Les origines symboliques de la souverainetŽ

 

 

           

            prŽambule

 

            Tel que nous cherchons ˆ le formuler, le problme de la gense anthropologique de la souverainetŽ se confond avec celui de lĠinstitution des normes, rgles ou interdits, qui rglent les Žchanges – de signes, valeurs, biens, monnaies, femmes, etc. – au sein du corps social. Un espace politique est un espace souverain. QuĠest-ce quĠun espace politique ? Un espace de contrainte et de rŽciprocitŽ, dont la cohŽsion, rŽglŽe par des liens juridiques (parfois dissimulŽs sous le doux nom de Ç coutume È), sĠŽtablit sur la solidaritŽ des parties, et doit tre lue en termes dĠeffets de force (circulation, prestige, conflit, obligation, destruction – cf. entre autres le potlatch) et de sens (lois, rgles ou interdits : le social comme ordre juridico-moral). Mais cĠest lĠapparition ou la gense dĠun tel espace qui prŽsuppose une instance souveraine : parce que la solidaritŽ des parties nĠest nulle part donnŽe et quĠil faut la construire, parce que les volontŽs individuelles sont impuissantes ˆ rendre raison des effets de pouvoirs qui rŽgissent les comportements humains, et parce que, une rgle Žtant ˆ la fois nŽcessaire dans sa forme et contingente quant ˆ son contenu, la question se pose de savoir comment les hommes ont pu accepter de se soumettre non pas ˆ la volontŽ dĠun seul – ma”tre, chef ou tyran – mais ˆ celle, abstraite et implacable, dĠaucun – cĠest-ˆ-dire de tous, pris collectivement. La gense du corps social en tant quĠespace politique est tributaire dĠun centre, foyer ou pivot, dont lĠunitŽ doit tre appelŽe souverainetŽ. Le problme est de dŽcrire la gense de ce centre, coextensif ˆ lĠespace politique, mais qui, jamais, ne rŽsidera ˆ lĠintŽrieur de cet espace. Ce que P. Clastres dit du chef indien – quĠil est sans pouvoir, mais cependant nŽcessaire afin dĠincarner lĠunitŽ du groupe, et que ce groupe le tient ˆ distance, ˆ lĠextŽrieur de lui-mme – rejoint ce que dit Hobbes du souverain – ˆ savoir quĠil unifie les volontŽs individuelles dont il Žmane, tout en Žmergeant en dehors de lĠespace o elles Žvoluent.

            En second lieu, la question de la gense de la souverainetŽ ne fait sens quĠˆ partir du moment o on lĠenvisage dĠun point de vue mŽtaphysique : investissement de lĠinfini dans le fini, mais aussi pouvoir sur la vie et sur la mort. Son origine se dessine ˆ travers une anthropologie du dŽsir et de la finitude – que Hobbes le premier dŽcle et thŽmatise ˆ travers lĠŽtat de nature. LĠŽtat de guerre de chacun contre chacun est lĠhorizon historique et conceptuel ˆ partir duquel la gense de la souverainetŽ prend tout son sens. Elle devient un problme rŽel – pour les groupes humains, mais aussi pour lĠŽlucidation philosophique – ds lors quĠon accepte lĠenjeu de la question portant sur les conditions nŽcessaires ˆ la prŽservation de la vie humaine. Pourquoi instaurer un tel pouvoir, sans commune mesure avec les forces individuelles ? Parce que le collectif humain doit d'abord se protŽger de lui-mme, parce que la menace intestine quĠil nourrit intŽrieurement – le mimŽtisme des affects dŽcrit par Spinoza dans lĠEthique serait ˆ articuler avec ce que Hobbes dit du dŽsir ainsi quĠavec ce que RenŽ R. Girard dŽcrit comme processus et crise mimŽtiques – appelle une rŽponse sans prŽcŽdent : le mirage de mort qui hante le groupe social requiert lĠŽmergence dĠun corps et dĠun espace politiques. La souverainetŽ est la rŽponse au spectre de la finitude du corps social, laquelle sĠenracine dans le dŽsir mimŽtique.

            Enfin, suivant une intuition commune ˆ F. Gil et R. Girard, la souverainetŽ se cristallise ˆ travers une hallucination, opŽration destinŽe ˆ produire des effets incommensurables avec leurs causes et ˆ faire oublier, ˆ refouler cette conversion originaire, proprement magique. Cette opŽration produit lĠunitŽ du multiple – la souverainetŽ, foyer dŽcentrŽ de lĠespace politique –, dont lĠeffet immŽdiat est lĠefficience incroyable – parce quĠˆ la fois contingente et nŽcessaire – des rgles qui norment lĠespace politique des Žchanges et des relations humaines.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction : pensŽe magique et corps politique

 

A – Le De Cive et le problme de lĠordination du multiple ˆ lĠun

(¤¤ 1 ˆ 13)

 

B – Le roi, mana du corps politique ? (¤¤ 11 ˆ 14)

 

C – Le LŽviathan et les ambigu•tŽs de la notion de personne : de lĠattribution ˆ la reprŽsentation (¤¤ 15 ˆ 20)

 

D – "sous le signe de la victime rŽconciliatrice" (¤¤ 21 ˆ  23)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction : pensŽe magique et corps politique

 

 

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Nous qualifions de ÒmagiqueÓ l'attitude qui consiste ˆ attribuer des effets ˆ des causes qui, objectivement considŽrŽes, sont absolument dŽpourvues de la puissance quĠon leur attribue et donc incapables de produire les effets quĠon leur impute. Ainsi des danses servant ˆ invoquer la pluie, des duvets ensanglantŽs que les chamanes recrachent de leur bouche afin de soigner leurs patients [1] : la magie repose dĠabord, ˆ nos yeux, sur lĠhŽtŽrogŽnŽitŽ radicale des liens de causalitŽ quĠelle dŽploie. Son efficience est donc essentiellement une question de point de vue : il nĠy a, ˆ proprement parler, de magie, que pour celui qui en appelle ˆ ce concept parce ce qu'il sait bien quĠici les liens de causalitŽ reposent en fait sur une croyance en une causalitŽ inexistante. Pour celui qui, en revanche, sĠen remet ˆ cette causalitŽ, ou plut™t ˆ la croyance en cette causalitŽ, la magie ˆ proprement parler nĠexiste pas : il nĠy a pour lui quĠune attitude naturelle, quĠun phŽnomne parmi dĠautres, quĠune faon dĠŽtablir dans le monde des liens homognes de causes ˆ effets.

            ConsidŽrons alors une premire chose : il en va de la ÒmagieÓ comme du simulacre chez Platon, cĠest-ˆ-dire quĠil sĠagit en dŽfinitive dĠun concept dont lĠŽmergence prŽsuppose la suppression du phŽnomne dont il prŽtend rendre compte. Lorsque le simulacre fonctionne en effet, il nĠy a pas de simulacre : il nĠy a simulacre que pour celui qui a dŽjouŽ les piges de la distance et du point de vue qui, de loin, permettait de faire passer lĠimage pour la chose dont elle est l'image. Ainsi de la magie : systme de croyances organisŽes autour dĠun mode de causalitŽ o choses et signes, Žtats mentaux et ŽvŽnements du monde naturel Žchangent leurs prŽdicats et sont reliŽs par un seul et mme pouvoir, elle est fondŽe sur sa propre mŽconnaissance en tant quĠefficience ÒmagiqueÓ. La ÒmagieÓ ne fonctionne et nĠa rŽellement de sens que pour celui qui, finalement, ignore cet autre systme de causalitŽ que nous appelons le dŽterminisme. RŽciproquement, il nĠy a de magie que pour ceux qui distinguent lĠesprit et les choses et se reprŽsentent la causalitŽ non plus comme une simple croyance mais comme une conception rationnelle de la nature, susceptible dĠtre envisagŽe de faon scientifique, cĠest-ˆ-dire expŽrimentale et quantifiable.

            Soulignons dĠemblŽe lĠimportance de ce mouvement rŽtrospectif du concept : l'efficace magique nĠa de sens quĠen vertu de sa propre mŽconnaissance ; et inversement, sa connaissance en annule dŽfinitivement la raison dĠtre. Cette mŽconnaissance constitutive est un point essentiel de la magie sur lequel il nous faudra revenir. Nous allons en effet la retrouver ˆ lĠÏuvre en tant opŽrateur fondamental dans la thŽorie conue par RenŽ R. Girard au sujet de la gense de la souverainetŽ ˆ travers les mŽcanismes victimaires – mŽcanismes portant, de faon toute rŽtrospective donc, le nom de Òbouc ŽmissaireÓ [2]. Il nĠy a en effet de bouc Žmissaire que pour ceux qui en dŽnoncent lĠillusion. Mais cĠest le propre de lĠillusion que de se mŽconna”tre dans le mouvement mme o elle fonctionne ; ou comme le dit Gil, cĠest le propre de lĠhallucination que dĠocculter une origine.

            Una hallucination, collective, qui sĠignore en tant que telle, serait ˆ lĠorigine de la souverainetŽ : la thse anthropologique de R. Girard est susceptible dĠŽclairer une lecture des textes philosophiques concernant la question de lĠinstitution du corps politique et du pouvoir souverain.

            Avec Hobbes en effet, la conception de la souverainetŽ subit une profonde mutation du fait de son articulation avec la thŽorie juridique de la personne, elle-mme tributaire du concept de reprŽsentation. Ce lien dŽcisif entre souverainetŽ, personne et reprŽsentation, magistralement dŽveloppŽ dans le LŽviathan afin de rŽpondre aux apories du De Cive et des Elements of Law, permet de mettre ˆ nu et – apparemment – de rŽsoudre le problme que rencontre de prime abord la science politique, ˆ savoir, celui de la nature et du fonctionnement du mŽcanisme de lĠinstitution du corps politique. La solution dĠun tel problme repose, chez Hobbes, sur un principe numŽrique, celui de lĠordination du multiple ˆ lĠun[3] (voir A). Mais cette synthse du multiple ne peut et ne doit sĠeffectuer quĠau prix dĠun processus de personnification qui fonctionne et se laisse en rŽalitŽ penser gr‰ce ˆ une efficience toute puissante de la reprŽsentation, dont la thse clairement formulŽe Žnonce que : cĠest lĠunitŽ de celui qui reprŽsente, [et] non lĠunitŽ du reprŽsentŽ, qui rend la personne une[4]. LĠimportation du concept juridique de personne fera lĠobjet dĠune discussion (voir C) visant ˆ souligner que la duplicitŽ stratŽgique ˆ laquelle recourt Hobbes, dans lĠusage dĠun tel concept au sein du champs politique, a pour fonction de donner au reprŽsentant un pouvoir extraordinaire, vŽritablement hors-norme : celui de produire lĠunitŽ de ce quĠil a pour vocation de reprŽsenter, alors quĠil est lui-mme sensŽ Žmerger du contrat que passent entre eux les individus reprŽsentŽs. La reprŽsentation produit ce quĠelle reprŽsente, et en cela, elle appara”t comme souveraine[5].

            Ce schme de la synthse politique du multiple ˆ travers la reprŽsentation recouvre une dynamique et une structure qui sont susceptibles dĠtre analysŽes suivant les mmes termes que ceux qui gouvernent les opŽrations de la pensŽe magique (voir B). LĠinstitution du souverain chez Hobbes nĠest pas sans rappeler ce que lĠethnologie et la philosophie des sciences humaines nous ont appris ˆ lire derrire les notions de mana, de hau, de potlatch ou encore de kula. Similitudes et analogies convergent ici vers un mme contenu quĠil est important de mettre ˆ jour afin dĠŽlucider les racines rŽelles de la souverainetŽ, dĠun point de vue thŽorique (ou philosophique) aussi bien que pratique, cĠest-ˆ-dire anthropologique. Dans les deux cas, le problme de lĠinstitution du corps socio-politique se pose en effet dans les mmes termes : il sĠagit de rendre possible lĠŽmergence dĠune totalitŽ indivise et irrŽductible ˆ la somme de ses membres, alors que ceux-ci, pourtant, sĠoffrent seuls ˆ lĠexpŽrience immŽdiate. Objets Žpars de la nature et de la culture (nuages, fumŽe, pluie, pierres, corps, etc.) dĠun c™tŽ, individus vivant dans lĠŽtat Òde natureÓ de lĠautre : les entitŽs sur lesquelles on sĠappuie afin dĠagir et de dŽcrire le rŽel impliquent que lĠon se donne les moyens de penser lĠunitŽ et le mode de totalisation dĠun ensemble discontinu dĠentitŽs discrtes. La reprŽsentation hobbesienne et le mana ou le hau primitifs ont de ce point de vue une mme fonction, science politique et pensŽe magique Žtant lĠune et lĠautre – la premire, certes, de faon beaucoup plus consciente et, disons, thŽmatisŽe, que la seconde – confrontŽes ˆ la rŽsolution du problme que pose lĠadŽquation entre, dĠune c™tŽ, la discontinuitŽ et la multiplicitŽ des entitŽs et des prestations individuelles, et de lĠautre, lĠunitŽ et la continuitŽ indispensables afin dĠassurer non seulement la cohŽsion, mais encore lĠinstitution du pouvoir capable dĠen opŽrer la synthse.

            Ce que magie et politique ont ˆ distribuer du point de vue de leur espace respectif, cĠest la distinction et lĠunitŽ profonde de la force et du sens qui prŽsident au monde social en tant que totalitŽ symbolique. Sens – cĠest-ˆ-dire opŽration visant ˆ produire la synthse du multiple ˆ travers une unitŽ irrŽductible ˆ la somme de ses membres – dans la mesure o il sĠagit de comprendre la faon dont un ordre juridique et Žconomique peut Žmerger sur fond dĠune absence dĠordre, ou plut™t sur fond dĠun ordre relatif tendant de lui-mme vers sa propre destruction ; force, en ce que les relations humaines quĠil sĠagit de mettre en ordre doivent avoir ŽtŽ purgŽes de la violence qui les hante – horizon spectral de lĠŽtat de nature et de guerre de chacun contre chacun –  ainsi que de lĠarbitraire de la domination, au profit dĠune instance transcendante leur garantissant la paix et jouissant dĠun pouvoir inŽdit, imposant dĠelle-mme la contrainte des effets de sens. Et nous verrons que cĠest le sens, ici, qui rend la force possible. Car la souverainetŽ nĠest pas dĠabord ce qui exerce un pouvoir – ou la nature de ce pouvoir en tant que politique – mais ce qui gouverne le social dans son institution mme, en tant que structure et espace symboliques.

         Or lĠinstauration de cette structure requiert la manifestation dĠun signifiant transcendantal – pour reprendre les termes de RenŽ R. Girard – qui ne peut lui-mme Žmerger, en prŽalable ˆ toute forme de totalitŽ signifiante, que par le truchement dĠun mŽcanisme magique hallucinatoire, celui du Òbouc ŽmissaireÓ. CĠest ici que la pensŽe magique fait rŽsolument corps avec lĠŽmergence du politique : sĠil ne peut y avoir dĠespace politique sans souverainetŽ, il ne peut pas non plus y avoir de souverainetŽ sans simulacre originaire, sans hallucination fondamentale (voir D). CĠest donc lĠefficacitŽ symbolique du reprŽsentant (thse politique de Hobbes) ou du signifiant (thse anthropologique) quĠil sĠagit de dŽterminer et de caractŽriser, afin de penser la solidaritŽ des versants pratique et thŽorique de la gense de la souverainetŽ. LĠhypothse Žtant que la souverainetŽ ne peut sĠinstituer, en tant que passage du multiple ˆ l'un, quĠˆ travers un processus dont lĠefficience est celle, toute "magique" – c'est-ˆ-dire donc, rŽellement efficace – du simulacre victimaire.

        

 

 

 

 

 

         A – Le De Cive et le problme de lĠordination du multiple ˆ lĠun

 

 

 

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            Nous partirons de Hobbes parce quĠil a posŽ le problme de la souverainetŽ en des termes radicalement nouveaux. La notion dĠŽtat de nature vient en effet profondŽment modifier les enjeux de la pensŽe politique. DĠune part, il sĠagit de rendre possible une paix que les lois naturelles nous rŽvlent comme Žtant indispensable ˆ la conservation de la vie elle-mme, mais quĠaucun pacte ou contrat social ne peut, en tant que tel, parvenir ˆ faire rŽgner – Hobbes ne cessant de souligner dans ses diffŽrents ouvrages l'impuissance du consentement gŽnŽral ˆ instaurer la puissance souveraine[6]. DĠautre part, le rejet de toute transcendance, de toute thŽologie et de toute rŽfŽrence ˆ une forme de souverainetŽ prŽ-existante, sur laquelle le pouvoir terrestre, quĠil soit pontifical ou royal, pourrait reposer, exige de penser son institution sans avoir recours ˆ autre chose que ce que contient lĠŽtat de nature. Il faut donc, comme le souligne Y.C. Zarka, Òfonder une unitŽ sans la prŽsupposerÓ[7], autrement dit dŽcrire les rouages du processus dĠŽmergence du corps politique sur la base de ce qui en constitue tout dĠabord la nŽgation, ˆ savoir lĠŽtat de nature et la guerre de chacun contre chacun qui rŽsulte de l'exercice sans limite du droit naturel. Pour la premire fois peut-tre dans lĠhistoire de la philosophie politique, on dŽnie non seulement au peuple une forme quelconque dĠexistence naturelle – ce qui implique alors un recours ˆ une thŽorie du contrat entendu dans un sens rŽsolument juridique – mais aussi, et surtout, la souverainetŽ demande elle-mme ˆ tre produite dans lĠimmanence des relations prŽ-civiles se rŽalisant sur le mode de ÒlĠinsociable sociabilitŽÓ – pour reprendre les termes de Kant.

            Les prŽmisses de la thŽorie hobbesienne impliquent donc un renouvellement complet de la position et de la solution du problme de lĠinstitution souveraine. Ni Bodin ni Grotius nĠavaient tentŽ cette rŽconciliation du droit naturel, du contrat et de la souverainetŽ [8]. Ce qui est dŽcisif chez Hobbes, cĠest donc le fait que le peuple nĠa jamais ˆ sa disposition une souverainetŽ dont il disposerait par nature et quĠil pourrait alors transfŽrer ˆ son Prince, au moyen dĠun contrat passŽ avec celui-ci : la pice fondamentale du dispositif hobbesien consiste justement ˆ faire de la relation au souverain la condition de possibilitŽ de lĠexistence du peuple lui-mme. Celui-ci nĠayant aucune forme de rŽalitŽ en dehors de cette mŽdiation qui le lie au souverain, cĠest le souverain qui lui donne, ˆ proprement parler, son existence. CĠest donc le souverain – dont on verra pourtant quĠil doit paradoxalement rŽsulter du contrat – qui crŽe le peuple. Le Roi est le peuple [9] : tel est lĠaxiome paradoxal de Hobbes qui appara”t ds le De Cive, et qui fait de ce qui demande ˆ tre instituŽ (le souverain) la condition dĠexistence de ce qui est en mesure de lĠinstituer (le peuple). LĠopŽration qui engendre la souverainetŽ consiste en ce chiasme indissoluble entre, dĠune part, la conversion de la multitude en un peuple, et de lĠautre le recours impŽrieux au souverain comme opŽrateur de cette conversion : la toute puissance de la souverainetŽ ne rŽside pas dans le pouvoir absolu quĠelle se voit confŽrŽ, mais dans son incroyable capacitŽ ˆ instituer simultanŽment le peuple et le souverain, moyennant une forme originale de reprŽsentation. Or cĠest prŽcisŽment ˆ travers la relation de lĠun et du multiple que se met en place cette nouvelle structure, souveraine, de la reprŽsentation.

 

 

 

 

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Dans le De Cive, Hobbes distingue dŽjˆ fermement la notion de peuple de celle de multitude et oppose les deux gr‰ce au fonctionnement numŽrique de leur mode dĠtre. Il insiste longuement sur lĠidŽe, essentielle, que la multitude ÒnĠest pas un certain tout quĠon puisse dŽsigner, comme les choses qui ont lĠunitŽ du nombreÓ[10]. La multitude est en effet composŽe de plusieurs individus dont la somme ne donne pas lĠunitŽ du nombre, lĠun qui dŽsigne la chose dans son unitŽ. Dans la multitude, la collection des individus produit un nombre aussi grand quĠil y a dĠindividus : 1+1+1+nÉ = X(n). Il s'agit donc du nombre qui est le cardinal de l'ensemble des individus prŽsents dans la multitude. Nous verrons que le problme que doit rŽsoudre la thŽorie de la personne-reprŽsentation est de transformer cette Žquation en une autre Žquation : 1+1+1+nÉ = 1, cĠest-ˆ-dire une synthse du multiple en une unitŽ indivise. La souverainetŽ sera cette unitŽ du multiple irrŽductible au multiple dont elle est lĠunitŽ – et dont pourtant elle semble devoir dŽcouler.

            La multitude – c'est-ˆ-dire la coexistence des individus dans l'Žtat de nature – ne possde donc pas dĠunitŽ par soi ; elle ne possde quĠune apparence dĠunitŽ (car on parle tout de mme bien dĠune multitude) divisible en autant dĠindividus qui la composent. CĠest ce que rappelle Hobbes lorsquĠil ajoute en note : Òle nom de multitude Žtant un terme collectif signifie plusieurs choses ramassŽes, et ainsi une multitude dĠhommes est le mme que plusieurs hommes. Ce mme mot Žtant du nombre singulier, signifie une seule chose, ˆ savoir, une seule multitude. Mais ni en lĠune ni en lĠautre faon on ne peut concevoir que la multitude nĠait de la nature quĠune seule volontŽ, car chacun de ceux qui la composent a la sienne propreÓ[11]. Si la multitude nĠa pas dĠunitŽ, si elle est par nature seulement multiple, cĠest parce ce quĠelle est composŽe dĠautant de volontŽs, Žparses et distinctes, quĠil nĠy a dĠindividus. CĠest ce qui lĠempche de pouvoir se constituer en entitŽ unifiŽe. Car ˆ supposer que ces volontŽs distinctes puissent effectivement sĠunir – par lĠintermŽdiaire, par exemple, dĠun accord – il nĠen demeure pas moins quĠelles ne composeront jamais une unitŽ autonome, cĠest-ˆ-dire irrŽductible ˆ la somme de ses membres : comme nous l'avons vu, Hobbes refuse catŽgoriquement lĠidŽe que la souverainetŽ puisse tre acquise par consentement gŽnŽral ou accord collectif. La multitude est donc toujours susceptible de sĠaccorder sur un seul et mme objet et de vouloir la mme chose, il nĠen demeure pas moins que cette multiplicitŽ apparemment unifiŽe ne sera jamais quĠun ensemble de volontŽs bien distinctes : ÒIl nĠy a aucune action qui doive tre attribuŽe ˆ la multitude comme sienne propre : mais si elle a ŽtŽ faite du consentement de tous ou de plusieurs, lĠaction ne sera pas comptŽe pour une seule, et il y aura autant dĠactions quĠil y a eu de personnes. (É) Quand donc la multitude a fait quelque chose, il faut entendre comme si elle avait ŽtŽ faite par chacun de ceux qui composent cette multitudeÓ[12].

            LĠaction de plusieurs individus qui converge vers un seul et mme objet et se constitue en une action collective[13] est dŽpourvue dĠunitŽ en ce que le principe qui permet de la constituer, cĠest-ˆ-dire la volontŽ, est lui-mme multiple. CĠest toujours ce mme critre qui revient sous la plume de Hobbes lorsquĠil oppose, dans le ¤ 8 du De Cive, le peuple et la multitude : ÒLe peuple est un certain corps, et une certaine personne, ˆ laquelle on peut attribuer une certaine volontŽ et une action propre : mais il ne se peut rien dire de semblable de la multitudeÓ.

            CĠest donc le primat de la multiplicitŽ des volontŽs individuelles sur lĠunitŽ de lĠobjet et lĠunitŽ de lĠaction de ces mmes volontŽs qui fait que lĠaccord ou le consentement des volontŽs individuelles, nŽcessaire ˆ lĠinstitution de la puissance souveraine, nĠest cependant pas suffisant. Un tel accord demeure impuissant ˆ instaurer une volontŽ qui puisse vouloir pour toutes les autres, il nĠengendre pas une puissance souveraine capable de contraindre tous les individus et Òde tenir les particuliers dans la crainte de la peineÓ. Le souverain nĠexercera donc pas un pouvoir provenant dĠune multitude ayant choisi de sĠaccorder sur le fait de le lui confier : il devra unifier cette multitude, lui confŽrer lĠunitŽ dont elle ne dispose jamais par elle-mme.

           

 

 

 

 

            ¤ 3

 

            Dans ces termes, il nĠest donc pas possible parler de constitution immanente du corps politique : celui-ci ne se constitue pas au moment o les individus acceptent de se reconna”tre un intŽrt commun et de renoncer ˆ l'exercice de leur droit de nature. Dans le De Cive, le corps politique Žmerge en rŽalitŽ gr‰ce un acte de transfert de droit qui est la soumission de la volontŽ de chacun au profit dĠun seul, qui, de ce fait, bŽnŽficie dĠune puissance sans limite : ÒEn effet, chaque citoyen passant une convention avec chacun des autres parle ainsi : moi, je transfre mon droit ˆ celui-ci, ˆ condition que toi tu transfres le tien au mme. A partir de lˆ, le droit que chacun avait de se servir de ses forces ˆ son propre avantage est transfŽrŽ en totalitŽ ˆ un homme ou ˆ un conseil pour lĠavantage communÓ[14]. La formulation du contenu du contrat implique lĠinclusion, ˆ c™tŽ des individus contractants, dĠune instance tierce qui, parce quĠelle doit en bŽnŽficier, ne prend part ˆ aucun contrat. En ce sens, lĠinstitution du pouvoir souverain repose sur une forme dĠextŽrioritŽ par rapport aux individus qui en sont ˆ lĠorigine et en ont lĠinitiative : la souverainetŽ leur Žchappe ds lors quĠils dŽcident de lĠinstaurer. Et la convention dit explicitement quĠils lĠinstaurent afin de sĠen dŽfaire. Sur ce point, le LŽviathan ne changera rien aux modalitŽs de la convention, bien que le contenu y soit pensŽ, nous le verrons, en terme dĠautorisation et non plus de simple soumission.

            Comme le note J. Terrel, ce transfert du droit naturel est un dessaisissement immatŽriel : rien n'est rŽellement donnŽ au futur souverain, on ne fait que lui abandonner la part dĠexercice du droit naturel ˆ laquelle on renonce, soit celle qui consiste ˆ user de sa force contre les autres [15]. Le souverain ˆ venir ne reoit pas positivement quelque chose, il ne fait que disposer de ce ˆ quoi les autres ont renoncŽ. Quoi quĠil en soit, la souverainetŽ ne rŽside pas dans le collectif formŽ par les individus : elle ne fait quĠen provenir sur un mode nŽgatif, celui du dessaisissement des volontŽs individuelles par le biais du transfert de droit. LĠunion en tant que telle ne fait pas la force : le collectif des individus acceptant dĠunir leurs volontŽs demeure impuissant et dŽpourvu dĠefficacitŽ puisque cette union, se dissolvant dans la multiplicitŽ des volontŽs (dont Hobbes ne cesse de souligner la divergence et lĠŽparpillement) doit tre expressŽment rŽalisŽe au profit dĠun tiers afin de trouver en lui sa consistance et son unitŽ rŽelle.

            On pourrait concevoir, bien au contraire, un mode dĠinstitution du corps politique o, au lieu de leur Žchapper, la souverainetŽ reviendrait pleinement aux individus qui contractent. Ainsi chaque loi, chaque dŽcision et action de ce corps reposerait sur lĠaccord initial des volontŽs, cĠest-ˆ-dire, pour le dire en termes rousseauistes, sur la volontŽ gŽnŽrale issue de cet accord. Ce serait lˆ un mode de constitution immanent en ce que la souverainetŽ du corps politique reposerait prŽcisŽment sur lĠengagement de chacun des individus, et lui reviendrait ensuite en tant que Òpartie indivisible du toutÓ[16]. LĠimmanence de ce mode de constitution est lisible dans le Contrat Social lorsque Rousseau Žcrit : Òcet acte dĠassociation produit un corps moral et collectif composŽ dĠautant de membres que lĠassemblŽe a de voix, lequel reoit de ce mme acte son unitŽ, son moi commun, sa vie et sa volontŽÓ[17]. Il est clair que Rousseau sĠŽloigne ici de Hobbes puisque, selon lui, aucune instance extŽrieure aux contractants nĠest sollicitŽe afin de capturer et de synthŽtiser les volontŽs individuelles. CĠest le collectif des individus lui-mme qui devient, en tant que collectif ou moi commun, lĠinstance souveraine – et non le tiers qui bŽnŽficie de cette rŽunion – et chacun des contractants en incarne effectivement une partie indivisible. Rousseau soulignera explicitement la correspondance et la rŽversibilitŽ entre, dĠun c™tŽ, le Òcorps moral et collectif composŽ dĠautant de membres que lĠassemblŽe a de voixÓ et de lĠautre lĠunitŽ de ce corps collectif : lĠunitŽ produite par le collectif politique est immanente ˆ ce mme collectif en ce quĠelle rŽside dans son union en tant que telle et non dans une instance extŽrieure qui vient en receuillir lĠaddition.

            Ce qui Žclaire rŽtroactivement le contrat que Hobbes met en place de son c™tŽ ; ˆ savoir que le collectif de la multitude nĠest pas ici le Òmoi communÓ puisquĠil est privŽ de la souverainetŽ au moment du pacte. Chez Rousseau, la souverainetŽ rejaillit sur chacun des contractants : elle rŽsulte dĠun accord qui est le fruit vŽritable de tous les individus unifiŽs ; chez Hobbes, la puissance issue du corps moral et collectif est immŽdiatement transfŽrŽe ˆ lĠinstance tierce qui bŽnŽficie du pacte. Qualifier la constitution rousseauiste du corps politique de constitution immanente signifie quĠil y a adŽquation stricte et interne entre, dĠun c™tŽ, lĠensemble des volontŽs sĠunissant ˆ travers lĠobjet sur lequel elles sĠaccordent, et de lĠautre le rŽsultat de cet accord, dont la puissance se rŽpercute immŽdiatement sur la totalitŽ de ce corps et dans chacun de ses membres. Chez Hobbes au contraire, les individus de la multitude se voient privŽs de toute originaritŽ du pouvoir – dans la mesure o cĠest lĠimmanence, ici, qui est originaire : Òon ne saurait imaginer que la multitude f”t un pacte avec elle-mme, ou avec une partie dĠelle-mme, que ce soit  un homme, ou un certain nombre dĠhommes, pour se faire souveraineÓ [18].

            Un tel principe dĠimmanence est donc incompatible avec la thse de la multiplicitŽ irrŽductible des volontŽs : pour Hobbes, ce nĠest pas de lĠunitŽ de ce qui fait lĠobjet des volontŽs que provient lĠunitŽ de la souverainetŽ, mais de lĠunitŽ de la volontŽ elle-mme. DĠo le refus de ce critre dĠimmanence de la souverainetŽ aux volontŽs individuelles[19] : la souverainetŽ ne peut sĠŽdifier que sur la base de leur neutralisation. Ainsi les individus prŽsents dans la multitude formŽe ˆ lĠŽtat de nature ne sont nullement les acteurs de la souverainetŽ puisque, par principe, leurs volontŽs divergent et demeurent distinctes les unes des autres. CĠest la principale raison qui fait que Hobbes conoit, dans le De Cive, lĠacte par lequel Žmerge la souverainetŽ, selon une forme rŽsolument nŽgative : la soumission des volontŽs individuelles[20]. Ce qui engendre lĠunitŽ de la souverainetŽ est purement et simplement lĠabandon de lĠexercice du droit naturel, contradictoire avec les lois de nature. Ce qui unit, sur un mode nŽgatif, les individus, cĠest lĠacte rŽciproque par lequel ils abandonnent le droit de se gouverner eux-mmes. Zarka, parmi dĠautres, a soulignŽ combien cette rŽponse est insuffisante et appelle des rŽamŽnagements qui seront lĠobjet du LŽviathan [21], et sur lesquels nous reviendrons plus loin.

           

           

 

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Il y a lieu donc dĠtre vigilant ˆ lĠŽgard de certaines formulations de Hobbes dans le De Cive. Aprs avoir formulŽ la nŽcessitŽ de Òla soumission de la volontŽ de tous les particuliers ˆ celle dĠun homme seul, ou dĠune assemblŽeÓ, aux paragraphes 7 et 8 du chapitre V, on lit au dŽbut du paragraphe 9 la chose suivante : ÒLĠunion qui se fait de cette sorte, forme le corps dĠun Etat, dĠune SociŽtŽ, et pour le dire ainsi, dĠune personne civile ; car les volontŽs de tous les membres de la rŽpublique nĠen formant quĠune seule, lĠEtat peut tre considŽrŽ comme si ce nĠŽtait quĠune seule tteÓ[22]. La formule soulignŽe est ici trompeuse. DĠune part, elle laisse sous-entendre que, ici, sĠeffectue rŽellement ce que Hobbes a justement rŽcusŽ, ˆ savoir lĠidŽe que lĠunion du corps politique dŽcoule rŽellement de la somme des volontŽs individuelles (ce que nous appelons le mode de constitution immanent de la souverainetŽ). Or il nĠen est rien car Hobbes a pris la peine de mettre ces volontŽs hors dĠŽtat de nuire en montrant ˆ plusieurs reprises quĠen tant quĠelles sont multiples elles sont impuissantes ˆ composer une unitŽ. Par ailleurs lĠunitŽ dont il parle, celle des volontŽs de tous les membres de la rŽpublique nĠen formant quĠune seule, ne rŽsulte en fait que de la neutralisation de ces volontŽs sous la forme de leur soumission, cĠest-ˆ-dire du transfert de droit. Mais il ne faut pas confondre soumettre et unifier : le dessaisissement des volontŽs exclut leur accord effectif [23]. LĠunitŽ de la volontŽ de lĠEtat ne peut donc, par principe, provenir dĠune somme de volontŽs. Sera souveraine lĠinstance qui, recevant de la soumission des volontŽs de la multitude un pouvoir dont elles se sont dessaisies, sera la seule ˆ incarner cette unitŽ du multiple dont la multitude est par nature dŽpourvue : mais comment tenir la soumission de plusieurs volontŽs pour leur accord vŽritable ? La rŽponse viendra dans le LŽviathan.

            Quoi quĠil en soit, parler de souverainetŽ populaire est ici inconcevable [24]. Car par souverainetŽ populaire, on entend dĠordinaire une souverainetŽ qui appartient dĠabord au peuple en tant que tel, cĠest-ˆ-dire ˆ lĠensemble des particuliers rŽunis, et qui rŽside dans lĠunion de ses membres en tant quĠeffet du rassemblement effectif de leurs volontŽs. CĠest ce que nous avons appelŽ lĠimmanence. Mais ici la singularitŽ du schŽma hobbesien tranche sur les conceptions qui lĠont prŽcŽdŽ. Rappelons en effet que le Prince est souvent considŽrŽ ˆ lĠ‰ge Classique comme le dŽpositaire dĠune souverainetŽ qui ne lui appartient pas en propre. Ce point est rappelŽ, entre autres, par J.F. Courtine dans un article portant sur ÒLĠhŽritage scolastique dans la problŽmatique thŽologico-politique de lĠ‰ge classiqueÓ : ÒDĠemblŽe et naturellement le pouvoir politique appartient au peuple comme tel, cĠest-ˆ-dire constituŽ en corps politique. La souverainetŽ que le prince peut dŽtenir hic et nunc est donc toujours reue : elle nĠest rien dĠautre que cette souverainetŽ originaire que le peuple lui a prŽalablement transmise. LĠautoritŽ politique des princes prŽsuppose donc toujours, ˆ titre de mŽdiation essentielle, le peuple en corps et la volontŽ populaire, ˆ lĠorigine du transfert de souverainetŽ [25]Ó.

            Dans une telle perspective, on peut effectivement parler de souverainetŽ populaire, et le Prince peut effectivement tre considŽrŽ comme le reprŽsentant de la personne publique – cĠest-ˆ-dire de lĠunitŽ de ce corps politique naturellement tributaire de la souverainetŽ –  parce quĠil reoit cette souverainetŽ quĠil ne constitue pas. CĠest dĠailleurs dans cette perspective que Rousseau Žcrit : ÒUn peuple, dit Grotius, peut se donner ˆ un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner ˆ un roi. Ce don mme est un acte civil, il suppose une dŽlibŽration. Avant donc dĠexaminer lĠacte par lequel un peuple Žlit un Roi, il serait bon dĠexaminer lĠacte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte Žtant nŽcessairement antŽrieur ˆ lĠautre est le vrai fondement dĠune sociŽtŽÓ[26]. Rousseau distingue donc lĠacte de constitution du corps politique – autrement dit du peuple – et celui de lĠinstitution du roi, et dans sa pensŽe cĠest le premier des deux qui instaure et la souverainetŽ et lĠinstance souveraine. Hobbes quant ˆ lui renverse lĠordre des choses : cĠest lĠacte par lequel on Žlit un roi qui institue le peuple. Il fait de lĠinstitution du souverain la condition de possibilitŽ du peuple, ce qui est inŽdit. Peut-on alors encore parler de souverainetŽ populaire ?

            CĠest un point qui fait dŽbat parmi les commentateurs – sans doute ˆ cause du fait quĠils ne semblent pas toujours vouloir prŽciser le sens exact de ce concept. Raymond Polin Žcrit par exemple que Òpour Hobbes comme pour les thŽoriciens de la souverainetŽ du peuple, le principe de la souverainetŽ rŽside dans lĠaccord de chacun avec chacun, parmi les individus qui composent le peupleÓ[27] ; ou encore : Ò [Hobbes] sĠest aperu que prŽcisŽment le concept de persona ficta lui permettait de fonder le pouvoir absolu du Souverain en sĠappuyant sur la souverainetŽ du peuple. CĠest la t‰che du LŽviathan dĠŽtablir tout dĠabord la relation de reprŽsentation qui unit la personne fictive enfin rŽinventŽe et dŽfinie comme acteur, ˆ la personne naturelle reconnue comme auteur, puis dĠŽtablir ensuite de manire claire et distincte une hiŽrarchie entre la multitude, qui nĠest pas comme telle une personne, le peuple, personne naturelle et auteur authentique responsable des actes du gouvernement, et enfin le Souverain qui mŽrite bien dĠtre nommŽ persona civitatisÉÓ[28].

            Dans la premire citation, R. Polin Žcrit explicitement que le peuple est composŽ dĠindividus : la souverainetŽ rŽside dans lĠaccord de chacun avec chacun, parmi les individus qui composent le peuple. Mais ˆ quel moment un ensemble dĠindividus composent-ils un peuple ? Si cĠest avant le contrat, cet ensemble est conu par Hobbes comme simple multitude. Si cĠest aprs, le peuple nĠa plus aucune forme dĠexistence puisque la souverainetŽ ne rŽside pas dans lĠaccord, comme lĠŽcrit Polin, mais dans le rŽsultat de cet accord ou de ce pacte, cĠest-ˆ-dire dans la puissance souveraine qui Žmerge de la soumission par laquelle lĠensemble des individus contractent au profit dĠun tiers. R. Polin reconna”t dĠailleurs explicitement, trois pages plus t™t, la dimension proprement Žvanescente du peuple dans le De Cive : ÒDans le De Cive, il nĠy a donc jamais deux personnes face ˆ face, le Peuple et le Souverain. Au contraire, cĠest lĠeffacement du Peuple devant le Souverain, sa disparition en tant que personne, sa dissolution en multitude confuse, qui libre le Souverain de toutes obligationsÉÓ[29]. A vrai dire, Hobbes avait dŽjˆ pris soin, dans le De Cive, de balayer toute ambigu•tŽ concernant ce terme : ÒLe mot ÒpeupleÓ a une double signification. En un sens, il signifie seulement un nombre de gens, qui sont distinguŽ par le lieu quĠil habitent, comme le peuple dĠAngleterre, ou le peuple de France, ce qui nĠest pas autre chose que la multitude des particuliers qui habitent ces contrŽes, sans considŽration des contrats ou des pactes qui existent entre euxÓ[30].

            Il est donc clair que le peuple ne dŽsigne pas, pour Hobbes, un semble concrt, empirique, dĠindividus. Mais il ne dŽsigne pas non plus, dans le De Cive, la rŽunion des individus formŽe par le contrat de chacun avec chacun, puisque, comme le veut Hobbes, cĠest le roi qui est le peuple. De peuple, entendu au sens dĠun ensemble dĠindividus vivant ˆ la fois sur un territoire et uni par lĠeffet dĠun lien contractuel (et qui ds lors bŽnŽficierait, en tant quĠunion collective, dĠune quelconque prŽrogative dans la lŽgitimitŽ du pouvoir), il nĠen existe pas ˆ proprement parler. DĠune certaine faon, la conception de Hobbes rŽduit ˆ nŽant et prive la pensŽe politique de ce concept. Le texte est parfaitement clair lˆ-dessus : ÒCette Žlection Žtant conclue, le peuple cesse dĠtre une personne publique, et devient une multitude confuse ; dĠautant quĠil ne formait un corps rŽgulier quĠen vertu de cette souverainetŽ dont il sĠest dessaisiÓ[31]. Aprs lĠacte de transfert de droit, les individus retournent ˆ la multitude et leur union nĠaura durŽe quĠun bref instant.

            CĠest dĠailleurs cette ambigu•tŽ sŽmantique du terme, dŽjˆ relevŽe dans le De Cive mais encore difficilement combattue, qui a dž amener Hobbes ˆ tenter de se passer autant que possible de toute rŽfŽrence ˆ la notion de peuple dans le LŽviathan. Force est de constater que les chapitres XVI, XVII et XVIII consacrŽs ˆ lĠinstitution du souverain ne mentionnent que trs peu ce terme [32]. Hobbes appelle en effet RŽpublique (civitas en latin) ou LŽviathan Òla multitude unie en une seule personneÓ. Cette quasi absence du terme de ÒpeupleÓ est significative : car dans le LŽviathan, il nĠest jamais fait rŽfŽrence ˆ une collectivitŽ dĠindividus unis, en tant que support de la souverainetŽ. Bien au contraire : lorsque Hobbes indique quĠune fois le contrat passŽ, les individus se reconnaissent dans les actes du Souverain en vertu de lĠautorisation qui lui ont accordŽe, il prend soin de souligner que cette reconnaissance nĠa pas pour sujet un peuple, mais bien une multiplicitŽ dĠindividus singuliers : Òchacun sĠavoue et se reconnaisse comme lĠauteur de tout ce quĠaura fait ou fait faire lĠauteurÓ ; Òque chacun par consŽquent soumette sa volontŽ et son jugement ˆ la volontŽ et au jugement de cet homme ou de cette assemblŽeÓ ; Òchacun dĠentre eux, par des conventions mutuellesÓ ; Òchacun dĠentre eux ayant donnŽ la souverainetŽ ˆ celui qui assume leur personnalitŽÓ ; Òen vertu de cette autoritŽ quĠil a reu de chaque individu de la RŽpubliqueÓ, etc [33].

            Il appara”t ainsi clairement que Hobbes fait tous les efforts terminologiques possibles afin dĠŽviter dĠemployer ou mme de se rŽfŽrer ˆ la notion de peuple en tant que concept dŽsignant une entitŽ originaire et politiquement dŽterminante dans la gense de la souverainetŽ. Le peuple, cĠest-ˆ-dire lĠensemble des individus rŽunis en tant que tel, ˆ lĠinitiative de la souverainetŽ, ne doit pas se voir attribuŽ une forme de lŽgitimitŽ du point de vue de lĠautorisation. Ceux qui autorisent sont, ˆ chaque fois, des particuliers singuliers, et la rŽpŽtition Žvidente du singulier chacun indique que lĠautorisation ne provient pas dĠun ensemble dĠindividus sĠŽtant rŽunis avant de transmettre en une seule fois leur autorisation collective, mais de multiples actes distincts dĠautorisation. Ce point est trs clair dans la pensŽe de Hobbes qui ne cesse de le formuler de diffŽrentes faons : ÒEt parce que la multitude, par nature, nĠest pas une, mais multiple, on ne doit pas y voir un auteur, mais bien de multiples auteurs (É) Chacun donne ˆ celui qui les reprŽsente tous lĠautoritŽ qui dŽpend de luiÓ[34]. Dire quĠil nĠy a pas un auteur, cĠest dire quĠil nĠy a pas de peuple. Ainsi une fois la multitude unifiŽe, Hobbes nĠemploiera jamais ce terme, mais celui de personne – et on verra non seulement que la personne est une par son reprŽsentant, et non son reprŽsentŽ, mai aussi que lĠensemble de ces derniers nĠest pas caractŽrisŽ par lĠactivitŽ inhŽrente au peuple, mais par une passivitŽ foncire ˆ lĠŽgard du reprŽsentant qui a lĠautorisation de les commander tous.

            Cette prise de position, on ne peut plus tranchŽe, est Žgalement relevŽe par L. Jaume qui Žcrit en effet que Òles deux premiers traitŽs reconnaissent une telle souverainetŽ populaire, alors que le LŽviathan lĠexclut radicalementÓ[35]. La prŽsence du peuple dans ce dernier ouvrage nĠest pas corrŽlŽe au concept de souverainetŽ. Les chapitres XVI et XVII – ce dernier portant le titre significatif suivant  : ÒDes causes, de la gŽnŽration et de la dŽfinition de la rŽpubliqueÓ – o lĠinstitution de celle-ci est dŽcrite dans le dŽtail, Žcarte le peuple de toute initiative. Et lˆ o Hobbes emploie le terme (ˆ partir du chapitre XVIII notamment, comme le remarque aussi L. Jaume), il est clair que le sens quĠil donne ˆ la notion implique une dimension essentielle de passivitŽ, ˆ lĠinverse du concept de souverainetŽ populaire qui implique lĠactivitŽ du peuple dans la gense du pouvoir politique. Dans cette perspective, L. Jaume Žcrit donc ˆ juste titre que Òle texte anglais du LŽviathan montre clairement que ce nĠest pas le peuple qui est lĠauteur des actions du souverain, mais chaque individu de la multitudeÓ,  et plus loin que Òle peuple est entirement sous le contr™le du souverainÓ, dont il souligne alors Òle caractre autoritaire de lĠaction (du souverain) sur le peupleÓ[36].

            La seconde citation de R. Polin que nous avons mentionnŽe, et qui fait Žgalement rŽfŽrence au peuple en tant que personne naturelle, nĠest donc absolument pas cohŽrente avec la pensŽe de Hobbes. Car pour Hobbes, non seulement le peuple nĠest pas un vŽritable concept politique – que ce soit dans le De Cive ou le LŽviathan – mais, comme nous le verrons plus loin, lĠentitŽ collective des individus unis qui, chez lui, semble prendre la place de ce concept, ne peut pas non plus tre considŽrŽe comme personne naturelle puisquĠelle est prŽcisŽment le rŽsultat de lĠartifice de la reprŽsentation. DĠun bout ˆ lĠautre, cĠest le roi qui est le peuple, et cette Žquation majeure de la pensŽe hobbesienne dit bien, dans tout son paradoxe, lĠinexistence dans son Ïuvre de ce que nous entendons gŽnŽralement par cette notion – cĠest-ˆ-dire un ensemble dĠindividus tout ˆ la fois empirique et idŽal, pratique et thŽorique, ayant rassemblŽ leurs volontŽs afin de se donner la force dĠinstituer un pouvoir commun et supŽrieur dont ils seront, tous ensemble et non chacun individuellement, la racine lŽgitime[37].

           

 

 

 

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            Pour quĠexiste donc une souverainetŽ originaire du peuple, encore faut-il que celui-ci puisse prŽalablement en disposer, et se constituer de lui-mme en unitŽ sur la base dĠun accord des volontŽs. CĠest prŽcisŽment ce que le concept hobbesien de multitude rend impossible. Ce schŽma de la souverainetŽ populaire est profondŽment rousseauiste, mais Žtranger ˆ la pensŽe de Hobbes, pour qui, entre la multitude des particuliers contractants et le Souverain, il nĠy a pas dĠespace pour cette entitŽ active, collective et autonome, nommŽe un peuple. Ce nĠest pas lĠunion de toutes les volontŽs individuelles dans la volontŽ dĠun seul qui donnera naissance ˆ une RŽpublique : cette union est tout simplement inconcevable si lĠon sĠen tient ˆ lĠessence de la multitude. La question qui se pose donc ˆ ce stade est de savoir comment Hobbes conoit le passage de la multitude au peuple.

            Pour notre auteur, la rŽponse proposŽe dans le De Cive est pour le moins Žvidente ; en effet : Òsi les membres de cette multitude sĠaccordent et prtent lĠun aprs lĠautre leur consentement, ˆ ce que de lˆ en avant la volontŽ dĠun certain homme particulier, ou celle du plus grand nombre, soit tenue pour la volontŽ de tous en gŽnŽral ; alors, la multitude devient une seule personne qui a sa volontŽ propre, qui peut disposer de ses actions, telles que sont, commander, faire des lois, acquŽrir, transiger, etc. Il est vrai, quĠon donne ˆ cette personne publique le nom de peuple, plut™t que celui de multitudeÓ[38].

            Ce qui est pour le moins surprenant dans ce passage de la multitude au peuple, cĠest que Hobbes semble ˆ prŽsent accepter le critre sur il a prŽalablement insistŽ, afin de le rŽcuser. Alors quĠon lisait, quelques lignes plus haut, quĠil nĠy a aucune action qui doive tre attribuŽe ˆ la multitude comme sienne propre du fait que lorsque la multitude a fait quelque chose, il faut entendre comme si elle avait ŽtŽ faite par chacun de ceux qui composent cette multitude, il semblerait maintenant que lĠaccord de tous – portant sur le consentement futur ˆ ce que de lˆ en avant la volontŽ dĠun certain homme particulier, ou celle du plus grand nombre, soit tenue pour la volontŽ de tous en gŽnŽral – soit un accord effectivement possible. Mais si la multitude ne comporte en rŽalitŽ aucune forme dĠunitŽ et si elle nĠest par principe composŽe que de multiples actions et de volontŽs distinctes, dĠo vient ce premier accord, sur quoi repose ce consentement initial ? Pourquoi ne se dŽsagrge-t-il pas en autant de volontŽs quĠil nĠy a dĠindividus ? En dĠautres termes : comment un accord, provenant de la multitude, peut-il avoir lĠunitŽ et la consistance dĠun acte qui nĠest composŽ que dĠune multiplicitŽ de volontŽs foncirement dŽpourvue dĠunitŽ ? Soit Hobbes est en train dĠaccepter le point prŽalablement rejetŽ – lĠunitŽ de la multitude – soit il nĠavait aucune raison de le rejeter, puisquĠil lui faut ˆ prŽsent le mobiliser. Soit encore, et cĠest ce que nous allons voir, il avait besoin de le rejeter pour pouvoir ensuite montrer que ce nĠest pas le peuple qui institue le roi, mais bien le roi qui est le peuple.

 

           

 

 

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Le passage de la multitude au peuple est un ŽvŽnement crucial, suffisamment important pour quĠon sĠattarde davantage sur ses modalitŽs. Le mode dĠtre numŽrique de la multitude est en effet un rŽel problme pour Hobbes qui considre ˆ juste titre lĠambigu•tŽ sŽmantique du terme. Car nous parlons bien dĠune multitude, mais le langage a ici le tort de nous faire croire ˆ lĠunitŽ dĠune chose qui nĠa en rŽalitŽ aucunement lĠunitŽ du nombre. Une multitude nĠest jamais une, et sur ce point, Hobbes conservera toujours le mme principe : Òla multitude, par nature, nĠest jamais une, mais multipleÓ, affirme-t-il au chapitre XVI du LŽviathan. Or par un certain aspect au moins, elle semble lĠtre, puisque le terme est au singulier. Pour dŽfaire alors cette apparente unitŽ lexicale de la multitude, Hobbes introduit alors un critre mŽthodologique important : il ne doit retenir de la multitude que les ŽlŽments qui la composent, au dŽtriment de lĠeffet que pourrait produire leur addition ou rŽunion en une action collective. De la mme faon, ˆ lĠunitŽ de lĠobjet de ces volontŽs, il oppose la multiplicitŽ de ces volontŽs elles-mmes. Car, comme il le souligne expressŽment, lorsque la multitude agit, on pourrait avoir lĠimpression que son action est une ; or nous devons considŽrer quĠelle ne lĠest pas : ÒQuand donc la multitude a fait quelque chose, il faut entendre comme si elle avait ŽtŽ faite par chacun de ceux qui composent cette multitudeÓ [39]. Le Òcomme siÓ de cette proposition exprime le prŽcepte, artificiel, qui consiste ˆ supprimer lĠidŽe, en quelque sorte na•ve, selon laquelle une action collective est bien une action, et non une multiplicitŽ dĠactions individuelles. Car cĠest gŽnŽralement ainsi que nous concevons les actions collectives : lorsquĠune grve ou une manifestation, par exemple, ont lieu, on ne compte quĠun seul ŽvŽnement, et non une multiplicitŽ de grves ou de manifestations individuelles.

            Mais Hobbes veut clarifier le fait que lĠaction collective menŽe par plusieurs individus nĠest pas une action. Ayons bien prŽsente ˆ lĠesprit cette proposition essentielle du De Cive : ÒIl nĠy a aucune action qui doive tre attribuŽe ˆ la multitude comme sienne propre : mais si elle a ŽtŽ faite du consentement de tous ou de plusieurs, lĠaction ne sera pas comptŽe pour une seule, et il y aura autant dĠactions quĠil y a eu de personnes. (É) Quand donc la multitude a fait quelque chose, il faut entendre comme si elle avait ŽtŽ faite par chacun de ceux qui composent cette multitude.Ó Le fait que Hobbes ait ressenti la nŽcessitŽ de prŽciser ce point dans une note nĠest en rien nŽgligeable : il lui fallait  expressŽment indiquer la condition qui Žclaire sa conception de lĠunitŽ et de la multitude, afin de montrer en quoi celle-ci ne peut jamais sĠunifier ˆ travers le rŽsultat dĠune addition, cĠest-ˆ-dire par lĠeffet de lĠaction collective de ses membres. 

            Avec ce rŽquisit concernant lĠaction collective, Hobbes distingue donc soigneusement ce qui sĠadditionne et le rŽsultat de cette addition, les ŽlŽments de lĠensemble et la rŽunion de ces ŽlŽments en une somme ˆ travers lĠeffet de leur action commune. Le but Žtant de supprimer lĠidŽe selon laquelle plusieurs individus pourraient former une telle unitŽ. Afin de priver la multitude de toute unitŽ ainsi que de toute possibilitŽ de sĠunifier, nous devons donc observer la rgle suivante : en ce qui concerne ÒlaÓ multitude, nous ne devons en aucun cas tenir compte de lĠeffet produit par lĠaddition des multiples volontŽs de ses membres, mais nous borner ˆ ne constater que les ŽlŽments de cet ensemble. Ces ŽlŽments, en tant que multiples, priment sur lĠeffet produit par leur rŽunion. La multitude doit tre envisagŽe comme multiple pur : de cet ensemble, nous ne devons garder que la stricte multiplicitŽ des ŽlŽments et non ce par quoi ils peuvent sĠunir, cĠest-ˆ-dire leur rŽunion ou addition considŽrŽes du point de vue de leur rŽsultat. CĠest ˆ ce rŽsultat, ˆ la fois un et collectif, que Hobbes dŽnie toute forme de rŽalitŽ. Le point de vue que nous devons donc adopter pour considŽrer la multitude en tant quĠensemble est celui qui laisse dans lĠombre lĠunitŽ de lĠeffet produit par lĠaddition des ŽlŽments de cet ensemble (de leur volontŽ et de leur action). Ces ŽlŽments peuvent bien sĠadditionner (agir ensemble) mais ils ne peuvent pas sĠunifier (produire un acte commun). LĠaction collective de plusieurs volontŽs nĠest donc pas une action collective : elle nĠest quĠune multiplicitŽ pure dĠactes isolŽs. 1+1+1+nÉ = X(n)

            Le point le plus dŽcisif est cependant que Hobbes ne justifie nulle part ce rŽquisit. Il nous invite ˆ faire comme si une action collective nĠen Žtait pas une, mais ne nous dit nulle part pourquoi il faut lĠenvisager ainsi. QuĠest-ce donc qui lĠautorise ˆ soutenir ainsi que lorsque la multitude fait quelque chose, on doit concevoir que cette action collective se dissout dans lĠaction individuelle de chacun de ses membres ? Hobbes ne fait que sĠexprimer en disant quĠil Òfaut lĠentendreÓ ainsi, et que tout se passe Òcomme siÓ cette action Žtait celle de chaque particulier.

 

 

 

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            Pourtant, il y a au moins une action collective dont Hobbes va devoir tenir compte pour passer du multiple pur ˆ son unitŽ, et faire sortir la multitude dĠelle-mme afin de constituer le peuple : cĠest celle au cours de laquelle les membres de la multitude sĠaccordent et prtent lĠun aprs lĠautre leur consentement, afin que la volontŽ dĠun seul (ou dĠune assemblŽe) soit tenue pour celle de tous en gŽnŽral. Cette fois en effet, il nĠest plus question de prŽtendre que lĠaction de plusieurs individus rŽunis demeure impuissante ˆ produire une somme non seulement numŽriquement Žquivalente au nombre des individus mais aussi, et surtout, une et indivisible, puisquĠil faut quĠelle soit dŽsormais tenue pour celle de tous.

            Pour constituer un pouvoir en tant que souverain (jouissant pleinement de son droit de nature), il faut tenir compte de lĠeffet commun et unique des actes ˆ travers lesquels une multiplicitŽ de volontŽs distinctes se dessaisit au profit dĠun tiers. Afin de sortir de la multitude, nous devons ˆ prŽsent considŽrer la multiplicitŽ des dessaisissements individuels comme produisant bien une seule et mme soumission de toutes les volontŽs, puisque le souverain doit pouvoir jouir dĠun exercice de son droit naturel qui est aussi Žtendu quĠil nĠy a eu de soumissions. CĠest de cette soumission collective que dŽpend son pouvoir: Òsi est-ce que celui qui soumet sa volontŽ ˆ celle dĠun autre, lui fait transport du droit quĠil a sur ses forces et sur ses facultŽs propres, de sorte que toutes les autres faisant la mme transaction, celui auquel on se soumet en acquiert de si grandes forces, quĠelles peuvent faire trembler tous ceux qui se voudraient dŽsunir et rompre le lien de la concorde ; ce qui les retient dans le devoir et lĠobŽissance. (É) Je dirai donc, pour dŽfinir lĠŽtat dĠune ville (ce qui servira pour toutes les autres formes de gouvernement et de sociŽtŽs civiles) que cĠest une personne dont la volontŽ doit tre tenue, suivant lĠaccord qui en a ŽtŽ fait, pour la volontŽ de tous les particuliers (É) .Ó [40]

            Il est donc Žvident que, malgrŽ le caractre privatif du transfert ici mis en place, qui repose simplement sur lĠobligation de ne pas rŽsister au souverain, celui-ci dŽtient un pouvoir qui repose, dĠun point de vue numŽrique, sur la stricte Žquivalence avec la somme de tous les dessaisissements individuels : sa volontŽ doit tre tenue pour la volontŽ de tous les particuliers. Le souverain est bien Òcet homme ou cette assemblŽe, ˆ la volontŽ de laquelle tous les autres ont soumis la leurÓ, et qui de ce fait exerce donc Òla puissance souveraineÓ, Òla suprme dominationÓ. Le souverain jouit dĠune volontŽ dont la puissance est identique ˆ la somme de tous les transferts individuels ; elle est donc le corrŽlat dĠun transfert collectif et non celui dĠune multiplicitŽ pure dĠactes distincts. Et ce mme si, comme tient ˆ le prŽciser Hobbes, les individus sĠaccordent et prtent lĠun aprs lĠautre leur consentement : la sŽrie (ÒlĠun aprs lĠautreÓ) des consentements individuels, ne peut en effet, en aucun cas, tre considŽrŽe comme une simple suite ordinale, sans quoi le rŽsultat de cet accord ne sera jamais une somme, dont le nombre doit tre le cardinal de lĠensemble des individus, puisquĠil est entendu que la puissance qui doit en rŽsulter doit tre tenue pour celle de tous. Hobbes semble, dans sa formulation, privilŽgier la dimension sŽrielle de lĠacte ; mais cĠest en rŽalitŽ sur un ensemble quĠil est en train de raisonner, puisque la souverainetŽ est dĠabord la somme des actes individuels.

            Autrement dit : le rŽquisit sur lĠaction collective de la multitude doit ˆ prŽsent tre abandonnŽ, sans que lĠon sache ni ce qui lĠa tout dĠabord motivŽ, ni ce qui, maintenant, en implique et justifie lĠabandon. Car il faut regarder cette fois-ci du c™tŽ de lĠeffet collectif des dessaisissements individuels, et non du c™tŽ des actes isolŽs. On doit donc changer de point de vue : alors que prŽcŽdemment on ne devait sĠen tenir quĠˆ celui sous lequel on distingue les entitŽs discrtes de lĠensemble, on doit ˆ prŽsent rŽintŽgrer, dans notre opŽration sŽrielle de consentement successifs, celui pour lequel cette opŽration agit sur un ensemble et en produit lĠunitŽ. La souverainetŽ na”t de ce changement de point de vue : afin que lĠhomme ou lĠassemblŽe qui exercera le pouvoir suprme puissent bien disposer dĠune seule et mme souverainetŽ, il faut que celle-ci soit le corrŽlat de lĠensemble des soumissions individuelles, donc celui de leur rŽunion en tant que telle. Si, au moment o les individus se dessaisissent de leur droit, ces multiples actes de dessaisissement ne formaient pas une unitŽ vŽritable, alors le souverain ne serait jamais tributaire dĠun seul et mme pouvoir. Agissant, il nĠagirait pas au nom de lĠensemble des individus, mais au nom de chacun isolŽment : et il faudrait alors trouver le point de vue sous lequel cette somme dĠactions individuelles sĠadditionne effectivement pour engendrer une seule et mme action collective. Pointe ici une rŽgression ˆ lĠinfini : car il faudra alors trouver le point de vue sous lequel la sŽrie dĠactes individuels aura lieu en tant quĠaddition rŽelle, cĠest-ˆ-dire capable de produire une unitŽ. Or le souverain coupe court ˆ cette rŽgression car il est, ou incarne, ce point de vue : cĠest par lui et en lui que la multitude devient une seule personne. Il rŽalise bien cette unitŽ, il dispose effectivement dĠune somme de forces unifiŽes. Et sĠil le peut, cĠest quĠˆ prŽsent Hobbes oublie stratŽgiquement le rŽquisit sur lĠaddition, qui voulait quĠon sĠen t”nt au seul point de vue sur le multiple, pour finalement adopter le point de vue synthŽtique sous lequel le multiple sĠunifie. La souverainetŽ est donc ce point de vue qui rŽalise et actualise la puissance collective des actes de soumission individuels.

            RŽpliquer que, puisque le souverain agit au nom de chacun isolŽment, alors il agit au nom de tous collectivement, cĠest justement adopter ce point de vue sous lequel na”t lĠunitŽ du multiple – ce que Hobbes a dĠabord refusŽ pour la multitude – car cĠest tenir compte de lĠunitŽ dĠune multiplicitŽ en tant quĠeffet de la rŽunion de ses ŽlŽments. CĠest donc accepter lĠidŽe quĠune multiplicitŽ peut effectivement produire lĠunitŽ comme rŽsultat de lĠaddition de ses ŽlŽments. Or ˆ tenir compte de ce point de vue sur lĠunitŽ du multiple, on doit alors se poser la question suivante : quĠest-ce qui autorise Hobbes, dĠun c™tŽ, ˆ refuser ˆ la multitude le fait quĠelle puisse produire une action collective, pendant que de lĠautre il reconna”t au prince le pouvoir dĠunir cette multiplicitŽ ? La rgle dĠaddition nĠest-elle pas la mme dans les deux cas ? LĠunitŽ du multiple nĠest-elle pas rŽalisŽe pas dans les deux ? Ou bien est-elle distincte dans le cas o multitude agit, et dans celui o le souverain agit au nom de chacune des volontŽs sŽparŽment, mais de toutes collectivement ? En rŽalitŽ, que lĠaddition des volontŽs individuelles se fassent avec ou sans le souverain, il nĠen demeure pas moins quĠelle se rŽalise sous la forme de lĠunitŽ rŽsultant dĠune addition. Et lorsque cĠest le souverain qui la rŽalise, il la rŽalise lui aussi sous la forme de lĠaddition du multiple, en produisant ˆ son tour lĠunitŽ comme effet dĠaddition du multiple. Car si la volontŽ du souverain est bien une et indivisible, sa puissance englobe cependant celle de toutes les autres, autrement dit, elle est bien la somme de ces volontŽs. Et la question qui reste ici sans rŽponse est la suivante : pourquoi le souverain jouit-il de ce pouvoir de synthse qui est refusŽ ˆ la multitude lorsquĠelle produit une action collective ? Si le souverain est souverain, cĠest parce que sa volontŽ, bien que possŽdant lĠunitŽ numŽrique, tire sa souverainetŽ du fait quĠelle synthŽtise le multiple et en rŽalise la puissance. On a alors changŽ de point de vue, sans savoir ni pourquoi ni comment.

           

 

 

 

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            Ce que Hobbes refuse artificiellement ˆ la multitude, il lĠoffre tout aussi artificiellement au souverain. Son raisonnement nĠest pas plus justifiŽ lorsquĠil prive la multitude du pouvoir de synthse (on ne voit pas en quoi lĠaction collective ne serait pas une) que lorsquĠil le confre au souverain. NĠest nulle part expliquŽ ce qui justifie le fait que le souverain puisse effectuer ce que la multitude est impuissante ˆ produire : le rŽquisit sur lĠaddition du multiple est posŽ puis dŽlaissŽ sans aucune explication. Ce qui est donc arbitraire dans cette premire gense de la souverainetŽ, cĠest le fait dĠattribuer au souverain un pouvoir inŽdit, celui dĠaccomplir ˆ la place de la multitude cette unitŽ de lĠaction collective qui est une sous le rapport de lĠeffet, mais multiple sous celui de ses ŽlŽments.

            On objectera que Hobbes a prŽcisŽment recours au souverain afin de pouvoir unifier ce qui par nature nĠest que multiple pur. Et on observera ˆ juste titre que cĠest, de lĠaveu de Hobbes lui-mme, le roi qui est le peuple. Soit. Mais avant que le roi ne soit roi, il faut tout de mme sortir de la multitude : or pour sortir du multiple pur, arrive nŽcessairement le moment o, ne disposant que dĠactes isolŽs strictement individuels, il nous faut considŽrer non plus les actes individuels de lĠopŽration de dessaisissement, mais bien leur effet collectif. Pourtant, et puisquĠil faut justement produire lĠunitŽ du multiple sans la prŽsupposer, on doit alors considŽrer que, avant mme dĠtre constituŽs en corps politique, les individus de la multitude sĠaccordent tous sur un seul et mme objet : la soumission effective de chaque volontŽ. Ce nĠest quĠˆ partir de lˆ que le souverain devient rŽellement souverain. Or cet accord de tous les individus, cĠest-ˆ-dire cette multiplicitŽ pure de volontŽs distinctes portant sur un seul et mme objet – leur propre soumission – est justement ce que rŽcuse Hobbes dans la mesure o lĠunitŽ de la multiplicitŽ ne vient pas de lĠunitŽ de lĠobjet des volontŽs mais de lĠunitŽ de la volontŽ elle-mme. On en revient alors aux questions soulevŽes au ¤ 3 : si la multitude ne comporte en elle-mme aucune forme dĠunitŽ, sĠil lui est impossible de sĠunifier, que ce soit par un consentement ou une action collective, si elle nĠest donc jamais composŽe que de multiples volontŽs et actions Žparses, dĠo vient ce premier accord, sur quoi repose lĠunitŽ de ce consentement initial ? Force est de rŽpondre maintenant, au dŽtriment du rŽquisit formulŽ plus haut, que ce consentement tire sa valeur non plus de la multiplicitŽ des individus qui consentent, mais du rŽsultat de leur action commune. On doit donc accepter ce qui Žtait refusŽ plus t™t, ˆ savoir le fait que c'est bien de l'unitŽ de l'objet des volontŽs ainsi que de lĠunitŽ de lĠaction collective quĠŽmerge l'institution du souverain, dont la volontŽ sera dĠailleurs perpŽtuellement tenue pour celle de tous.       

            Autrement dit, son pouvoir doit non seulement reposer sur la soumission collective mais aussi en effectuer la synthse : mais il ne le peut quĠˆ la condition que cette soumission ait bien eu lieu, ce qui ne peut se faire que si lĠon considre une multiplicitŽ dĠactes individuels comme produisant un seul et mme acte collectif – ce que refuse Hobbes. Ainsi entre le moment o la multitude nĠest que multiplicitŽ pure et celui o un roi devient roi, il faut pouvoir considŽrer une somme dĠactes individuels en tant quĠils se rŽunissent dans un seul et mme acte collectif dont le souverain tirera sa lŽgitimitŽ. Il faut donc rejeter le rŽquisit sur lĠaddition des ŽlŽments du multiple, dĠabord invoquŽ afin de priver la multitude de son unitŽ, et le rŽintroduire dans cette opŽration qui doit de donner au souverain le pouvoir dĠunifier le peuple. Si une multiplicitŽ dĠactes identiques nĠŽtait jamais que ce quĠelle est : 1+1+1+nÉ = X(n), jamais celui qui incarne cette multiplicitŽ nue nĠaurait le monopole de lĠunitŽ nouvelle et toute puissante qui rŽsulte de leur union.

            Si bien que pour sortir de la multitude, Hobbes est obligŽ de rŽintŽgrer le critre qui selon lui la disqualifie en tant quĠelle ne fait que para”tre une sans jamais lĠtre rŽellement. Afin de sortir de la multitude, Hobbes doit reconna”tre au moins une fois que le multiple peut produire de lĠunitŽ en tant quĠeffet de lĠaddition de ses ŽlŽments. Et il doit non seulement tenir compte du fait quĠune multiplicitŽ dĠactes peut former un acte collectif, mais encore, il doit tenir compte de cette union ou collectivitŽ en tant que telle – cĠest-ˆ-dire en tant que rŽsultat dĠune somme dĠŽlŽments distincts – afin dĠobtenir ce substrat du pouvoir confŽrŽ au souverain quĠest le multiple unifiŽ.

 

 

 

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            Telle est alors lĠalternative devant laquelle nous nous trouvons placŽs : soit, en suivant le critre mŽthodologique qui prive la multitude dĠunitŽ, on doit considŽrer que la multiplicitŽ pure dont on part est en elle-mme incapable de produire son unitŽ comme effet de lĠaddition de ses membres, mais alors on ne voit pas en quoi le souverain pourra en reprŽsenter Òla tteÓ et en assurer lĠunitŽ, puisquĠˆ son tour il ne sera jamais capable de la produire ˆ partir de lĠaddition des ŽlŽments de la multiplicitŽ (on respecte le rŽquisit de lĠaddition de bout en bout, ce qui prive alors le souverain du pouvoir de synthse) ; soit au contraire, le souverain rŽalise bien une telle unitŽ, dont la puissance Žquivaut ˆ la somme des volontŽs multiples, tout en leur Žtant irrŽductible, mais on ne voit alors pas pourquoi Hobbes a pris soin de proposer son rŽquisit, puisque cĠest dŽsormais le souverain qui doit agir au nom de tous et ainsi bŽnŽficier de lĠeffet total des soumissions individuelles. Soit le multiple peut sĠadditionner et produire un rŽsultat unifiŽ – ce qui est requis du point de vue de la souverainetŽ – mais dans ce cas, force est de constater que lĠon ne nous a nulle part expliquŽ pourquoi la multitude Žtait privŽe de cette opŽration ; soit lĠopŽration sur le multiple nĠest pas efficace, mais alors on ne voit pas en quoi le souverain sera jamais souverain, puisquĠil faut bien que son action et sa volontŽ vaillent pour celle de tous.

            Si on dŽcide dĠaccepter le rŽquisit de lĠaddition (qui veut que lĠaction collective soit en rŽalitŽ une multiplicitŽ pure dĠactions individuelles du fait que le point de vue adoptŽ ne considre pas son effet mais seulement les individus qui agissent), on prive Žgalement le souverain de pouvoir en rŽaliser lĠunitŽ, puisque la multiplicitŽ pure dont on est dĠabord parti ne doit pas, toujours selon ce mme critre, pouvoir tre envisagŽe sous le point de vue de lĠeffet produit, cĠest-ˆ-dire lĠunitŽ en tant que somme de lĠaddition des ŽlŽments. Ce qui signifie que Hobbes, aprs avoir rejetŽ la solidaritŽ qui lie les ŽlŽments du multiple avec lĠeffet de leur addition, doit rŽintŽgrer ce mme effet pour que la somme totale des dessaisissements individuels constituent, au moins une premire fois, un seul et mme dessaisissement collectif dont la puissance totale sera transfŽrŽe au souverain. Si lĠon veut que le souverain soit le peuple et puisse jouir de la volontŽ une qui actualise lĠunitŽ de la multitude, il faut, ˆ un moment, accepter de tenir compte du fait quĠune multiplicitŽ engendre effectivement une unitŽ de synthse. CĠest dĠailleurs exactement une telle synthse que cherche ˆ penser Hobbes ˆ travers le concept de souverainetŽ. Mais Žtrangement, il refuse de lĠaccorder ˆ la multitude sous prŽtexte que lĠaction collective de plusieurs individus nĠest jamais une action.

            Il serait donc vain de considŽrer que la multitude est dŽpourvue dĠunitŽ sous prŽtexte que le multiple nĠest jamais que multiple. Se prononcer sur une telle propriŽtŽ de la multitude, en sĠappuyant sur lĠidŽe que lĠon doit la considŽrer sous le rapport de la multiplicitŽ de ses ŽlŽments, au dŽtriment de lĠeffet rŽsultant de leur union, cĠest renoncer par lˆ-mme ˆ considŽrer cet effet unique et collectif qui sera pourtant par la suite accordŽ au souverain, en tant que sa volontŽ Žquivaut ˆ celle de tous. CĠest  donc renoncer ˆ la puissance dĠune action dont lĠunitŽ vaut la somme du tout, unitŽ aussi indispensable afin de rendre raison du passage de la multitude au peuple que pour fonder le pouvoir souverain en tant quĠil actualise et jouit de cette unitŽ. CĠest donc rendre impossible la sortie de la multitude sur la base de cette seule multitude – comme le veut le rŽquisit de la non prŽsupposition de lĠunitŽ. En renonant ˆ considŽrer lĠacte par lequel plusieurs individus sĠunissent en sĠaccordant sur lĠobjet de leur volontŽ – quand bien mme cet accord postule leur dessaisissement – on rend nulle et non avenue toute tentative dĠinstitution de cette union qui est le fondement mme du pouvoir souverain.

            LĠordination du multiple ˆ lĠun pose donc ˆ Hobbes un sŽrieux problme, qui nĠest dĠailleurs pas rŽglŽ dans le De Cive. Le dessaisissement des volontŽs ne conduit pas positivement ˆ un pouvoir souverain agissant au nom de toutes. Il faudra la thŽorie de lĠautorisation du LŽviathan pour parvenir ˆ le surmonter. Mais ds le De Cive, le schme de lĠunitŽ du multiple est opŽratoire, et peut se dŽcrire de la faon suivante [41] : lĠunitŽ du multiple ne rŽsulte pas de lĠaddition de ses ŽlŽments, elle nĠen est pas la somme ; elle est en rŽalitŽ lĠopŽrateur de lĠunification. Et si lĠunitŽ nĠest pas produite par le multiple, cĠest quĠelle est nŽcessaire pour le produire, pour engendrer la somme des ŽlŽments en tant que totalitŽ indivise. Si bien que lĠon doit conclure la chose suivante : lĠunitŽ du multiple prŽsuppose en rŽalitŽ lĠunitŽ dĠune opŽration qui puisse produire cette somme. LĠunitŽ rŽelle, cĠest-ˆ-dire "unifiante", est sui generis. Et cĠest en ce sens quĠelle est souveraine. La souverainetŽ nĠest pas au terme du processus : elle est dŽjˆ nŽcessaire afin de le rŽaliser. C'est en quoi elle est dĠailleurs pourvue d'une efficience extraordinaire. Dans le langage qui sera celui du LŽviathan : cĠest le reprŽsentant qui engendre lĠunitŽ du reprŽsentŽ.

 

 

 

 

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            Le problme rencontrŽ par Hobbes dans la gense de la souverainetŽ nĠest pas seulement politique : ˆ travers la synthse du multiple, cĠest de la constitution du nombre quĠil est question. On peut en Žclairer les modalitŽs ˆ partir du second chapitre de lĠEssai sur les donnŽes immŽdiates de la conscience, o Bergson se penche dans le dŽtail sur cette question.

 La thse principale de Bergson dans le dŽbut du IInd chapitre de lĠEssai est que Òtout idŽe claire du nombre implique une vision dans lĠespaceÓ[42]. Afin de prouver cette thse Bergson se livre ˆ une analyse de lĠunitŽ dont le but est de dŽgager le caractre divisible de toute forme dĠunitŽ utilisŽe dans la conception du nombre. Il en vient alors ˆ distinguer deux types dĠunitŽs mobilisŽes simultanŽment dans la gense arithmŽtique. ÒTout nombre est une collection dĠunitŽ, avons-nous dit, et dĠautre part tout nombre est une unitŽ en lui-mme, en tant que synthse des unitŽs qui le composent. Mais le mot unitŽ est-il pris dans les deux cas avec le mme sens ? Quand nous affirmons que le nombre est un, nous entendons par lˆ que nous nous le reprŽsentons dans sa totalitŽ par une intuition une et indivisible de lĠesprit : cette unitŽ renferme donc une multiplicitŽ, puisque cĠest lĠunitŽ du tout[43]. Cette premire unitŽ est une unitŽ de synthse, qui implique une multiplicitŽ, et Bergson souligne que cĠest lĠintuition, elle-mme une et indivisible, qui lui confre sa dimension synthŽtique, en tant que somme. Bergson montre ensuite, dans la page 60, que lĠunitŽ, appelŽe par lui ÒdŽfinitiveÓ, ˆ partir de laquelle nous composons tous les autres nombres et qui nous semble indivisible ou irrŽductible, nĠest pas en rŽalitŽ distincte de lĠunitŽ dite ÒprovisoireÓ qui est celle du nombre composŽ, en tant que somme. Autrement dit, il montre quĠunitŽ composante (simple) et unitŽ composŽe (multiple) sont finalement identiques, puisque la premire nĠest quĠune forme dŽguisŽe de la seconde. Ce dŽguisement est celui de lĠopŽration psychologique au cours de laquelle nous considŽrons comme dŽfinitive lĠunitŽ simple dont nous nous servons afin de composer les nombres de lĠarithmŽtique ; mais en rŽalitŽ : Òles unitŽs avec lesquelles lĠarithmŽtique forme des nombres sont des unitŽs provisoire, susceptibles de se morceler indŽfiniment, et [que] chacun dĠelles constitue une somme de quantitŽs fractionnaires (É). Comment diviserait-on lĠunitŽ, sĠil sĠagissait ici de cette unitŽ dŽfinitive qui caractŽrise un acte simple de lĠesprit ?Ó[44]

            LĠunitŽ dŽfinitive nĠest quĠun mirage, dont la rŽalitŽ en fin de compte est dĠtre provisoire. LĠunitŽ une et indivisible, lĠunitŽ irrŽductible, nĠest pas numŽrique ni arithmŽtique : elle est intellectuelle. CĠest lĠacte dĠintuition simple de lĠesprit qui en est la source. Et cĠest cet acte dĠintuition qui est capable dĠengendrer des unitŽs en tant que totalitŽs synthŽtiques, autrement dit des sommes. 

            En dĠautres termes : les multiplicitŽs numŽriques, de nature spatiale, ne sont jamais que des unitŽs provisoires toujours susceptibles dĠtre divisŽes, et lĠon ne pourra jamais produire une unitŽ synthŽtique, une somme, irrŽductible ˆ la somme des unitŽs composantes. Ces unitŽs pourront elles-mmes tre fractionnŽes ˆ lĠinfini. Toute unitŽ est une multiplicitŽ. Seul lĠacte dĠintuition permet de confŽrer ˆ une unitŽ son indivisibilitŽ – que cette unitŽ nous semble par ailleurs ÒdŽfinitiveÓ ou ÒprovisoireÓ. La question se pose de savoir alors comment, dans le domaine politique qui nous occupe, on pourra jamais arriver ˆ produire, ˆ partir des ŽlŽments discrets de la multitude, une vŽritable unitŽ ˆ la fois multiple et indivisible, cĠest-ˆ-dire une puissance souveraine. Car le souverain, dit-on, est cette instance une qui opre la synthse des volontŽs individuelles. Mais il ne fait que les recevoir : autrement dit, il demeure passif ˆ leur Žgard et ce nĠest pas lui qui engendre cette synthse ; il en est le produit. Comment le produit, la somme de cette opŽration, peut-il activement demeurer indivisible ?

            La suite de lĠanalyse bergsonienne montre, comme on le sait, quĠil existe en rŽalitŽ Òdeux espces bien diffŽrentes de multiplicitŽsÓ (p.65). La seconde est dite multiplicitŽ ÒconfuseÓ en ce que ces parties sĠinterpŽntrent et se fondent les unes dans les autres ; cĠest, entre autre, la multiplicitŽ qualitative des Žtats de consciences (ce sera, dans lĠEvolution CrŽatrice, celle de lĠŽlan vital). Mais il faut souligner que la distinction des deux types de multiplicitŽs nĠest pas seulement nŽcessaire pour distinguer la durŽe de lĠespace. Le problme contre lequel se dŽbat Bergson, cĠest-ˆ-dire la confusion de la durŽe et de lĠespace, dŽcoule du fait quĠen rŽalitŽ, la distinction entre multiplicitŽ spatiale et multiplicitŽ qualitative est dĠabord une question de point de vue avant dĠtre un critre de distinction ontologique. Certes la vie de conscience est un flux : le problme est que ce flux est traitŽ par les psychologues comme une portion dĠespace, et que nous ne cessons dĠextŽrioriser nos propres sentiments et Žtats dĠ‰mes les uns par rapport aux autres. Le problme est donc que, dĠune certaine faon, tout objet est susceptible dĠtre envisagŽ selon les deux points de vue distincts. Et nous allons voir que cĠest justement le passage dĠun point de vue ˆ lĠautre que la gense de la souverainetŽ demande ˆ concevoir.

            LĠexemple favori de Bergson, lorsquĠil veut distinguer les deux multiplicitŽs, est celui de la mŽlodie. La mŽlodie – en lĠoccurrence, celle dĠune Òcloche lointaineÓ – est en effet lĠobjet par excellence susceptible dĠtre envisagŽ sous deux points de vue opposŽs. Soit on considre la succession des notes en tant que telles, mais alors on distingue chacune de ses notes, et ainsi la mŽlodie en tant que telle dispara”t puisque cĠest la suite ininterrompue et continue des sons qui la constitue ; soit je me borne, dit Bergson, ҈ recueillir lĠimpression pour ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moiÓ (p.64), mais alors je ne compte pas les notes ou les sons sŽparŽment. Dans le premier cas, on adopte le point de vue du multiple : si lĠon tient compte de la sŽrie des unitŽs singulires afin de les compter et de les additionner – donc, de les extŽrioriser les unes par rapport aux autres –, on ne peut pas en mme temps obtenir le rŽsultat synthŽtique que produit leur accumulation, car ce rŽsultat ne peut tre peru quĠˆ la condition de ne pas les sŽparer. Dans le second, on adopte le point de vue de la totalitŽ, et on obtient ce rŽsultat parce que lĠon considre lĠeffet produit par lĠaccumulation des unitŽs qui se succdent. La succession en tant que telle a toujours lieu, bien entendu. Mais cĠest la faon de lĠenvisager qui change, et le second point de vue implique que lĠon tienne compte de cette succession sans pour autant faire des entitŽs singulires qui se suivent des termes discrets, puisque cĠest lĠeffet de leur accumulation et de leur fusion qui est, au fur et ˆ mesure, rŽcoltŽ – cĠest-ˆ-dire peru.

            Les deux points de vue sont exclusifs lĠun de lĠautre. On ne peut pas, en mme temps, envisager la mme succession dans sa multiplicitŽ et dans sa totalitŽ. Le passage dĠune multiplicitŽ ˆ une autre (pour le mme objet considŽrŽ), cĠest-ˆ-dire le passage de la multiplicitŽ numŽrique spatiale ˆ la multiplicitŽ qualitative non numŽrique, ne sĠobtient que par un saut, il y a entre elles discontinuitŽ. Dans la multiplicitŽ qualitative, les unitŽs ne sont pas considŽrŽes sŽparŽment et distinctement, elles sont au contraire fondues les unes dans les autres, elles sĠinterpŽntrent, et forment ainsi une totalitŽ qui est, en tant quĠunion collective de ses membres, un tout dont la propriŽtŽ nĠest pas celle de ses ŽlŽments. La mŽlodie nĠest pas dans chacune des notes prises sŽparŽment, elle rŽside dans la totalitŽ – que Bergson finira par qualifier de virtuelle – des notes prises collectivement. Le tout nĠest pas une entitŽ distincte de ces parties : il nĠest que lĠeffet produit par leur union ou relations rŽciproques, cĠest-ˆ-dire, plut™t, par leur fusion. Et si le tout nĠest pas distinct de ses parties, cĠest parce quĠil renvoie en dŽfinitive au mme objet, envisagŽ sous deux points de vue diffŽrents. La totalitŽ est une affaire de point de vue sur lĠobjet (Bergson reprendra dĠailleurs cette thŽmatique du point de vue dans lĠIntroduction ˆ la mŽtaphysique afin de distinguer lĠanalyse conceptuelle de la saisie synthŽtique de lĠintuition.)

            Or cĠest prŽcisŽment ce type de totalitŽ que vise ˆ produire la gense de la souverainetŽ en tant que synthse du multiple : elle doit convertir les individus, comme le dit Rousseau, Òen membres indivisibles du toutÓ. Cette formule ne dit pas autre chose que la considŽration dĠune totalitŽ en tant quĠunitŽ ˆ la fois issue dĠune rŽunion dĠŽlŽments prŽalablement distincts, et pourtant irrŽductible ˆ la seule somme ou addition de ses membres. En ce sens la souverainetŽ ne peut pas na”tre ˆ la faon dĠune somme, cĠest-ˆ-dire comme simple addition des ŽlŽments du multiple ; car il lui faut ˆ la fois tre postŽrieure ˆ lĠaddition de ses membres, mais demeurer une et indivisible. Comment peut-elle demeurer indivisible si elle rŽsulte de lĠopŽration du contrat que passent entre eux les individus de la multitude ? Elle ne le peut que si lĠon change de point de vue, cĠest-ˆ-dire, que si lĠon accepte de considŽrer le rŽsultat produit par les multiples actes de contrats sous le point de vue de la totalitŽ et non sous celui des ŽlŽments discrets du multiple ; cĠest-ˆ-dire, si on lĠenvisage sous le point de vue de lĠeffet produit et non sous celui des ŽlŽments. CĠest de la mme faon que lĠon entend une mŽlodie : en considŽrant la totalitŽ des notes et non chacune dĠentre elles pour elle-mme. Or lĠopŽration qui consiste ˆ envisager la succession des notes du point de vue de la totalitŽ nĠimplique pas lĠannulation de leur succession en tant quĠentitŽs discrtes – seulement, on se borne ˆ ne recueillir que lĠeffet produit par leur succession cumulative. Chaque note qui passe doit tre enregistrŽe et combinŽe avec celles qui la prŽcdent et/ou la suivent, afin que la mŽlodie – qui nĠest pas une entitŽ actuelle – puisse tre perue.

            Il en va de mme avec la souverainetŽ : elle ne peut tre conue quĠˆ partir du moment o la mme sŽrie dĠactes individuels distincts est considŽrŽe sous le point de vue de leur totalitŽ. CĠest ce changement de point de vue que cherche ˆ penser Hobbes lorsquĠil postule, dans le De Cive, que la multitude nĠest jamais que multiple, afin de se donner par la suite le moyen dĠunifier cette multitude dans la personne du tiers. Le tiers nĠest quĠun artifice, qui vise ˆ nous faire changer de point de vue : cĠest ˆ partir du moment o lĠon se donne ce tiers que la gense de la totalitŽ devient possible et peut-tre considŽrŽe, car seul ce tiers nous donne accs au point de vue sous lequel la multiplicitŽ des actes de transferts de droit produisent un pouvoir ˆ la fois un et multiple, total et irrŽductible ˆ la somme des actes individuels, cĠest-ˆ-dire indivisible. Le problme ontologique de la souverainetŽ, cĠest-ˆ-dire son indivisibilitŽ – laquelle est rendue problŽmatique chez Hobbes puisquĠelle est conue ˆ partir de lĠŽtat de nature – implique dans sa solution un artifice capable de nous donner accs ˆ une totalitŽ. La thŽorie de la reprŽsentation telle quĠelle sera dŽveloppŽe dans le LŽviathan aura aussi pour but de produire cette totalitŽ indivise, en tant quĠunitŽ du multiple irrŽductible ˆ la multiplicitŽ de ses ŽlŽments. Et cĠest parce que cette opŽration est en rŽalitŽ impossible si lĠon tient ˆ la rŽaliser simplement ˆ partir du multiple comme tel – lĠaddition dĠŽlŽments homognes ne produisant jamais quĠun rŽsultat homogne – que Hobbes va concevoir lĠartifice de la reprŽsentation ; en thŽorisant la surdŽtermination du reprŽsentant, il va se donner les moyens de passer dĠune multiplicitŽ ˆ une autre. Engendrer la souverainetŽ ˆ partir du multiple est logiquement impossible, puisque lĠon veut produire un effet irrŽductible ˆ ses causes et distinct en nature. Il faut donc se donner un moyen terme capable dĠopŽrer la transition entre le multiple et la totalitŽ. Le reprŽsentant sera cet opŽrateur tout puissant de conversion du multiple en totalitŽ indivise.

           

           

 

            ¤ 10 bis

 

            LĠinstitution du souverain dŽcrite par Hobbes rŽvle une opŽration qui nĠest donc pas sans rappeler la gense du nombre. Nous venons de voir avec Bergson en quoi cela implique un changement de point de vue, sans solution de continuitŽ. La souverainetŽ demande ˆ penser une diffŽrence de nature ; mais surtout, elle implique lĠopŽrateur qui rend possible la transition, discontinue, du multiple ˆ la totalitŽ. Kant a lui aussi abordŽ un tel problme, relatif ˆ la constitution du nombre, dans la Critique de la Raison Pure. Dans le fameux passage de lĠintroduction, o est donnŽ lĠexemple 7 + 5 = 12, on apprend en effet que lĠunitŽ de 7 et de 5 en 12, puisquĠelle nĠest pas analytique, mais pourtant nŽcessaire, doit tre engendrŽe ˆ travers lĠacte de compter, lequel est seul en mesure de nous faire sortir des concepts donnŽs pour produire la somme. Comment ? Par un acte dĠintuition, dit Kant, indispensable pour produire une addition, cĠest-ˆ-dire donc un jugement synthŽtique a priori. LĠunitŽ de nombre 12 requiert celle de lĠacte qui engendre la somme en sĠengendrant lui-mme. En cela, nous devons tenir compte, dans la production du nombre, dĠune opŽration sui generis qui, parce quĠelle ne dispose au dŽpart que dĠun ensemble dĠŽlŽments discrets, en effectue lĠunitŽ dans un acte de synthse qui est seul en mesure de rendre raison de la gense de la somme. CĠest ce problme que rencontre dŽjˆ Hobbes lorsquĠil sĠinterroge sur les conditions de production de lĠunitŽ de la multitude.

            Or lĠunitŽ du nombre 12 est, comme le veut Kant, irrŽductible, en ce sens quĠelle nĠest pas analytique, cĠest-ˆ-dire comprise dans les concepts prŽalables quĠelle unifie. Ce nombre est donc bien une somme, cĠest-ˆ-dire un rŽsultat, logiquement second par rapport aux ŽlŽments dont il est la somme. Mais lĠunitŽ de ce rŽsultat jouit dĠune valeur inŽdite, ˆ part entire, car cette somme est une unitŽ qui offre la singularitŽ dĠtre irrŽductible ˆ la somme de ses membres. Il y a plus, en effet, en 12, quĠen Ò7 + 5Ó  : numŽriquement, il sĠagit certes dĠune stricte ŽgalitŽ, et 12 peut se laisser dŽcomposer en 7 + 5. Mais du point de vue de sa gense, le concept de 12 jouit dĠune unitŽ (Òle nombre unique qui renferme les deux autresÓ, dit Kant) qui est sans commune mesure avec celle dĠune simple rŽunion. Et Kant dĠajouter : Òil est alors Žvident que nous ne pourrions jamais, sans recourir ˆ lĠintuition, trouver la somme, au simple moyen de la dŽcomposition de nos conceptsÓ (citation PUF). Preuve que dŽcomposer le tout en ses ŽlŽments nĠest en rien lĠopŽration symŽtriquement inverse de celle qui consiste ˆ lĠengendrer ˆ partir dĠeux. Il y a plus dans la gense de lĠunitŽ dĠune somme que dans la dŽcomposition de cette unitŽ en ŽlŽments dont elle est la somme. Ainsi cette unitŽ rŽsulte bien de lĠunion des membres de la multiplicitŽ dont elle est la somme, mais elle leur demeure incommensurable du point de vue de sa gense.

            Chez Hobbes, les donnŽes du problme sont les mmes : il sĠagit Žgalement dĠengendrer une unitŽ irrŽductible ˆ la sommes de ses membres. Mais ˆ la diffŽrence de lĠanalyse kantienne, le texte hobbesien laisse dans lĠombre la nature rŽelle de cette opŽration. CĠest la raison pour laquelle nous disons que la souverainetŽ ne rŽside pas tant dans le souverain lui-mme que dans lĠacte par lequel cette souverainetŽ Žmerge. On retrouve en effet dans le domaine politique, avec lĠordination du multiple ˆ lĠun, ce qui, sans lĠintervention de lĠintuition chez Kant, demeure une opŽration Žnigmatique. Le paradoxe de cette ordination peut tre ŽnoncŽ de la faon suivante : dĠune part, lĠunitŽ recherchŽe semble dĠabord devoir dŽcouler du multiple ; dĠautre part, elle ne peut en tre la simple somme, puisquĠil y a plus en elle quĠune simple collection. On part donc de la multitude Žparse ˆ lĠŽtat de nature comme on part de 7 et de 5. Mais au final, lĠunitŽ se rŽvle irrŽductible et hŽtŽrogne aux ŽlŽments du multiple. CĠest que lĠunitŽ quĠil sĠagit dĠengendrer, puisquĠelle ne peut tre produite ˆ partir du seul multiple, ne peut en dŽfinitive tre engendrŽe sans le concours dĠun acte, dĠune opŽration ou dĠune force, cĠest-ˆ-dire dĠune puissance sui generis qui effectue lĠopŽration ; gr‰ce ˆ l'intuition chez Kant, gr‰ce au souverain chez Hobbes. Mais chez ce dernier, rien nĠest dit au sujet de la nature rŽelle de cette force : lĠopŽration doit avoir lieu, et le souverain qui en rŽsulte appara”t davantage comme un deus ex machina que comme la conclusion logique dĠun raisonnement dont les prŽmisses et le dŽroulement impliquent – cĠest ce que nous avons essayŽ de montrer dans les paragraphes qui prŽcdent – une contradiction quant ˆ la nature de la synthse du multiple. Cette contradiction est que le rŽquisit privant la multitude dĠunitŽ est tout dĠabord avancŽ afin de mieux rendre possible, par la suite, cette unitŽ, sans que lĠon ne nous explique ce qui, lors du contrat, la rend effectivement possible.

            La synthse du multiple nĠest donc pas un simple produit mais une bien opŽration, cĠest-ˆ-dire un acte qui produit plus que ce quĠil est logiquement amenŽ ˆ rŽunir, et lĠinstance souveraine est celle qui rŽalise cette opŽration, ˆ la fois comme force, mais aussi comme sens. Force en ce quĠelle engendre effectivement quelque chose de nouveau et dĠirrŽductible (il faut dŽpasser les concepts, dit Kant, pour voir na”tre la somme), cĠest-ˆ-dire chez Hobbes un pouvoir extraordinaire, proprement incommensurable ˆ celui de tous les individus ; sens en ce que cette unitŽ irrŽductiblement singulire accro”t et modifie le rŽel lui-mme, en lĠouvrant ˆ un nouvel ordre de rŽalitŽ, plus ordonnŽ et plus signifiant que le multiple dont elle est issue ; le monde politique qui en rŽsulte est une transfiguration complte de lĠŽtat de nature. Telle est lĠopŽration de la souverainetŽ.

            La question restant en suspend est : comment penser ce qui, dans le domaine politique, fera office de lĠintuition qui, chez Kant (mais aussi chez Bergson) rend possible la gense arithmŽtique du nombre, celle du jugement synthŽtique a priori dans le domaine intelligible. Autrement dit, quelle sont la force et lĠopŽration qui rendent possible lĠunitŽ du multiple dĠun point de vue anthropologique ?

 

 

 

         B – Le roi, mana du corps politique ?

 

 
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            ¤ 11

 

Cette opŽration est dŽjˆ inscrite au cÏur de la pensŽe magique ˆ travers la conception du mana. On sait que le mana est une notion dĠorigine mŽlanŽsienne, mise ˆ jour par lĠethnographe anglais R. H. Codrington en 1891, dans son ouvrage The Melanesians ; elle dŽsigne Òune force, une influence dĠordre immatŽriel et, en un certain sens, surnaturel ; mais cĠest par la force physique quĠelle se rŽvle, ou bien par toute espce de pouvoir et de supŽrioritŽ que lĠhomme possde. Le Mana nĠest point fixŽ sur un objet dŽterminŽ, il peut tre amenŽ sur toute espce de choses.Ó [45] Force diffuse, collective et individuelle, spirituelle et naturelle, que lĠon peut mobiliser gr‰ce aux rites et formulations magiques : ÒcĠest par le biais de ce pouvoir que les hommes peuvent contr™ler et diriger les forces de la natureÓ [46]. Mais dans LĠEsquisse dĠune thŽorie gŽnŽrale de la magie, cĠest le plan linguistique et surtout logique, et non la dimension physique, qui retiennent lĠattention de M. Mauss.

 Aprs avoir montrŽ les insuffisances des notions de sympathie, de propriŽtŽ, ainsi que celle de la thŽorie dŽmonologique, le problme rencontrŽ par M. Mauss est dĠarriver ˆ expliquer comment la magie se constitue en vŽritable croyance, et comment elle sĠarticule autour des notions de pouvoir et de milieu (pp.100-101 de lĠEsquisseÉ). Il a dŽjˆ ŽtŽ montrŽ que la magie est une totalitŽ diffuse, une croyance sociale, propagŽe dans tout le corps de la sociŽtŽ : ÒLa magie est une masse vivante, informe, inorganique, dont les parties composantes nĠont ni place ni fonction fixes. On les voit mme se confondre ; la distinction, pourtant profonde, des reprŽsentations et des rites sĠefface parfois ˆ tel point quĠun simple ŽnoncŽ de rĦ peut devenir un rite (É). LĠŽtat rŽgulier du systme magique est une assez complte confusion des pouvoirs et des r™les. Aussi lĠun des ŽlŽments peut-il dispara”tre, en apparence, sans que le caractre de la somme soit changŽ. (É) Elle reste partout ˆ lĠŽtat diffus.Ó [47] Le point de vue de M. Mauss est donc fondamentalement holiste : avec la magie, on est en prŽsence dĠun tout dont lĠunitŽ Òest encore plus rŽelle que chacune des partiesÓ [48]. Ce tout est ˆ la fois social, puisque cĠest la collectivitŽ qui fait des magiciens ce quĠils sont [49], et symbolique, puisque la magie repose sur un systme de signes et de dŽnominations, de classifications des tres et des qualitŽs qui fonctionnent comme les signes dĠun langage, cĠest-ˆ-dire comme des entitŽs diacritiques se dŽterminant rŽciproquement par le jeu de leur relations.

Ce que va donc montrer M. Mauss, cĠest que ce tout sĠarticule et fonctionne autour dĠun opŽrateur synthŽtique, le mana, pourvu dĠune vŽritable Òfonction de totalisationÓ [50]. Si lĠimportance que revt le mana est dĠabord ˆ analyser sous lĠangle du langage, au lieu dĠtre simplement apprŽciŽ comme une entitŽ physique, cĠest parce que, comme le remarque M. Mauss, le mana condense ˆ lui tout seul lĠaspect diffus et total, vivant et informe, de la magie : Òle mana nĠest pas simplement une force, un tre, cĠest encore une action, une qualitŽ et un Žtat. En dĠautre termes, le mot est ˆ la fois un substantif, un adjectif, et un verbeÓ [51]. Chose, qualitŽ et actions se concentrent dans le mana (M. Mauss parle de ÒqualitŽ, substance et activitŽÓ). CĠest en tant que catŽgorie linguistique quĠil offre une prise rŽelle ˆ lĠanalyse ; ou plut™t, cĠest en tant quĠil sĠapplique aux trois grandes catŽgories logico-linguistiques qui structurent lĠexpression et la pensŽe humaines quĠil reprŽsente une notion dĠune valeur thŽorique dŽterminante : Òil nous prŽsente, rŽunies sous un vocable unique, une sŽrie de notions dont nous avons entrevu la parentŽ, mais qui Žtaient, ailleurs, donnŽes ˆ partÓ [52]. Par la suite, M. Mauss souligne la prŽsence de notions jouant la mme fonction dans de nombreuses sociŽtŽs [53].

LĠanalyse M. Maussienne progresse ensuite dĠun stade, lorsque le mana, vidŽ de toute substance et de tout contenu propre, est conu comme une forme pure, cĠest-ˆ-dire, comme une vŽritable catŽgorie. ÒCette notion est en effet la condition mme de lĠexpŽrimentation magique (É) elle Žchappe elle-mme ˆ tout examen. Elle est donnŽe a priori, prŽalablement ˆ toute expŽrience. A proprement parler, elle nĠest pas, en effet, une reprŽsentation magique (É) elle rŽgit les reprŽsentations magiques, elle est leur condition, leur forme nŽcessaire. Elle fonctionne ˆ la faon dĠune catŽgorie, elle rend possible les idŽes magiques comme les catŽgories rendent possibles les idŽes humaines. Ce r™le, que nous lui attribuons, de catŽgorie inconsciente de lĠentendement, est justement exprimŽ par les faits.Ó [54] Mais, prŽcise M. Mauss, cĠest de lĠentendement collectif, et non individuel, quĠil sĠagit.

LĠanalyse culmine au moment o M. Mauss rapproche le mana de la notion kantienne de synthŽtique a priori. La synthse ˆ lĠÏuvre dans les jugements magiques ne peut en effet tre conue a posteriori, car aucune expŽrience nĠen donnera jamais la preuve ni le signe. PuisquĠelle nĠest en rien inductive, cĠest donc que lĠexpŽrience, au contraire, en dŽcoule. Par ailleurs, ces jugements expriment une vŽritable nŽcessitŽ qui rend impossible toute origine empirique, lˆ encore inductive, des liens de causalitŽ invoquŽs. M. Mauss nĠhŽsite donc pas ˆ parler du Òcaractre apodictique des aphorismes magiquesÓ [55], afin de souligner combien une gense psychologique Žchouerait ˆ en rendre compte. Les jugements magiques qui rendent possibles les rites et les croyances offrent un Òcaractre affirmatif, nŽcessaire et absoluÓ ; ils ne proviennent donc pas de lĠexpŽrience ni de la croyance individuelles. M. Mauss conclut : ÒPartout o nous voyons fonctionner la magie, les jugements magiques sont antŽrieurs aux expŽriences magiques. (É) Bref, en tant quĠils se prŽsentent dans les esprits individuels, mme ˆ leur dŽbut, les jugements magiques sont, comme on dit, des jugements synthŽtiques a priori presque parfaits. On relie les termes avant toute espce dĠexpŽrience.Ó Le mana, qui est prŽsent en chacun de ces jugements, est lĠopŽrateur de la synthse qui articule et unifie les donnŽes de lĠexpŽrience [56].

CĠest une notion qui ne vise rien de rŽel, aucun objet dŽterminŽ du monde, mais qui se prŽsente dans les jugements magiques prŽsidant aux formules des magiciens ou aux rites afin de poser lĠidentitŽ a priori des ŽlŽments qui sont sensŽs agir les uns sur les autres, les uns avec les autres. Ainsi de la fumŽe et du nuage, des gestes du rite et de lĠesprit invoquŽ. A ce titre, elle fait donc office de verbe – et non plus seulement de substantif ou dĠadjectif – et sa fonction, logique, est celle de la copule : ÒLa notion dĠefficacitŽ magique est toujours prŽsente, et cĠest elle qui, loin dĠtre accessoire, joue, en quelque sorte, le r™le que joue la copule dans la propositionÓ [57]. Le mana consacre au verbe ҐtreÓ, exprimant lĠidentitŽ, une puissance radicale : Òle magicien lŽvite son corps astral, car ce corps, cĠest lui-mme ; la fumŽe du vŽgŽtal aquatique fait venir le nuage, parce quĠelle est le nuageÓ [58]. Autrement dit, par delˆ la diversitŽ sensible, le jugement magique exprime, logiquement, une synthse qui se joue dans lĠtre mme des choses et qui les relie ˆ travers lĠespace. LĠespace magique est fondŽ sur une structure de lĠesprit lui-mme. Il nĠest pas tant perceptible et empirique que transcendantal : il rend possible lĠapprŽhension de lĠunitŽ dĠune totalitŽ diffuse dĠobjets Žpars, dont la pensŽe ne peut disposer empiriquement. Ce qui fait que les choses agissent les unes sur les autres, cĠest la prŽgnance du tout sur chacune de ses parties – car dans la pensŽe magique, ÒlĠunitŽ du tout est encore plus rŽelle que chacune de ses partiesÓ[59]  et le mana est lĠexpression linguistique dĠune fonction logique, celle de la synthse a priori des parties gr‰ce ˆ lĠunitŽ du tout. CĠest cette unitŽ synthŽtique a priori, pivot de la pensŽe symbolique, qui rend possible les identifications ˆ lĠÏuvre dans la copule des jugements magiques [60].

 

 

 

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Le mana est lĠopŽrateur symbolique qui assure la conversion du sens en force, et avec elle le passage de la totalitŽ aux parties isolŽes. Il rend donc possible la totalisation dĠŽlŽments empiriques hŽtŽrognes, foncirement Žpars, parce quĠil dŽsigne dĠabord le processus de diffŽrenciation des personnes, choses, qualitŽs et actions, au sein dĠun seul et mme systme de relations [61] : Òla valeur magique des choses rŽsultent de la position relative quĠelles occupent dans la sociŽtŽ ou par rapport ˆ celle-ciÓ[62] ; ÇIl sĠagit toujours au fond, en magie, de valeurs respectives reconnues par la sociŽtŽ. Ces valeurs ne tiennent pas, en rŽalitŽ, aux qualitŽs intrinsques des choses et des personnes, mais ˆ la place et au rang qui leur sont attribuŽs par lĠopinion publique souveraine, par ses prŽjugŽs. (É) Ainsi, les choses et les tres, et les actes, sont ordonnŽs hiŽrarchiquement, se commandent les uns les autres et cĠest suivant cet ordre que se produisent les actions magiques, quand elles vont du magicien ˆ une classe dĠesprit, de celle-ci ˆ une autre classe, et ainsi de suite, jusquĠˆ lĠeffet.Ó [63] Si des liens de causes ˆ effets sont pensables – avant mme dĠtre Žventuellement observables – , en dehors de toute causalitŽ mŽcanique, cĠest parce que pour la pensŽe magique, les ŽlŽments du rŽel quels quĠils soient sont solidaires les uns des autres en vertu de la place quĠils occupent les uns par rapport aux autres. M. Mauss ajoute clairement : ÒCe que nous appelions place relative ou valeur respective des choses, nous pourrions lĠappeler aussi bien diffŽrence de potentiel. Car cĠest en vertu de ces diffŽrences quĠelles agissent les unes sur les autres. Il ne nous suffit donc pas de dire que la qualitŽ de mana sĠattache ˆ certaines choses en raison de leur position relative dans la sociŽtŽ, mais il nous faut dire que lĠidŽe de mana nĠest rien autre que lĠidŽe de ces valeurs, de ces diffŽrences de potentiel. CĠest lˆ le tout de la notion qui fonde la magie, et partant, de la magie.Ó [64] Dire que ce sont les diffŽrences qui rendent possible et engendrent lĠaction des choses les unes sur les autres, cĠest dire que les effets de sens sont ipso facto des effets de forces. En ce sens, le mana est bien un opŽrateur : son sens est minimal (il ne signifie rien en lui mme), il est pourvu dĠune force, cĠest un dispositif de transformation [65].

Le mana est en effet invoquŽ, localement, en telle ou telle circonstance, parce quĠil permet aux individus de se reprŽsenter concrtement cette prŽgnance du tout en chacune de ces parties. En ce sens, cĠest lĠopŽrateur linguistique et psychologique qui permet aux magiciens, comme ˆ lĠensemble du corps social, de rendre la synthse a priori ˆ la fois vŽcue, et pratique : il fait passer le plan symbolique, transcendantal, au plan empirique des besoins et de lĠexpŽrience individuelle. ÒCar pour peu quĠon sous-entende lĠidŽe de mana dans toute espce de proposition magique, celle-ci devient, par le fait mme analytique. Dans la proposition : la fumŽe des herbes aquatiques produit le nuage, insŽrons aprs le sujet le mot mana, et nous obtenons immŽdiatement lĠidentitŽ : fumŽe ˆ mana = nuage. Non seulement cette idŽe transforme les jugements magiques en jugements analytiques, mais elle les fait devenir, dĠa priori, dĠa posteriori, parce quĠelle domine lĠexpŽrience elle-mme et la conditionneÓ[66]. CĠest ici quĠintervient prŽcisŽment le terme mana : il offre ˆ la pensŽe individuelle, ˆ travers lĠaction ˆ rŽaliser, une prise sur la totalitŽ du systme qui seule rend possible le rapprochement des objets et lĠinvocation de leurs affinitŽs. En ce sens, le mana permet un gain dĠintelligibilitŽ, et fait de la force magique, diffuse et obscure, Òquelque de clair, de rationnelÓ [67] : en permettant la conversion (pour le moins possible) du jugement synthŽtique a priori en jugement analytique a posteriori, il permet aux magiciens dĠopŽrer intellectuellement et empiriquement lĠidentitŽ, ou lĠinclusion dans une mme classe, dĠŽlŽments qui, sans cela, demeureraient hŽtŽrognes et incommensurables.

 

 

 

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La cŽlbre formule de Hobbes selon laquelle ÒLe roi est le peupleÓ, implique alors un mode de fonctionnement de la souverainetŽ formellement identique ˆ la synthse produite par le mana. LĠidentitŽ du roi et du peuple exprime ici lĠunitŽ indivisible dont la multitude est dŽpourvue. Si le roi est le peuple, cĠest parce que lui seul peut disposer ˆ la fois de lĠunitŽ numŽrique, simple et indivisible, et de lĠunitŽ, irrŽductible, Žquivalant ˆ la somme des ŽlŽments du multiple. Seul le roi est ˆ la fois un et multiple, car son unitŽ enveloppe simultanŽment la multiplicitŽ des volontŽs individuelles prises comme telles et lĠunitŽ de leur synthse. On observe alors que, de mme que le magicien ne peut pas conclure a posteriori lĠexistence du mana, et doit en quelque sorte le prŽsupposer afin dĠentreprendre ses actes et jugements, de mme nous ne pouvons tirer du seul examen de la multitude la production de cette unitŽ synthŽtique quĠest le souverain.

            Le mode dĠtre numŽrique de la souverainetŽ implique en effet quĠelle soit ˆ la fois une sous le rapport de lĠunitŽ de la volontŽ – celle du roi – et multiple sous celui des volontŽs individuelles dont elle est sensŽe prendre en charge le dessaisissement collectif. Ainsi, dĠun c™tŽ, la souverainetŽ doit comme rŽsulter de lĠaccord nŽcessaire de toutes les volontŽs individuelles, puisquĠelle doit en rŽaliser lĠunion afin dĠtre tenue pour souveraine, mais il lui faut, dĠun autre c™tŽ, demeurer une et indivisible en tant que volontŽ. CĠest pourquoi elle ne peut tre simplement conue a posteriori, comme rŽsultat succŽdant, chronologiquement, aux accords que tous les individus prŽsents dans la multitude passent entre eux : cela signifierait que le roi ne fait que recevoir la souverainetŽ originaire du peuple. LĠa priori dont dispose Hobbes – lĠentitŽ quĠil introduit afin de faire fonctionner sa gense de la souverainetŽ – rŽside dans la conception du pacte comme transfert des volontŽs au profit dĠun seul[68]. Il faut en effet disposer dĠune unitŽ prŽalable, dŽjˆ constituŽe, en laquelle toutes les autres viendront se condenser par leur association et la dŽpossession de lĠexercice de leur droit naturel. CĠest cette unitŽ qui polarise les volontŽs individuelles qui ne peut pas dŽcouler du pacte : Hobbes lĠintroduit dans le contrat afin de pouvoir le rŽaliser sur le mode du transfert.   

 

 

 

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            CĠest le roi, et lui seul, qui peut donc assurer la synthse extraordinaire dont lĠunitŽ sera irrŽductible au multiple dont elle est lĠunitŽ. LĠunitŽ du peuple nĠest pas la mme que celle des individus de la multitude, et seul le roi peut en rŽaliser lĠirrŽductibilitŽ et la puissance. LĠunitŽ du peuple est peut-tre quantitativement identique ˆ celle de la multitude (puisque lĠunitŽ du peuple est bien lĠŽquivalent de la somme de toutes les volontŽs individuelles qui se sont dessaisies ˆ son profit) ; mais elle lui est hŽtŽrogne puisquĠelle jouit dĠune forme dĠindivisibilitŽ que seul lui donne le roi. De la mme faon que 12, tout en Žtant le produit de 7 et de 5, semble numŽriquement Žquivalent ˆ ces deux nombres, mais leur reste incommensurable du point de vue de sa gense, le roi dispose dĠune volontŽ dont la puissance de lĠunitŽ Žquivaut numŽriquement ˆ la somme des volontŽs des individus de la multitude, sans pour autant que cette volontŽ une et indivisible ne leur soit commensurable. La synthse en question est donc a priori dans la mesure o elle produit une unitŽ nouvelle, rŽsultant dĠune multiplicitŽ ˆ laquelle elle demeure hŽtŽrogne. LĠunitŽ de la volontŽ du souverain ne peut pas tre dŽcouverte par lĠanalyse des ŽlŽments ou parties de la multitude en tant que celle-ci se dissout dans le multiple pur.

            Dire que le roi est le peuple, cĠest dire quĠil est numŽriquement identique ˆ la somme des volontŽs Žmanant de la multitude, puisque son pouvoir rŽsulte de leur dessaisissement collectif, mais quĠil est en mme temps tout ˆ fait autre chose, puisquĠen tant que souverain il engendre une unitŽ ˆ la fois une et multiple, qui ne se laisse pas diviser en autant dĠindividus que nĠen compte la multitude. Le roi est donc lĠopŽrateur magique de la synthse du peuple, il est le mana du corps politique, car en tant quĠunitŽ du multiple irrŽductible ˆ la multiplicitŽ pure dont il semble pourtant devoir tre issu, il ne peut cependant pas, ˆ strictement, rŽsulter du seul dessaisissement collectif de ces multiples volontŽs dont la sienne prend en charge lĠunitŽ – ˆ moins de supposer, ce que refuse Hobbes, que la multitude puisse se synthŽtise dĠelle-mme sur la base de lĠunitŽ de lĠobjet et de lĠeffet visŽ ˆ travers le dessaisissement collectif de la volontŽ de chacun de ses membres.

            La synthse du peuple fonctionne ici sur la base dĠun opŽrateur proprement magique, car la vŽritable unitŽ recherchŽe ne peut tre conue a posteriori : une telle unitŽ, chez Hobbes, est incompatible avec le critre mŽthodologique qui vise ˆ priver la multitude dĠune quelconque forme dĠunitŽ par soi. Or, comme cĠest bien dĠelle quĠil faut partir – cĠest-ˆ-dire de lĠŽtat de nature – on ne voit pas comment il pourra en rŽsulter une unitŽ qui soit ˆ la fois une et multiple, ˆ moins de se donner artificiellement lĠunitŽ que lĠon cherche ˆ fonder ˆ travers le processus mme du dessaisissement collectif. Ce qui signifie que Hobbes dŽcrit un processus o lĠeffet est proprement irrŽductible ˆ ses causes, et o la copule, dans la formule Òle roi est le peupleÓ opre une synthse dont le produit est en rŽalitŽ une unitŽ sui generis, irrŽductiblement supŽrieure aux ŽlŽments du multiple dont elle se prŽtend tre la synthse. CĠest de la mme faon que se conoit le mana car la fonction de celui-ci est dĠintroduire au cÏur des opŽrations logiques de la magie lĠŽlŽment de synthse quĠaucun des ŽlŽments donnŽs (fumŽe, nuage, corps du sorcier, corps astral, etcÉ) ne peut en tant que tel contenir. Du magicien, M. Mauss dit en effet quĠil Òintroduit toujours, dans ses jugements, un terme hŽtŽrogne, irrŽductible ˆ son analyse logique, force, pouvoir, phusis ou manaÓ (idem, p.116), qui joue le r™le de copule, cĠest-ˆ-dire de lien synthŽtique. Il exprime la rŽalitŽ et la prŽsence du tout en chacune de ses parties.

            Le paradoxe de la gense du corps politique rŽside donc en ceci quĠil est nŽcessaire de postuler lĠŽmergence du souverain au terme dĠun processus dont le mouvement, sur la base des individus donnŽs ˆ lĠŽtat de nature sous forme de multitude, produit plus quĠil ne saurait en tant que tel contenir. LĠeffet produit est irrŽductible ˆ ses causes. LĠunitŽ du souverain, quĠil ne faut justement pas prŽsupposer, appara”t ici comme lĠŽlŽment hŽtŽrogne et irrŽductible dont on cherche ˆ penser lĠŽmergence, mais dont lĠŽmergence ne peut rendre compte si lĠon sĠen tient strictement aux seules donnŽes de dŽpart – ˆ savoir la multitude. Si lĠunitŽ du souverain est tout aussi indivisible que numŽriquement Žquivalente ˆ la somme des volontŽs qui se sont dŽchargŽes de lĠexercice leur droit naturel ˆ son profit, alors il faut dire quĠelle rŽsulte dĠune synthse magique o lĠeffet ne peut, en tant quĠunitŽ indivisible du multiple, dŽcouler des seuls ŽlŽments donnŽs au dŽpart.

 

 

            Cependant, loin de rejeter le processus dŽcrit ici par Hobbes, il faut y voir justement le mŽcanisme mettant en Ïuvre les deux opŽrations nŽcessaires qui sont inhŽrentes ˆ la gense de la souverainetŽ. Car cette gense ne peut sĠeffectuer quĠˆ travers un processus dont lĠeffet doit nŽcessairement demeurer incommensurable ˆ ses causes (rŽpŽtition), mais elle doit Žgalement sĠopŽrer comme ordination extraordinaire du multiple ˆ lĠun, cĠest-ˆ-dire donc comme synthse magique gr‰ce ˆ laquelle on parvient ˆ penser lĠŽmergence du corps politique en tant que totalitŽ symbolique. Ce que Hobbes permet de concevoir du point de vue politique, cĠest le processus qui engendre cette totalitŽ qui nĠest pas prŽsente dans lĠŽtat prŽ-politique, et qui en provient alors mme quĠelle transfigure cet Žtat en lui substituant un ordre dont la consistance et lĠhomogŽnŽitŽ sont sans commune mesure avec lĠŽtat de guerre qui lĠa prŽcŽdŽ. Il faut rŽellement y voir la faon dont un tout plus rŽel que ses parties peut se faire jour au dŽtriment de lĠhŽtŽrogŽnŽitŽ radicale de ses causes.

 

 

 

            C – Le LŽviathan et les ambigu•tŽs de la notion de personne : de lĠattribution ˆ la reprŽsentation.

 

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            Le LŽviathan ne modifie pas les donnŽes du problme mais y apporte de nouvelles solutions. Les concepts de personne et de reprŽsentation, rŽunis dans la thŽorie de lĠautorisation, sont introduits afin de rŽpondre aux insuffisances du De Cive, et notamment au fait que le transfert de droit ne donne pas positivement au souverain le pouvoir d'agir en lieu et place des individus de la multitude ; il faut donc rŽintŽgrer pleinement la volontŽ des membres du corps politique et non la neutraliser. Pour cela Hobbes substitue au contrat, dĠabord conu sur le modle du dessaisissement, un acte dĠautorisation qui investit le souverain de la volontŽ rŽelle de tous les individus qui lui reconnaissent ainsi le droit dĠagir en leur nom. Telle va tre la fonction de la thŽorie de lĠautorisation, centrŽe autour de la notion de personne. Mais cette thŽorie est elle-mme tributaire du concept de reprŽsentation, et cĠest au niveau de la structure du reprŽsentant et du reprŽsentŽ que va Žmerger la fonction magique de la reprŽsentation. Car la reprŽsentation, chez Hobbes, ne reprŽsente rien qui lui prŽexiste : elle institue ce quĠelle doit reprŽsenter. En ce sens, elle est souveraine, car le reprŽsentant produit vŽritablement ce quĠil a dĠabord pour fonction – apparemment –  de reprŽsenter.

            DĠordinaire, on entend en effet par reprŽsentation la faon dont un objet tient lieu de rŽalitŽ pour un autre objet, et appara”t non pas en lui-mme et pour lui-mme mais en tant quĠil vaut pour la chose quĠil reprŽsente. En ce sens la reprŽsentation suppose toujours lĠexistence prŽalable dĠun reprŽsentŽ, dont le reprŽsentant ne fait quĠassumer la reprŽsentation – cĠest-ˆ-dire quĠil appara”t ˆ sa place. CĠest, du reste, le modle que semble tout dĠabord privilŽgier Hobbes lorsque, au dŽbut du chapitre XVI du LŽviathan, il introduit la notion de reprŽsentation corrŽlativement ˆ celle de personne, et les assimile ˆ la reprŽsentation thŽ‰trale et juridique. ÒDe la scne, ce mot a ŽtŽ appliquŽ ˆ tout homme reprŽsentant parole et action, dans les tribunaux comme dans les thŽ‰tres. En sorte quĠune personne est la mme chose quĠun acteur, ˆ la scne comme dans la conversation ordinaire ; personnifier, cĠest tenir un r™le ou reprŽsenter soi-mme ou un autre, et celui qui tient le r™le dĠun autre est dit tre le support de sa personne ou agir en son nom (É). La personne, selon la diversitŽ des cas, est appelŽ diversement : reprŽsentant ou dŽlŽguŽ, lieutenant, vicaire, avocat, dŽputŽ, fondŽ de pouvoir, acteur, et ainsi de suiteÓ. Telle quĠelle nous est ainsi prŽsentŽe, la notion de reprŽsentation est pourvue de la charge ontologique qui est gŽnŽralement la sienne : relier un substitut ˆ une entitŽ qui lui prŽexiste, et qui permet ensuite de poser ce substitut comme ce qui en tient lieu et place. DĠun point de vue ontologique donc, le reprŽsentant est toujours tributaire du reprŽsentŽ, et cĠest bien lĠexistence de celui-ci qui rend raison de la valeur et de lĠexistence de celui-lˆ en tant que reprŽsentant. DĠordinaire, la reprŽsentation succde ˆ ce dont elle est la reprŽsentation, et cĠest apparemment ce que Hobbes signifie lorsquĠil introduit la dŽfinition du terme de personne.

            Or dans le cadre de ce chapitre XVI du LŽviathan, la notion de reprŽsentation sert dĠabord ˆ mettre en place la structure de la personnification. Et la notion de personne, telle que la prŽsente Hobbes, est empreinte dĠune certaine ambigu•tŽ sŽmantique. Elle recouvre deux fonctions distinctes que Hobbes mobilise simultanŽment. Est une personne, en effet, Òcelui dont les mots et les actes sont considŽrŽs soit comme Žtant les siens propres, soit en ce quĠils reprŽsentent les mots est les actions dĠun autre, ou de toute autre chose ˆ quoi ils sont attribuŽs fictivement. Quand on les considre comme lui appartenant, on parle dĠune personne naturelle, quand on les considre comme reprŽsentant les paroles et actions dĠun autre, on parle dĠune personne fictive ou artificielle.Ó Le point important est, comme le rappelle Zarka, que Òla notion de personne dŽsigne le rapport juridique entre un individu et des actions ou des parolesÓ. Elle permet de penser la faon dont on sĠengage en parole et en acte, autrement dit anticipe lĠidŽe de responsabilitŽ.

            Ce qui est prŽsupposŽ par cette notion, cĠest lĠidŽe dĠun agent qui est Žgalement lĠauteur des actes et des paroles, parce quĠil se les voit attribuŽs en vertu du fait quĠil accepte de les reconna”tre comme siens. LĠattribution dŽcoule de lĠappartenance des actes ˆ un individu. La personne est comme le sujet de lĠaction, lĠinstance dont dŽpendent ˆ la fois lĠexistence des propos et des actes, mais aussi leur valeur, cĠest-ˆ-dire leur appartenance. Ainsi parler, agir, cĠest tre tenu juridiquement pour lĠauteur de ses propos ou de ses actes, cĠest en tre responsable. SĠil y a donc un lien dĠappartenance entre lĠauteur et ce dont il est lĠauteur, cette fonction juridique dĠattribution nĠŽpuise cependant pas la notion de personne telle que Hobbes est en train de la formuler. Il sĠappuie Žgalement sur lĠŽtymologie latine du terme afin dĠy inclure un autre aspect, cette fois-ci esthŽtique, qui ajoute ˆ la notion de personne lĠidŽe de reprŽsentation : le terme dŽsigne, suivant lĠorigine latine de la ÒpersonaÓ, Òle dŽguisement, lĠapparence extŽrieure dĠun homme, imitŽs sur la scne ; et parfois, plus prŽcisŽment, la partie du dŽguisement qui recouvre le visageÓ. Cette prŽcision est nŽcessaire car elle permet de distinguer, au sein de la notion de personne, deux sens diffŽrents de lĠattribution elle-mme : si lĠattribution se fait en premire personne, la personne est dite naturelle ; si elle se rapporte ˆ un autre individu que celui qui agit et parle effectivement, la personne est dite artificielle, ou fictive, parce quĠici les actes ou paroles reprŽsentent un autre individu que lĠagent. Notons cependant que le sens originaire de la personne rŽside dans lĠattribution elle-mme, dans ce rapport dĠappartenance entre lĠagent, les actes, et lĠauteur ˆ qui on les rŽfre. La distinction entre personne naturelle et personne artificielle nĠintervient donc quĠau niveau dans la modalitŽ de lĠattribution : directe dans le cas de la personne naturelle, indirecte ou mŽdiate dans le cas de la personne artificielle.

            Ce qui intŽresse donc Hobbes dans la notion de personne est la dualitŽ quĠelle recouvre entre dĠun c™tŽ la personne ÒnaturelleÓ (cas o lĠagent est lĠauteur) et la Òpersonne artificielleÓ (cas o les deux sont distinguŽs). La dŽfinition quĠil donne ds lĠouverture du chapitre comprend donc sous un seul et mme terme deux sens distincts, en rŽalitŽ assez diffŽrents, et la diffŽrence rŽside prŽcisŽment dans la faon dont lĠattribution, prŽsente dans les deux cas, est rŽalisŽe : le terme de ÒpersonneÓ dŽsigne toujours lĠattribution et la diffŽrence rŽside dans le fait quĠelle est ou non immŽdiate. La notion de reprŽsentation liŽe ˆ la personne artificielle ne fait donc ici quĠintroduire une mŽdiation dans la fonction juridique de lĠattribution dĠactes et de paroles, dont ils seront les vecteurs : parler ou agir au nom dĠautrui, cĠest le reprŽsenter. Mais le fait est que la notion de personne en gŽnŽral ne se rapporte pas ˆ celle de personne naturelle et ˆ celle de personne artificielle de la mme manire. Une premire question se pose alors de savoir laquelle, de ces deux variantes, est la plus fondamentale du point de vue de la fonction de lĠattribution elle-mme ; une seconde porte sur le fait de savoir si, en incorporant au lien dĠattribution compris dans lĠidŽe de personne en gŽnŽral un rapport de reprŽsentation inclus dans celle de personne artificielle, Hobbes ne modifie pas de faon significative le concept originaire de personne.

 

 

 

 

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            La premire partie de la dŽfinition concerne la personne naturelle et rŽfre strictement la notion de personne ˆ lĠidŽe dĠattribution. Hobbes y insiste sur lĠindividu ˆ qui on attribue : Òest une personne celui dont les mots et les actes sont considŽrŽs soit comme Žtant les siens propres (É). Quand on les considre comme lui appartenant, on parle dĠune personne naturelleÓ (nous soulignons). En ce cas la personne est dite naturelle en ce quĠelle repose sur lĠunitŽ de lĠagent et de lĠauteur. CĠest la mme personne qui parle ou agit et ˆ laquelle on attribue les propos ou actions. En ce cas, non seulement la personne est lĠauteur de ses propres paroles et actions, mais lĠunitŽ intrinsque de la personne est ce qui rend possible lĠidŽe quĠon puisse attribuer une multiplicitŽ de mots ou dĠactions ˆ un seul et mme individu. Si la personne est dĠabord naturelle, cĠest parce que la possibilitŽ de lĠattribution dŽcoule elle-mme de la volontŽ dĠun auteur. NĠoublions pas en effet que la volontŽ est, pour Hobbes, lĠattribut essentiel de la personne. Afin de fonder le lien dĠattribution comme rapport dĠappartenance entre des paroles ou des actes et un auteur, il est nŽcessaire en effet que celui-ci se constitue en principe de ces actes ou de ces paroles en sĠengageant ˆ les reconna”tre pour siens.  Il faut pouvoir en assumer la responsabilitŽ.

            CĠest donc dĠabord ˆ la personne naturelle que revient la possibilitŽ de se voir attribuer des actes ou des paroles : il est naturel en effet que ce soit ˆ lĠagent que revienne dĠabord lĠattribution et lĠappartenance, car cĠest de lĠidentitŽ de lĠagent et de lĠauteur que provient lĠunitŽ naturelle de la personne, dont Žmane lĠacte primitif de la volontŽ ˆ travers lequel lĠindividu sĠengage ˆ reconna”tre comme siens des actes et des paroles. Au fondement de la personne naturelle, se trouve la volontŽ comme origine de la reconnaissance, qui permet ˆ lĠagent de prendre en charge lĠattribution, et par lˆ nous voyons que le concept de personne naturelle est donc le modle et le schŽma de lĠattribution ou de lĠappartenance, au sens juridique des termes. CĠest donc dire quĠil nĠy a pas de diffŽrence entre le concept de personne en gŽnŽral et celui de personne naturelle, car la premire se laisse dĠabord penser, dans son essence, ˆ travers la seconde. LĠidŽe mme dĠattribuer un rapport dĠappartenance dĠaction et de paroles ˆ un agent suppose au prŽalable que ce soit lui, en qualitŽ dĠauteur, qui institue ce rapport, ou plut™t dont la volontŽ rende possible cette institution. Car nĠest auteur que lĠagent dont la volontŽ se dŽploie ˆ travers ses propres mots et geste.

            La seconde partie de la dŽfinition modifie de faon significative la charge sŽmantique de la notion en introduisant lĠidŽe que la personne ne dŽsigne plus simplement un lien dĠattribution ou dĠappartenance, comme dans le cas de la personne naturelle, mais un lien de reprŽsentation. Ainsi avec la notion de personne artificielle, Hobbes peut insister non pas tant sur le reprŽsentŽ que sur le reprŽsentant : Òest une personne celui dont les mots et les actes sont considŽrŽs soit comme Žtant les siens propres, soit en ce quĠils reprŽsentent les mots est les actions dĠun autre, ou de toute autre chose ˆ quoi ils sont attribuŽs fictivement. (É) Quand on les considre comme reprŽsentant les paroles ou actions dĠun autre, on parle dĠune personne fictive ou artificielleÓ (nous soulignons). Ici la personne nĠest plus celui ˆ qui on attribue les mots et actions mais bien celui qui parle ou agit en son nom : la personne nĠest donc pas ce que nous appelons lĠauteur, et qui fait ici implicitement figure de reprŽsentŽ, mais le reprŽsentant. La modification intervient donc au niveau du rapport entre agent et auteur : nĠest personne, au sens artificiel du terme, que lĠagent de lĠaction, et cet agent est une personne artificielle dans la mesure o il ne faut justement pas considŽrer ce quĠil dit et accomplit comme Žtant ses propos ou actions, mais comme valant pour ceux dĠun autre. LĠattribution se voit mŽdiatisŽe au profit dĠun autre tiers, ici reprŽsentŽ en qualitŽ dĠauteur. LĠartifice de lĠattribution mŽdiatisŽe brise lĠunitŽ de la personne en tant que supportant originairement lĠidentitŽ de lĠagent et de lĠauteur. Cet artifice ne pourra donc avoir lieu que sous une seule forme : celle prŽcisŽment dĠune convention mettant en place cette mŽdiation. Ainsi cette seconde partie de la dŽfinition, tout en incorporant lĠidŽe de reprŽsentation, met dŽsormais en avant lĠidŽe que la personne nĠest plus celui qui rend possible lĠattribution, mais celui qui reoit le droit de reprŽsenter un auteur. La notion de personne se voit soudŽe ˆ celle de reprŽsentation : mais par lˆ, cĠest la seule fonction du reprŽsentant qui est retenue par Hobbes afin de dŽfinir la personne.

            Celle-ci dŽsigne donc au final, dans la dŽfinition intŽgrale donnŽe par Hobbes dans les deux premires phrases du chapitre XVI, ˆ la fois un lien juridique dĠattribution, originairement un du fait de lĠidentitŽ de lĠagent et de lĠauteur, mais aussi lĠun des deux termes quĠil permet dĠarticuler lorsquĠil est conu comme reprŽsentation, ˆ savoir le reprŽsentant. Et lĠon remarque alors que la notion de personne dŽsigne finalement deux choses opposŽes : car la position de lĠauteur rendant possible lĠattribution originaire, dŽfinie dans la premire partie portant sur lĠunitŽ de la personne naturelle, sĠŽclipse devant la fonction du reprŽsentant introduite dans la seconde partie portant sur la personne artificielle, mais au dŽtriment de lĠauteur donc, qui est alors lui-mme dŽsignŽ implicitement comme le reprŽsentŽ, Celui-ci sĠefface devant celui-lˆ, et la notion de personne ne dŽsigne presque plus que le reprŽsentant.

            Pour insister davantage sur cet aspect des choses et achever lĠidentification du concept de reprŽsentation ˆ celui de personne, Hobbes introduit alors une brve analyse Žtymologique du Òmot de personneÓ. En plus de sa fonction juridique, il lui assigne une origine esthŽtique, qui permet de renforcer la dimension artificielle de la personne puisquĠelle entretient, dans ce cadre nous dit-il, un rapport exclusif avec le reprŽsentant. CĠest ˆ partir de lˆ quĠil va Žgalement introduire les deux notions dĠacteur et dĠauteur qui sont symŽtriques, pour lui, de reprŽsentant et de reprŽsentŽ. ÒDe lˆ scne, le mot est passŽ ˆ tout homme qui donne en reprŽsentation ses paroles et ses actions, au tribunal aussi bien quĠau thŽ‰tre. Personne est donc lĠŽquivalent dĠacteur, tant ˆ la scne que dans la vie courante ; et personnifier, cĠest jouer le r™le, ou assurer la reprŽsentation de soi-mme ou dĠautrui : de celui qui joue le r™le dĠun autre, on dit quĠil en assume la personnalitŽ, ou quĠil agit en son nomÓ.

            Hobbes affirme ici ˆ deux reprises : ÒPersonne est donc lĠŽquivalent dĠacteurÓ, Òla personne est alors lĠacteurÓ. DĠun sens dĠabord juridique qui permet dĠinsister sur lĠunitŽ originaire de lĠagent et de lĠauteur (au sens que nous dŽfinissions plus haut, cĠest-ˆ-dire capable de fonder lĠattribution), on est passŽ au sens esthŽtique, thŽ‰tral, qui remet au seul acteur, au seul reprŽsentant la possibilitŽ dĠtre dit une personne. De lˆ lĠambigu•tŽ sŽmantique fondamentale de la notion de ÒpersonneÓ que Hobbes va par la suite exploiter avec profit. Pourtant, sĠil fond lĠune dans lĠautre ces deux valeurs de la notion de personne, lĠune provenant directement dĠune fonction juridique et lĠautre ne dŽrivant que dĠune origine esthŽtique, on est en droit de se demander si les deux peuvent rŽellement se mler lĠune ˆ lĠautre au point de devenir identique dĠun point de vue opŽratoire. Car cĠest bien sur cette unitŽ indiffŽrenciŽe que va reposer la suite du raisonnement de Hobbes. Et toute la question est de avoir si, oui ou non, la notion de reprŽsentation peut, aussi facilement quĠil nĠa lĠair de le dire, se laisser absorber dans celle de personne.

            Or ˆ en croire les commentateurs, personne naturelle et personne artificielle ne sont pas entirement assimilables. Zarka relve ce point avec prŽcision. Commentant la gense de la notion de personne chez Hobbes, il rŽvle en effet une diffŽrence de taille entre deux versions du LŽviathan, lĠun anglaise, lĠautre latine : ÒOn pourrait ajouter que Hobbes fait lui-mme passer la reprŽsentation du tribunal ˆ lĠEtat. Cependant, les deux versions anglaises et latines du LŽviathan semblent diverger sur le statut de la reprŽsentation. En effet, dans la version anglaise, la reprŽsentation intervient ˆ la fois dans la dŽfinition de la personne naturelle et de la personne civile : Òpersonnifier, cĠest jouer le r™le, ou assumer la reprŽsentation de soi-mme ou dĠautrui : de celui qui joue le r™le dĠun autre, on dit quĠil assume la personnalitŽ (to beare his Person), ou quĠil agit en son nom.Ó Dans le cas dĠune personne naturelle, un individu joue son propre r™le et agit en son nom : il est ˆ la fois le reprŽsentant et le reprŽsentŽ. Dans le cas dĠune personne artificielle, un individu joue le r™le dĠun autre et agit au nom de cet autre : il y a donc une distinction entre le reprŽsentant et le reprŽsentŽ. En revanche, la version latine distingue nettement la persona propria sive naturalis, de la personne artificielle qui est seule qualifiŽe de persona repraesentativa. Cette divergence nĠest pas pour nous fondamentale, dans la mesure o il sĠagit dĠexaminer le mode de constitution dĠune personne artificielle qui est toujours reprŽsentativeÓ.

            La diffŽrence entre les deux versions, cĠest quĠen latin Hobbes a pris grand soin de ne pas faire intervenir dans la dŽfinition de la persona propria sive naturalis la fonction de la reprŽsentation. Celle-ci est exclusivement rŽservŽe ˆ la personne artificielle. Zarka conclut en nŽgligeant cette diffŽrence. Nous allons voir quĠelle est, bien au contraire, dŽcisive, ds lors que la question devient de savoir si justement lĠindistinction entre les deux nĠa pas pour but de brouiller les cartes du point de vue de lĠunitŽ de la notion de personne, que nous attribuons, comme le fait la version latine, ˆ la seule personne propre, cĠest-ˆ-dire naturelle. On verra en effet que le seul intŽrt que prŽsente pour Hobbes une telle confusion, vŽritablement opŽratoire, entre la fonction juridique et lĠorigine esthŽtique de la notion de personne, cĠest de donner une primautŽ indiscutable ˆ la reprŽsentation en tant que telle, et dĠaffirmer que seul le reprŽsentant lui donne son unitŽ – ce qui nĠest alors plus valable du point de vue de sa fonction originaire, qui est lĠattribution.

            Avant dĠen venir lˆ voyons ce que le latin peut encore nous apporter. La citation que donne Zarka ˆ lĠappui de la version anglaise (Òpersonnifier, cĠest jouer le r™le, ou assumer la reprŽsentation de soi-mme ou dĠautrui : de celui qui joue le r™le dĠun autre, on dit quĠil assume la personnalitŽ (to beare his Person), ou quĠil agit en son nom.Ó) porte non pas sur la dŽfinition prŽliminaire de la notion de personne en tant que substantif, mais sur le verbe qui en dŽrive, personnifier. Or F. Tricaud, commentant lui-mme ce verbe dans la note 5 de la page 163, souligne un point essentiel qui dŽment formellement ce quĠaffirme ici Zarka, ˆ savoir que : Ò MalgrŽ ce que Hobbes semble dire, lĠidŽe de se ÒreprŽsenter soi-mmeÓ, de Òjouer son propre personnageÓ, nĠappartient manifestement pas au sens premier de to personate, au mme titre que lĠidŽe de Òjouer le r™le dĠun autreÓ. Ce ne peut tre quĠune acception dŽrivŽe, indiquant une comparaison implicite avec la ÒreprŽsentationÓ dĠautrui.Ó Ainsi lorsque Hobbes inclut dans le verbe ÒpersonnifierÓ (to personate, dont Zarka affirme quĠil porte simultanŽment sur soi et sur autrui) lĠidŽe que lĠon pourrait se reprŽsenter soi-mme, autrement dit, lorsquĠil inclut dans la personne naturelle lĠidŽe que lorsquĠelle agit, elle se reprŽsente elle-mme, Žtant ˆ la fois reprŽsentant et reprŽsentŽ (comme le dit dĠailleurs Zarka, sĠen tenir compte de la note de F. Tricaud), il ne fait que forcer le sens de ce terme de faon artificielle et rhŽtorique, afin de dĠenraciner davantage la reprŽsentation au cÏur du concept de personne. Selon lui, la personnification est ce qui soude la personne et la reprŽsentation. Mais il nĠen est rien : le verbe anglais lui-mme rŽpte et confirme ce que le latin affirmait dŽjˆ, ˆ savoir que la personne naturelle ne fonctionne pas, en tant que telle, sur le mode de la reprŽsentation. Et si elle lĠexclut, cĠest bien parce que dans cette premire modalitŽ de lĠattribution non mŽdiatisŽe, lĠidentitŽ de lĠagent et de lĠacteur implique une unitŽ irrŽductible de la personne provenant de sa volontŽ. La version latine de la persona propria sive naturalis nĠest donc pas compatible avec ce que Hobbes vient chercher dans lĠŽtymologie mme de la persona, puisque la premire, tout comme le verbe to personate, ne prend pas en charge lĠidŽe de reprŽsentation incluse dans la seconde.

            La version latine du second paragraphe du chapitre XVI, citŽe par F. Tricaud en note p.161, confirme alors cette distinction selon nous cruciale entre les deux modalitŽs dĠattribution, immŽdiate ou naturelle, et mŽdiate ou artificielle, et dont la premire seule est proprement inhŽrente ˆ la notion de personne exempte de toute forme de reprŽsentation : ÒEst une Personne, celui qui accomplit des dŽmarches en son nom ou non dĠautrui. Si cĠest en son nom, on a une personne au sens propre, ou personne naturelle ; si cĠest au nom dĠautrui, la personne est reprŽsentative de celui au nom duquel elle agitÓ. Ainsi Hobbes distingue dans la version latine ce quĠil incorpore dans la version  anglaise, et la notion de reprŽsentation nĠest soudŽe ˆ celle de personne quĠau prix dĠun effort linguistique excessif. LĠorigine latine de la ÒpersonaÓ dŽsigne certes lĠartifice, le masque, mais cĠest ce recours ˆ lĠŽtymologie qui est lui-mme artificiel, et il vise ˆ masquer ce fait que, de prime abord, la notion de personne dŽvolue ˆ celle dĠattribution nĠinclut pas lĠidŽe de reprŽsentation. Il est donc de ce fait impossible dĠinclure, en retour, dans le verbe personnifier lĠidŽe dĠattribuer, ˆ moins bien sžr de forcer les termes et de ne recourir ˆ lĠŽtymologie latine que pour mieux trahir la version latine. Or cĠest bien lˆ lĠopŽration que cherche ˆ accomplir Hobbes : il veut quĠˆ la personne conue de faon esthŽtique, rŽponde une attribution toujours reprŽsentative, ou plut™t une reprŽsentation toujours attributive. Pour pouvoir poser cette Žquation entre reprŽsenter et personnifier, Hobbes a recours ˆ la persona : il veut quĠˆ la personne Žquivaille la reprŽsentation pour poser symŽtriquement lĠŽquivalence de la reprŽsentation et de la personnification (ce que le verbe anglais lui-mme rend impossible, selon F. Tricaud, puisque personnifier ne signifie jamais se reprŽsenter soi-mme). Que vise alors ce tour de force conceptuel et linguistique ? LĠidentification de lĠattribution ˆ travers la personne, de la personne et de la reprŽsentation, et enfin de la personnification avec lĠattribution nĠa quĠune seule fonction : celle de lui permettre dĠaffirmer, quelque pages plus loin, que cĠest bien de lĠunitŽ du reprŽsentant que la personne tire ˆ sont tour son unitŽ. CĠest dĠune surdŽtermination du reprŽsentant dans le processus de personnification que Hobbes va avoir besoin afin de lui faire jouer un r™le crucial dans sa thŽorie de la souverainetŽ. Mais ce faisant, il utilisera le terme de personne ˆ partir de sa confusion avec la notion de reprŽsentation, au dŽtriment de son sens originaire dŽvolue ˆ lĠattribution incluse dans la personne naturelle – laquelle nĠest, nous le voyons avec la version latine ainsi quĠavec le verbe to personate, jamais susceptible de supporter une telle confusion.

 

 

 

 

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            Au lieu de sĠen tenir ˆ la seule fonction dĠattribution, Hobbes recourt donc ˆ la notion de personne en mettant en avant de faon trs stratŽgique la charge sŽmantique dŽrivŽe de la persona latine. La dimension juridique de la notion implique en effet la prŽsŽance de la personne naturelle en tant quĠy est inscrit le rapport originaire de lĠagent et de la volontŽ de lĠauteur qui fonde lĠunitŽ de la personne ˆ travers une multiplicitŽ dĠactes ou de paroles, dans la mesure o cĠest lĠauteur (au sens donnŽ par nous) qui a lĠinitiative de lĠinstitution du lien dĠattribution. Inversement lĠaspect esthŽtique et thŽ‰tral du terme met lĠaccent sur le reprŽsentant, puisque o la ÒpersonaÓ implique le rapport ˆ la mise en scne, au jeu de masque, et donc ˆ lĠidŽe que ce qui se prŽsente ˆ nous ne vaut pas en soi mais en tant que reprŽsentant autre chose que soi-mme.

            On pourrait cependant penser que, dans les deux cas, la notion de personne assoit son unitŽ sur lĠauteur, donc finalement, pour Hobbes, sur le reprŽsentŽ, dans la mesure o lorsque le reprŽsentant agit ou parle, il ne le fait quĠau nom de celui quĠil reprŽsente. Puisque dans le cas de la personne artificielle, il sĠagit encore de penser un lien dĠattribution, et bien que Hobbes insiste sur la notion de reprŽsentant, on peut cependant affirmer que ce lien nĠa de sens quĠen vertu de la modalitŽ originaire quĠil ne fait que mŽdiatiser. Cette importance accordŽe ˆ lĠauteur est dĠailleurs soulignŽe par Hobbes lui-mme dans le cas des choses inanimŽes incapables de toute forme dĠautorisation : ÒMais les choses inanimŽes ne peuvent pas tre des auteurs et par consŽquent ne peuvent pas donner autoritŽ ˆ leurs acteurs : les acteurs peuvent nŽanmoins recevoir autoritŽ pour assurer leur entretien, de ceux qui en sont propriŽtaires, ou gouverneursÓ. Ce cas montre bien quĠˆ lĠorigine le problme de lĠattribution est un problme dĠautorisation, ce qui nous situe donc du c™tŽ du reprŽsentŽ, cĠest-ˆ-dire de lĠinstance ˆ laquelle on attribue les actes ou les paroles ; quand bien mme cette instance est dŽpourvue de volontŽ. Et ainsi, on aurait envie de formuler lĠidŽe que cĠest lĠunitŽ du reprŽsentŽ, issue originairement de lĠidentitŽ de lĠagent et de lĠauteur, qui fait lĠunitŽ de la personne, Žtant entendu que cette notion sert dĠabord ˆ penser la relation juridique dĠappartenance ou dĠattribution.

            Or Hobbes rŽcuse cette idŽe, et affirme quant ˆ lui que cĠest bien du reprŽsentant que la personne tire son unitŽ. On doit alors demander comment une telle affirmation est possible, et si elle ne joue pas implicitement sur les deux modalitŽs de lĠattribution, au profit de la seconde. Affirmation dĠautant plus Žtrange si lĠon considre lĠorigine de la notion de personne du point de vue de sa seule fonction juridique, qui est celle de lĠattribution dĠacte ou de parole : un lien dĠappartenance ou dĠattribution suppose en effet que ce soit lĠauteur, cĠest-ˆ-dire celui qui reconna”t comme siens des actes ou des paroles, et qui sĠengage ainsi ˆ travers eux, qui rend possible lĠidŽe mme dĠattribution, puisque cĠest lui en dŽfinitive qui sĠengage et en assume la responsabilitŽ. Hobbes tient cependant ˆ tout prix ˆ mŽdiatiser lĠattribution, on le voit dans le recours abusif ˆ lĠŽtymologie de persona et au dŽtournement du verbe to personate. Pourquoi ?

            SĠil lui est ainsi nŽcessaire de faire de la personne un concept ˆ deux faces, cĠest parce que la seconde, seule, lui permet de faire Žmerger la fonction du reprŽsentant en tant quĠŽlŽment dŽcisif de la personnification, laquelle est la clef de sa conception de la souverainetŽ. Mais, afin de mieux saisir le tour de passe-passe qui consiste ˆ affirmer que cĠest du reprŽsentant que la personne tire son unitŽ, il nous faut Žviter de mettre ces deux aspects de la notion de personne au mme plan, car ils ne servent pas les mmes ambitions et ne rŽpondent pas aux mmes fonctions. Si lĠaspect juridique est utilisŽ conformŽment ˆ ce quĠil rend possible, cĠest-ˆ-dire lĠattribution, lĠaspect esthŽtique, lui, en mettant lĠaccent sur la primautŽ du reprŽsentant, va en rŽalitŽ dŽborder sa propre fonction et opŽrer, sous une autre forme, la synthse magique du multiple dŽjˆ prŽsente dans le De Cive.

            Voici alors ce que Hobbes, poursuivant lĠidentification de la personne et de la reprŽsentation, finit par affirmer : ÒUne multitude dĠhommes devient une seule personne quand ces hommes sont reprŽsentŽs par un seul et mme homme ou une seule et mme personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu de cette multitude. Car cĠest lĠunitŽ de celui qui reprŽsente, non lĠunitŽ du reprŽsentŽ, qui rend la personne une. Et cĠest celui qui reprŽsente qui assume la personnalitŽ , et il nĠen assume quĠune seule. On ne saurait concevoir lĠunitŽ dans la multitude, sous une autre formeÓ. Et donc ici affirmŽe lĠidŽe clef de la thŽorie de la souverainetŽ selon laquelle le processus de personnification rŽsoud de faon dŽfinitive le problme de lĠunitŽ de la multitude. La personne en est lĠopŽrateur souverain. A travers la surdŽtermination du reprŽsentant, la reprŽsentation prend ici le pas sur lĠattribution dans lĠusage de la notion de personne, alors mme que cette notion est dĠabord avancŽe afin dĠinstituer lĠattribution collective de toutes les volontŽs ˆ celle dĠun seul. Par quelle manipulation Hobbes peut-il effectivement attribuer ˆ la fonction de reprŽsentation une telle puissance opŽratoire ?

 

 

 

 

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            La catŽgorie de la personne naturelle est identique, en son essence, ˆ lĠidŽe mme de personne en tant que concept juridique permettant dĠŽtablir un rapport dĠappartenance entre un individu et ses actions ou paroles, et par lˆ, de fonder lĠattribution. Cette attribution est ensuite dŽcrochŽe de son origine naturelle pour tre transfŽrŽe artificiellement ˆ un autre que soi. DĠo lĠidŽe que la personne personnifie, cĠest-ˆ-dire permet de mŽdiatiser lĠattribution et de la convertir en reprŽsentation. La synthse du champ juridique et du champ esthŽtique est alors accomplie. Personne naturelle = lien dĠattribution originaire ; personne artificielle = lien de reprŽsentation. Personnification = attribution mŽdiatisŽe. Hobbes tire de ces trois Žtapes de lĠŽlaboration du concept de personne lĠidŽe fondamentale selon laquelle cĠest lĠunitŽ de celui qui reprŽsente, non lĠunitŽ du reprŽsentŽ, qui rend la personne une. Cette thse est lĠassise fondamentale du mŽcanisme dĠinstitution de la souverainetŽ dans la mesure o elle permet de comprendre en quoi reprŽsenter, cĠest personnifier, et personnifier, cĠest recevoir un lien dĠattribution. Ici sĠachve vŽritablement la synthse des deux valeurs de la notion de personne, ici se fondent lĠun dans lĠautre les concepts dĠattribution et de reprŽsentation qui vont permettre ˆ Hobbes de penser lĠŽmergence de lĠunitŽ souveraine ˆ travers le reprŽsentant. Mais il ne peut procŽder de la sorte que parce que lĠambigu•tŽ savamment ŽlaborŽe de la notion de personne lui permet de masquer, derrire la reprŽsentation, lĠattribution dont il a par ailleurs besoin afin de remplir le contrat et de lui donner son contenu ; mais qui, elle, nĠautorise en rien la thse ici dŽfendue.

            Affirmant que cĠest de lĠunitŽ du reprŽsentant, et non de lĠunitŽ du reprŽsentŽ, que la personne tire son unitŽ, Hobbes semble ici ne rŽfŽrer quĠˆ la personne artificielle. Laquelle, on la vue, est la seule ˆ pouvoir supporter la reprŽsentation. Et il est vrai que du point de vue de ce que le contrat met en place, le souverain va tre structurellement considŽrŽ comme le reprŽsentant du peuple, car il doit reprŽsenter individuellement chacun des individus qui contractent, et collectivement lĠensemble de la multitude en tant que telle. On accordera donc ˆ Hobbes que, du point de vue de la personne artificielle quĠest le souverain, cĠest bien lui, en qualitŽ de reprŽsentant, qui reprŽsente formellement la multitude en tant quĠil en rŽalise lĠunitŽ indivisible. Cependant du point de vue du contenu du contrat, ou de sa matire – sĠil nous est permis de faire jouer ˆ prŽsent le couple conceptuel de la forme et de la matire mobilisŽ par Hobbes lui-mme ds le titre de lĠouvrage : ÒLŽviathan, traitŽ de la matire, de la forme du pouvoirÉ.Ó – cĠest-ˆ-dire donc du point de vue de ce que le contrat lui-mme contient, on voit que cĠest lĠidŽe dĠattribution qui gouverne la dŽmarche. Car le but du contrat, clairement fixŽ au chapitre XVII, est dĠautoriser le souverain ˆ agir au nom de chacun, autrement dit, de cŽder ˆ un tiers le droit que lĠon possde, originairement et naturellement, dĠagir et de se gouverner soi-mme : ce que tous attribuent au souverain, de faon proprement juridique, cĠest le fait dĠagir au nom de chacun. Le contrat se nourrit donc dĠattribution, cĠest dĠelle quĠil tire sa substance. Rappelons en effet que la carence que doit remplir cette nouvelle conception du pacte social, cĠest de confŽrer au souverain un vŽritable pouvoir dĠaction. Le souverain ne reprŽsente donc pas abstraitement les individus (comme un acteur reprŽsente un personnage fictif), il les reprŽsente trs concrtement, ˆ travers ses actes et ses dŽcrets, en tant que chaque individu doit se reconna”tre en eux. Le processus du contrat ainsi conu implique lĠidŽe quĠun tiers qui, puisquĠil ne contracte avec aucun autre, se voit attribuŽ ce droit auquel tous renoncent, celui dĠagir pour eux et en leur nom.

            Cependant, le problme est que du point de vue de lĠattribution elle-mme, ce nĠest pas le reprŽsentant qui est originaire, mais bien le reprŽsentŽ, car au plan juridique cĠest lĠauteur qui fonde lĠunitŽ de la personne en autorisant des actes et des paroles comme siens et pouvant alors sĠy reconna”tre. Du point de vue de la matire de ce nouveau contrat qui cherche ˆ se rŽaliser pleinement, lĠattribution des actes dĠune seule et mme instance souveraine ˆ une multiplicitŽ de volontŽs individuelles implique en rŽalitŽ autant de personnes contractant que dĠindividus : il y a donc autant dĠactes dĠattribution que dĠindividus reprŽsentŽs, puisque chacun est lĠauteur dĠune attribution originaire. Le problme est donc que cĠest le reprŽsentŽ, ou encore lĠauteur qui fonde lĠunitŽ de la personne du point de vue de lĠattribution. Au plan du contenu juridique du pacte, il nĠy a donc pas dĠunitŽ, mais bien un multiplicitŽ dĠattributions, car plusieurs individus sĠattribuent les actes dĠun seul et mme tiers auquel ils transfrent tous leur droit par autorisation. Si bien que pour pouvoir affirmer que cĠest le reprŽsentant qui fait la personne une, et non le reprŽsentŽ, Hobbes est obligŽ de sous entendre ici le terme de personne non pas dans le sens juridique du terme, auquel pourtant il ne peut pas renoncer puisquĠil est seul ˆ porter la notion dĠattribution, mais bien dans le sens esthŽtique. Il insiste donc sur la personne artificielle dans la mesure o elle seule rend possible la surdŽtermination du reprŽsentant.

            La thse selon laquelle cĠest le reprŽsentant qui fait lĠunitŽ de la personne ne peut alors sĠentendre et avoir de sens que si lĠon sous-entend dans la notion de personne le primat de la fonction reprŽsentative assumŽ par la personne artificielle, au dŽtriment de la personne naturelle qui, rappelons-le, est dŽpourvue de toute forme de reprŽsentation. Si, inversement, Hobbes voulait penser lĠunitŽ de la personne en se rŽfŽrant ˆ sa valeur dĠattribution, il serait obligŽ de reconna”tre et de conclure que cĠest lĠunitŽ du reprŽsentŽ qui en constitue lĠunitŽ ; mais il ne pourrait alors plus dire que cĠest le reprŽsentant qui crŽe lĠunitŽ de la personne, puisque, ds lors que lĠon se place au niveau de lĠattribution, on se trouve en prŽsence dĠune multiplicitŽ dĠauteurs-reprŽsentŽs. Il ne peut donc affirmer la thse de la surdŽtermination du reprŽsentant quĠau prix dĠun effacement, relatif mais indispensable, du sens juridique de la personne naturelle, derrire son sens esthŽtique et artificiel. Et cet effacement ne peut tre que relatif, car tout en donnant ici le primat ˆ la fonction artificielle de la personne dĠun point de vue formel, il ne peut pas ne pas impliquer dans sa matire la fonction dĠattribution. Affirmant le primat de lĠunitŽ du reprŽsentant dans la notion de personne, celle-ci doit donc cependant conserver nŽcessairement, mais au second plan – puisque sans cela la multiplicitŽ des auteurs reprŽsentŽs prendrait alors le dessus sur lĠunique reprŽsentant, dont lĠunicitŽ se dissoudrait automatiquement – sa valeur originaire inscrite dans la notion de personne naturelle. On peut alors penser que Hobbes donne en sous-mains ˆ la personne artificielle le r™le fondamental attribuŽ ˆ la personne naturelle : celui qui rend possible le lien dĠattribution des actes dĠune seule et mme instance souveraine ˆ une multiplicitŽ dĠauteurs. Il nĠy a donc unitŽ de la personne ˆ travers son reprŽsentant que parce quĠau contenu juridique originaire dŽvolu ˆ la notion de personne naturelle,  est expressŽment ajoutŽ, pour lui tre finalement substituŽ dans lĠŽnoncŽ de la thse, la fonction reprŽsentative assumŽe par la seule personne artificielle

            La fonction de reprŽsentation Žclipse donc le fondement mme du contenu du pacte, cĠest-ˆ-dire sa valeur juridique. Ou plut™t, il ne lĠassume que pour pouvoir la masquer. Hobbes pourrait fort bien se passer de sa thse : il pourrait en effet se contenter de dire que, dans le pacte, attribution et reprŽsentation ont la mme valeur, ce qui est effectivement le cas. Mais il devrait alors Žgalement reconna”tre que lĠunitŽ de la personne ne lui vient pas de son reprŽsentant, mais de son reprŽsentŽ, puisque ce que lĠartifice vise ˆ mettre en place, cĠest une attribution. O plut™t, il devrait reconna”tre une primautŽ semblable ˆ lĠun comme ˆ lĠautre. Et pourtant, il efface dŽlibŽrŽment le reprŽsentŽ, cĠest-ˆ-dire lĠensemble des auteurs. Avec la formule selon laquelle cĠest lĠunitŽ du reprŽsentant qui rend une la personne, Hobbes occulte donc la valeur de la personne naturelle derrire celle de la personne artificielle pour rendre possible le primat de lĠunitŽ de lĠacteur-reprŽsentant sur la multiplicitŽ des auteurs-reprŽsentŽs. CĠest la seule faon, pour lui, dĠattribuer ˆ la personne une unitŽ qui ne lui vient pas du sens juridique, dont lĠunitŽ originaire provient dĠun lĠauteur qui se laisse finalement reprŽsenter ˆ travers un autre agent que lui-mme, mais qui dŽrive, exclusivement, de son sens artificiel. Or cĠest bien de son sens naturel que le pacte tire toute sa substance au plan juridico-politique puisquĠil sĠagit dĠabord de rŽaliser un acte dĠattribution qui vise ˆ confŽrer positivement au souverain le droit dĠagir au nom de tous les individus. Du point de vue juridique, la personne du souverain renvoie donc en ˆ autant dĠindividus que nĠen compte la multitude, et en ce sens, puisquĠelle est ancrŽe dans la notion dĠattribution dont les individus sont les auteurs, cette personne est elle-mme multiple puisquĠelle prend ˆ sa charge de multiples actes dĠattribution. Cette personne souveraine ne peut devenir une par son reprŽsentant quĠˆ partir du moment o le sens artificiel de la personne prime et occulte le sens originaire et naturelle fondant lĠattribution. CĠest la seule faon, pour Hobbes, dĠachever dŽfinitivement la synthse du multiple ˆ travers le processus de personnification.

 

 

 

 

 

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            La thse selon laquelle la personne tire son unitŽ du reprŽsentant ne peut sĠentendre que si la personne est considŽrŽe comme artificielle. TransposŽe du c™tŽ de la personne naturelle, cette proposition nĠa strictement aucun sens : dĠune part parce que la personne naturelle ne supporte aucune forme de reprŽsentation (en tŽmoignent la version latine du dŽbut du chapitre XVI ainsi que le sens strict du verbe to personate); dĠautre part parce que mme si lĠon tient ˆ affirmer que la personne naturelle est pensable en tant quĠelle est ˆ la fois reprŽsentant et reprŽsentŽ, ce nĠest alors pas du reprŽsentant quĠelle tire son unitŽ mais bien de son reprŽsentŽ, puisque celui-ci est lĠauteur dont la volontŽ donne tout son sens ˆ lĠattribution des actes de lĠacteur-reprŽsentant. Hobbes surcharge donc la personne de sa fonction artificielle ; il en surdŽtermine le r™le en tant que reprŽsentant. QuĠest-ce que cela apporte, quĠest-ce que cela implique ?

            Cela permet essentiellement de rŽsoudre sans Žquivoque la synthse du multiple. Mais cette synthse nĠest pas immŽdiate, elle requiert un intermŽdiaire assurant le passage du multiple comme tel ˆ lĠunitŽ indivisible qui doit en Žmerger. En effet, ds lors que tous les individus de la multitude contractent les uns avec les autres au profit dĠun tiers, celui-ci se voit instituŽ en tant quĠŽlŽment unifiant le multiple. CĠest  alors la passivitŽ de ce tiers qui lui permet de crŽer lĠespace o se dŽploiera lĠactivitŽ de la souverainetŽ. Mais le tiers nĠest pas ˆ proprement parler le souverain : il nĠintervient quĠau titre de mŽdiateur capable dĠouvrir lĠespace de la souverainetŽ, espace pour le moment potentiel, cĠest-ˆ-dire rŽel mais dŽpourvu dĠoccupant et donc dĠefficacitŽ. Ce point est important : dans la formulation que donne Hobbes du pacte, la tiers qui bŽnŽficie du transfert des volontŽs nĠest pas en tant que tel souverain puisque celui-ci, en plus dĠtre passivement constituŽ, est rŽellement actif. Le pacte a dĠabord pour fonction dĠinaugurer lĠespace o les actes du souverain vont se dŽrouler. LĠespace de la souverainetŽ nĠest pas identique ˆ son exercice effectif. LĠactivitŽ souveraine nĠest donc pas encore ˆ lĠÏuvre, elle est simplement possible dans lĠespace du tiers issu du contrat.

            Dans ce processus, le multiple ne se convertit donc pas de lui-mme en unitŽ : il a nŽcessairement besoin du recours au tiers, et cĠest ˆ travers lĠunitŽ passive de ce tiers que la multitude se convertit en unitŽ. Il faut donc une unitŽ-mŽdiate-passive pour convertir le multiple en une future unitŽ-mŽdiatisŽe-active, et irrŽductible, en quoi consistera prŽcisŽment lĠexercice dĠune souverainetŽ pleinement actualisŽe. LĠimportant est ici que la multitude ne sĠunifie quĠˆ travers la mŽdiation de ce tiers qui lui est extŽrieur. LĠespace de la souverainetŽ est dĠabord celui de ce tiers qui en est proprement exclu.

            Le corps politique nĠŽmerge donc pas de faon immanente : au moment o celui-ci se constitue ˆ travers les actes du contrat, il se dŽcentre simultanŽment au dehors de lĠespace o se situent les individus qui contractent. LĠespace de la souverainetŽ sĠouvre ainsi dans un espace attenant ˆ celui de la multitude. Et sĠil nĠy pas dĠimmanence de la volontŽ des individus instituant le corps politique ˆ ce mme corps une fois instituŽ, cĠest parce cette volontŽ se mŽdiatise ˆ travers le tiers passif. La mŽdiation, ce recours essentiel au tiers passif recueillant la totalitŽ des volontŽs, signifie donc trs exactement que le multiple ne reoit son unitŽ quĠen autre chose que lui-mme, et ˆ partir dĠautre chose que de lui-mme. Dans et par cet autre espace que celui o se joue la somme totale des pactes. Au moment o la multitude vise donc ˆ rŽaliser son unitŽ, celle-ci lui est subtilisŽe au profit dĠune instance situŽe dans un espace extŽrieur. Le contrat ainsi conu fonctionne alors sous la condition sine qua non suivante : il faut intŽgrer au processus un terme qui nĠŽtait pas donnŽ, avant le pacte, dans la multitude elle-mme, puisque le bŽnŽficiaire du pacte ne doit en aucun cas tre membre de la multitude. Au moment o lĠon a donc besoin de lĠunanimitŽ et de la totalitŽ de tous les individus afin dĠinstituer le souverain, il faut cependant se donner une instance prŽalable, extŽrieure ˆ cette multitude, et qui assure de par sa passivitŽ la possibilitŽ de la synthse. DĠo lĠidŽe que cĠest dĠabord ce tiers, en qualitŽ dĠunitŽ-mŽdiatrice-passive, qui est lĠopŽrateur initial de la souverainetŽ : sa fonction est de rendre possible lĠŽlaboration de lĠunitŽ synthŽtique dont le souverain rŽel aura ˆ son tour la charge.

            Le bŽnŽficiaire du pacte nĠest donc pas simplement qui rŽsulte du pacte : il est aussi ce qui le rend possible. Mais cette instance, en tant que tiers exclu de la multitude, nĠest cependant nulle part donnŽe ˆ lĠŽtat de nature. La souverainetŽ, du point de vue de sa propre possibilitŽ, ne rŽside donc pas simplement dans lĠinstance qui rŽsultera de la synthse des actes particuliers des contractants, comme si elle nĠŽtait que le produit de la somme de ces volontŽs individuelles. Un opŽrateur souverain, quoi quĠencore passif, est dŽjˆ requis afin de rendre possible lĠunification de ces volontŽs. CĠest lˆ le r™le transcendantal du tiers-passif dans le pacte : il ne doit pas simplement rŽsulter du pacte mais rendre effectif son mŽcanisme mme. Encore une fois, la souverainetŽ nĠest pas simplement ce qui est engendrŽ en tant que collection dĠŽlŽments discrets, mais ce qui est dŽjˆ requis fin de rendre possible la collection elle-mme.

            Il y a donc deux unitŽs distinctes ici en jeu : unitŽ-passive et unitŽ-active sont les deux unitŽs connexes de lĠinstitution du souverain. Mais lĠunitŽ assurant la mŽdiation nĠest absolument pas de mme nature que celle qui en rŽsultera. Alors que la premire est par essence passive, la seconde sera intŽgralement active, et irrŽductible puisquĠelle agira en qualitŽ de souverain. On ne peut donc pas dire que lĠunitŽ de la multitude soit simplement le rŽsultat de lĠinstitution rŽsultant du pacte, ni que le tiers, en tant quĠopŽrateur passif, soit strictement identique au souverain.

            La multitude ne se convertit en unitŽ quĠen faisant Žmerger dans lĠacte du pacte lui-mme lĠinstance tierce qui permet au pacte de fonctionner en tant quĠopŽration synthŽtique. Or du point de vue de ces causes, cĠest-ˆ-dire du point de vue des auteurs-agents qui dŽlguent leur droit, le pacte contient en rŽalitŽ une multitude de pactes. En tant qu'institution, le pacte rend possible lĠŽmergence dĠune instance dont lĠunitŽ est en rŽalitŽ le cardinal du nombre de pactes individuellement contractŽs. Hobbes insiste sur ce point en disant que Òpuisque la multitude est par nature non pas une, mais multiple, on ne peut comprendre ceux qui la composent comme sĠils ne formaient quĠun unique auteur, mais plut™t comme Žtant les multiples auteurs de ce que dit et fait, en leur nom, celui qui les reprŽsenteÓ. Celui qui les reprŽsente, en tant quĠil est dĠabord passivement instituŽ, reoit donc autant dĠautorisation quĠil nĠy a dĠindividus. Sous ce point de vue au moins, il faut ainsi considŽrer lĠunitŽ du tiers assurant la mŽdiation qui rend possible lĠŽmergence du souverain comme numŽriquement identique au nombre de pactes. Cette unitŽ cardinale du tiers lui vient de sa passivitŽ : au moment o il est investi par la multitude, le tiers appelŽ ˆ crŽer lĠinstance qui exercera la souverainetŽ contracte en lui-mme autant de volontŽs quĠil y a dĠindividus. A ce stade, cĠest-ˆ-dire du point de vue de lĠinitiative des actes dĠattribution, il y a donc un nombre X dĠauteurs, et les personnes-auteurs sont ˆ ce titre multiple. Le tiers-passif nĠest donc pas encore pourvu dĠune unitŽ irrŽductible puisque dans sa passivitŽ, il ne fait quĠintroduire une unitŽ cardinale. LĠapparition de cette unitŽ constituŽe quĠest le tiers exclu ouvre donc lĠespace de la souverainetŽ sans pour autant rendre effective lĠunitŽ irrŽductible du souverain en tant que tel. Comment sĠopre alors la conversion de cet espace potentiel en souverainetŽ rŽelle ?

 

 

 

 

 

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           En rŽalitŽ cette conversion se produit dĠelle-mme en vertu de la fonction du reprŽsentant. Le tiers passif au bŽnŽfice duquel sĠopre le contrat ne fait que circonscrire lĠespace de la souverainetŽ, sans pour autant dŽsigner ni instituer lĠinstance qui lĠexercera. Celle-ci, dit Hobbes, peut tre soit un individu, soit une assemblŽe. Quoi quĠil en soit, lorsquĠil agira, le souverain reprŽsentera en rŽalitŽ deux types de reprŽsentŽs : dĠune part il reprŽsentera chaque individu en tant que celui-ci lĠa autorisŽ ˆ agir en son nom, mais il reprŽsentera Žgalement lĠunitŽ de la multitude en tant que telle. Pour chaque acte du reprŽsentant (Ra) il y a donc deux reprŽsentŽs : lĠun (R1) est attribuŽ respectivement ˆ chaque individu ayant participŽ au pacte et autorisŽ le souverain ˆ agir en son nom, lĠautre (R2) est attribuŽ ˆ lĠunitŽ de la multitude, dont aucun individu nĠest, comme tel, ˆ lĠorigine, et dont lĠinstitution nĠest pas pensable sans la mŽdiation du tiers passif. Or, seul Ra rend possible R2. Vis-ˆ-vis de Ra, se trouve donc impliquŽes ˆ la fois une action individuelle R1 et une action collective R2. LA thse selon laquelle cĠest de lĠunitŽ du reprŽsentant, et non de lĠunitŽ du reprŽsentŽ, que la personne tire son unitŽ, ne vaut donc que pour R2, qui dŽsigne lĠunitŽ irrŽductible de la multitude.

            La premire consŽquence de cette institution de la souverainetŽ touche la nature de chaque individu, dŽsormais simultanŽment pris dans un double rapport au reprŽsentant. En tant quĠacteur du pacte ayant contribuŽ ˆ lĠinvestissement du tiers passif, lĠindividu est pris dans un rapport de rŽversibilitŽ avec le reprŽsentant : chaque acte du souverain est accompli comme Žtant son propre acte. Mais puisque lorsque le souverain agit, il agit Žgalement au nom de tous les autres, chaque acte du reprŽsentant assume dŽsormais cette unitŽ irrŽductible de la multitude, et se trouve par lˆ douŽ dĠune puissance extraordinaire, incommensurable ˆ la puissance individuelle de chaque particulier pris comme telle. Agissant au nom de tous, il actualise une puissance dont il est le seul capable puisque cĠest lui qui la rend possible. Or chaque individu, souligne Hobbes, doit se reconna”tre dans cet acte souverain. Et sĠil doit sĠy reconna”tre, cĠest parce quĠil a contribuŽ ˆ donner au souverain sa qualitŽ dĠacteur. Mais une fois la multitude convertie en unitŽ par la mŽdiation du tiers, chacun de ses ŽlŽments se voit alors associŽ ˆ la puissance incommensurable des actes du souverain, et par lˆ, se voit lui-mme pris dans un rapport de passivitŽ ˆ lĠŽgard du souverain : car cĠest le souverain qui, dŽsormais, donne ˆ chacun la possibilitŽ de se reconna”tre dans ses actes, en Žtant pris ˆ la fois sous le rapport de lĠactivitŽ et sous celui de la passivitŽ. Le reprŽsentant devient alors lĠauteur dĠune puissance souveraine dont chaque individu nĠest plus, ˆ son tour, quĠun reprŽsentant-acteur. Chaque individu est donc au regard des actes du souverain pris en tant quĠauteur originaire et acteur passif.

            Ra permet de convertir chaque individu en partie indivisible de ce tout R2 quĠil peut seul assumer. Ra seul est le tout, car cĠest lui qui introduit la possibilitŽ pour chaque individu de se voir reprŽsentŽ en tant quĠacteur singulier et membre du corps politique. Chaque R1 nĠest membre du corps politique que par sa participation ˆ R2, laquelle nĠest pas pensable sans lĠunitŽ de Ra.

            La seconde consŽquence concerne la nature de la reprŽsentation elle-mme, en tant que souveraine. LĠartifice de la reprŽsentation sĠactualise ˆ travers la personne publique artificielle, et se trouve alors en mesure de produire un nouveau type dĠunitŽ, R2, irrŽductible ˆ la somme de chaque R1 : on peut alors dire que la reprŽsentation produit lĠessence de ce quĠelle doit reprŽsenter, et par lˆ, sĠannule en tant que reprŽsentation, puisque ce quĠelle doit reprŽsenter ne la prŽcde pas mais en dŽcoule. Le rapport ordinaire de prŽexistence du reprŽsentŽ au reprŽsentant est ici renversŽ ; cĠest le reprŽsentant qui rend possible et actualise le reprŽsentŽ effectif du corps politique (R2). La reprŽsentation, ˆ travers la surdŽtermination du reprŽsentant, est donc originaire en ce sens quĠelle engendre ce quĠelle a pour charge de reprŽsenter. La reprŽsentation devient donc souveraine, chez Hobbes, puisquĠelle ne se contente pas de reprŽsenter, mais dĠinstituer. Et ce quĠelle institue, cĠest lĠunitŽ de ce quĠelle reprŽsente : Ra ne reprŽsente nĠest pas simplement lĠensemble des R1 (multiplicitŽ de contractants) mais aussi R2, lĠunitŽ de la multitude. Le reprŽsentant transcendantal voit sa passivitŽ originaire convertie en une activitŽ suprme. La reprŽsentation sĠabollit donc en tant que reprŽsentation ds le moment o les causes qui la prŽcdent nĠen explique ni la fonction, ni lĠefficience, ds le moment o lĠeffet quĠelle introduit demeure hŽtŽrogne aux ŽlŽments et au mŽcanisme (le contrat) qui lĠont rendue elle-mme possible. Affirmer que cĠest de lĠunitŽ du reprŽsentant que provient lĠunitŽ de ce quĠil reprŽsente, cĠest parler de reprŽsentation originaire, et souveraine.

            Hobbes finit donc par faire un usage du reprŽsentant qui nĠa plus rien ˆ voir avec ce quĠil a lui-mme exposŽ au dŽbut du chapitre XVI, concernant la notion de personne. Les exemples quĠil y donnait impliquaient tous, dĠune faon ou dĠune autre, un prŽexistence du reprŽsentŽ. DĠun point de vue juridique, cĠest particulirement clair, dans la mesure o il faut un auteur qui autorise lĠacteur ; et mme en convertissant le couple auteur/acteur en reprŽsentŽ/reprŽsentant, personne nĠaurait lĠidŽe de soutenir que cĠest lĠunitŽ du second qui fait celle de la personne. Mais le passage de la notion de personne ˆ celle de personnification a rendu possible un renversement ontologique au profit du reprŽsentant.

            Sur ce point, il semblerait que les commentateurs sĠentendent pour accorder ˆ Hobbes le profond mŽrite dĠavoir introduit dans la philosophie politique un concept qui, tout en ne lui Žtant pas dĠabord familier (puisquĠil appartenait ˆ la sphre juridique), est cependant capable de rŽsoudre un des problmes fondamentaux quĠelle rencontre. Le concept de personne, on vient de le voir, est effectivement un recours inespŽrŽ pour Hobbes : il permet de rŽpondre aux apories de ses ouvrages antŽrieurs et de mettre en place un vŽritable pacte social. DĠun point de vue stratŽgique et conceptuel, lĠinnovation de Hobbes dans le LŽviathan reprŽsente donc un effort, une audace et un gŽni sans pareils. Mais il est cependant permis de sĠinterroger sur la portŽe rŽelle de cette importation conceptuelle. Car Hobbes nĠutilise pas le concept de personne, ni surtout celui de reprŽsentation, dans le cadre qui est naturellement le leur ; et non seulement il opre ici un transfert de domaine, mais en plus, et cĠest lˆ le plus important, il utilise ces deux concepts dans une perspective et avec un but auxquels ils nĠŽtaient pas de prime abord destinŽs : le concept de personne nĠa jamais servi ˆ rŽsoudre le problme de lĠunitŽ du multiple, pas plus que celui de reprŽsentation. Ne peut-on pas attribuer ˆ un concept une nouvelle fonction sans modifier radicalement les paramtres dans lesquels il sĠinscrivait prŽalablement ?

            En vŽritŽ, Hobbes a dŽtournŽ le concept de personne : lĠempruntant ˆ un domaine technique qui nĠŽtait pas de nature politique, il lui a donnŽ une puissance opŽratoire rŽsolument extraordinaire, et dont on est en droit de sĠŽtonner. Car enfin, la reprŽsentation juridique, qui est en rŽalitŽ un genre dont la reprŽsentation politique nĠest en dŽfinitive quĠune espce, laisse finalement place ˆ une reprŽsentation politique elle-mme originaire. On remarquera en effet que Hobbes utilise un concept juridique qui prŽsuppose lĠordre politique afin de fonder cet ordre lui-mme. Mais les conditions dĠusage – y compris et surtout ses prŽsupposŽs ontologiques – du concept juridique de personne sont sans commune mesure avec celles qui sont dŽployŽes chez Hobbes. Et cĠest lˆ, en dŽfinitive, que rŽside lĠeffet le plus remarquable de ce transfert conceptuel : Hobbes mobilise un concept juridique afin de fonder lĠordre politique, alors que cet ordre est lui-mme prŽsupposŽ pour que fonctionne la reprŽsentation juridique. N'est-on pas ŽtonnŽ, aujourdĠhui, lorsquĠun philosophe se permet de telles migrations conceptuelles ?

 

 

 

 

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            Si la thŽorie de Hobbes rend compte de lĠinstitution possible dĠune unitŽ souveraine, elle laisse cependant dans lĠombre un problme tout aussi important portant sur le choix du souverain lui-mme. Si le transfert de droit collectif au profit dĠun tiers ouvre bien lĠespace de la souverainetŽ, ˆ partir mais en dehors de celui de la multitude (lĠespace o ne se jouent que les prestations particulires du contrat), rien nĠest dit quant au recrutement de celui qui va assumer ce pouvoir extraordinaire. Or en tout Žtat de cause, elle le rend pratiquement impossible. Car si tous les individus de la multitude contractent au profit dĠun tiers qui ne contracte pas, alors il est exclu que lĠun des individus prŽsents dans la multitude avant le contrat puisse se retrouver par la suite introduit dans lĠespace souverain. Or les seuls individus dont nous disposions afin dĠinstituer le souverain sont les mmes qui existent ˆ lĠŽtat de nature. Cet espace, tel que le conoit Hobbes, doit donc demeurer en tant que tel vide de tout occupant humain – ˆ moins dĠinvoquer sur le champ un individu lui-mme extraordinaire nulle part signalŽ. Puisque le tiers bŽnŽficiant du contrat ne doit pas contracter, aucun de ceux qui contractent ne peut investir lĠespace ainsi crŽŽ. Logiquement, le souverain ne peut pas tre un homme, si lĠon entend par lˆ lĠun des individus prŽsent dans lĠŽtat de nature et dont le calcul rationnel lui a montrŽ la nŽcessitŽ dĠabandonner lĠexercice de son droit de nature.

            Si bien que la thŽorie de Hobbes en matire de souverainetŽ nous renseigne parfaitement sur la structure et le mŽcanisme qui la rendent possible, mais demeure impuissante ˆ la rendre rŽelle, cĠest-ˆ-dire effective dĠun strict point de vue anthropologique. Une instance souveraine est bien instituŽe, dont nul ne peut assurer la responsabilitŽ. CĠest lˆ une objection des plus rudimentaires dont on sĠŽtonne quĠelle ne soit pas plus souvent ŽvoquŽe. Et ˆ supposer mme que lĠon imagine un systme de sŽlection du souverain, il faudra poser en mme temps que ce systme puisse aller puiser ailleurs que dans la multitude puisquĠil ne peut pas en tre issu, Hobbes concevant le tiers bŽnŽficiaire comme un tiers qui sĠen exclut. A moins dĠen rester lˆ, la souverainetŽ hobbesienne demeure un construction thŽorique entirement valable mais pratiquement irrŽalisable. Qui prendra en charge le pouvoir souverain ? Comment cet Ždifice peut-il espŽrer voir le jour dans lĠhistoire ? Voilˆ les deux questions auxquelles nous allons ˆ prŽsent chercher ˆ rŽpondre en mobilisant la conception R. Girardienne du mŽcanisme victimaire, et tout en conservant lĠensemble des ŽlŽments thŽoriques dont nous disposons.

 

 

 

 

         D – "sous le signe de la victime rŽconciliatrice"

 

 

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            LĠoriginalitŽ fŽconde de la conception de RenŽ R. Girard consiste en ce que lĠapparition du souverain est conue comme mŽcanisme tout aussi puissant que celui de Hobbes, mais qui sĠignore en tant que tel. La diffŽrence entre les deux ne rŽside pas tant dans la position spŽculative du problme que dans le renversement complet de sa solution. Le problme gŽnŽral des thŽories philosophiques de la souverainetŽ est quĠelles font en effet de celle-ci un choix rationnel et dŽlibŽrŽ de la part des individus prŽsents dans lĠŽtat prŽ-politique. Le souverain y est dŽsignŽ comme lĠinstance que lĠon finit nŽcessairement par dŽsirer gr‰ce ˆ un calcul de la raison, et qui ˆ ce titre rŽpond ˆ un contrat dont la fonction avouŽe est de crŽer positivement lĠespace de la souverainetŽ. Mais le mme effet peut tre obtenu si lĠespace en question nĠest plus conu de faon positive, et si le souverain nĠy appara”t, par surcroit, quĠen tant quĠŽlŽment que lĠon cherche dĠabord ˆ Žliminer. LĠespace souverain est alors conu par dŽfaut, il Žmerge ˆ son corps dŽfendant. Et de ce fait, lĠŽmergence mme de cet espace devient solidaire dĠune hallucination collective et non plus dĠun choix rationnel individuel.

            Comme on le sait, la thŽorie R. Girardienne du dŽsir mimŽtique implique ˆ lĠhorizon de son dŽveloppement la tendance ˆ la destruction du corps social. Le dŽsir nourrit ici la violence comme face cachŽe de sa propre Žnergie, dont il tire toute sa substance. La thse de R. Girard concernant le dŽsir est en effet que celui-ci est par nature toujours triangulaire, mŽdiatisŽ par autrui : je dŽsire ce que lĠautre dŽsire, parce que cĠest le dŽsir de lĠautre qui convertit lĠobjet en objet dŽsirable, et oriente ainsi mon dŽsir. Le dŽsir est mimŽtique en ce quĠil amne les individus ˆ dŽsirer les mmes objets, mais Žgalement ˆ devenir eux-mmes semblables les uns aux autres. Et par lˆ, le dŽsir nourrit la rivalitŽ, et ˆ terme engendre la violence. Mais le propre du dŽsir est quĠil ne sĠattache pas ˆ lĠobjet et que celui-ci nĠen est pas la cause : il ne na”t pas, affirme R. Girard, des qualitŽs intrinsques de lĠobjet, mais du fait quĠun autre individu dŽsire cet objet. Le dŽsir met lĠhomme en relation avec ses semblables, et non avec les objets. CĠest le dŽsir de lĠautre qui les rend dŽsirables. Ainsi le dŽsir imite-t-il toujours un autre dŽsir. Au cours de son dŽveloppement, il se dŽcentre alors de son objet : je ne dŽsire plus tant lĠobjet dŽsirŽ par lĠautre que lĠautre lui-mme, en tant que modle et mŽdiateur de mon propre dŽsir. Ds lors lĠobjet sĠefface et les individus se retrouvent situŽs dans une situation dĠaffrontement et de rivalitŽ pure. On se bat pour priver lĠautre de lĠobjet, et non plus pour possŽder lĠobjet : Òon ne dŽsire pas tant lĠobjet quĠon ne redoute de le voir possŽder par autrui.Ó Le dŽsir rŽalise ainsi son essence mŽtaphysique, qui est le nŽant dĠobjet. Celui-ci est par nature secondaire, cĠest toujours le dŽsir de lĠautre qui prime.

            Ainsi la dimension acquisitive de la mimŽsis, cĠest-ˆ-dire le fait que le rapport dĠappropriation des objets se structure suivant une identification des comportements, amne fatalement une situation conflictuelle : le modle, celui dont on suit le dŽsir, se transforme en rival. Arrivent alors Òles conflits que la convergence, vers un seul et mme objet, de deux ou plusieurs mains Žgalement avides ne peut manquer de provoquerÓ (// avec Hobbes) Avant dĠen venir lˆ, le mŽcanisme mimŽtique produit cependant une indiffŽrenciation qui va tre lĠun des problmes cruciaux pour le corps social. CĠest en effet le mouvement dĠidentification progressive du dŽsir mimŽtique qui amne la communautŽ ˆ se dŽsagrŽger, ˆ nourrir en quelque sorte sa propre entropie : Òles conflits humains sĠenracinent au premier chef dans le mimŽtique. La violence rŽciproque, cĠest lĠescalade de la rivalitŽ mimŽtique. Plus il divise, plus le mimŽtisme produit du mme.Ó Le problme est donc que le dŽsir, tout ˆ la fois, divise et rapproche. Il rend semblables ceux-lˆ mmes quĠil oppose. Survient alors ce moment o, les luttes Žtant devenues invivables, le groupe humain, la collectivitŽ, se doit de trouver une solution ˆ ce mal quĠelle a engendrŽ. Le dŽsir est un dr™le de cancer dont on ignore tout, y compris et surtout ses propres causes, mais auquel il faut impŽrativement trouver remde. CĠest lˆ que le mŽcanisme de la victime Žmissaire accomplit ce qui, chez Hobbes, fait office de passage de la multitude au tiers-passif puis ˆ la souverainetŽ.

            Les rapports humains gŽnrent par principe des conflits mimŽtiques issus du dŽsir. Comment Žviter le pire ? Lorsque la communautŽ toute entire se voit menacŽe, la seule rŽponse ˆ la violence endŽmique qui la gangrne ne peut tre que collective : la sŽlection puis le meurtre collectif dĠune victime, rŽellement coupable aux yeux de tous, des maux qui accablent lĠensemble de la collectivitŽ. La victime polarise ainsi la violence qui na”t entre les individus et sme la discorde, elle les dŽtourne d'eux-mmes en unifiant cette violence quĠelle prend, bien ˆ ses dŽpends, ˆ sa charge. Attirant sur elle les tensions de la crise mimŽtique, la victime rŽconcilie les individus qui se voient liŽs contre elle sur le modle du tous contre un (l'expression est de R. Girard lui-mme) et pensent alors avoir supprimŽ la cause du mal : "la communautŽ humaine ne fait visiblement qu'un avec ce rassemblement et c'est en fonction de lui seulement qu'elle existe" (p.108) Le mŽcanisme victimaire, avec toute la complexitŽ quĠil recle, cristallise alors les diffŽrents aspects des liens que nouent magie et politique dans la gense de la souverainetŽ. D'une part, la victime se prŽsente comme le catalyseur politique du multiple puisqu'elle assure le passage d'un Žtat fragmentaire et dŽcomposŽ du corps social ˆ un mode d'existence unifiŽ de la communautŽ ; c'est-ˆ-dire permet l'Žmergence de la communautŽ en tant que telle, dans son irrŽductibilitŽ aux individus qui la composent. D'autre part, le meurtre rŽpond ˆ une croyance ayant toutes les caractŽristiques d'une hallucination collective dans la mesure o la mŽconnaissance du processus  victimaire est sa propre condition de possibilitŽ. Enfin, la victime rŽconciliatrice se donne comme signifiant transcendantal inaugurant le jeu de diffŽrenciation structural ˆ l'Ïuvre dans le devenir des cultures et des institutions humaines. A travers elle, la souverainetŽ devient effectivement possible comme moment anthropologique inaugural puisqu'elle ouvre cet espace de force et de sens qui est le propre du social en tant que totalitŽ symbolique. Voyons alors en dŽtail ce qu'en dit RenŽ R. Girard.

 

 

 

 

 

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            1/ la victime se prŽsente comme le catalyseur du multiple. Elle est l'opŽrateur ontologique et anthropologique de l'Žmergence de lĠunitŽ rŽelle de la communautŽ, qui ne peut devenir une quĠau prix de ce meurtre collectif. La communautŽ s'institue, dans son essence et en tant que telle, ˆ travers lui. On retrouve alors la victime dans le r™le du tiers-passif prŽsent dans la pensŽe de Hobbes : comme chez lui, elle opre la synthse du multiple alors mme que celui-ci est sur le point de se dŽsagrŽger – o du moins inŽluctablement engagŽ sur la voie de l'autodestruction. Comme chez Hobbes donc, la synthse du multiple rŽpond ˆ un ultime besoin, celui de ne pas laisser la masse des individus sombrer dans la guerre de chacun contre chacun. Il faut convertir la violence mimŽtique en violence antagoniste, tournŽe vers la victime : "La rivalitŽ mimŽtique inexpiable signifie essentiellement, nous le savons, la disparition de toute enjeu objectal, et le passage de la mimŽsis d'appropriation qui dresse les membres de la communautŽ les uns contre les autres ˆ la mimŽsis de l'antagoniste qui finit par les rassembler contre une victime et les rŽconcilier." [69]

            Les deux traits essentiels du schŽma hobbesien se retrouvent ici : d'une part, la collectivitŽ ne peut se constituer en tant quĠunitŽ irrŽductible qu'ˆ travers la mŽdiation d'un ŽlŽment quĠelle expulse hors dĠelle-mme. Lˆ encore, la multitude ne se conoit pas d'elle-mme en son unitŽ mais requiert nŽcessairement une mŽdiation pour s'unifier. De la victime Žmissaire, R. Girard dit fort justement que Òfondamentalement donc, elle n'appartient pas ˆ la communautŽ mais c'est la communautŽ qui lui appartient.Ó[70] ; ou encore, qu'Òelle para”t sortir de la communautŽ et que la communautŽ para”t sortir d'elleÓ (p.112). Mais la communautŽ dont sort la victime n'est pas la mme que celle qui en sort : la premire est au bord de la crise mimŽtique, en train de succomber sous sa propre violence, la seconde est pacifiŽe et rŽconciliŽe. La multitude hobbesienne, le collectif en proie ˆ la crise s'unifie en se transfigurant. Et l'acte par lequel l'unitŽ du multiple s'institue est une forme d'aliŽnation : l'unitŽ de la communautŽ ne peut pas positivement Žmerger d'elle-mme, en soi et par soi, mais comme rŽsultat de la mŽdiation assurŽe par la victime collectivement dŽsignŽe. R. Girard insiste ˆ plusieurs reprises, lorsqu'il s'agit de penser la spŽcificitŽ anthropologique du phŽnomne, sur la nŽcessitŽ d'inclure la collectivitŽ en son entier dans le meurtre : ÒPlus le mimŽtisme devient intense, plus les conflits qu'il suscite et les rŽsolutions subsŽquentes deviennent ÒcontagieuxÓ. Il faut donc penser que les rivalitŽs mimŽtiques, en s'exaspŽrant, implique un nombre toujours plus grand de participants et ce sont eux qui se retrouvent assemblŽs autour de la victime sacralisŽe, soumis au double impŽratif de l'interdit et du rituel. La communautŽ humaine ne fait visiblement qu'un avec ce rassemblement et c'est en fonction de lui seulement qu'elle existe.Ó (p.108, nous soulignons) Si ces mŽcanismes sont dŽjˆ prŽsents ˆ certains degrŽs dans le monde animal (R. Girard en donne l'exemple p.107 en se rŽfŽrant aux conduites sexuelles et agressives dont Parle K. Lorenz), le propre du mŽcanisme chez l'homme est bien qu'il mobilise l'entire communautŽ, mais Žgalement qu'il la transfigure en la structurant autour d'institutions et de rgles de prohibitions.

            Ajoutons enfin que cette mŽdiation implique que la sŽlection de la victime se fasse ˆ l'intŽrieur du groupe (ÒJ.-M. O : Mais la victime Žmissaire, selon vous, appartient bien ˆ la communautŽ. R.G. : En tant que cette victime est rŽelle, certainement, mais pas en tant qu'elle est reprŽsentŽe dans le mytheÓ[71] : le paradoxe de l'espace de la souverainetŽ est donc qu'il est ˆ la fois intŽrieur et extŽrieur au groupe, immanent et transcendant. Immanent en ce qu'il rŽsulte d'abord d'une exclusion hors du groupe, transcendant en ce qu'il en provient, gr‰ce ˆ l'unanimitŽ des individus. D'o le fait que dans les mythes, Òla victime peut appara”tre comme extŽrieure ou intŽrieure parce qu'il semble qu'elle passe sans cesse du dehors au dedans et du dedans au dehors dans l'accomplissement de son r™le toujours salvateurÓ (p.120)

            D'autre part cette victime est caractŽrisŽe comme unitŽ passive. C'est sur elle que se dŽcharge et se dŽverse l'ensemble des prestations individuelles. Mais en retour, la communautŽ la tient pour responsable des maux qui l'accablent, et lui attribue une puissance extraordinaire. La victime, unitŽ passive faisant l'unanimitŽ de tous les individus, ouvre lĠespace de la souverainetŽ : la passivitŽ se convertit en activitŽ. " En sa qualitŽ de source apparente de toute discorde et de toute concorde, la victime originelle jouit d'un prestige surhumain et terrifiant. Les victimes qui lui sont substituŽes hŽritent de ce prestige. C'est dans ce prestige qu'il faut chercher le principe de toute souverainetŽ politique aussi bien que religieuse."[72]Mais ˆ l'inverse de Hobbes, le modle est celui du tous contre un : au lieu d'tre expressŽment destinŽ ˆ constituer le souverain, le tiers est supprimŽ, ŽliminŽ, parce qu'il fait l'objet d'une unanimitŽ ˆ son encontre : Òdans le mŽcanisme fondateur, c'est contre la victime et autour d'elle que s'effectue la rŽconciliationÓ[73]. La victime ne va d'ailleurs jouir de souverainetŽ que gr‰ce ˆ cette Žlimination. C'est donc plut™t C. Schmitt qu'il faudrait ici invoquer, du moins en ce qu'il dŽfinit le politique par la distinction de l'ami et de l'ennemi : la victime est cet ennemi public contre lequel l'ensemble des individus se retournent, et par lˆ, se constituent en communautŽ, mais l'ennemi, ici, est d'abord un individu du groupe, qu'il faut donc exclure et Žliminer afin de canaliser la violence et la supprimer. "La rivalitŽ mimŽtique inexpiable signifie essentiellement, nous le savons, la disparition de toute enjeu objectal, et le passage de la mimŽsis d'appropriation qui dresse les membres de la communautŽ les uns contre les autres ˆ la mimŽsis de l'antagoniste qui finit par les rassembler contre une victime et les rŽconcilier." (p. 105).

 

 

            2/ ce qui fŽdre les individus est une hallucination collective : ÒLĠefficacitŽ du mŽcanisme fondateur implique structurellement un malentendu au sujet de la victime, une conviction inŽbranlable que cette victime est coupableÓ[74]

            ÒIl faut compter avec lĠhallucination qui joue un r™le social spŽcifique. (É) LĠexpression Òbouc ŽmissaireÓ traduit le terme dŽsignant la victime dans le rituel dŽcrit au chapitre 21 du LŽvitique. Dans lĠusage moderne, ce terme a acquis une connotation trs particulire qui constitue une interprŽtation au moins implicite du rituel lui-mme. Il se rŽfre ˆ un mŽcanisme de victimisation arbitraire, mais non peru comme tel, qui fournit une clef pour lĠinterprŽtation des textes quasi mythique de la persŽcution mystifiŽe. Nous nĠinterprŽterions pas ces textes comme nous le faisons si nous nĠŽtions capables de les mystifier. Et nous en sommes capables ˆ partir du moment o nous comprenons que ce qui les structure, cĠest le mŽcanisme du bouc Žmissaire : ne refltent-ils pas lĠhallucination inhŽrente ˆ ce mŽcanisme ? En rŽalitŽ, les meilleurs Òboucs ŽmissairesÓ, les seuls bons Òbouc ŽmissaireÓ sont ceux qui ne sont pas reconnus comme tels.Ó[75]

            Sur quoi repose ce malentendu, cette hallucination inhŽrente au mŽcanisme ? Il faut voir en effet que la communautŽ investit arbitrairement un individu d'une double responsabilitŽ : celle d'engendrer le dŽsordre violent, et celle, non moins puissante, de rŽtablir l'ordre. Car Òsi cette victime, prŽsente et vivante dans la communautŽ, y apportait la mort et si, morte, elle apporte la vie, on sera inŽvitablement amenŽ ˆ conclure que son aptitude ˆ transcender les limites de l'humanitŽ ordinaire dans le mal comme dans le bien s'Žtend ˆ la vie et ˆ la mort. S'il y a pour elle une vie qui est mort et une mort qui est vie, c'est que les fatalitŽs de la condition humaines n'ont plus de prise sur le sacrŽ.Ó (op. cit. p. 49) Ds lors, Òcomment ne croirait-on pas que la victime a rŽellement commis les crimes dont on lĠaccuse puisquĠil a suffit de la tuer pour ramener lĠordre et la paix?Ó ( op. cit. p. 59)

            Le rapport de la communautŽ ˆ la victime est magique : non seulement parce que deux effets strictement contraires sont ramenŽs ˆ une seule et mme cause, mais en plus parce que le second (comme retour ˆ l'ordre, effet encore plus puissant que le premier puisqu'il rend ˆ nouveau la vie possible) s'appuie justement sur la mort et la disparition de la cause. Qu'une entitŽ puisse continuer d'agir alors mme qu'elle n'existe plus, et que le retour ˆ l'ordre puisse provenir d'une cause matŽriellement ou physiquement absente, est le propre d'une pensŽe qui tient le rŽel comme pouvant supporter la nŽgation du principe de contradiction, ce qui est le propre de la pensŽe magique. Il n'y a pas, pour elle, d'alternative entre une chose et son contraire, pas plus quĠentre sa prŽsence et son absence : dans tous les cas, ce qui se produit s'explique par le recours ˆ une seule et mme entitŽ dont l'essence et le pouvoir Žchappent au principe de contradiction.

            S'il fallait alors donner ˆ cette faon d'apprŽhender les phŽnomnes une explication d'ordre psychologique, ou s'il fallait plut™t s'interroger sur la nature de l'esprit capable de produire ce genre d'apprŽhension et d'explication du rŽel (puisque la toute puissance de la victime est l'explication que se donne la communautŽ afin d'Žlaborer les rites, les interdits, les mythes, etc.), nous pourrions alors tenter cette clarification par un recours ˆ la mŽtapsychologie freudienne. Car tout le processus dŽcrit par R. Girard dŽpend trs Žtroitement, on l'a vu, de la nature mme du dŽsir et des consŽquences qu'il doit nŽcessairement engendrer. Par ailleurs R. Girard n'hŽsite pas ˆ percevoir l'efficacitŽ des mŽcanismes mimŽtiques et victimaires comme Žtant dŽjˆ inscrits, dans une certaine mesure, au niveau des comportements animaux, et trs prŽcisŽment des comportements sexuels mlant ˆ la fois agression et sŽduction. C'est donc que le dŽsir, dans sa dimension proprement naturelle et vitale, a dŽjˆ affaire avec cette dualitŽ de l'amour et de la haine, parce qu'en lui opre simultanŽment ce qui est de l'ordre de la conservation et de la reproduction mais aussi de la violence et de la destruction. Or ˆ s'en tenir ˆ ce que Freud analyse tout au long de son Ïuvre comme Žtant le substrat pulsionnel de la vie psychique, on retrouve alors les traits fondamentaux du processus victimaire qui aboutit finalement ˆ l'hallucination collective, dont nous pouvons alors Žclairer le fonctionnement.

            Remarquons dŽjˆ que Freud conoit tout phŽnomne vital comme un mixte de lĠinstinct de vie et de lĠinstinct de mort. Eros et Thanatos ne sont pas tant deux pulsions antithŽtiques que les deux visages d'une seule et mme pulsion modelant avec eux chaque phŽnomne vital ; si bien que la vie elle-mme finit par appara”tre comme Òune lutte ou un compromis entre ces deux tendancesÓ, et que le moindre ŽvŽnement, vital et mme cosmique, doit tre compris comme un ÒmŽlangeÓ des deux instincts  (Essais de psychanalyse, Žd. Payot, p.211). CĠest au contraire la dissociation du mŽlange originaire qui engendre les cas pathologiques (celui de la nŽvrose, par exemple, et de la rŽgression de la libido aux stades infantiles). Freud en vient mme, dans LĠabrŽgŽ de psychanalyse (PUF, p.9) ˆ se rŽclamer dĠEmpŽdocle en ce qui concerne le mŽlange des deux principes, dĠAmour ou de Haine, dĠattraction ou de rŽpulsion, Ïuvrant ˆ toute manifestation de la vie. Il nĠest donc pas Žtonnant de voir le dŽsir, y compris dans ses manifestations humaines, prŽsenter simultanŽment une tendance ˆ lĠappropriation et une tendance ˆ la destruction de lĠobjet, de mme que de voir le mimŽtisme jouer, au niveau des comportements humains cette fois, sur les deux tableaux de lĠidentitŽ et de lĠattrait dĠun c™tŽ, et de lĠopposition et de la rivalitŽ de lĠautre. Le dŽsir est lĠŽnergie qui dŽploie par nature ces deux tendances opposŽes et qui tire sa puissance de cette opposition mme. Si le dŽsir est dynamique, ce nĠest pas en ce quĠil se meut du plein vers le vide ou de lĠtre vers le nŽant : cĠest quĠil dŽcoule dĠune tension qui lui est inhŽrente entre attrait et rŽpulsion, amour et haine, liaison et destruction. Tout dŽpend alors de la faon dont lĠun des deux termes lĠemporte sur l'autre.

            La violence ne se greffe donc pas sur le dŽsir : elle nĠappara”t pour elle-mme que lorsque lĠautre tendance (ˆ la rŽunion et ˆ la synthse) cesse ou diminue. La conclusion de cette trop brve analyse de la pulsion dans son aspect le plus mŽtaphysique est donc, en ce qui concerne la rŽsolution paradoxale de la crise mimŽtique, que si la communautŽ peut se reprŽsenter lĠaction de la victime, vivante puis morte, comme Žtant ˆ la fois source de mort et source de vie, cĠest parce quĠelle est elle-mme placŽe sous lĠinfluence considŽrable du dŽchainement des affects et de la violence : ÒSur cette victime, la communautŽ se dŽbarrasse d'une expŽrience trop intolŽrable dans le dŽsordre et trop incomprŽhensible dans le retour ˆ l'ordre pour faire l'objet d'une apprŽhension rationnelleÓ. (Des Choses cachŽesÉ pp.48-49) Si lĠapprŽhension est irrationnelle, cĠest-ˆ-dire au fond, liŽe ˆ la violation du principe de contradiction – puisque lui-mme se donne comme raison fondamentale, principe des principe, origine de toute explication logique ; cf. Aristote – cĠest justement parce que seul le dŽsir peut ici, en tant quĠŽnergie collective qui a dŽgŽnŽrŽ, rŽunir simultanŽment les contraires dans leur exacerbation mme, et permettre de voir dans la toute puissance attribuŽe ˆ la victime les deux faces opposŽes et pourtant solidaires dĠune seule et mme cause. Le dŽsordre et lĠindiffŽrenciation sont liŽs ˆ sa prŽsence, lĠordre et le retour ˆ la diffŽrenciation ˆ son absence : on constatera ici lĠopposition binaire qui structure la croyance. Le nŽgatif sĠexplique par la positivitŽ, le positif par la nŽgativitŽ.

            Si lĠon conoit donc que la crise mimŽtique est une apogŽe de la violence mimŽtique inhŽrente au dŽsir lui-mme, et si en elle la pulsion de mort semble avoir dŽfinitivement pris le dessus sur la pulsion de vie, on peut alors concevoir que seul un ŽlŽment chargŽ dĠun haut coefficient de contradiction pourra contrebalancer la crise parce quĠil opposera en lui-mme, ˆ la violence, lĠimage de lĠapaisement. Dans ce cas, le seul moyen de donner ˆ la pulsion de vie la possibilitŽ de contrecarrer son opposŽ serait de disposer dĠun objet capable de lui donner le change et de libŽrer cette charge conflictuelle en la faisant Žclater au grand jour : seul un objet assurant le passage dialectique de la destruction, liŽe positivement ˆ sa prŽsence, vers la cohŽsion, liŽe cette fois-ci ˆ son absence, pourrait alors renverser la tendance destructrice du dŽsir. CĠest une telle dialectique que rŽalise le mŽcanisme victimaire. En dŽfinitive, un tel ŽvŽnement ne peut sĠexpliquer que par une logique de la contradiction : celle-lˆ mme qui dŽcoule du substrat pulsionnel de la vie. Le mŽcanisme victimaire est donc proprement magique, ou irrationnel, parce quĠil a trs prŽcisŽment pour fonction de rŽpondre au mouvement par lequel le dŽsir, nourri de sa propre dualitŽ, se dŽploie et finit par se saturer de contradiction. Le sacrŽ ne renoue avec une exaltation dŽbridŽe dĠEros et Thanatos que lˆ o la coprŽsence des deux atteint un paroxysme sans Žquivalent dans la vie psychique du groupe : lĠhallucination est le nom de la croyance engendrŽe au paroxysme de ce Òdestin des pulsionsÓ. La victime, comme phŽnomne hallucinŽ, est quant ˆ elle la rŽponse logiquement contradictoire, et par lˆ mme cohŽrente, ˆ ce dŽchainement.

            Mais la prŽsence des contraires nĠest pas la seule caractŽristique de lĠhallucination. On sait combien Freud sĠest attachŽ, dans un essai comme LĠinquiŽtante ŽtrangetŽ par exemple, ˆ analyser les phŽnomnes de la vie consciente o le familier bascule soudainement dans lĠŽtrange parce quĠun seul et mme objet se donne simultanŽment sous deux traits contraires. Le rŽsultat de ce type dĠappara”tre, comme celui des automates par exemple, est une forme de fascination liŽe ˆ une paralysie du jugement : la chose appara”t comme Žtant ˆ la fois A et non-A. Mais ˆ lire Freud, on comprend dĠo proviennent et o sĠenracinent rŽellement cette fascination et cette paralysie.

            La vie psychique obŽit d'abord ˆ ce que Freud appelle le processus primaire, cĠest-ˆ-dire le flux des pulsions constituant le ‚a, et dont le but exclusif est de rŽpondre ˆ la satisfaction quĠexige le principe de plaisir rŽgissant la plus Òarcha•que des provinces psychiquesÓ. LĠŽnergie psychique, dĠorigine sexuelle – la fameuse libido – doit trouver satisfaction et rŽpondre au manque, cĠest-ˆ-dire supprimer lĠexcitation pulsionnelle engendrŽe par la dŽpense ŽnergŽtique. Or le propre de la vie psychique est que, sous lĠinfluence progressive du principe de rŽalitŽ, elle ne peut plus immŽdiatement obtenir la satisfaction, et doit alors recourir ˆ une forme de substitution de nature symbolique. Intervient alors ˆ nouveau lĠhallucination, mais sous une autre forme, toute aussi dŽcisive en ce qui concerne lĠŽlucidation de la crise mimŽtique et du ÒphŽnomneÓ victimaire. Telle que la conoit Freud, lĠhallucination dŽsigne en effet le procŽdŽ par lequel lĠappareil psychique – notamment par le travail du rve qui est dŽfini, rappelons le, comme satisfaction narcissique et hallucinatoire des dŽsirs refoulŽs – satisfait le dŽsir en lĠabsence dĠobjet pouvant le satisfaire. Comment cette satisfaction, en lĠabsence mme de lĠobjet, peut-elle avoir lieu ? Elle peut se rŽaliser dans la mesure o, ˆ ce niveau inconscient de la vie psychique, lĠŽnergie libidinale produit et investit elle-mme les reprŽsentations capables de produire les effets originairement liŽs aux objets extŽrieurs fournissant habituellement une matire ˆ la dŽcharge pulsionnelle. Dans le rve, le dŽsir nĠest pas seulement source de reprŽsentation : il est Žgalement source de prŽsentification. En tant quĠil est en partie affranchi de la censure du Sur-moi, le rve libre des processus libidinaux issus du moi primitif qui ont la propriŽtŽ de ne pas reposer sur la diffŽrence entre image, reprŽsentation de chose et reprŽsentation de mot, une telle diffŽrence nĠayant cours que pour les processus conscients. CĠest par lˆ que le rve est narcissique : par lui le moi engendre son propre phantasme et sĠassouvit dans sa propre activitŽ.

            CĠest donc lĠindiffŽrenciation du support libidinal qui rend  possible lĠhallucination, puisque dŽsormais la seule reprŽsentation de l'image mnŽmonique de l'objet du dŽsir provoque la mme satisfaction et agit de la mme faon que cet objet lui-mme. La puissance du rŽgime hallucinatoire vient de ce que pour la pensŽe du rve, la reprŽsentation s'abolit en tant que reprŽsentation pour se dŽpasser dans une prŽsentification du reprŽsentŽ : le dŽsir y fonctionne comme rŽgime extraordinaire de reprŽsentation o Òla reprŽsentation est dŽjˆ le garant de la rŽalitŽ du reprŽsentŽÓ (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse). La reprŽsentation nĠen est donc pas encore une ˆ proprement parler puisquĠelle se produit comme prŽsence rŽelle. La puissance hallucinatoire du dŽsir produit une satisfaction simultanŽment imaginaire et rŽelle. Ainsi que le rappellent Laplanche et Pontalis, dans l'hallucination : Òun investissement trop intense de l'image produit le mme indice de rŽalitŽ que la perceptionÓ. Cela sĠexplique en dernire analyse par la rŽgression caractŽristique du psychisme fonctionnant exclusivement suivant le mode du processus primaire : le rŽgime de satisfaction hallucinatoire s'enracine dans un stade archa•que de l'Žvolution du psychisme o la distinction du principe de rŽalitŽ et du principe de plaisir n'est pas encore ˆ l'Ïuvre, il rŽactualise un stade o le moi lui-mme ne se distingue pas encore de la rŽalitŽ qui l'environne. C'est dans le moi-rŽel, o la partition du moi et du monde, du sujet et de l'objet, n'est pas encore consommŽe, que s'Žlabore ainsi l'unitŽ de l'tre et du penser, de la chose et de sa reprŽsentation (visuelle, ou verbale), qui prŽside ˆ lĠhallucination.

            Si la crise victimaire se solde donc par un hallucination collective, cĠest parce que le dŽsir sĠy dŽploie sans doute sur ce mode archa•que. LĠapogŽe de la crise est elle-mme apogŽe du dŽsir en ce quĠil a de plus violemment paradoxal : ˆ ce dŽsir correspond un objet que lui-mme engendre de toute pice, quĠil se fabrique suivant sa propre dŽliquescence. La preuve que cĠest bien le dŽsir ici qui hallucine, et engendre la victime comme objet de satisfaction, cĠest que les acteurs du meurtre ne sĠinterrogent jamais sur la pertinence et le degrŽ de vŽritŽ des signes qui pourraient leur indiquer lĠindividu responsable des violences et du dŽsordre qui les accablent. Celui-ci se prŽsente dĠemblŽe comme porteurs de tels signes, il est toujours dŽjˆ dŽsignŽ par ces signes : ils sont la preuve immŽdiate de ce quĠils recherchent, et non la confirmation dĠhypothses seulement probables :ÒSeule la perspective des lyncheurs, et de leurs hŽritiers au cours des ‰ges, la communautŽ religieuse, peut expliquer la certitude inŽbranlable que la victime est rŽellement toute-puissante pour le mal et quĠelle doit tre dŽtruite, autrement dit que le lynchage est bien fondŽ. Seule la perspective des lyncheurs rŽconciliŽs par lĠunanimitŽ mme de ce transfert mais incapables de comprendre le mŽcanisme mimŽtique de cette rŽconciliation peut expliquer que la victime, au terme de lĠopŽration, ne soit pas seulement exŽcrŽe mais divinisŽe, puisque cĠest elle et non pas les lyncheurs eux-mmes qui va passer pour responsable de la rŽconciliation. CĠest la divinisation qui rŽvle lĠefficacitŽ du lynchage, car elle ne peut reposer que sur une impuissance totale ˆ repŽrer le transfert dont la victime fait lĠobjet, et cĠest ˆ ce transfert unanime, bien sžr, que la communautŽ doit dĠtre rŽconciliŽe ; cĠest bien pourquoi le retour ˆ la paix et ˆ lĠordre est attribuŽ ˆ la victimeÓ(Des choses cachŽesÉ, op. cit. p.125). Or pour que les signes victimaires vaillent comme preuves irrŽfutables, il faut que leur lecture et leur perception aient dŽjˆ ŽtŽ investies par tout autre chose quĠune comprŽhension rationnelle, ou tout au moins consciente et fonctionnant sur un mode logique, dŽductif. La mŽconnaissance dont ils font preuve implique au contraire un travestissement dĠores et dŽjˆ consommŽ par la puissance du dŽsir : les membres du groupe ne peroivent pas la victime comme un individu quĠils auraient dĠabord recherchŽ en fonction dĠindices rationnellement interprŽtŽs ; cĠest au contraire parce quĠils hallucinent la victime quĠelle sĠoffre dĠelle-mme comme coupable et que sa mort nĠest que la confirmation des accusations dont ils lĠaccablent. LĠefficience post-mortem de la victime ne fait que confirmer ces accusations : le cadavre est encore hallucinŽ par les membres du groupe comme cause du retour ˆ l'ordre. Car il satisfait par principe leur hallucination.

 

 

            La souverainetŽ est le fruit dĠune hallucination. Elle est bien une institution collective, mais dont la collectivitŽ nĠa nullement conscience et dont elle ignore tre le moteur, la cause, ou encore le responsable. LĠunitŽ quĠelle se donne, elle ignore se la donner. Elle la produit certes comme rŽponse ˆ un mal dont elle se sait atteinte, mais, ignorant la vŽritable origine de ce mal quĠelle a elle-mme contribuŽ ˆ dissŽminer en ses propres membres, elle ne peut jamais prendre conscience du fonctionnement illusoire du mŽcanisme par lequel elle en sort. Si elle devait en prendre conscience, si les membres du groupe devaient finir par avoir connaissance de lĠinnocence rŽelle de la victime quĠils se donnent, alors jamais le meurtre nĠaurait lieu, ou du moins nĠaurait pas lieu ainsi, sous la forme de processus hallucinatoire. Ainsi la souverainetŽ Žmerge ˆ son insu, elle nĠest jamais lĠÏuvre dĠune volontŽ consciente, ni le fruit de la raison. Il y a une prŽsomption exubŽrante dans les philosophies du contrat. LĠinstitution dont elles retracent lĠŽmergence exige en effet la mise en place dĠune instance par le biais dĠun processus dont la causalitŽ, reposant sur un engagement rationnel de chacun, ne peut produire son effet que par la mise en place dĠune opŽration magique. La synthse du multiple est le problme quĠil faut rŽsoudre, mais les moyens dont on dispose pour le rendre possible sont eux-mmes empreints de lĠefficience dont il faut rendre compte. La souverainetŽ que lĠon cherche ˆ engendrer est prŽsupposŽe, dŽjˆ ˆ l'Ïuvre dans les rouages qui la rendent possible. Si lĠon inverse la solution, et que lĠon montre que cette synthse se produit effectivement sans la volontŽ de qui que ce soit parce quĠelle est engendrŽe au cours dĠun processus qui ignore tout de lui-mme, alors on comprend pourquoi un rŽsultat extraordinaire peut lui-mme tre le fruit dĠun ŽvŽnement extraordinaire. En naturalisant, par le biais du dŽsir, lĠŽmergence de la souverainetŽ, on peut ˆ la suite de R. Girard en saisir lĠorigine anthropologique rŽelle, et donner ˆ la philosophie contractusaliste un substrat rŽel qui rend compte de la pertinence de leur position du problme en mme temps que des carences de leurs solutions rationnelles.

            R. Girard est dĠailleurs extrmement sceptique quant aux philosophies du contrat. ÒMme si les hommes trouvaient, en regardant en eux-mmes ou au-dehors parmi les choses, la centralitŽ ˆ la fois immanente et transcendante du pouvoir sacrŽ, mme sĠils pouvaient inventer cela de toutes pices, on ne comprendrait toujours pas comment ils auraient pu lĠinstaller au milieu dĠeux, lĠimposer ˆ toute une sociŽtŽ, transformer la chose en institution concrte et en mŽcanisme de gouvernement. (É) LĠidŽe est bien trop complexe pour tre lĠinvention pure et simple dĠindividus avides de pouvoir, ou alors, il faut leur attribuer une intelligence et une puissance littŽralement insondables, ce qui revient encore ˆ les sacraliser. Le roi nĠest pas un chef de bande glorifiŽ, entourŽ dĠun dŽcor pompeux et qui dissimule son origine derrire une propagande habile sur le Òdroit divinÓ. (p.63). La philosophie politique concde ˆ la raison et ˆ la volontŽ individuelles des attributs eux-mmes tellement puissants quĠil faut se rŽsoudre ˆ dire quĠici elle se donne de toute pice les moyens dĠengendrer ce pouvoir sans commune mesure avec la puissance des individus. Autant y renoncer et rechercher, dans une Òanthropologie fondamentaleÓ, le fonctionnement rŽel, profondŽment cohŽrent avec ses propres prŽmisses, des mŽcanismes collectifs, pulsionnels et hallucinatoires, qui sont seuls capables de rendre raison de lĠŽmergence anthropologique de la souverainetŽ.

           

 

 

 

 

 

            ¤ 23

 

            Enfin, le lynchage collectif signe lĠavnement du social en tant que structure symbolique. Facteur dĠordre, il assure le passage de lĠindiffŽrenciation (tendance au dŽsordre) ˆ la diffŽrenciation (retour ˆ lĠordre) par le biais du signifiant anthropologique transcendantal quĠest la victime : elle assure la redistribution des diffŽrences que la crise mimŽtique avait effacŽes, mais ouvre Žgalement lĠespace des interdits, des rites ainsi que des rgles culturelles les plus diverses. Cette partie de la thse de R. Girard touche au plus prs celle que nous avons formulŽe en introduction concernant la gense de la souverainetŽ. Nous pouvons la reformuler ˆ prŽsent en disant que si la souverainetŽ peut appara”tre, ce nĠest pas simplement ˆ la suite dĠune Žlaboration prŽalable du monde social et humain. Elle est nŽcessaire ˆ son institution mme : il nĠy a de sociŽtŽ humaine possible que gr‰ce ˆ la structure de la souverainetŽ, quĠˆ travers lĠapparition dĠune forme qui actualise et symbolise tout ˆ la fois lĠunitŽ de la collectivitŽ elle-mme, cĠest-ˆ-dire cette unitŽ irrŽductible du multiple dont lĠeffectivitŽ se signale alors par la force et la prŽgnance quĠelle opre, en tant que totalitŽ, sur les individus de la multitude dŽsormais convertis en parties indivisibles du tout. L'apparition de notion comme le hau, nous allons le voir, signifie le dŽploiement d'un tel espace souverain au cÏur mme du social. DŽjˆ avec Hobbes nous avons vu combien le primat du reprŽsentant est dŽcisif afin dĠassurer la synthse du multiple et le passage de R1 ˆ R2 ; mais R. Girard prolonge et modifie cette pensŽe en la rendant effective par le biais du mŽcanisme victimaire, o Žmerge rŽellement lĠopŽrateur souverain, le Òbouc ŽmissaireÓ, en tant que satisfaction hallucinatoire dĠune collectivitŽ aux prises avec lĠeffervescence brutale de son propre dŽsir. Nous maintenant allons voir en quoi la puissance qui caractŽrise la souverainetŽ dŽcoule finalement de sa fonction structurale, en tant que cĠest dans le dŽploiement mme du sens que sĠorigine la force dont la souverainetŽ imprgne chacune des parties du corps social. Nous touchons donc lˆ aux sources symboliques de la souverainetŽ.

 

            La notion de signifiant transcendantal proposŽe par R. Girard doit tre rapprochŽe de celle ŽlaborŽe par C. LŽvi-Strauss dans sa lecture de lĠÏuvre de M. M. Mauss, et notamment de ses analyses du mana. C. LŽvi-Strauss parle ˆ son sujet de signifiant flottant, dŽsignant par lˆ un fragment de signifiant sans signifiŽ, et donc lĠexcs de la fonction signifiante sur lĠordre des signifiŽs eux-mmes. En effet, Òles symboles sont plus rŽels que ce quĠils symbolisent, le signifiant prŽcde et dŽtermine le signifiŽÓ[76]. Le mana se prte donc ˆ toutes sortes de significations dans la mesure o il ne signifie justement rien, ˆ lĠimage des termes franais de ÒtrucÓ ou ÒmachinÓ qui, rappelle C. LŽvi-Strauss, sont utilisŽs pour Òqualifier un objet inconnu ou dont lĠusage sĠexplique mal, ou dont lĠefficacitŽ nous surprendÓ. Le mana est donc un signifiant flottant en ce quĠaucun signifiŽ dŽterminŽ ne lui est assignŽ, ni assignable : il se tient dans une indŽtermination fondamentale qui vient de lĠÒinadŽquationÓ sĠŽtablissant entre ces deux registres solidaires et complŽmentaires du sens, et rŽsultant de ÒlĠexistence dĠune surabondance de signifiant, par rapport aux signifiŽs sur lesquels elle (la condition humaine) peut se poserÓ (p. XLIX) Le mana est de ces notions qui Òinterviennent, un peu comme des symboles algŽbriques, pour reprŽsenter une valeur indŽterminŽe de signification, en elle-mme vide de sens et donc susceptible de recevoir nĠimporte quel sens, dont lĠunique fonction est de combler un Žcart entre le signifiant et le signifiŽ, ou, plus exactement, de signaler le fait que dans telle circonstance, telle occasion, ou telle de leur manifestation, un rapport dĠinadŽquation sĠŽtablit entre le signifiant et le signifiŽ au prŽjudice de la relation complŽmentaire antŽrieureÓ (p. XLIV). En rŽalitŽ lĠinadŽquation nĠimplique pas forcŽment de Òrelation complŽmentaire antŽrieureÓ entre Sa et SŽ, qui dispara”trait au profit de la nouvelle. La suite du texte nous rapproche de ce que R. Girard va lui aussi mettre en avant, ˆ savoir le fait quĠil existe un signifiant vŽritablement premier et vierge de toute relation dŽterminŽe, antŽrieure, ˆ laquelle il pourrait se substituer. Car si un tel signifiant peut vŽritablement flotter, cĠest dĠabord en vertu de sa valeur symbolique zŽro, parce quĠil est un symbole ˆ lĠŽtat pur dont la seule fonction est dĠabord dĠinaugurer la symbolicitŽ elle-mme. CĠest-ˆ-dire, la modalitŽ mme de la signification, contre lĠabsence de signification. C. LŽvi-Strauss renvoie alors, en note de bas de page, ˆ une notion issue de la phonologie, celle de phonme zŽro : Òun phonme zŽroÉ sĠoppose ˆ tous les autres phonmes du franais en ce quĠil ne comporte aucun caractre diffŽrentiel et aucune valeur phonŽtique constante. Par contre, le phonme zŽro a pour fonction propre de sĠopposer ˆ lĠabsence de phonmeÓ[77].

            Si le signifiant zŽro, celui qui va tre appelŽ ˆ jouer chez R. Girard une fonction transcendantale, semble ne comporter aucun caractre diffŽrentiel, cĠest parce quĠil ne se diffŽrencie pas lui-mme dĠautres signifiants. Il nĠest pas encore pris dans le jeu dĠune structure au sein de laquelle il pourrait signifier, comme le veut Saussure, par la place quĠil y occupe et les diffŽrences, ou oppositions, qui en assignent la valeur. De mme que le phonme zŽro a pour fonction propre de sĠopposer ˆ lĠabsence de phonme, la seule fonction du signifiant zŽro est donc de sĠopposer ˆ lĠabsence de signifiant. Ce que ne thŽmatise pas alors C. LŽvi-Strauss, mais que R. Girard va reprendre ˆ son compte, cĠest le fait que le signifiant en question sĠoppose ˆ lĠindŽtermination de tous les autres, cĠest-ˆ-dire se dŽsigne lui-mme en amont de la structure, ou cha”ne des signifiants, parce quĠil offre une prŽgnance qui lĠexclut de la zone dĠombre o demeure plongŽ le reste de la masse indiffŽrenciŽe. Ce que C. LŽvi-Strauss ne voit pas, cĠest lĠorigine de la structure en dehors dĠelle-mme, cĠest-ˆ-dire un signifiant non plus flottant mais bel et bien privŽ de toute Òrelation complŽmentaire antŽrieureÓ. CĠest lˆ que R. Girard place alors le signe victimaire comme Òexception en cours dĠŽmergenceÓ

            Et il le dit trs clairement : ÒCe nĠest pas une opposition binaire quĠil faut engendrer. Elle a un caractre purement synchronique et statique. On ne peut pas partir dĠun systme structuraliste avec deux ŽlŽments diffŽrenciŽs lĠun par lĠautre et jouissant du mme degrŽ de significationÓ. R. Girard souligne ainsi la limite de toute position structuraliste qui voit dans la relation rŽciproque des signifiants lĠorigine diacritique de la signification elle-mme. En rŽalitŽ celle-ci dŽcoule du primat encore plus rudimentaire dĠun signifiant Žmergeant en dehors de toute relation diffŽrentielle. Le signifiant transcendantal ne sĠoppose ˆ aucun autre signifiant, il se distingue dĠune masse elle-mme informe. Et R. Girard de poursuivre : ÒMais il existe un modle plus simple et seul dynamique, seul vraiment gŽnŽtique auquel personne ne songe jamais. CĠest le modle de lĠexception en cours dĠŽmergence, de lĠunitŽ, en vŽritŽ quelconque, seule ˆ ressortir dĠune masse confuse, sur une multiplicitŽ pas encore dŽnombrŽeÓ (Des choses cachŽesÉ, op. cit., p.110, nous soulignons). Ce Òmodle de symbolicitŽ la plus rudimentaireÓ, cĠest la victime Žmissaire. R. Girard en donne pour exemple des avatars bien connus qui ressortent ˆ la pratique des jeux o les participants sĠen remettent ˆ une sŽlection indŽterminŽe, laissŽe au hasard : ÒCĠest le modle du tirage au sort, de la courte paille par exemple ou de la fve dans le g‰teau des rois. Seul le morceau qui contient la fve est vraiment distinguŽ ; seule la courte paille – ou la plus longue – est significative. Le reste demeure indŽterminŽ. (É) Mmes dans les formules les plus attŽnuŽes du tirage au sort, on voit se polariser sur l'Žlu les significations multiples du sacrŽ. Celui ˆ qui la fve Žchoit, quand on "tire les Rois", voit aussit™t se cristalliser sur lui toutes les grandes oppositions rituelles. Il sert de cible aux moqueries ; il est une espce de bouc Žmissaire, mais il reprŽsente ˆ lui-mme ce groupe dont il est l'exclu ; en un sens, donc, il tr™ne au-dessus de lui : il est bien le roi. Cette mini-sacralisation pour rire Žbauche une espce de signifiant transcendantal." (p.110-111 nous soulignons). Il est dĠailleurs singulier de voir C. LŽvi-Strauss faire lui aussi rŽfŽrence aux jeux de hasard, mais sans en tirer les consŽquences qui sĠimposent : ÒQuant ˆ ÒtrucÓ, les Žtymologistes le dŽrivent dĠun terme mŽdiŽval qui signifie le coup heureux aux jeux dĠadresse ou de hasard, cĠest-ˆ-dire un des sens prŽcis quĠon donne au terme indonŽsien o certains voient lĠorigine du manaÓ.

            Mais pour R. Girard, la possibilitŽ de sŽlectionner un symbole zŽro, qui ne vaut plus par ses diffŽrences dĠavec un nombre fini dĠautres symboles, mais bien par la singularitŽ quelconque qui le fait Žmerger au-dessus dĠune masse indŽterminŽe et indŽnombrable (ce qui signifie quĠici le signifiant nĠest plus seulement flottant mais bien transcendantal puisquĠil ne sert plus ˆ Òcombler un Žcart entre le signifiant et le signifiŽÓ ni ˆ rŽsorber une quelconque ÒinadŽquationÓ entre eux, mais ˆ inaugurer et ˆ rendre possible le mŽcanisme de la diffŽrenciation en tant que telle) est dŽjˆ inscrite dans la sŽlection de la victime qui fera office de Òbouc ŽmissaireÓ. Si bien que R. Girard conclut de faon dŽcisive en affirmant que : Òle signifiant, cĠest la victime. Le signifiŽ, cĠest tout le sens actuel et potentiel que la communautŽ confre ˆ cette victime et, par son intermŽdiaire, ˆ toute chose. Le signe, cĠest la victime rŽconciliatrice.Ó (p.112) De mme que la ÒvictimeÓ du tirage au sort des jeux reprŽsente la collectivitŽ qui lĠexclut, le signifiŽ impliquŽ dans la figure de la victime renvoie ˆ la totalitŽ des membres qui participent au meurtre. Cependant, le signifiŽ est en lui-mme ignorŽ, car la foule ne sait pas, ici, quĠelle est en train de se fŽdŽrer ˆ travers lui. Ce que la victime en tant que rŽconciliatrice permet donc de reprŽsenter, cĠest ˆ la fois le retour ˆ lĠordre, la rŽconciliation, mais aussi la communautŽ en tant que telle, puisquĠˆ travers elle cĠest lĠensemble des individus qui se manifeste, lĠaction collective de tous :  ÒComme la victime est la victime de tous, cĠest sur elle quĠest fixŽ, en cet instant, le regard de tous les individusÓ. Le signifiant victimaire Žmerge comme corrŽlat de ce regard unique de la communautŽ. La victime est donc prŽcisŽment le signe de lĠavnement de la puissance du collectif, dans la nŽcessitŽ quĠil prŽsente de se voir soudŽ et apaisŽ gr‰ce ˆ une violence unanime qui se dŽcharge sur un individu. CĠest la souverainetŽ du tout qui se mŽdiatise, se cristallise et sĠeffectue en elle. Mais cette souverainetŽ est immŽdiatement solidaire dĠune nouvelle faon dĠapprŽhender les significations. Le mŽcanisme victimaire est en effet une Òprodigieuse machine ˆ Žveiller une attention dĠun ordre nouveau, la premire attention non instinctuelleÓ, cĠest-ˆ-dire une nouvelle forme de perception qui nĠest plus instinctuelle mais, dŽsormais, symbolique.

            Comment Žmerge-t-elle ? En fonction du saut qualitatif extraordinaire que signifie lĠexpŽrience du meurtre : ÒAprs sĠtre assouvie sur cette victime la violence, forcŽment, sĠinterrompt, le silence succde au vacarme. Ce contraste maximal entre le dŽcha”nement et lĠapaisement, lĠagitation et la tranquillitŽ crŽe des circonstances aussi favorables que possible ˆ lĠŽveil de cette attention nouvelle. Comme la victime est la victime de tous, cĠest sur elle quĠest fixŽ, en cet instant, le regard de tous les membres de la communautŽ. Au-delˆ de lĠobjet purement instinctuel, par consŽquent, lĠobjet alimentaire, sexuel, ou le congŽnre dominant, il y a le cadavre de la victime collective et cĠest le cadavre qui constitue le premier objet pour ce nouveau type dĠattention.Ó (p.109) CĠest la fonction symbolique qui sĠŽveille ici, cĠest-ˆ-dire une attention capable de percevoir du sens indŽpendamment des montages instinctifs liŽs aux pulsions vitales, ˆ travers un objet dont la caractŽristique fondamentale est la production dĠeffets antithŽtiques et extraordinairement puissants. Le sens auquel cette attention nouvelle est liŽ, cĠest le contraste maximum, cette prodigieuse prŽsence des contraires, ce Òretournement spectaculaire et libŽrateurÓ qui sĠeffectue avec le meurtre. Il faut y voir sans doute une sorte dĠinquiŽtude, voire mme dĠangoisse face ˆ la prŽsence inŽdite dĠun lien de cause ˆ effet incomparable ˆ toutes les expŽriences antŽcŽdentes. L'Žmergence de la fonction symbolique est donc impliquŽe, nous le voyons, dans deux choses : d'une part, elle procde d'un transfert collectif, elle rŽsulte de la synthse du multiple ˆ travers la polarisation de la communautŽ toute entire autour d'une seule et mme entitŽ sur laquelle elle dŽcharge sa violence. CĠest-ˆ-dire quĠici, cĠest la collectivitŽ qui est le sujet de cette nouvelle attention au sens, et non plus lĠindividu, comme dans le cas de lĠattention instinctuelle. Si le social est symbolique, comme lĠaffirme C. LŽvi-Strauss, ce nĠest pas simplement parce quĠil fonctionne selon un mode structural de diffŽrenciation, mais parce quĠil est engendrŽ par la perception collective elle-mme, dont il est lĠobjet privilŽgiŽ. Et si le symbolique est inconscient, cĠest parce quĠaucune forme de conscience, fžt-elle rŽflexive, ne peut en saisir ni lĠorigine ni le fonctionnement, celui-ci relevant exclusivement dĠune illusion transcendantale.

            LĠattention symbolique est Žgalement liŽe ˆ la nature de son objet. La victime fait en effet office de substitut – lequel sera repris dans tous les sacrifices rituels qui vont en dŽcouler –  puisquĠelle est perue comme responsable du dŽsordre alors quĠelle ne lĠest justement pas. DĠautre part elle est le substitut de la collectivitŽ elle-mme. Or le fait de pouvoir apprŽhender cette pseudo-cause comme source rŽelle de la violence implique le fonctionnement du rŽgime hallucinatoire de la perception, qui repose tout entier sur la possibilitŽ d'interprŽter des liens de causes ˆ effets tout en les dŽsolidarisant de leur objectivitŽ. C'est ainsi l'efficience du signe qui est consacrŽe, par le fait que la substituabilitŽ de l'objet rŽel (la cause objective de la satisfaction) et de son image n'empche cependant pas celle-ci de valoir pour celui-lˆ. Et lĠon comprend pourquoi : si la communautŽ devait se dŽbarrasser de la cause rŽelle de son dŽsordre, elle devrait se supprimer elle-mme, ce qui est bien entendu absurde. La victime, en tant quĠelle passe pour responsable, est donc le substitut dĠune cause objective introuvable. Il faut cependant, et de toute nŽcessitŽ, que la collectivitŽ se purge du mal qui la ronge : elle ne peut donc pas se satisfaire dĠautre chose que dĠun symbole, elle est nŽcessairement vouŽe ˆ dŽcharger sa violence par le biais dĠun mŽcanisme par essence symbolique. Ainsi le fait quĠen tant symbole, la victime soit douŽe de lĠefficience quĠon lui attribue, est bien la marque qu'ici le transfert collectif est solidaire d'un devenir autonome des signes, et qu'il est tout entier compris dans ce primat de la symbolicitŽ elle-mme sur l'ordre des causes. Au-delˆ de la rŽalitŽ, advient le symbolique, au cÏur mme de l'expŽrience collective.

            La communautŽ est alors mise en face dĠun objet inconnu au pouvoir profondŽment mystŽrieux :  le cadavre. En quoi est-il signe primordial, originaire ? En ce qu'il rŽintroduit la diffŽrence dont l'absence implique la tendance ˆ la destruction de la collectivitŽ. Le cadavre est ce qui donne ˆ la communautŽ la possibilitŽ de produire ˆ nouveau des diffŽrences : diffŽrence de temps et d'espace d'abord, qui dŽterminera le sacrŽ par opposition au profane, et donc les limites et les oppositions capables de rŽgir une collectivitŽ ; mais aussi dynamique originaire de la diffŽrence puisqu'ˆ partir de lui toute les diffŽrenciations vont pouvoir s'opŽrer : Òle signifiant, cĠest la victime. Le signifiŽ, cĠest tout le sens actuel et potentiel que la communautŽ confre ˆ cette victime et, par son intermŽdiaire, ˆ toute chose." La conjonction de l'actuel et du potentiel implique dans le signe-cadavre la virtualitŽ des diffŽrences ˆ venir, dŽjˆ effective dans l'extraordinaire effet de sens par lequel s'achve la crise mimŽtique. Le cadavre est souverain en ce qu'il redistribue et coordonne l'espace de vie de la communautŽ ˆ venir et le dŽploiement de la culture. "Ce que nous avons dit plus haut sur la victime paraissant se dŽsigner elle-mme comme origine et cause de tout ce qui vient d'arriver ˆ la communautŽ n'Žtait pas inexact mais au point o nous en sommes maintenant nous voyons que ce n'est pas suffisant, ce n'est pas assez radical. Il faut essayer d'Žliminer tout le contexte des significations dŽjˆ constituŽes pour comprendre qu'ˆ des niveaux toujours plus primitifs, c'est dŽjˆ le mŽcanisme de la victime Žmissaire qui opre et qui engendre les couches significatives les plus ŽlŽmentaires. (É) C'est gr‰ce ˆ la victime, en tant qu'elle para”t sortir de la communautŽ et que la communautŽ para”t sortir d'elle, quĠil peut exister, pour la premire fois, quelque chose comme un dedans et un dehors, un avant et un aprs, une communautŽ et un sacrŽ. Nous avons dŽjˆ dit que cette victime se prŽsente ˆ la fois comme mauvaise et bonne, pacifique et violente, vie qui fait mourir et mort qui assure la vie. Il n'y a pas de signification qui ne s'Žbauche avec elle et qui ne paraisse ne mme temps transcendŽe par elle. Elle para”t bien se constituer en signifiant universel. (...) (op. cit., p.112 ; nous soulignons)

            Pour mieux comprendre cette thse, il faut encore une fois lĠopposer ˆ la thŽorie que propose C. LŽvi-Strauss. Pour lui, le rite est une faon de revenir ˆ une origine indiffŽrenciŽe, ˆ un avant de la pensŽe symbolique, dont le mythe oprerait alors, seul, le procs de diffŽrenciation. Mais R. Girard fait remarquer que lĠŽtat indiffŽrenciŽ de la communautŽ nĠest jamais, en tant que tel, originaire (voir La voix mŽconnue du rŽel sur ce point) : il est lui-mme le produit vŽritablement catastrophique du mŽcanisme mimŽtique engendrŽ par le dŽsir, qui inaugure et dŽveloppe la violence du mme, et non celle de la diffŽrence. LĠŽtat indiffŽrenciŽ, dont il faut absolument sortir puisquĠil signifie la mort de la communautŽ, est donc lui-mme un rŽsultat, dont lĠeffet le plus patent est bien sžr la crise mimŽtique. La violence qui ronge le collectif est le fruit de la disparition des diffŽrences individuelles sous lĠeffet du dŽveloppement cancŽreux du mimŽtisme. CĠest alors ˆ cette crise dĠindiffŽrenciation que rŽpond le signe victimaire, qui ouvre alors la possibilitŽ dĠun espace symbolique o le signifiant transcendantal appara”t comme ce qui fait Žmerger le signifiŽ du collectif en tant que totalitŽ indivise. La victime est un signifiant souverain qui assure la cohŽsion symbolique de la force et du sens. La lecture que lĠon doit donc en faire avoir est simultanŽment symbolique et sociale, rŽelle et idŽelle, car elle ne laisse pas simplement appara”tre une totalitŽ de signes et de reprŽsentations, mais aussi de pratiques, dĠinterdits, de rites – entre autre, la notion de hau qui prŽside aux relations dĠŽchange. LĠabstraction intellectualise de C. LŽvi-Strauss, et surtout lĠincomprŽhension voire le mŽpris dont elle tŽmoigne ˆ lĠŽgard des rites, ne permet pas dĠen rendre compte. Car ce que les rites sacrificiels rejouent, afin justement dĠen dessiner lĠissue, ce nĠest pas un retour ˆ lĠindiffŽrenciŽ, mais bien la crise rŽsultant du mimŽtisme, et qui nĠest rejouŽe que pour montrer l'efficacitŽ du moyen d'en sortir, cĠest-ˆ-dire la nŽcessitŽ dĠavoir recours ˆ un nouveau sacrifice dont la victime sĠoffre comme substitut ˆ celle du lynchage collectif originel.

            ÒParce que nous comprenons sans peine que les hommes veuillent rester rŽconciliŽs, au sortir de la crise, nous comprenons aussi que les hommes s'attachent ˆ reproduire le signe ; c'est-ˆ-dire ˆ pratiquer dans le langage du sacrŽ, en substituant ˆ la victime originaire, dans les rites, des victimes nouvelles pour assurer le maintien de cette paix miraculeuse. L'impŽratif rituel, donc, ne fait qu'un avec la manipulation des signes, avec leur multiplication et constamment, s'offrent alors de nouvelles possibilitŽs de diffŽrenciation et d'enrichissement culturel. Le processus que nous avons dŽcrits dans les pages prŽcŽdentes, ˆ propos de la chasse, des animaux domestiques, des interdits sexuels, etc., pourraient tous se dŽcrire comme manipulation et diffŽrenciation du signe victimaire." (p. 112 nous soulignons)

            La sŽlection de la victime est donc arbitraire pour deux raisons : dĠune part parce quĠelle ne rŽpond Žvidemment ˆ aucune cause que lĠon pourrait objectivement lui attribuer, dĠautre part parce quĠelle repose sur un mŽcanisme qui peut se satisfaire de lĠarbitraire de la diffŽrence. La seule chose qui importe, cĠest que lĠindividu que tous sĠaccordent ˆ tuer manifeste ˆ leur Žgard une lŽgre diffŽrence qui ne vaut quĠen tant quĠelle se distingue de la masse confuse et indŽterminŽe, privŽe de toute diffŽrences, dans laquelle les autres individus se retrouvent plongŽs. La diffŽrence est gŽnŽralement physique (claudication, etc.) : lĠimportant est quĠˆ travers lĠindividu qui la porte puisse Žmerger, sur fond dĠindiffŽrenciŽ, la diffŽrence quelconque qui va ainsi cristalliser lĠattention de tous les autres parce quĠil leur est diffŽrent. Et comme nous lĠavons vu, lĠarbitraire de la sŽlection prŽsuppose sa propre mŽconnaissance. Encore une fois, lĠeffectivitŽ du processus dĠŽmergence du souverain prŽsuppose une illusion, quĠil faudrait analyser dans les termes de la pensŽe transcendantale.

 

 

(É)

 

 

 

 

Eric Beauron

 

sommaire

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[1] Tel que C. LŽvi-Strauss le raconte dans lĠhistoire de Quesalid, cf. ÒMagie et religionÓ, in Anthropologie structurale, pp.190-212.

[2] CĠest un point essentiel sur lequel R. Girard revient dĠun bout ˆ lĠautre de son Ïuvre : ÒIl faut compter avec lĠhallucination qui joue un r™le social spŽcifique. (É) LĠexpression Òbouc ŽmissaireÓ traduit le terme dŽsignant la victime dans le rituel dŽcrit au chapitre 21 du LŽvitique. Dans lĠusage moderne, ce terme a acquis une connotation trs particulire qui constitue une interprŽtation au moins implicite du rituel lui-mme. Il se rŽfre ˆ un mŽcanisme de victimisation arbitraire, mais non peru comme tel, qui fournit une clef pour lĠinterprŽtation des textes quasi mythique de la persŽcution mystifiŽe. Nous nĠinterprŽterions pas ces textes comme nous le faisons si nous nĠŽtions capables de les mystifier. Et nous en sommes capables ˆ partir du moment o nous comprenons que ce qui les structure, cĠest le mŽcanisme du bouc Žmissaire : ne refltent-ils pas lĠhallucination inhŽrente ˆ ce mŽcanisme ? En rŽalitŽ, les meilleurs Òboucs ŽmissairesÓ, les seuls bons Òbouc ŽmissaireÓ sont ceux qui ne sont pas reconnus comme tels.Ó, in R. Girard, La voix mŽconnue du rŽel, Žd. Grasset & Fasquelle, 2002, p. 53-54. Nous verrons en quoi la notion dĠhallucination offre ici une clef de lecture efficace du fonctionnement proprement magique du mŽcanisme victimaire, dans son rapport direct avec la crise du dŽsir mimŽtique. Car, chez Freud notamment – auquel R. Girard ne se rŽfre cependant pas ici – la notion dĠhallucination est essentiellement impliquŽe dans le processus primaire du principe de plaisir, qui ne dissocie pas reprŽsentation de chose et reprŽsentation de mot, ce qui est lĠessence mme de la magie.

[3] LĠexpression est de G. Mairet : Ò Un tel principe est en effet constitutif dĠune philosophie de la souverainetŽ : la multitude (i.e. le multiple) doit tre rapportŽe au souverain (i.e. lĠun) comme ˆ son principe. CĠest seulement selon lĠunitŽ de jugement quĠune multitude peut tre gouvernŽe, autrement dit ce nĠest quĠordonnŽe (rŽduite) ˆ lĠun quĠelle peut former un corps politique ou rŽpublique, cĠest-ˆ-dire un Etat. CĠest dans la forme de lĠordination du multiple ˆ lĠun que rŽside lĠŽlucidation hobbesienne de la reprŽsentation souveraineÓ, in LŽviathan, Gallimard, p. 270-271 (notes de traduction). Sur ce sujet, voir aussi, de G. Mairet. Le principe de souveraintŽ, pp. 185-197. Nous verrons cependant que cette ordination devient problŽmatique ds lors quĠelle doit non seulement rŽduire le multiple ˆ lĠun mais aussi confŽrer au souverain une forme dĠunitŽ irrŽductible au multiple dont il lui faut cependant assurer la synthse.

[4] Hobbes, LŽviathan, chapitre XVI, Žd. Sirey, trad. F. F. Tricaud.

[5] CĠest un aspect important que les commentateurs de Hobbes soulignent rŽgulirement, dans une perspective historique : alors que la notion de reprŽsentation Žtait gŽnŽralement utilisŽe par ses prŽdŽcesseurs afin de dŽfendre la souverainetŽ populaire, en faisant de celle-ci le point de dŽpart de la reprŽsentation, et du Prince son destinataire (cĠest en dire en faisant du peuple lĠorigine de la souverainetŽ), Hobbes postule que rien ne prŽcde la reprŽsentation et que cĠest le souverain qui institue le peuple. Ce point est notamment rappelŽ par R. Polin dans Politique et philosophie chez Thomas Hobbes, Vrin, 1977, p. 227 : ÒMais, le plus frŽquemment, la thŽorie de la reprŽsentation est utilisŽe par les dŽfenseurs de la souverainetŽ du peuple pour limiter et contrarier la puissance des gouvernants.Ó Signe que la question de la souverainetŽ populaire nĠest pas, chez Hobbes, un point Žvident.

[6] Par exemple dans le De Cive, deuxime section, Chapitre V, ¤ VI ÒQuĠil ne suffit pas pour entretenir la paix parmi les hommes dĠun simple consentement : mais quĠil leur faut une plus forte unionÓ (Žd. G.F. p. 140). Le titre du paragraphe exprime dŽjˆ clairement le refus de Hobbes ˆ tenir le consentement unanime pour la condition suffisante de lĠŽtablissement de la puissance souveraine. Ce refus tient au fait que ce consentement est toujours menacŽ de division interne, mais Žgalement impuissant ˆ instaurer une force rŽellement contraignante. La suite du chapitre ne fait que confirmer cet rejet du seul pacte social : ÒLes avis diffŽrents qu'ils apporteront aux dŽlibŽrations leur serviront d'obstacle. (...) D'o je tire cette consŽquence, que le consentement de plusieurs ttes (que je fais consister en cela seulement, qu'ils dirigent toutes leurs actions ˆ une mme fin et ˆ un bien commun), qu'une ligue simplement dŽfensive, ne donne pas aux confŽdŽrŽs une pleine assurance d'observer entre eux les lois de natures ci-dessus apportŽes ; mais qu'il est besoin que survienne quelque chose de plus pressant, afin que ceux qui auront une fois prtŽ leur consentement ˆ la paix, et ˆ un secours rŽciproque pour le bien public, n'entrent pas aprs cela derechef en dissension (...)Ó. (op. cit., p.141). Et plus loin : "d'o je conclus, que le consentement prtŽ, ou la sociŽtŽ contractŽe, sans une puissance supŽrieure et gŽnŽrale qui tienne les particuliers dans la crainte de la peine, ne suffit point pour donner aux hommes les assurances et les prŽcautions qu'ils doivent avoir avant de venir ˆ l'exercice de la justice naturelle." (...) la conspiration de plusieurs volontŽs tendant ˆ une mme fin ne suffit pas pour l'entretenement de la paix" (op. cit., p. 143 ; nous soulignons)

[7] Y.C. Zarka, La dŽcision mŽtaphysique de Hobbes, Vrin, 1987, p. 328.

[8] Pour un exposŽ complet et dŽtaillŽ sur cette question, voir J.TERREL, Les thŽories du pacte social, Seuil, 2001.

[9] ÒDans une monarchie, les sujets reprŽsentent la multitude, et le roi (quoique ceci semble fort Žtrange) est ce que je nomme le peupleÓ, De Cive, livre II, ¤8. Nous commenterons plus loin cette proposition dont Hobbes reconna”t lui-mme lĠŽtrangetŽ.

[10] De Cive, VI, 1, Žd. G.F. p.148.

[11] id, p.149.

[12] id, p.148.

[13] Le premier exemple qui nous vient ˆ lĠesprit est celui dĠune manifestation : pour Hobbes, un groupe de manifestants ne sera jamais un groupe, une manifestation, mais une collection dĠindividus dŽpourvue dĠunitŽ.

[14] De Cive, chap. VI, ¤ 20 (cĠest Hobbes qui souligne).

[15] Jean Terrel, Les thŽories du pacte social, Seuil, 2001. On lit p. 152 : ÒHobbes insiste sur le caractre irrŽel, immatŽriel, du transfert de droit. En rŽalitŽ, on ne donne rien ˆ lĠautre (É)Ó.

[16] Rousseau, Contrat social, livre I, chap.VI

[17] Rousseau, op. cit.

[18] CitŽ par Lucien Jaume, Hobbes et lĠEtat reprŽsentatif moderne, P.U.F., 1986, p. 118.

[19] J. Terrel souligne Žgalement que Hobbes Òmontre que la souverainetŽ dŽpend entirement, dans son existence, des volontŽs humaines, et a cependant une essence entirement indŽpendante de ses volontŽsÓ (Les thŽories du pacte social, p. 135). Nous verrons que cela contribue directement ˆ la dimension paradoxale de la souverainetŽ chez Hobbes.

[20] CĠŽtait dŽjˆ la perspective adoptŽe dans Elements of Law : ÒComment est-il possible ˆ un homme de transmettre rŽellement sa force ˆ un autre, et ˆ cet autre de la recevoir, il faut entendre par lˆ que transfŽrer son pouvoir et sa force nĠest autre que dĠabandonner ou de laisser son droit de rŽsistance ˆ celui ˆ qui il le transfreÓ, citŽ par L. Jaume (op. cit., p. 71).

[21]  ÒEntre ne pas rŽsister ˆ lĠapplication dĠune loi et accomplir ce que cette loi ordonne, il y a un fossŽ juridique que rien ne permet de combler. Le pouvoir politique excde ce que le transfert de droit lui accorde. (É) La convention sociale entendue en termes de transfert de droit des Elements of law et du De Cive sĠavre donc incapable de fonder les droits que Hobbes attribue, dans ces Ïuvres mmes, ˆ lĠEtat. Les droits du souverain excdent infiniment la convention de non-rŽsistance ˆ laquelle les sujets sĠengagent. (É) Car faute de crŽer lĠobligation, le transfert de droit ne transmettra au souverain aucune puissance nouvelle.Ó Zarka, op. cit., pp. 335-337.

[22] De Cive, op. cit., p.144, nous soulignons

[23] Rousseau semble avoir ŽtŽ le premier commentateur particulirement attentif ˆ ce point : ÒIl y aura toujours une grande diffŽrence entre soumettre une multitude et rŽgir une sociŽtŽÓ ; Du contrat social, livre I, chap. V.

[24] CĠest pourtant ce que font certains commentateurs. Par exemple, L. Jaume : Òles deux premiers traitŽs reconnaissent une telle souverainetŽ populaire, alors que le LŽviathan lĠexclut radicalementÓ (op. cit., p. 71). Nous analysons plus loin les propos de R. Polin sur ce sujet.

[25] J.F. Courtine, ÒLĠhŽritage scolastique dans la problŽmatique thŽologico-politique de lĠ‰ge classiqueÓ in LĠEtat baroque, Vrin, 1985, p. 98 (nous soulignons).

[26] J.-J. Rousseau, op.cit., p. 38.

[27] R. Polin, op. cit., p. 228

[28] idem, op. cit., p. 237

[29] idem, op. cit., p. 234

[30] D.C. ¤9 p. 254 (citŽ par L. Jaume, p.119)

[31] D. C., chap. VII, ¤ 11.

[32] Dans ces chapitres canoniques, une seule rŽfŽrence est trouvŽe, par exemple, au dŽbut du chapitre XVIII, alinŽa 3 : ÒDe cette institution de la RŽpublique dŽrivent les droits et possibilitŽs de celui ou de ceux ˆ qui le pouvoir souverain est confŽrŽ par le consensus du peuple assemblŽÓ LŽviathan, Žd. Sirey, 1971, p. 179. Mais F. Tricaud, traducteur consciencieux, propose Žgalement la version latine, o le terme de ÒpeupleÓ nĠappara”t plus, et se trouve remplacŽ par Òdevoir de tous les citoyensÓ, dans la note (5) de la mme page. On parle certes de citoyens en tant que membres dĠun peuple, et les deux concepts sont Žtroitement liŽs. Mais lĠintŽrt que prŽsentent lĠexpression Òdevoir de tous les citoyensÓ par rapport ˆ celle de Òpeuple assemblŽÓ, est quĠelle fait directement rŽfŽrence ˆ une multiplicitŽ dĠindividus distincts et non ˆ une entitŽ collective unie. Or lorsquĠon sait que le grand enjeu de Hobbes est de priver la multitude dĠunitŽ afin de confŽrer entirement celle-ci au seul souverain issu du pacte, on comprend pourquoi ces prŽcautions terminologiques sĠimposent. Nous reverrons plus loin que les deux versions, latines et anglaises, du LŽviathan, sont sujettes en dĠautres points ˆ des interprŽtations fort diffŽrentes.

[33] Toutes ces citations renvoient successivement aux pp. 177-180 du LŽviathan (op. cit. ; nous soulignons). Le lecteur attentif nĠaura pas de mal ˆ observer par lui-mme lĠomniprŽsence du pronom personnel ÒchaqueÓ ds quĠil est question de parler des entitŽs liŽes au et par le Souverain ; le corrŽlat du reprŽsentant est un ensemble dĠinstinct de reprŽsentŽs qui ne sont unis quĠen tant que reprŽsentŽs, et non en soi et par eux-mmes : ce nĠest pas un peuple qui Žmerge du contrat.

[34] LŽviathan, op. cit., chapitre XVI p. 166 (nous soulignons)

[35] Lucien Jaume, op. cit., p. 71. Nous avons montrŽ cependant que le De Cive ne reconna”t pas une telle souverainetŽ populaire, et serions par consŽquent plus nuancŽs sur ce point.

[36] idem, pp. 113-115.

[37] Il est dĠailleurs significatif de constater que R. Polin fait trs explicitement rŽfŽrence ˆ cette conception du roi comme peuple, dans les pages que nous avons citŽes (p. 234 entre autres). Mais au lieu de montrer la cohŽrence de Hobbes sur ce point, entre le De Cive et le LŽviathan, qui veut que le peuple nĠait pas de valeur conceptuelle dans ses ouvrages, il maintient lĠidŽe que le peuple est bien lĠentitŽ souverainement originaire. Pourtant, nous avons montrŽ que le LŽviathan a (presque) systŽmatiquement supprimŽ le terme.

[38] De Cive, op.cit. p.149 (nous soulignons)

[39] De Cive, op. cit.

[40] De Cive, op.cit., p.144-145. (nous soulignons)

[41] Le schme (paradoxal) de lĠunitŽ du multiple, repose sur les Žtapes suivantes :

(1) le multiple pur est par nature dŽpourvu dĠunitŽ ;

(2) le multiple pur est par nature incapable de sĠunifier de lui-mme : car (2a) il nĠexiste pas dĠunitŽ de lĠaction de la multitude, ni (2b) de valeur unitaire de lĠobjet de lĠaccord des volontŽs individuelles quĠelle comprend ;

(3) il faut donc disposer dĠune unitŽ, abstraite mais dŽjˆ constituŽe, en laquelle se projettera la multiplicitŽ des volontŽs, afin de sĠy condenser (cette unitŽ sera un seul homme ou une assemblŽe)

(4) or, puisquĠil faut bien sĠaccorder sur le fait que chacun donnera sa voix ˆ une seule et mme entitŽ, on doit considŽrer au moins une fois : (a) le fait que lĠobjet de lĠaccord des volontŽs individuelles est bien un objet, (b) que le rŽsultat de cet accord engendre bien une somme (= le transfert collectif des volontŽs individuelles)

(4) qui dŽcoule de lĠexigence (3), se pose manifestement en contradiction avec 2a et 2b.  

[42] Essai sur les donnŽes immŽdiates de la conscience, Žd. P.U.F. p.58.

[43] ibid.,, op. cit. p. 59-60 ; nous soulignons.

[44] ibid., op. cit. p. 60.

[45] R.H. Codrington, The Melanesians, Oxford, Clarendon Press, 1891, p. 119, citŽ par B. Karsenti, LĠHomme total, P.U.F., 1997, p. 234-235.

[46] ibid., p.191 sq.;, ibid.

[47] M. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, in Esquisse dĠune thŽorie gŽnŽrale de la magie É P.U.F., 1950, p. 81

[48] ibid., p. 80

[49] M. Mauss Žcrit en effet que Òle magicien ne peut pas tre conu comme un individu agissant par intŽrt, pour soi et par ses propres moyens, mais comme une sorte de fonctionnaire investi, par la sociŽtŽ, dĠune autoritŽ ˆ laquelle il est engagŽ ˆ croire lui-mmeÓ (ibid., p. 89) ; et plus loin : Òainsi, la croyance du magicien et celle du public ne sont pas deux choses diffŽrentes ; la premire est le reflet de la seconde, puisque la simulation du magicien nĠest possible quĠen raison de la crŽdulitŽ publiqueÓ (ibid.)

[50] B. Karsenti, op. cit., p. 239.

[51] M. M. Mauss, ibid., p. 101 (nous soulignons).

[52] Idem, p. 102.

[53] voir pp. 105-109.

[54] Idem., p. 111 (nous soulignons).

[55] Ibid., p. 117

[56] LĠexpression est de B. Karsenti, op. cit., p. 241. Insistant sur le fait que le mana est la Òcondition formelleÓ de ÒlĠactualisationÓ de la force magique en tant que Òprocessus de diffŽrenciation et de classification des treÓ – ˆ la faon dont la langue est, chez Saussure, un systme de signes diffŽrentiels –  Karsenti est amenŽ ˆ considŽrer lĠimportance linguistique du mana. Cependant, alors mme quĠil en vient ˆ mentionner sa fonction synthŽtique, il ne semble pas donner toute son importance ˆ la dimension proprement logique et transcendantale que M. Mauss finit par lui attribuer. Or cĠest ˆ ce niveau que sĠenracine lĠefficacitŽ formelle du mana, et non dans ses manifestations verbales et linguistiques, qui en sont elles-mmes tributaires.

[57] idem, p. 116

[58] idem. P. 116

[59] idem, p. 80

[60] Ce point est mis en lumire par C. LŽvi-Strauss, dans son Introduction ˆ lĠÏuvre de M. M. Mauss : ÒLe jugement magique, impliquŽ dans lĠacte de produire la fumŽe pour susciter les nuages et la pluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre fumŽe et nuage, avec appel au mana pour les souder lĠun ˆ lĠautre, mais sur le fait quĠun plan plus profond de la pensŽe identifie fumŽe et nuage, que lĠun est la mme chose que lĠautre, au moins sous un certain rapport, et cette identification justifie lĠassociation subsŽquente, non le contraire. Toutes les opŽrations magiques reposent sur la restauration dĠune unitŽ, non pas perdue (car rien nĠest jamais perdu), mais inconsciente, ou moins compltement consciente que ces opŽrations elles-mmes.Ó ; Introduction ˆ lĠÏuvre de M. M. Mauss, in M. M. Mauss, op. cit., pp. XLVI-XLVII

[61] ÒCĠest parce quĠils sont membres dĠune mme famille que des objets, des mouvements, des tres, des nombres, des ŽvŽnements, des qualitŽs, peuvent tre rŽputŽs semblables. CĠest encore parce quĠils sont membres dĠune classe que lĠun peut agir sur lĠautre, par le fait quĠune mme nature est censŽe [tre] commune ˆ toute la classe comme un mme sang est sensŽ circuler ˆ travers tout un clanÓ. idem, p.71

[62] EsquisseÉp113 (nous soulignons)

[63] idem p. 114 (nous soulignons)

[64] idem.

[65] CĠest ainsi que Fernando Gil dŽfinit lĠopŽrateur :  Òon appellera opŽrateur tout dispositif spŽcifique de transformation (É) les opŽrateurs ne sont pas des objets, leur sens est minimal, ils sont aussi dotŽs de forceÓ, in TraitŽ de lĠŽvidence, J. Millon, 1993 p. 218.

[66] EsquisseÉP.120

[67] Idem, p. 120

[68] ÒLa monarchie, de mme que lĠaristocratie, tire son origine de la puissance du peuple, lequel transfre son droit, cĠest-ˆ-dire la souverainetŽ, ˆ un seul hommeÓ De Cive, VII, ¤ 2 (citŽ par DŽrathŽ, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Vrin, 1970, p. 49)  

[69] R. Girard, Des choses cachŽes depuis la fondation du monde, Žd. Grasset, Paris, 1978, p.105.

[70] ibid., p .120.

[71] ibid., p.120.

[72] ibid., p.61.

[73] ibid., p.112.

[74] ibid., p.60.

[75] R. Girard, La voix mŽconnue du rŽel, Žd. Grasset & Fasquelle, 2002, p. 53-54.  

[76] Introduction ˆ lĠÏuvre de Marcel M. Mauss, in M. Mauss, op. cit. p.XXXII.

[77] R. Jakobson et J. Lotz, "Notes on the french phonemic pattern", Word, vol.5, nĦ2, aožt 1949, New York, p.155 ; citŽ in M. Mauss, op. cit.)