La
posie dĠexister
un texte de Fernando
Gil
Je commencerai par prendre
quelques prcautions qui ne sont pas seulement, comme on a lĠhabitude de dire,
oratoires. La comptence qui est la mienne pour traiter un thme aussi
important que Posie et philosophie au XXme
sicle
est seulement celle dĠun lecteur de posie qui est aussi un praticien de la
philosophie. Je ne suis pas critique – et encore moins, ce qui est plus
regrettable, pote – ni historien, ni mme grand connaisseur de
lĠhistoire de la littrature. Je serais ainsi incapable de mĠoccuper du sujet
qui mĠa t propos si son traitement devait prsupposer une connaissance
adquate ou mme ample de lĠensemble de la posie au XXme sicle.
Comme lecteur qui nĠaspire pas
tre autre chose, je mĠoffre le plaisir de lire la posie que jĠaime, et le
sans-gne de continuer ignorer ce qui mĠintresse moins. Je prfre
relire mes potes modernes – Camilo Pessanha, Rilke, Mallarm ou Celan,
par exemple – que me tenir au courant, je lĠavoue. Cependant, si par posie on
entend – et cĠest ainsi que je lĠai entendu – le potique, on admettra que le
potique habite tout pote et on concdera quĠil n'est pas ncessaire de tout
connatre. Mon thme consistera alors dcliner ce que la philosophie peut
faire de la posie, et peut-tre mĠinterroger sur quelques dimensions
philosophiques de la posie (il y en a bien sr dĠautres, outre celles
auxquelles je vais me rfrer). Ceci en ce qui concerne posie et
philosophie.
Reste le XXme sicle. O le situer et quand
commence-t-il ? Je vais essayer, d'une certaine faon, de lĠnoncer. Il commence
lĠaube du XIXme sicle, avec la
thorisation du premier Romantisme allemand – Auguste et Frdric
Schlegel, Novalis, Schelling – pour ensuite sĠtablir, la fin de ce
mme XIXme sicle, avec Mallarm
(ces noms sont naturellement des tiquettes, symboles de mouvements bien plus
complexes). Ainsi, cĠest lĠintrieur de mon exprience de lecteur, partielle
et insuffisante, que je mĠinstalle. On peut prfrer d'autres parcours et dĠautres recherches, historiquement plus srs ; il me revient seulement de
justifier les miens.
Je me doute quĠil sera
indcidable, en ce qui concerne le quand, dĠtablir des priodisations
non controverses. Il nĠy a pas de concept unitaire de Ç posie du XXme sicle È. Pour le dire autrement, Ç posie du XXme sicle È nĠest pas un concept. Et pas
seulement en terme de quand, mais aussi de o. Leur existence tant donne
dans et par la langue, les posies sont posies de la langue. Il y a ainsi de
nombreuses et varies Ç posies du XXme
sicle È. Comparant la posie anglaise et la posie franaise, Saint-John Perse
sĠest exprim ce sujet en 1956 : Ç CĠest que lĠesprit anglo-saxon est de
longue date habitu au processus discursif de la posie anglaise – posie
de lĠide, donc de dfinition et dĠlucidation toujours explicite et logique,
parce que de source rationnelle, et par l mme conduite aux enchanements
formels dĠune dialectique intellectuelle et morale. A lĠinverse, la posie franaise
moderne ne se juge posie quĠ la condition de sĠintgrer elle-mme, vivante,
dans son objet vivant ; de sĠy incorporer pleinement, de sĠy confondre mme
substantiellement jusquĠ lĠidentit parfaite et lĠunit entre le sujet et
lĠobjet, entre le pote et le pome. Faisant plus que tmoigner ou figurer,
elle devient la chose mme quĠelle ÒapprhendeÓ, voque ou suscite ; faisant plus que
mimer, elle est finalement cette chose mme dans son mouvement et dans sa
dure, elle la vit et ÒlĠagitÓ unanimement. È voquer et susciter sont deux
verbes que Valry va employer. La posie franaise, continue Saint-John Perse,
est sotrique, alors que la posie anglaise serait exotrique 2.
JĠai lu cette page, non seulement
pour y trouver un appui ce que jĠai avanc – il y a une diversification
du potique, que Saint-John Perse ait raison ou non dans sa caractrisation des
esprits nationaux – mais aussi pour commencer isoler le potique dont
je vais parler. Saint-John Perse lĠassocie la posie franaise, mais il convient
srement une bonne partie de la posie du XXme
sicle, sa partie Ç absolument moderne È, cette posie qui Ç sĠintgre,
vivante, dans son objet vivant È et devient la chose mme quĠelle Ç apprhende
È.
La description conviendra
peut-tre aussi la posie anglaise, ou amricaine, ou la posie dĠautres
langues, mais il est vrai quĠelle indique le sens dterminant de la posie du
XXme sicle. Pour le moins par deux
aspects qui se trouvent lis : 1) La parole du pote est une parole rflexive,
Ç philosophique È, comme cela apparat dĠailleurs dans le lexique quĠemploie
Saint-John Perse (des mots comme substantiellement, identit, unit, sujet et
objet). 2) Et cette parole philosophique – une rflexion sur le potique
– prolonge, de lĠintrieur peut-on dire, cela mme quĠelle nonce, la
thse avance par Saint-John Perse : lĠimmanence du dire dans le faire, la
position dĠun registre sui generis – le registre du potique – dans
lequel la posie, Ç faisant plus que mimer, est (cĠest Saint-John Perse qui
souligne) cette chose mme, dans son mouvement et dans sa dure È.
On remarque quĠun tel mouvement
nĠannule pourtant pas la Ç chose È : il la mtamorphose. Comme il nĠannule pas
le Ç pote È, mme si sa prsence sĠestompe devant lĠcriture. La posie
instaure un ordre de ralit entre le pote et les Ç choses È, qui dpossde le
pote et sĠapproprie les choses, et qui est un mode dĠtre de la langue. CĠest
dans la langue que la posie se convertit en chose. Dans ces termes, la
rflexion sur le potique signifiera alors un redoublement de la rflexivit de
la langue. Parce que la langue peut parler dĠelle-mme, la rflexion sur la
langue potique reprsente le regard que la langue potique lance sur soi, et
pour cette raison le pote est celui qui rflchit le mieux sur la posie.
Le sens de mon intervention
consistera justement souligner la rsistance du potique la thorse
philosophique. Le penser du pote, je viens de le dire, nĠest pas le penser du
philosophe et il sĠen loigne. On le verra en commentant Heidegger et Rilke. On
pourra dire la mme chose, dans une autre perspective, propos du Ç
mallarmisme È dans son rapport Stphane Mallarm. La posie ne fait pas, ni
ne dit, ce que la philosophie et la critique philosophique lui demandent de
dire.
Avant dĠen venir l, nous devons
nous interroger sur la question de savoir pourquoi la posie fascine littralement
la philosophie du XXme sicle, et
comment sĠexerce cette fascination. Et il nous faut aussi voquer les chemins
quĠa pris la posie, pour en arriver des noncs comme ceux de Saint-John
Perse. Les deux choses sont, naturellement, en partie lies. Mais en partie
seulement. Des raisons internes la philosophie sont lĠorigine de
cette fascination (qui, je pense, ne requiert ni documentation ni preuve : quel
est le philosophe qui nĠa pas crit sur la posie ?). Un tel intrt est
certainement un symptme de la relation de la philosophie du XXme sicle avec elle-mme.
Comme le temps est court, la
description sera grands traits. La pense philosophique contemporaine, ainsi
que la posie, ont pour toile de fond ce que, depuis Kant, on appelle finitude.
La finitude post-kantienne est quelque chose de distinct de la faiblesse du Ç
ver de terre, vil et si petit È, ou de lĠinsignifiance dĠun statut qui
participe de deux infinis, sans disposer dĠun seul qui lui soit propre. Pour Cames comme pour Pascal, la condition de lĠhomme, pour terrible
quĠelle soit, nĠest pas celle de lĠexil dfinitif – dfinitif parce quĠil
sĠagit dĠun exil qui a oubli la patrie elle-mme. LĠexil post-kantien est,
comme dans Menina e Moa, les Ç terres lointaines de la maison de mon pays È, une
maison qui est reste pour toujours derrire soi. Ce nĠest pas une condition de
souffrance, ce nĠest pas un conflit entre la chair et lĠesprit ou entre le mal
et le bien. Le dsajustement est celui de lĠtre, pas de la dimension ; une incommensurabilit, au lieu dĠune
disproportion. La finitude est lĠincapacit passer, en aucune faon ni aucune
situation, Ç de la beaut particulire la beaut gnrale È.
Or, curieusement, paradoxalement,
ou peut-tre que non – toujours trs grands traits – cĠest la
posie, et non la philosophie, qui, je pense, a le mieux assimil la leon de
Kant. Avec Mallarm et jusquĠ nous, aprs le projet fulgurant du premier
romantisme allemand qui voit dans la posie la faon, non pas dĠliminer, mais
dĠune certaine faon de rcuprer glorieusement la finitude. Et quel a t le
projet de la philosophie ? Dit rapidement, la philosophie post-kantienne nĠa
pas accept, ne sĠest pas rsigne
la finitude. Par l communient des penses aussi disparates que celles de Hegel, de
Marx, ou du Heidegger dĠaprs la Kehre. Non que la philosophie
post-kantienne se soit soustraite la vrification de la finitude : mais elle
nĠa cess dĠesprer pouvoir en venir lĠannuler, travers diffrentes
figures. LĠune dĠelles est prcisment le potique – lequel aura, en
rponse, rsister lĠentreprise de domination philosophique. La philosophie,
qui dans son propre exercice en est venue dissocier la co-appartenance du
langage et du penser, de lĠtre et de la vrit, et qui a de plus en plus mal
compris sa propre relation la vrit, cette mme philosophie en est venue
attendre de la posie que ce soit elle qui dise lĠtre. Le langage potique
ferait du pote le dpositaire, le pasteur, le gardeur, le veilleur de lĠtre :
comme si la posie se situait directement dans la sphre de lĠtre. Par sa
co-nativit avec lĠtre, la posie rdimerait la finitude. Ou, autre
alternative, on rigera en absolu le registre potique – elle sera lĠtre
mme. Rilke va nous expliquer quĠil nĠen va cependant pas ainsi (je choisis un
pote qui apparemment ne me conviendra pas).
Cependant, le passage de
lĠautonomie du potique Ç lĠabsolu littraire È, selon le titre que Philippe
Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont donn leur recueil de textes thoriques
du Romantisme allemand auquel je vais me rfrer par la suite, cĠest--dire, le
passage de la rflexivit du langage ce qui serait une auto-rfrence de la
posie – ce passage, ce nĠest pas seulement la posie qui lĠeffectue. Nous
avons commenc le souponner avec Saint-John Perse, nous allons le voir plus
attentivement avec Mallarm, qui ne lgitime pas la thorse Ç structurale È qui sĠen rclame.
Ceci, donc, quant la question
initiale : pourquoi la philosophie se trouve-t-elle fascine par la posie ? La
rponse est : la fascination a lieu dans la mesure o la philosophie transpose,
projette, au sens de la psychanalyse, sa propre difficult affronter la
finitude. Et la projection sĠopre, soit en faisant de la posie une
manifestation de lĠabsolu, soit en transformant la posie en un absolu. CĠest
contre cette prtention que sĠrige la posie, comme nous allons le lire
ensemble.
Naturellement, ce ne sont pas
seulement des raisons internes la philosophie qui expliquent le titre qui mĠa
t propos. Dans Ç posie et philosophie È, et ne dnote pas seulement un
questionnement mais aussi une conjonction. Elle vient de ce que, au cours de
notre sicle, le langage est venu occuper lĠintrieur de la philosophie la
position prminente que lĠon sait (une place quĠil nĠavait jamais eu
auparavant) et de ce que ses thoriciens – plus que les potes – en
sont venus entendre la posie comme un fait de langue, si ce nĠest un fait
dĠcriture. Cette convergence qui a rapproch posie et philosophie sous-tend
les diffrentes modalits dĠappropriation de la posie par la thorie ; non
seulement la seconde voie que jĠai indique – la posie comme
auto-rfrence alimente uniquement par sa relation la langue –, mais
aussi la premire : le pote comme diseur de lĠtre. Heidegger, puisque cĠest
Heidegger que je vais me rfrer, tablit une co-extension du langage et de
lĠtre. CĠest par le langage, et avant tout par le langage potique, que
lĠhomme accde lĠtre. Un des leitmotive de sa confrence sur Hlderlin
et lĠessence de la posie (qui est pour ainsi dire le programme de la rflexion de
Heidegger sur la posie) consiste en un commentaire dĠun fragment de Hlderlin,
dont Heidegger extrait ces deux lignes bien connues : Ç cĠest pourquoi le
plus dangereux de tous les biens, le langage, a t donn lĠhommeÉ :
pour quĠil tmoigne ce quĠil estÉ È. CĠest Heidegger qui, de tout le
fragment, isole ce passage 3.
Mais cĠest le mouvement de la
posie qui nous intressera pour commencer, et en premier lieu son moment
inaugural, ou un moment inaugural pour une certaine tradition. Ë savoir, la
thorie littraire du romantisme allemand, telle quĠelle a t expose par
Auguste et Frdric Schlegel, par Schelling, Novalis, Schleiermarcher,
notamment dans les pages de la revue Athenum, entre 1800 et 1802. JĠaimerais
disposer de plus de temps pour me rfrer dĠautres crits, notamment de
Novalis : Grains de Pollen (Bltenstaub), Disciples Sas et son roman
philosophique Heinrich von Ofterdingen.
Il semblera peut-tre peu
appropri dĠassocier la finitude un certain ton Ç triomphal È qui affleure
dans le romantisme allemand. Mais cĠest ainsi quĠil faut lĠentendre, et pas
tant en ce qui concerne la forme fragmentaire de lĠcriture. Les frres
Schlegel et Novalis ont non seulement pratiqu mais aussi thoris le fragment
comme forme littraire – sĠappuyant sur Blanchot, Jean-Luc Nancy et
Philippe Lacoue-Labarthe y voient un indice prcurseur de la Ç ds-Ïuvre È, la dsÏuvre
4
que
Blanchot a rige en principe – mais ils lĠont fait pour des raisons
mtaphysiques plus quĠen fonction dĠune thorie de lĠcriture (il est douteux quĠune
telle chose ait pu alors purement et simplement faire sens). Le fragment est,
pour les Romantiques, la manire adquate de dire le systme, la bonne entre
dans le systme, puisque finitude est lĠautre nom dĠun systme clat.
Rappelons lĠexergue de Grains de Pollen : Ç Frres, le sol est pauvre,
nous devons semer tant de semence pour de si maigres rcoltes. È 5
Et le premier grain de pollen est
lapidairement kantien, jusque dans le mot qui dsigne lĠabsolu : das
Unbedingte, lĠinconditionn, qui, comme vous le savez, est un terme technique de la Critique
de la Raison Pure : Ç Nous cherchons partout lĠabsolu et ne trouvons que des choses È, Dinge. Il sĠagit bien de cette
inadquation ontologique qui ne se confond pas avec la petitesse et la debilitas humaines. Et Frdric
Schlegel crit la chose suivante, dans un passage mes yeux capital : Ç Si nous
avons la passion de lĠabsolu (das Absolute) et ne pouvons nous en soigner,
il nĠy aura pas dĠautre issue que de nous contredire sans cesse et concilier les
extrmes opposs. Le principe de contradiction sera invitablement aboli et
lĠon ne pourra choisir quĠentre une attitude passive (ob man sich dabei
leidend verhalten) et la dcision de reconnatre la ncessit et de lĠennoblir en la
transformant en un acte libre. È 6
Le romantisme allemand est le
fruit de cette dcision : ennoblir, adeln, la finitude, la rcuprer,
comme je viens de le dire. Mais comment le faire sans que cela soit arbitraire,
quelle est la base partir de laquelle une telle opration sera efficace, et
non une illusion ? Cette base est le langage, qui entre ainsi comme premire
figure et en son nom propre sur la scne de la littrature. Pour faire de la
posie, le pote doit couter le langage, en soi et par soi-mme potique. Une page
des Leons sur lĠart et la littrature dĠAuguste Schlegel explique ce
que cela veut dire : Ç On a trouv compltement trange et incomprhensible de
parler de posie de la posie ; et pourtant, pour qui conoit lĠorganisme
interne de lĠexistence spirituelle, il est parfaitement clair que la mme
activit qui a dj ralis quelque chose de potique soit rutilise sur son
propre rsultat. Oui, on peut dire sans exagrer que, proprement parler,
toute posie est posie de la posie ; puisquĠelle prsuppose dj le langage
dont lĠinvention appartient sans doute lĠaptitude potique et quĠil est
lui-mme [le langage] un pome de tout le
genre humain, un pome en perptuel devenir, en perptuelle mtamorphose,
jamais termin. È 7
La mythologie est une premire
formation potique engendre spontanment par le langage. Le langage est
potique et potique, faire de la posie cĠest crer – dichten ist
zeugen
(Novalis) –, Schlegel lĠindique dans ce qui suit immdiatement : Ç Plus
encore : au cours des premires poques de la culture, est ne dans le langage
et partir de lui, mais dĠune faon aussi ncessaire et aussi peu
intentionnelle que le langage, une vision potique du monde, cĠest--dire, une
vision gouverne par l'imagination. CĠest la mythologie. È
Une co-appartenance unit langage
et nature et une co-extension fait concider lĠhomme et le langage, et le
langage et le potique. Toutes les formes de posie sont des modalits de la
rflexivit de ce langage originairement potique, une Ç mtaposie È qui
amplifie cette co-appartenance et cette co-extension. Se dessine partir de l
un grand programme de rconciliation : entre lĠhomme et la nature, nous venons
de le voir ; mais aussi entre lĠart et la science, et entre la posie et la
philosophie. Le fragment 115 du Lyce, une publication des Schlegel
qui a prcd lĠAthenum, dit : Ç Toute lĠhistoire de la posie moderne est un
commentaire ininterrompu du court texte de la philosophie : tout art doit
devenir science et toute science devenir art ; posie et philosophie doivent
tre runies. È 8
Et une rconciliation, en outre,
du pote avec lĠhumanit, de lĠartiste avec la socit – un thme
constant des Schlegel comme de Novalis – et de la contemplation avec
lĠexprience (Heinrich von Ofterdingen : Ç la posie repose
intgralement sur lĠexprience È, Erfahrung : nous allons trouver un cho de
ce mot chez Rilke). Heinrich von Ofterdingen, qui se divise en deux parties :
lĠexpectative, Erwartung, et le remplissement, Erfllung, se termine par la
vision du Ç futur ge dĠor de toutes les choses È, die goldne Zukunft aller
Dinge 9.
Ce nĠest pas une vision dore que
lĠhistoire a ralise. Et il choira alors la posie deux choses seulement.
Positivement, approfondir lĠexprience du langage, terre natale du potique,
conformment la thorse romantique. Ngativement, rsister –
doublement, l encore – contre une histoire qui peu peu, au cours du
XIXme sicle, et de faon
vertigineuse au XXme, a transform
la finitude en horreur et massacre permanent. Mais aussi rsister la
tentation de fermer les yeux devant lĠhistoire et la condition humaine, au
bnfice par exemple dĠune immersion dans Ç lĠtre È.
LĠhonneur de la posie consistera
sauvegarder – ennoblir – la finitude elle-mme et son complment,
la nostalgie de lĠunit : mme si – ou peut-tre surtout si –, la
place de la promesse de salut des romantiques, on ne consent quĠau dsespoir de
lĠabsence dĠun horizon de salut. Si les dieux de Hlderlin se sont retirs pour
toujours, lĠhistoire, aussi bien la ngation de lĠhistoire par lĠontologie
et par lĠutopie, on ne pourra quĠopposer – mais on opposera toujours
– une rsistance, dans le registre de la flicit, comme Saint-John
Perse, ou dans le registre du dsespoir, comme Paul Celan : Ç le pome moderne
est le pome absolu, le pome sans foi, sans espoir, le pome destin
personne, le pome fait de mots que lĠon assemble pour quĠils fascinent È. Mais
personne est chacun de nous, moi et toi. Comme lĠnonce le vers sublime : O
einer, o keiner, o niemand, o du 10.
La posie, Ç forme dĠapparition
du langage È dit Celan, comme Novalis ou Schlegel, est lĠinvocation dĠun autre
toujours virtuel.
De cette forme de rsistance, les
lgies de Duino et les Sonnets Orphe de Rilke sont le tmoignage que je convoquerai. Quant au
travail positif sur le langage, la rfrence Mallarm est obligatoire ; sa
posie et ses crits de la doctrine esthtique, comme Dyptique, Prface au Trait du
Verbe de
Ren Ghil, LĠvolution littraire, Variations sur un sujet, ou la confrence
dĠOxford sur La musique et les lettres. Permettez-moi de citer deux
passages :
Ç LĠÏuvre pure implique la
disparition locutoire du pote, qui cde lĠinitiative aux mots, par le heurt
de leur ingalit mobiliss ; ils sĠallument de reflets rciproques comme une
virtuelle trane de feux sur des pierreries, remplaant la respiration
perceptible en lĠancien souffle lyrique ou la direction personnelle
enthousiaste de la phrase. È Et : Ç
Si ! avec ses vingt-quatre signes, cette Littrature exactement dnomme
les Lettres, ainsi que par de multiples fusions en la figure de phrases puis le
vers, systme agenc comme spirituel zodiaque, implique sa doctrine propre,
abstraite, sotrique comme quelque thologie. È 12
A partir de l, il devient
possible de concevoir la posie lĠimage dĠun groupe de transformations ferm
sur lui-mme, Ç penser Mallarm jusque dans ses dernires consquences È 13. CĠest dj ainsi que
Valry a eu tendance lire Mallarm : Ç Mallarm participait par l de lĠattitude
des hommes qui ont approfondi en algbre la science des formes et la partie
symbolique de lĠart mathmatique. Pour ce genre dĠattention la structure des
expressions devient plus sensible et plus intressante que leurs sens ou leurs
valeurs. Les proprits des transformations sont plus dignes de lĠesprit que
ce quĠil transforme, et je me demande parfois sĠil nĠexisterait pas une
pense plus gnrale que la pense dĠune ÒpropositionÓ ou la conscience de
penser quoi que ce soit. È 14
Bien quĠune telle description
s'accompagne dĠautres dont le sens est diffrent (et quĠelle ne vaille
ni pour la posie de Mallarm, ni pour celle de Valry !), cĠest assurment
ainsi quĠune certaine postrit a compris le legs mallarmen. Mais le travail
positif sur le langage, que Stphane Mallarm donnait comme objectif la
posie, correspond quelque chose de bien distinct de la simple exploration
des virtualits combinatoires dĠun langage auto-rfrentiel, du Ç langage se
rflchissant È 15. Le langage Ç avec
conscience de soi et de ses moyens È ne perd pas, pour Mallarm, la relation
un rfrent. Et le travail de et sur la langue est investi dĠune mission
dĠennoblissement thique et politique, conformment au programme du Tombeau
dĠE. Poe : Ç donner un sens plus pur aux mots de la tribu È 16.
LĠexprience potique de Mallarm
et sa rflexion son sujet signifient ainsi encore une autre forme de
rsistance. Non pas contre lĠhistoire ou contre fuir lĠhistoire, mais contre
lĠacadmisme – et aussi contre la drive que comporte
lĠauto-rfrentialit : la drive textualiste des avant-gardes critiques
post-mallarmennes, qui se rclament de Mallarm en oubliant quĠil a dj
averti : silence au raisonneur.
En effet, chez Mallarm la
structure de la langue se trouve lie une thorie du potique comme
transposition du monde en mots (cĠest que ce veut dire la fameuse proposition :
Ç tout, dans le monde, existe pour culminer en un livre È). Le pote cre
– pour Mallarm, lĠÏuvre est le contraire exact de la dsÏuvre –, partir des
mots, auprs dĠeux, avec eux, en les suivant dans leurs potentialits propres.
Ë la diffrence de Heidegger, il ne va pas Ç nommer È le monde, mais il ne
cessera jamais de le Ç suggrer È, de lĠÇ voquer È, dĠy Ç faire allusion È –
des mots qui reviennent constamment 17.
Ç Je dis : une fleur ! et hors de lĠoubli o ma voix relgue
aucun contour, en tant que quelque chose dĠautre que les calices sus,
musicalement se lve, ide mme et suave, lĠabsente de tous les bouquets. È 19
Or, dans lĠun des admirables
crits que Paul Valry a consacrs Mallarm – crits qui comptent
certainement parmi les plus beaux, les plus profonds et les plus mouvants
hommages quĠun pote a jamais consacrs un autre pote – on lit la chose
suivante : Ç Je me reprsentais son expectative : lĠme tendue en direction des
harmoniques et concentre percevoir lĠvnement dĠun mot dans lĠunivers des mots, o
elle [lĠme] se perd apprhender
lĠordre total des liaisons et des rsonnances quĠune pense anxieuse de natre
invoqueÉ ÒJe dis : UNE FLEURÉÓ crit-il. È 20
Valry introduit une lgre
dformation, la dformation quĠun philosophe (Paul Valry est aussi un
philosophe) proccup dĠtablir une doctrine veut imposer au chant du pote
pour qui – et bien que cela paraisse contradictoire – plonger dans
la structure de la langue est la faon de transposer le monde. Personne mieux
que Valry, Ç le pote de la mtamorphose, de lĠternelle mtamorphose de tout
ce qui vit È (Curtius, cit par Angelloz dans sa prface aux lgies de
Duino)
– Valry inspirateur de Rilke – pourrait le comprendre. Et
peut-tre est-ce l le prsuppos de Valry – mais nous supposons que
non. Chez Valry il sĠagit de Ç percevoir lĠvnement dĠun mot dans
lĠunivers des mots È, lĠÇ ordre des liaisons et
des rsonnances È est voqu au bnfice dĠune Ç pense anxieuse de natre È.
Au contraire, Je dis Ç une fleur È fait maner la notion pure de cette fleur, lĠÇ
ide mme, et suave, [lĠ] absente de tous les
bouquets È. Loin de se voir abolie, la fleur est constitue dans son essence
potique et le mystre du langage consiste en ce que Ç la quasi-disparition
vibratoire dĠun fait de la nature È est la bonne manire de dire la chose dans
sa vrit et sa ncessit, Ç absente de tous les bouquets È. (Dans un autre
passage, cĠest lĠesprit qui est appel Ç centre de suspension vibratoire È.) Le
mot ne tue pas la chose, la transposition est mtamorphose, transmutation qui
se superpose la contingence. LĠisolement du mot permet dĠobtenir, pour
lĠobjet absent prsent par la rminiscence, une Ç atmosphre neuve È. Ce mot
qui nie le hasard voque et rnove lĠobjet nomm 21.
LĠopration ne consacre pas
lĠauto-rfrence du mot, elle tablit davantage la rfrence potique. La parole potique
institue une le de sens dans la mer du hasard, comme nous le savons depuis
Horace le pote prennise lĠphmre et le prcaire. Valry le dit aussi
merveilleusement, toujours propos de Mallarm : Ç le plus bel effort des
humains est de transformer leur dsordre en ordre, et le hasard en pouvoir.
Telle est la vraie merveille. È
Ç Je dis : une fleur ! È. Dans la
neuvime lgie duinsienne, Rilke nous dit ce que Mallarm a ralis :
Ç Pourtant, ce que ramne du bord
des gouffres le voyageur
qui
redescend
vers la valle, ce nĠest pas une
main pleine de terre, lĠindicible
pour
tous,
mais bien un mot, quĠil a d
acqurir dans sa puret, jaune
et
bleue, la
gentiane. Nous, qui sommes ici, peut-tre est-ce pour
dire :
maison,
fontaine, porte, pont, cruche,
verger, fentre, –
tout au plus : colonne, tourÉ
mais pour dire, comprends-tu,
ah, dire avec tant de ferveur que les
choses elles-mmes en
secret
nĠont jamais pens tre autant.
CĠest ici le temps du dicible, ici quĠil se trouve chez
lui.
Parle, confesse ta foi sans
trahir. È 22
La langue fait lĠloge de ce qui
doit tre maintenu. Telle est la tche qui incombe au pote – lequel de
nos jours ne peut que faire grve. Mais il continue dĠaspirer une poque qui
nĠexclurait pas la gloire, comme les Romantiques et comme Mallarm :
Ç Puisque [É] je crois que la posie
est faite pour le faste et pour les pompes suprmes dĠune socit constitue o
aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion.
LĠattitude du pote dans une poque comme celle-l, o il est en grve devant
la socit, est de mettre de ct tous les moyens vicis que lĠon peut lui
offrir. Tout ce quĠon peut lui proposer est infrieur sa conception et
son travail secret. È 23
Le
travail potique sur le langage est pour Mallarm un mode de connaissance. La
rminiscence de lĠobjet est son ide. Et ce travail est encore une faon de Ç
scruter lĠacte dĠcrire jusquĠ son origine È. Par l, crivait dj le jeune
Mallarm, le langage reprsentera une Ç ouverture È pour lĠÇ tude de lĠHomme
È 24. Ni ds-Ïuvre, la manire
de Blanchot, ni Ç dissmination È : le hasard ne se laisse abolir par aucun
lancer de ds, mais se conquiert peu peu. Comme pour les Romantiques, cĠest
de science quĠil sĠagit. Mallarm nĠest pas mallarmen.
De
la mme faon, lĠÏuvre dĠun pote plus directement de lĠhumain, Rainer Maria Rilke, en
qui un grand philosophe du sicle, Heidegger, voulut voir une correspondance
avec ses propres thses, dit bien autre chose que ce que le philosophe veut
forcer la posie dire. Le temps nous manque pour restituer la pense sinueuse
de Heidegger sur la posie, mais nous pouvons comparer les aspects par lesquels
Rilke semble proche de Heidegger. Heidegger reprend Hlderlin : Ç Ce qui
demeure, ce sont les potes qui le fondent. È Rilke dit, dans un Sonnet Orphe (I-22) : Ç Tout ce qui se
prcipite / a dj pass ; / puisque ce qui demeure / en premier, nous y
consacre È. Mais quĠest-ce qui demeure (das Verweilende), pour lĠun et pour
lĠautre ? Ecoutons Heidegger :
Ç Mais ce qui demeure
peut-il tre fond ? NĠest-ce pas ce qui toujours est dj l
subsistant ? Non ! Il faut prcisment que ce qui demeure soit amen
persister contre le flux qui emporte ; le simple doit tre arrach la
complication, la mesure tre prfre lĠimmense. Il faut que vienne dcouvert
ce qui supporte et rgit lĠtant en son ensemble. Il faut que lĠtre soit mis
dcouvert, pour que lĠtant apparaisse. Or, prcisment, ce qui demeure est le
fugitif. [É] Le pote
nomme les dieux et nomme toutes les choses en ce quĠelles sont. Cette
nomination ne consiste pas pourvoir simplement dĠun nom une chose qui
auparavant aurait t dj bien connue ; mais le pote disant la parole
essentielle, cĠest alors seulement que lĠtant se trouve par cette nomination nomm ce quĠil est, et est ainsi connu comme tant. La posie est fondation de lĠtre par la parole. Ce qui demeure
nĠest donc jamais cr de lĠphmre. [É] Mais parce que lĠtre et lĠessence
des choses ne peuvent jamais rsulter dĠun calcul ni tre drivs de lĠexistant
dj donn, il faut quĠils soient librement crs, poss et donns. Cette libre
donation est fondation. È 25
Ce texte de 1936 condense avec
une quasi-brutalit tout le propos de Heidegger sur la posie. Ce qui demeure
nĠest pas cr partir de lĠphmre. Ce qui demeure est Ç librement cr,
tabli (gesetzt) È par la parole du pote – la posie est fondation par la parole et
dans la parole –, et non quelque chose qui serait dj donn. La posie est
fondation de lĠtre par la parole – et par l fondation de lĠhomme : Ç le
dire du pote est fondation, non seulement dans le sens dĠune libre donation
mais galement dans le sens o il tablit et assure, garantit sa base lĠtant
(Dasein) de lĠhomme È. Ainsi se dessine la Kehre : le Ç tournant È de la pense
heideggrienne, le moment o la finitude commence tre nglige, entre autre
grce la participation au potique, au bnfice dĠune relation sre avec lĠtre, mme si
lĠtre sĠaffirmera plus par la ngative que de faon positive (au sens o lĠon
parle de thologie ngative). Bien sr, voir ce qui se cache, note Heidegger
dans lĠcrit de 1961 qui reprend la lecture de Hlderlin, se fait Ç non pas en tentant d'arracher son occultation ce qui est cach, mais seulement en veillant sur lui dans cette occultation mme, la manifestation est manifestation
de lĠinconnu (Unbekannte) È. Ç LĠinvisible se dlgue, pour
demeurer (verweilen) ce quĠil est : Inconnu. È 26 Cependant, le pote lĠtablit et le fait demeurer, et par l garantit, rdime (jĠajoute) la finitude de
lĠhomme.
Les potes ont accs un Ç
Ouvert lĠintrieur duquel immortels, mortels, ainsi que toutes choses,
peuvent se rencontrer È, un Ç Ouvert [qui] est mdiateur pour tout
rapport entre ce qui est rel È, lisons-nous dans Wie wenn am FeiertageÉ, le plus bel crit de
Heidegger sur la posie :
Ç Ces potes se tiennent alorseux-mmes
ouverts dans lĠOuvert. [É] LĠouverture de lĠOuvert
fait partie de ce que nous appelons Òun mondeÓ. Ainsi, seulement pour ces
potes les signes et les gestes du monde entrent dans une lumire, puisque
les potes ne se sont pas sans monde. È 27
Ainsi, Ç la parole de Hlderlin
dit le Sacr È 28. Ephmre, Invisible,
Ouvert, sont trois mots qui appartiennent au langage de Rilke – mais pour
dire autre chose. La permanence selon Rilke est la fois plus et moins que la
permanence de Heidegger. Le premier tercet du Sonnet XXII dit : Ç Enfants [Rilke pense aux aviateurs], ne jetez pas / votre
courage la vlocit, / dans la recherche du vol È. Et le second tercet termine
ainsi : Ç Tout est repos : / obscur et lumineux, / fleur et livre È.
Ce qui demeure est le contraire
de lĠagitation des trpidants (ainsi qu'Angelloz a librement traduit die
Treibenden) que nous devenons. Le sonnet commence : Ç nous sommes les trpidants È
– ce qui demeure est plutt ce qui est repos, ausgeruht, et tout est repos : monde
physique (obscurit et clart), monde de la vie (fleur), monde de lĠesprit
(livre). Dans le premier quatrain, Rilke oppose die Treibenden ce qui reste toujours, im
immer Bleibenden.
Mais, attention, il ne sĠagit pas
de la permanence de ce qui subsiste, persiste, insiste, il ne sĠagit pas de la
fondation de lĠtre par une parole qui assure et qui soutient, il ne sĠagit pas
dĠune rduction de lĠphmre – mais de dire le mouvement des choses, de
saluer les choses dans leur mtamorphose rvle, ouverte de faon terrestre.
Rilke sĠexclame lĠimpratif :
Ç Que soit la transformation.
[É] Ce qui s'enferme dans le Permanent, celui-l est dj ptrifi. È (II-12, cĠest Rilke qui souligne), Ç Devance
tous les adieux, comme s'ils taient en arrire / de toi, comme l'hiver qui
l'instant s'en va È (II-13). Le premier de ces sonnets finit ainsi : Ç [É] Et Daphn mtamorphose
/ veut [É] que tu te transformes en
vent È.
Ausruhen nĠest pas lĠimmobilit
mais la permanence de ce qui se reconstruit cycliquement : obscurit et clart,
vie et mort – ou cĠest la permanence de ce qui, comme la fleur (toujours
la fleur), nĠexistant quĠune seule fois, est irrvocable parce que terrestre,
comme disent ces sept vers sublimes de la Neuvime lgie :
Ç
Mais parce que cĠest beaucoup que dĠtre
ici, et que tout ce
qui
est ici
toutes ces choses passagres, semblent avoir besoin de
nous,
elles
qui
trangement nous requirent. Nous les plus passagers. Une
fois
chaque chose, rien quĠune fois. Une
fois, et plus jamais. Et
nous
aussi,
une fois.
Pas deux. Mais avoir t cette seule
et unique
fois, oui, mme si ce nĠest quĠune
fois, avoir t
chose
terrestre,
il semble bien que rien ne puisse lĠeffacer. È 29
Et la permanence est aussi celle
de lĠesprit – de lĠesprit humain. CĠest une permanence certainement plus
modeste que celle de Heidegger. LĠerrance des premires lgies (die
Fahrenden, Cinquime lgie) ne peut tre rachete, nous ne jouissons pas dĠunit : Wir
sind nicht einig (IV lgie). LĠOuvert, das Offene, seul lĠanimal le voit, et lĠenfant – tant que
nous le laissons voir. Pardonnez-moi cette traduction du dbut de la Huitime
lgie :
lĠOuvert. Seuls nos yeux sont
comme inverss, et lĠentourant,
comme des piges disposs en cercles autour de ce qui
serait sa libre sortie.
Ce qui est dehors [ce qui est dehors est lĠOuvert, hors du monde], nous ne le connaissons que [par le visage
de lĠanimal ; puisque nous dtournons dj
lĠenfant et lĠobligeons regarder devant
pour voir la forme, et non lĠOuvert qui
dans le visage de lĠanimal est si profond. Libre de la
mort. È 30
Nous ne craignons que la mort, la
mort sans appel, qui nĠest jamais une offre. Dans le langage de Sein und
Zeit
mais contre Heidegger, la mort est uneigentlich, inauthentique. Dans ce livre
pointait dj, travers la description des deux registres, inauthentique et
authentique, la rdemption de la finitude : il y aurait une Ç libert pour
la mort È – ce qui, dans la perspective athe de Sein und Zeit ne peut tre quĠune
prodigieuse mystification.
LĠOuvert est peut-tre le lieu
que lĠange terrible, schrecklich (Seconde lgie), habite – mais il nous
est ferm, il nous est dfendu – et aussi parce que nous nĠaimons pas
lĠange. LĠhomme reste auprs de lĠhomme, dans sa gloire comme dans sa mort.
Nous lisons dans la Septime lgie :
Ç Ne va pas
croire que je
cherche te sduire.
Ange, et mme si je le voulais ! Tu ne viendras pas.
Car mon
appel est toujours plein du vÏu que tu tĠen ailles ;
contre un
si fort
courant tu ne saurais faire un seul pas. Et mon chant
qui
tĠinvoque
est comme un bras tendu : sa main l-haut qui sĠouvre,
prte saisir, demeure devant toi,
ouverte, est-ce pour repousser ou avertir,
grande ouverte, Insaisissable. È 31
Mais la permanence selon Rilke
dit aussi beaucoup plus que celle de Heidegger. La permanence de Heidegger est
celle de lĠhabiter. La confrence de 1961 est un commentaire du vers de
Hlderlin qui tait dj un leitmotiv de la confrence de 1936
: Dichterisch wohnt der MenschÉ
Heidegger explique que cette
habitation nĠest pas celle de la maison, ni celle de la terre. LĠhomme habite
potiquement travers la posie, Ç habiter n'a lieu que lorsque la posie
apparat (sich ereignet) et dploie (entfaltet) son tre È. La posie dispose
lĠhomme pour Ç habiter son tre È. La posie, telle que nous la rencontrons,
est le Ç faire habiter È originaire 32.
Ë lĠhabitation de Heidegger, on
pourrait vouloir opposer, chez Rilke, lĠexprience et la mtamorphose. Comme il
est dit dans les Cahiers de Malte, Ç le pote doit tout connatre, connatre de la
faon la plus simple, la plus banale, connatre la souffrance, connatre les
enfants, les choses, les au revoir, les adieux É È. CĠest la Terre dont Rilke
fait lĠloge, puisquĠelle est dispensatrice, Die Erde schenkt (Sonnets, I-12) ; Hiersein, tre ici (et non Da-sein), est une splendeur, ist
herrlich.
Rappelons-nous aussi
lĠloge de la groseille, des travaux du Printemps (II-25), de lĠorange, des
jardins dĠIspahan et de Chras, des constellations – qui enchantaient
aussi Valry et Mallarm, Ç fumeurs obscurs È sous le ciel de juillet, Ç au
milieu du Serpent, du Cygne, de lĠAigle, de la Lyre È 33 –, et lĠloge de
la souffrance. Et, surtout, lĠloge de la rsistance, de lĠinsistance, de la
persistance de lĠhomme, Ç race des millnaires È : ï, cette joie toujours
nouvelle, d'tre d'argile meuble ! È (Sonnets, II-24).
Au
lieu de lĠontologie philosophique et de lĠutopie politique, lĠaspiration une
cosmologie qui runisse ciel et terre, et fasse, la faon des Orphiques,
penser la mort comme instance entre deux vies. Vie et mort sont des lments de
lĠordre total – das Weltall – et lĠInvisible, que lĠAnge habite, sera
le lieu de lĠautrefois visible : il nĠest pas lĠinconnu cach. La cosmologie de
Rilke dit aussi plus que lĠontologie ngative de Heidegger et se distingue
explicitement de lĠunivers du christianisme. Dans la lettre Witold von
Hulewicz crite en 1925, propos des lgies, Rilke insiste sur le fait que
lĠange nĠa rien de commun avec lĠange chrtien, et il crit : Ç il sĠagit, avec
une conscience purement terrestre, profondment terrestre, radieusement
terrestre, dĠintgrer tout ce quoi nous touchons, tout ce que nous voyons ici, dans cet horizon plus
vaste, le plus vaste. Non dans un Au-del dont lĠombre entnbre la terre, mais
dans un Tout, dans le Tout. È 34
É Une fois encore, une fois
de plus, la fleur bleue de Novalis, aussi rose de sang, ternellement dans
le mme chant terrestre, prsent dans le chant de Celan, pour terminer.
Un rien
nous tions, sommes,
nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, de
personne.
Avec
le style clair dĠme
lĠtamine dsert-des-cieux
la couronne rouge
du mot de pourpre, que
nous chantions
au-dessus, oui
au-dessus
de lĠpine. 35
Fernando
Gil
Traduit du portugais par Eric Beauron
[1] Ç A poesia de existir È a t initialement publi dans Modos da evidncia, Lisbonne, INCM, 1998, pp. 457 – 474 (N.d.t.)
[2] Saint-John Perse, Lettre
la Berkeley Review, Oeuvres Compltes, Pliade, Paris, 1972, pp.
565-566.
[3] Heidegger, Erluterungen
zu Hlderlins Dichtung, Francfort, Klostermann, 1951, cit. de la traduction
franaise vrifie, Approche de Hlderlin, Paris, Gallimard, 1962, p. 41.
[4] En franais dans le texte (N.d.t.).
[5] Nous citons lĠdition
bilingue franais-allemand des Kleine Schriften, comme les textes dĠA. Schlegel,
Paris, Aubier, p. 30, o se trouve aussi le premier fragment mentionn qui va suivre.
[6] Ibid., p. 40.
[7] Dans Ph. Lacoue-Labarthe
et J.-L. Nancy, LĠabsolu littraire, thorie de la littrature du romantisme
allemand, cit dornavant par Absolu, Paris, Seuil, 1978, p. 349.
[8] Frag. 115, Absolu, p. 95.
[9] Sur lĠidal de
rconciliation, cf. lĠextraordinaire fragment 116, ibid., p.112.
[10] Ç ï un, nul,
personne, toi : / o a menait, si vers nulle part ? / ï tu creuses et je
creuse, je me creuse jusquĠ toi, notre doigt lĠanneau sĠveille È, P. Celan,
La rose de personne, Paris, Jos Corti, 2002, trad. Martine Broda, p. 13.
(F. Gil cite lĠdition du Nouveau Commerce de 1979, galement traduite par
M. Broda. En portugais, le dernier vers (Òund am Finger erwarcht uns der RingÓ)
dit : Òet au doigt lĠanneau nous rveilleÓ (Òe no dado o anel desperta-nosÓ). N.
d. t.)
[11] P. Celan, Ç Allocution de Brme È, Le mridien & autres proses, Seuil, 2002, traduction J. Launay modifie, p. 57.
[12] Mallarm, Ç Crise de
vers È, dans Dyptique, Variations sur un sujet, et Ç La Littrature È, fragment
dĠun projet dĠarticle ; Mallarm, dans Îuvres Compltes, Pliade, Paris, Gallimard,
1945, respectivement pp. 366 et 850.
[13] P. Celan, Le mridien
& autres proses, op. cit. p. 68 (N.d.t.)
[14] Ç Je disais autrefois
Stphane MallarmÉ È, dans Paul Valry, Varit, Îuvres, vol. I, Pliade, Paris,
Gallimard, 1968, p. 658.
[15] Mallarm, Une note, ibid., p. 851.
[16] Cf. encore, extrait de Ç
Crise de vers È : Ç Au contraire dĠune fonction de numraire facile et
reprsentatif, comme le traite dĠabord la foule, le dire, avant tout, rve et chant,
retrouve chez le Pote, par sa ncessit constitutive dĠun art consacr aux
fictions, sa virtualit È, ibid., p. 368.
[17] Par exemple : Ç Les
monuments, la mer, la face humaine, dans leur plnitude, natifs, conservant une
vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, vocation dites,
allusion je sais, suggestionÉ È, Ç Crise de vers È, ibid., p. 366.
[18] En franais dans le texte (N.d.t.)
[19] Ibid.,
p. 368.
[20] Valry, op. cit., p. 656.
[21] Ç Le vers qui de
plusieurs vocables refait un mot total, neuf, tranger la langue et comme
incantatoire, achve cet isolement de la parole : niant, dĠun trait souverain,
le hasard demeur aux termes malgr lĠartifice de leur retrempe alterne en le
sens et la sonorit, et vous cause cette surprise de nĠavoir ou jamais tel
fragment ordinaire dĠlocution, en mme temps que la rminiscence de lĠobjet
baigne dans une neuve atmosphre È, Ç Crise de vers È, ibid., p. 368.
[22] R. M. Rilke, lgies duinsiennes, Imprimerie nationale, 1996, trad. Jean-Yves Masson. F. Gil cite et traduit
lĠdition bilingue Aubier de 1943, dont le texte original est : Ç Bringt doch der Wanderer auch vom Hange
des Bergrands / nicht eine Hand voll Erde ins Tal, die Allen unsgliche, /
sondern / ein erworbenes Wort, reines, den gelben und blaun / Enzian. Sind wir
vielleicht hier, um zu sagen : Haus, / Brcke, Brunnen, Tor, Krug, Obstbaum,
Fenster, – / hchstens : Sale, TurmÉ aber zu sagen, verstehs, / oh zu
sagen so, wie selber
die Dinge niemals / innig meinten zu sein. [É] / Hier ist des Sglichen Zeit, hier seine Heimat. / Sprich und bekenn. È (N. d. t.).
[23] Mallarm, Ç Sur
lĠvolution littraire È, in Mallarm, op. cit., pp. 869-870.
[24] La musique et
les lettres, et Note de
1869, in Mallarm, op. cit., pp. 645 et 853.
[25] Heidegger, Ç Hlderlin
et lĠessence de la posie È, in Heidegger, op. cit.
[26] Op. cit., pp. 237 et 240.
[27] Ibid., p. 79.
[28] Ibid., p. 98.
[29] R. M. Rilke, lgies duinsiennes, op. cit. Le texte original est : Ç Aber weil Hiersein viel ist, und weil uns scheinbar / alles das Hiesige braucht, dieses Schwindende, das / seltsam uns angeht. Uns, die Schwindendsten. Ein Mal / jedes, nur ein Mal. Ein Mal und nichtmehr. Und wir auch / ein Mal. Nie wieder. Aber dieses / ein Mal gewesen zu sein, wenn auch nur ein Mal : / irdisch gewesen zu sein, scheint nicht widerrufbar. È (N.d.t)
[30] Nous
suivons ici la traduction de F. Gil. Celle de J.-Y. Masson donne : Ç O
quĠils se posent, les yeux des cratures voient / lĠOuvert. Seuls nos yeux
nous sont / comme lĠinverse des leurs et disposs tout autour dĠelles / en
piges encerclant leur libre loisir. / Ce qui est en dehors de nous, seul nous lĠapprend le visage / des animaux ; car
lĠenfant, ds ses tout premiers jours, / nous le faisons se retourner, et nous
le contraignons voir / ce qui a dj forme derrire lui, et non lĠOuvert, qui
marque / de tant de profondeur le visage de lĠanimal. Lui, franc / de toute
mort. È, in lgies
duinsiennes, op. cit.
Le texte original
est : Ç Mit allen Aungen sieht die Kreatur / das Offene. Nur unsre
Augen sind / wie umgekehrt und ganz um sie gestellt / als Fallen, rings um
ihren freien Ausgang. / Was drau§en ist,
wir wissens aus des Tiers / Antlitz allein ; denn schon das frhe Kind / wenden
wir um und zwingens, da§ es rckwrts Gestaltung sehe, nicht das Offne, das / im
Tiergesicht so tief ist. Frei von Tod. È (N.d.t)
[31] R. M. Rilke, lgies duinsiennes, op. cit., trad. J.-Y. Masson. Le texte original
est : Ç Glaub nicht, da§ ich werbe. / Engel, und wrb ich dich auch ! Du kommst nicht.
Denn mein / Anruf ist immer voll Hinweg ; wider so starke / Strmung kannst du
nicht schreiten. Wie ein gestreckter / Arm ist mein Rufen. Und seine zum
Greifen / oben offene Hand bleibt vor dir / offen, wie Abwehr und Warnung, /
Unfa§licher, weitauf. È (N.d.t.)
[32] Heidegger, op. cit. p. 242.
[33] Valry, op. cit. pp. 625-626.
[34] Rilke, Îuvres, III, trad. franaise,
Paris, Seuil, 1976, pp. 589-590.
[35] Celan, La rose de
personne [trad. M. Broda ; op. cit. ; N.d.t.].