Hand bleibt vor dir / offen, wie Abwehr und Warnung, / Unfa§licher, weitauf. È (N.d.t.)

[32] Heidegger, op. cit. p. 242.

[33] ValŽry, op. cit. pp. 625-626.

[34] Rilke, Îuvres, III, trad. franaise, Paris, Seuil, 1976, pp. 589-590.

[35] Celan, La rose de personne [trad. M. Broda ; op. cit. ; N.d.t.].