Les origines
symboliques de la souverainet
prambule
Tel que nous cherchons le formuler, le problme de la gense anthropologique de la souverainet se confond avec celui de lĠinstitution des normes, rgles ou interdits, qui rglent les changes – de signes, valeurs, biens, monnaies, femmes, etc. – au sein du corps social. Un espace politique est un espace souverain. QuĠest-ce quĠun espace politique ? Un espace de contrainte et de rciprocit, dont la cohsion, rgle par des liens juridiques (parfois dissimuls sous le doux nom de Ç coutume È), sĠtablit sur la solidarit des parties, et doit tre lue en termes dĠeffets de force (circulation, prestige, conflit, obligation, destruction – cf. entre autres le potlatch) et de sens (lois, rgles ou interdits : le social comme ordre juridico-moral). Mais cĠest lĠapparition ou la gense dĠun tel espace qui prsuppose une instance souveraine : parce que la solidarit des parties nĠest nulle part donne et quĠil faut la construire, parce que les volonts individuelles sont impuissantes rendre raison des effets de pouvoirs qui rgissent les comportements humains, et parce que, une rgle tant la fois ncessaire dans sa forme et contingente quant son contenu, la question se pose de savoir comment les hommes ont pu accepter de se soumettre non pas la volont dĠun seul – matre, chef ou tyran – mais celle, abstraite et implacable, dĠaucun – cĠest--dire de tous, pris collectivement. La gense du corps social en tant quĠespace politique est tributaire dĠun centre, foyer ou pivot, dont lĠunit doit tre appele souverainet. Le problme est de dcrire la gense de ce centre, coextensif lĠespace politique, mais qui, jamais, ne rsidera lĠintrieur de cet espace. Ce que P. Clastres dit du chef indien – quĠil est sans pouvoir, mais cependant ncessaire afin dĠincarner lĠunit du groupe, et que ce groupe le tient distance, lĠextrieur de lui-mme – rejoint ce que dit Hobbes du souverain – savoir quĠil unifie les volonts individuelles dont il mane, tout en mergeant en dehors de lĠespace o elles voluent.
En second lieu, la question de la gense de la souverainet ne fait sens quĠ partir du moment o on lĠenvisage dĠun point de vue mtaphysique : investissement de lĠinfini dans le fini, mais aussi pouvoir sur la vie et sur la mort. Son origine se dessine travers une anthropologie du dsir et de la finitude – que Hobbes le premier dcle et thmatise travers lĠtat de nature. LĠtat de guerre de chacun contre chacun est lĠhorizon historique et conceptuel partir duquel la gense de la souverainet prend tout son sens. Elle devient un problme rel – pour les groupes humains, mais aussi pour lĠlucidation philosophique – ds lors quĠon accepte lĠenjeu de la question portant sur les conditions ncessaires la prservation de la vie humaine. Pourquoi instaurer un tel pouvoir, sans commune mesure avec les forces individuelles ? Parce que le collectif humain doit d'abord se protger de lui-mme, parce que la menace intestine quĠil nourrit intrieurement – le mimtisme des affects dcrit par Spinoza dans lĠEthique serait articuler avec ce que Hobbes dit du dsir ainsi quĠavec ce que Ren R. Girard dcrit comme processus et crise mimtiques – appelle une rponse sans prcdent : le mirage de mort qui hante le groupe social requiert lĠmergence dĠun corps et dĠun espace politiques. La souverainet est la rponse au spectre de la finitude du corps social, laquelle sĠenracine dans le dsir mimtique.
Enfin, suivant une intuition commune F. Gil et R. Girard, la souverainet se cristallise travers une hallucination, opration destine produire des effets incommensurables avec leurs causes et faire oublier, refouler cette conversion originaire, proprement magique. Cette opration produit lĠunit du multiple – la souverainet, foyer dcentr de lĠespace politique –, dont lĠeffet immdiat est lĠefficience incroyable – parce quĠ la fois contingente et ncessaire – des rgles qui norment lĠespace politique des changes et des relations humaines.
Introduction : pense magique et corps
politique
A – Le De Cive et le problme de lĠordination du multiple
lĠun
B – Le roi, mana du corps politique ? (¤¤ 11 14)
C – Le Lviathan et les ambiguts de la notion de personne
: de lĠattribution la reprsentation (¤¤ 15 20)
D – "sous le signe de la victime
rconciliatrice" (¤¤ 21 23)
Introduction : pense magique et corps
politique
Nous qualifions de
ÒmagiqueÓ l'attitude qui consiste attribuer des effets des causes qui,
objectivement considres, sont absolument dpourvues de la puissance quĠon
leur attribue et donc incapables de produire les effets quĠon leur impute.
Ainsi des danses servant invoquer la pluie, des duvets ensanglants que les
chamanes recrachent de leur bouche afin de soigner leurs patients [1]
: la magie repose dĠabord, nos yeux, sur lĠhtrognit radicale des liens
de causalit quĠelle dploie. Son efficience est donc essentiellement une
question de point de vue : il nĠy a, proprement parler, de magie, que pour celui qui en appelle ce concept parce ce qu'il sait
bien quĠici les liens de causalit reposent en fait sur une croyance en une
causalit inexistante. Pour celui qui, en revanche, sĠen remet cette
causalit, ou plutt la croyance en cette causalit, la magie proprement
parler nĠexiste pas : il nĠy a pour lui quĠune attitude naturelle, quĠun
phnomne parmi dĠautres, quĠune faon dĠtablir dans le monde des liens
homognes de causes effets.
Considrons
alors une premire chose : il en va de la ÒmagieÓ comme du simulacre chez
Platon, cĠest--dire quĠil sĠagit en dfinitive dĠun concept dont lĠmergence
prsuppose la suppression du phnomne dont il prtend rendre compte. Lorsque
le simulacre fonctionne en effet, il nĠy a pas de simulacre : il nĠy a
simulacre que pour celui qui a djou les piges de la distance et du point de
vue qui, de loin, permettait de faire passer lĠimage pour la chose dont elle
est l'image. Ainsi de la magie : systme de croyances organises autour dĠun
mode de causalit o choses et signes, tats mentaux et vnements du monde
naturel changent leurs prdicats et sont relis par un seul et mme pouvoir,
elle est fonde sur sa propre mconnaissance en tant quĠefficience
ÒmagiqueÓ. La ÒmagieÓ ne fonctionne et nĠa rellement de
sens que pour celui qui, finalement, ignore cet autre systme de causalit que
nous appelons le dterminisme. Rciproquement, il nĠy a de magie que pour ceux qui distinguent lĠesprit et les choses et se
reprsentent la causalit non plus comme une simple croyance mais comme une
conception rationnelle de la nature, susceptible dĠtre envisage de faon
scientifique, cĠest--dire exprimentale et quantifiable.
Soulignons
dĠemble lĠimportance de ce mouvement rtrospectif du concept : l'efficace magique nĠa de sens quĠen vertu de sa
propre mconnaissance ; et inversement, sa connaissance en annule
dfinitivement la raison dĠtre. Cette mconnaissance constitutive est un point
essentiel de la magie sur lequel il nous faudra revenir. Nous allons en effet
la retrouver lĠÏuvre en tant oprateur fondamental dans la thorie conue
par Ren R. Girard au sujet de la gense de la souverainet travers les
mcanismes victimaires – mcanismes portant, de faon toute rtrospective
donc, le nom de Òbouc missaireÓ [2].
Il nĠy a en effet de bouc missaire que pour ceux qui en dnoncent lĠillusion. Mais cĠest le propre de lĠillusion que de se mconnatre dans le
mouvement mme o elle fonctionne ; ou comme le dit Gil, cĠest le propre de
lĠhallucination que dĠocculter une origine.
Una
hallucination, collective, qui sĠignore en tant que telle, serait lĠorigine
de la souverainet : la thse anthropologique de R. Girard est susceptible
dĠclairer une lecture des textes philosophiques concernant la question de
lĠinstitution du corps politique et du pouvoir souverain.
Avec
Hobbes en effet, la conception de la souverainet subit une profonde mutation
du fait de son articulation avec la thorie juridique de la personne, elle-mme
tributaire du concept de reprsentation. Ce lien dcisif entre souverainet, personne et reprsentation, magistralement dvelopp dans le Lviathan afin de rpondre aux apories du De Cive et des Elements of Law, permet de
mettre nu et – apparemment – de rsoudre le problme que
rencontre de prime abord la science politique, savoir, celui de la nature et
du fonctionnement du mcanisme de lĠinstitution du corps politique. La solution
dĠun tel problme repose, chez Hobbes, sur un principe numrique, celui de lĠordination
du multiple lĠun[3] (voir A). Mais cette synthse du multiple ne peut et ne doit sĠeffectuer
quĠau prix dĠun processus de personnification
qui fonctionne et se laisse en ralit penser grce une efficience toute
puissante de la reprsentation, dont la thse clairement formule nonce que : cĠest
lĠunit de celui qui reprsente, [et] non
lĠunit du reprsent, qui rend la personne une[4]. LĠimportation du concept juridique
de personne fera lĠobjet dĠune discussion (voir C) visant souligner que la duplicit
stratgique laquelle recourt Hobbes, dans lĠusage dĠun tel concept au sein du
champs politique, a pour fonction de donner au
reprsentant un pouvoir extraordinaire, vritablement hors-norme : celui de
produire lĠunit de ce quĠil a pour vocation de reprsenter, alors quĠil est
lui-mme sens merger du contrat que passent entre eux les individus
reprsents. La reprsentation produit ce quĠelle reprsente, et en cela, elle
apparat comme souveraine[5].
Ce
schme de la synthse politique du multiple travers la reprsentation
recouvre une dynamique et une structure qui sont susceptibles dĠtre analyses
suivant les mmes termes que ceux qui gouvernent les oprations de la pense
magique (voir B). LĠinstitution du souverain chez Hobbes nĠest pas sans rappeler ce que
lĠethnologie et la philosophie des sciences humaines nous ont appris lire
derrire les notions de mana, de hau, de potlatch ou encore de kula. Similitudes et analogies convergent ici vers un mme contenu quĠil
est important de mettre jour afin dĠlucider les racines relles de la
souverainet, dĠun point de vue thorique (ou philosophique) aussi bien que
pratique, cĠest--dire anthropologique. Dans les deux cas, le problme de
lĠinstitution du corps socio-politique se pose en effet dans les mmes termes :
il sĠagit de rendre possible lĠmergence dĠune totalit indivise et
irrductible la somme de ses membres, alors que ceux-ci, pourtant, sĠoffrent
seuls lĠexprience immdiate. Objets pars de la nature et de la culture
(nuages, fume, pluie, pierres, corps, etc.) dĠun ct, individus vivant dans
lĠtat Òde natureÓ de lĠautre : les entits sur lesquelles on sĠappuie afin
dĠagir et de dcrire le rel impliquent que lĠon se donne les moyens de penser
lĠunit et le mode de totalisation dĠun ensemble discontinu dĠentits
discrtes. La reprsentation hobbesienne et le mana ou le hau primitifs ont de ce point
de vue une mme fonction, science politique et pense magique tant lĠune et
lĠautre – la premire, certes, de faon beaucoup plus consciente et,
disons, thmatise, que la seconde – confrontes la rsolution du
problme que pose lĠadquation entre, dĠune ct, la discontinuit et la
multiplicit des entits et des prestations individuelles, et de lĠautre,
lĠunit et la continuit indispensables afin dĠassurer non seulement la
cohsion, mais encore lĠinstitution du pouvoir capable dĠen oprer la synthse.
Ce
que magie et politique ont distribuer du point de vue de leur espace
respectif, cĠest la distinction et lĠunit profonde de la force et du sens qui prsident au monde
social en tant que totalit symbolique. Sens
– cĠest--dire opration visant produire la synthse du multiple
travers une unit irrductible la somme de ses membres – dans la mesure
o il sĠagit de comprendre la faon dont un ordre juridique et conomique peut
merger sur fond dĠune absence dĠordre, ou plutt sur fond dĠun ordre relatif
tendant de lui-mme vers sa propre destruction ; force, en ce que les relations humaines quĠil sĠagit de mettre en ordre
doivent avoir t purges de la violence qui les hante – horizon spectral
de lĠtat de nature et de guerre de chacun contre chacun – ainsi que de lĠarbitraire de la
domination, au profit dĠune instance transcendante leur garantissant la paix et
jouissant dĠun pouvoir indit, imposant dĠelle-mme la contrainte des effets de
sens. Et nous verrons que cĠest le sens, ici, qui rend la force possible. Car
la souverainet nĠest pas dĠabord ce qui exerce un pouvoir – ou la nature
de ce pouvoir en tant que politique – mais ce qui gouverne le social dans
son institution mme, en tant que structure et espace symboliques.
Or
lĠinstauration de cette structure requiert la manifestation dĠun signifiant
transcendantal – pour reprendre les termes de
Ren R. Girard – qui ne peut lui-mme merger, en pralable toute forme de
totalit signifiante, que par le truchement dĠun mcanisme magique
hallucinatoire, celui du Òbouc missaireÓ. CĠest ici que la pense magique fait
rsolument corps avec lĠmergence du politique : sĠil ne peut y avoir dĠespace
politique sans souverainet, il ne peut pas non plus y avoir de souverainet
sans simulacre originaire, sans hallucination fondamentale (voir D). CĠest donc
lĠefficacit symbolique du reprsentant (thse politique de Hobbes) ou du
signifiant (thse anthropologique) quĠil sĠagit de dterminer et de
caractriser, afin de penser la solidarit des versants pratique et thorique
de la gense de la souverainet. LĠhypothse tant que la souverainet ne peut
sĠinstituer, en tant que passage du multiple l'un, quĠ travers un processus dont lĠefficience est celle, toute
"magique" – c'est--dire donc, rellement efficace – du
simulacre victimaire.
A
– Le De Cive et
le problme de lĠordination du multiple lĠun
¤ 1
Nous
partirons de Hobbes parce quĠil a pos le problme de la souverainet en des
termes radicalement nouveaux. La notion dĠtat de nature vient en effet
profondment modifier les enjeux de la pense politique. DĠune part, il sĠagit
de rendre possible une paix que les lois naturelles nous rvlent comme tant
indispensable la conservation de la vie elle-mme, mais quĠaucun pacte ou
contrat social ne peut, en tant que tel, parvenir faire rgner – Hobbes
ne cessant de souligner dans ses diffrents ouvrages l'impuissance du
consentement gnral instaurer la puissance souveraine[6].
DĠautre part, le rejet de toute transcendance, de toute thologie et de toute
rfrence une forme de souverainet pr-existante, sur laquelle le pouvoir
terrestre, quĠil soit pontifical ou royal, pourrait reposer, exige de penser
son institution sans avoir recours autre chose que ce que contient lĠtat de
nature. Il faut donc, comme le souligne Y.C. Zarka, Òfonder une unit sans la
prsupposerÓ[7], autrement
dit dcrire les rouages du processus dĠmergence du corps politique sur la
base de ce qui en constitue tout dĠabord la ngation, savoir lĠtat de nature et la guerre de chacun contre chacun qui
rsulte de l'exercice sans limite du droit naturel. Pour la premire fois
peut-tre dans lĠhistoire de la philosophie politique, on dnie non seulement
au peuple une forme quelconque dĠexistence naturelle – ce qui implique
alors un recours une thorie du contrat entendu dans un sens rsolument
juridique – mais aussi, et surtout, la souverainet demande elle-mme
tre produite dans lĠimmanence des relations pr-civiles se ralisant sur le
mode de ÒlĠinsociable sociabilitÓ – pour reprendre les termes de Kant.
Les
prmisses de la thorie hobbesienne impliquent donc un renouvellement complet
de la position et de la solution du problme de lĠinstitution souveraine. Ni
Bodin ni Grotius nĠavaient tent cette rconciliation du droit naturel, du
contrat et de la souverainet [8].
Ce qui est dcisif chez Hobbes, cĠest donc le fait que le peuple nĠa jamais
sa disposition une souverainet dont il disposerait par nature et quĠil
pourrait alors transfrer son Prince, au moyen dĠun contrat pass avec
celui-ci : la pice fondamentale du dispositif hobbesien consiste justement
faire de la relation au souverain la condition de possibilit de lĠexistence
du peuple lui-mme. Celui-ci nĠayant aucune forme
de ralit en dehors de cette mdiation qui le lie au souverain, cĠest le
souverain qui lui donne, proprement parler, son existence. CĠest donc le
souverain – dont on verra pourtant quĠil doit paradoxalement rsulter du contrat – qui cre le peuple. Le Roi est le peuple [9]
: tel est lĠaxiome paradoxal de Hobbes qui apparat ds le De Cive, et qui fait de ce qui demande tre institu (le souverain) la
condition dĠexistence de ce qui est en mesure de lĠinstituer (le peuple).
LĠopration qui engendre la souverainet consiste en ce chiasme indissoluble
entre, dĠune part, la conversion de la multitude en un peuple, et de lĠautre le
recours imprieux au souverain comme oprateur de cette conversion : la toute
puissance de la souverainet ne rside pas dans le pouvoir absolu quĠelle se
voit confr, mais dans son incroyable capacit instituer simultanment le
peuple et le souverain, moyennant une forme
originale de reprsentation. Or cĠest prcisment travers la relation de lĠun
et du multiple que se met en place cette nouvelle structure, souveraine, de la
reprsentation.
¤ 2
Dans
le De Cive, Hobbes distingue dj fermement la
notion de peuple de celle de multitude et oppose les deux grce au fonctionnement numrique de leur mode
dĠtre. Il insiste longuement sur lĠide, essentielle, que la multitude ÒnĠest
pas un certain tout quĠon puisse dsigner, comme les choses qui ont lĠunit du
nombreÓ[10].
La multitude est en effet compose de plusieurs individus dont la somme ne
donne pas lĠunit du nombre, lĠun qui dsigne la
chose dans son unit. Dans la multitude, la collection des individus produit un
nombre aussi grand quĠil y a dĠindividus : 1+1+1+nÉ = X(n). Il s'agit donc du
nombre qui est le cardinal de l'ensemble des individus prsents dans la
multitude. Nous verrons que le problme que doit rsoudre la thorie de la
personne-reprsentation est de transformer cette quation en une autre quation
: 1+1+1+nÉ = 1, cĠest--dire une synthse du multiple en une unit indivise. La
souverainet sera cette unit du multiple irrductible au multiple dont elle
est lĠunit – et dont pourtant elle semble
devoir dcouler.
La
multitude – c'est--dire la coexistence des individus dans l'tat de
nature – ne possde donc pas dĠunit par soi ; elle ne possde quĠune
apparence dĠunit (car on parle tout de mme bien dĠune multitude) divisible en autant dĠindividus qui la composent. CĠest
ce que rappelle Hobbes lorsquĠil ajoute en note : Òle nom de multitude tant
un terme collectif signifie plusieurs choses ramasses, et ainsi une multitude
dĠhommes est le mme que plusieurs hommes. Ce mme mot tant du nombre
singulier, signifie une seule chose, savoir, une seule multitude. Mais ni en
lĠune ni en lĠautre faon on ne peut concevoir que la multitude nĠait de la
nature quĠune seule volont, car chacun de ceux qui la composent a la sienne
propreÓ[11].
Si la multitude nĠa pas dĠunit, si elle est par nature seulement multiple,
cĠest parce ce quĠelle est compose dĠautant de volonts, parses et
distinctes, quĠil nĠy a dĠindividus. CĠest ce qui lĠempche de pouvoir se
constituer en entit unifie. Car supposer que ces volonts distinctes
puissent effectivement sĠunir – par lĠintermdiaire, par exemple, dĠun
accord – il nĠen demeure pas moins quĠelles ne composeront jamais une unit autonome, cĠest--dire irrductible la somme de ses membres
: comme nous l'avons vu, Hobbes refuse catgoriquement lĠide que la
souverainet puisse tre acquise par consentement gnral ou accord collectif.
La multitude est donc toujours susceptible de sĠaccorder sur un seul et mme
objet et de vouloir la mme chose, il nĠen demeure pas moins que cette
multiplicit apparemment unifie ne sera jamais quĠun ensemble de volonts bien
distinctes : ÒIl nĠy a aucune action qui doive tre attribue la multitude
comme sienne propre : mais si elle a t faite du consentement de tous ou de
plusieurs, lĠaction ne sera pas compte pour une seule, et il y aura autant
dĠactions quĠil y a eu de personnes. (É) Quand donc la multitude a fait quelque
chose, il faut entendre comme si elle avait t faite par chacun de ceux qui
composent cette multitudeÓ[12].
LĠaction
de plusieurs individus qui converge vers un seul et mme objet et se constitue
en une action collective[13]
est dpourvue dĠunit en ce que le principe qui permet de la constituer,
cĠest--dire la volont, est lui-mme multiple. CĠest toujours ce mme critre
qui revient sous la plume de Hobbes lorsquĠil oppose, dans le ¤ 8 du De Cive, le peuple et la multitude : ÒLe peuple est un certain corps, et
une certaine personne, laquelle on peut attribuer une certaine volont et une
action propre : mais il ne se peut rien dire de semblable de la multitudeÓ.
CĠest
donc le primat de la multiplicit des volonts
individuelles sur lĠunit de lĠobjet et lĠunit de lĠaction de ces mmes volonts qui fait que lĠaccord ou le consentement des
volonts individuelles, ncessaire lĠinstitution de la puissance souveraine,
nĠest cependant pas suffisant. Un tel accord demeure impuissant instaurer une volont qui puisse vouloir pour toutes les autres, il nĠengendre
pas une puissance souveraine capable de contraindre tous les individus et Òde
tenir les particuliers dans la crainte de la peineÓ. Le souverain nĠexercera
donc pas un pouvoir provenant dĠune multitude ayant choisi de sĠaccorder sur le
fait de le lui confier : il devra unifier cette multitude, lui confrer lĠunit
dont elle ne dispose jamais par elle-mme.
¤
3
Dans
ces termes, il nĠest donc pas possible parler de constitution immanente du corps politique : celui-ci ne se constitue pas au moment o les
individus acceptent de se reconnatre un intrt commun et de renoncer
l'exercice de leur droit de nature. Dans le De Cive, le corps politique merge en ralit grce un acte de transfert
de droit qui est la soumission de la volont de
chacun au profit dĠun seul, qui, de ce fait,
bnficie dĠune puissance sans limite : ÒEn effet, chaque citoyen passant une
convention avec chacun des autres parle ainsi : moi, je transfre mon droit
celui-ci, condition que toi tu transfres le tien au mme. A partir de l, le droit que chacun avait de se servir de ses
forces son propre avantage est transfr en totalit un homme ou un
conseil pour lĠavantage communÓ[14].
La formulation du contenu du contrat implique lĠinclusion, ct des individus
contractants, dĠune instance tierce qui, parce quĠelle doit en bnficier, ne
prend part aucun contrat. En ce sens, lĠinstitution du pouvoir souverain
repose sur une forme dĠextriorit par rapport aux individus qui en sont
lĠorigine et en ont lĠinitiative : la souverainet leur chappe ds lors quĠils
dcident de lĠinstaurer. Et la convention dit explicitement quĠils lĠinstaurent
afin de sĠen dfaire. Sur ce point, le Lviathan
ne changera rien aux modalits de la convention, bien que le contenu y soit
pens, nous le verrons, en terme dĠautorisation et non plus de simple
soumission.
Comme
le note J. Terrel, ce transfert du droit naturel est un dessaisissement immatriel : rien n'est rellement donn au futur souverain, on ne
fait que lui abandonner la part dĠexercice du droit naturel laquelle on
renonce, soit celle qui consiste user de sa force contre les autres [15].
Le souverain venir ne reoit pas positivement quelque chose, il ne fait que
disposer de ce quoi les autres ont renonc. Quoi quĠil en soit, la souverainet ne rside pas dans le collectif form par les
individus : elle ne fait quĠen provenir sur un mode ngatif, celui du dessaisissement des volonts individuelles par le biais du transfert de droit.
LĠunion en tant que telle ne fait pas la force : le collectif des individus
acceptant dĠunir leurs volonts demeure impuissant et dpourvu dĠefficacit
puisque cette union, se dissolvant dans la multiplicit des volonts (dont
Hobbes ne cesse de souligner la divergence et lĠparpillement) doit tre
expressment ralise au profit dĠun tiers afin de trouver en lui sa
consistance et son unit relle.
On
pourrait concevoir, bien au contraire, un mode dĠinstitution du corps politique
o, au lieu de leur chapper, la souverainet reviendrait pleinement aux
individus qui contractent. Ainsi chaque loi, chaque dcision et action de ce
corps reposerait sur lĠaccord initial des volonts, cĠest--dire, pour le dire
en termes rousseauistes, sur la volont gnrale issue de cet accord. Ce serait
l un mode de constitution immanent en ce que la souverainet du corps
politique reposerait prcisment sur lĠengagement de chacun des individus, et
lui reviendrait ensuite en tant que Òpartie indivisible du toutÓ[16].
LĠimmanence de ce mode de constitution est lisible dans le Contrat Social lorsque Rousseau crit : Òcet acte dĠassociation produit un corps
moral et collectif compos dĠautant de membres que lĠassemble a de voix,
lequel reoit de ce mme acte son unit, son moi
commun, sa vie et sa volontÓ[17].
Il est clair que Rousseau sĠloigne ici de Hobbes puisque, selon lui, aucune
instance extrieure aux contractants nĠest sollicite afin de capturer et de
synthtiser les volonts individuelles. CĠest le collectif des individus
lui-mme qui devient, en tant que collectif ou moi commun, lĠinstance souveraine – et non le tiers qui bnficie de
cette runion – et chacun des contractants en incarne effectivement une
partie indivisible. Rousseau soulignera explicitement la correspondance et la
rversibilit entre, dĠun ct, le Òcorps moral et collectif compos dĠautant
de membres que lĠassemble a de voixÓ et de lĠautre lĠunit de ce corps
collectif : lĠunit produite par le collectif politique est immanente ce mme
collectif en ce quĠelle rside dans son union en tant que telle et non dans une
instance extrieure qui vient en receuillir lĠaddition.
Ce
qui claire rtroactivement le contrat que Hobbes met en place de son ct ;
savoir que le collectif de la multitude nĠest pas ici le Òmoi communÓ puisquĠil
est priv de la souverainet au moment du pacte. Chez Rousseau, la souverainet
rejaillit sur chacun des contractants : elle rsulte dĠun accord qui est le
fruit vritable de tous les individus unifis ; chez Hobbes, la puissance issue
du corps moral et collectif est immdiatement transfre lĠinstance tierce
qui bnficie du pacte. Qualifier la constitution rousseauiste du corps
politique de constitution immanente signifie
quĠil y a adquation stricte et interne entre, dĠun ct, lĠensemble des
volonts sĠunissant travers lĠobjet sur lequel elles sĠaccordent, et de
lĠautre le rsultat de cet accord, dont la puissance se rpercute immdiatement
sur la totalit de ce corps et dans chacun de ses membres. Chez Hobbes au
contraire, les individus de la multitude se voient privs de toute originarit
du pouvoir – dans la mesure o cĠest lĠimmanence, ici, qui est originaire
: Òon ne saurait imaginer que la multitude ft un pacte avec elle-mme, ou avec
une partie dĠelle-mme, que ce soit
un homme, ou un certain nombre dĠhommes, pour se faire souveraineÓ [18].
Un tel principe dĠimmanence est donc incompatible avec la thse de
la multiplicit irrductible des volonts : pour Hobbes, ce nĠest pas de lĠunit
de ce qui fait lĠobjet des volonts que provient lĠunit de la souverainet,
mais de lĠunit de la volont elle-mme. DĠo le refus de ce critre
dĠimmanence de la souverainet aux volonts individuelles[19]
: la souverainet ne peut sĠdifier que sur la base de leur neutralisation. Ainsi les individus prsents dans la multitude forme lĠtat de
nature ne sont nullement les acteurs de la souverainet puisque, par principe,
leurs volonts divergent et demeurent distinctes les unes des autres. CĠest la
principale raison qui fait que Hobbes conoit, dans le De Cive, lĠacte par lequel merge la souverainet, selon une forme
rsolument ngative : la soumission des volonts
individuelles[20]. Ce qui
engendre lĠunit de la souverainet est purement et simplement lĠabandon de lĠexercice du droit naturel, contradictoire avec les lois de nature. Ce qui
unit, sur un mode ngatif, les individus, cĠest lĠacte rciproque par lequel
ils abandonnent le droit de se gouverner eux-mmes. Zarka, parmi dĠautres, a
soulign combien cette rponse est insuffisante et appelle des ramnagements
qui seront lĠobjet du Lviathan [21], et sur lesquels nous reviendrons plus loin.
¤
4
Il y a lieu donc dĠtre vigilant lĠgard de certaines
formulations de Hobbes dans le De Cive. Aprs avoir
formul la ncessit de Òla soumission de la volont de tous les particuliers
celle dĠun homme seul, ou dĠune assembleÓ, aux paragraphes 7 et 8 du chapitre
V, on lit au dbut du paragraphe 9 la chose suivante : ÒLĠunion qui se fait de
cette sorte, forme le corps dĠun Etat, dĠune Socit, et pour le dire ainsi,
dĠune personne civile ; car les volonts de tous les membres de la
rpublique nĠen formant quĠune seule, lĠEtat peut
tre considr comme si ce nĠtait quĠune seule tteÓ[22].
La formule souligne est ici trompeuse. DĠune part, elle laisse sous-entendre
que, ici, sĠeffectue rellement ce que Hobbes a justement rcus, savoir
lĠide que lĠunion du corps politique dcoule rellement de la somme des
volonts individuelles (ce que nous appelons le mode de constitution immanent
de la souverainet). Or il nĠen est rien car Hobbes a pris la peine de mettre
ces volonts hors dĠtat de nuire en montrant plusieurs reprises quĠen tant
quĠelles sont multiples elles sont impuissantes composer une unit. Par
ailleurs lĠunit dont il parle, celle des volonts de tous les membres de la
rpublique nĠen formant quĠune seule, ne rsulte en
fait que de la neutralisation de ces volonts
sous la forme de leur soumission, cĠest--dire du transfert de droit. Mais il
ne faut pas confondre soumettre et unifier : le dessaisissement des volonts
exclut leur accord effectif [23].
LĠunit de la volont de lĠEtat ne peut donc, par principe, provenir dĠune
somme de volonts. Sera souveraine lĠinstance qui, recevant de la soumission
des volonts de la multitude un pouvoir dont elles se sont dessaisies, sera la
seule incarner cette unit du multiple dont la multitude est par nature
dpourvue : mais comment tenir la soumission de plusieurs volonts pour leur
accord vritable ? La rponse viendra dans le Lviathan.
Quoi
quĠil en soit, parler de souverainet populaire est ici inconcevable [24].
Car par souverainet populaire, on entend dĠordinaire une souverainet qui
appartient dĠabord au peuple en tant que tel, cĠest--dire lĠensemble des
particuliers runis, et qui rside dans lĠunion de ses membres en tant quĠeffet
du rassemblement effectif de leurs volonts. CĠest ce que nous avons appel lĠimmanence. Mais ici la singularit du schma hobbesien tranche sur les
conceptions qui lĠont prcd. Rappelons en effet que le Prince est souvent
considr lĠge Classique comme
le dpositaire dĠune souverainet qui ne lui appartient pas en propre. Ce point
est rappel, entre autres, par J.F. Courtine dans un article portant sur
ÒLĠhritage scolastique dans la problmatique thologico-politique de lĠge
classiqueÓ : ÒDĠemble et naturellement le pouvoir politique appartient au
peuple comme tel, cĠest--dire constitu en corps
politique. La souverainet que le prince peut dtenir hic et nunc est donc
toujours reue : elle nĠest rien dĠautre que
cette souverainet originaire que le peuple lui a pralablement transmise. LĠautorit politique des princes prsuppose donc toujours,
titre de mdiation essentielle, le peuple en corps et la volont populaire,
lĠorigine du transfert de souverainet [25]Ó.
Dans une telle perspective, on peut effectivement parler de souverainet populaire, et le Prince peut effectivement tre considr comme le reprsentant de la personne publique – cĠest--dire de lĠunit de ce corps politique naturellement tributaire de la souverainet – parce quĠil reoit cette souverainet quĠil ne constitue pas. CĠest dĠailleurs dans cette perspective que Rousseau crit : ÒUn peuple, dit Grotius, peut se donner un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se donner un roi. Ce don mme est un acte civil, il suppose une dlibration. Avant donc dĠexaminer lĠacte par lequel un peuple lit un Roi, il serait bon dĠexaminer lĠacte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte tant ncessairement antrieur lĠautre est le vrai fondement dĠune socitÓ[26]. Rousseau distingue donc lĠacte de constitution du corps politique – autrement dit du peuple – et celui de lĠinstitution du roi, et dans sa pense cĠest le premier des deux qui instaure et la souverainet et lĠinstance souveraine. Hobbes quant lui renverse lĠordre des choses : cĠest lĠacte par lequel on lit un roi qui institue le peuple. Il fait de lĠinstitution du souverain la condition de possibilit du peuple, ce qui est indit. Peut-on alors encore parler de souverainet populaire ?
CĠest
un point qui fait dbat parmi les commentateurs – sans doute cause du
fait quĠils ne semblent pas toujours vouloir prciser le sens exact de ce
concept. Raymond Polin crit par exemple que Òpour Hobbes comme pour les
thoriciens de la souverainet du peuple, le principe de la souverainet rside
dans lĠaccord de chacun avec chacun, parmi les individus qui composent le
peupleÓ[27]
; ou encore : Ò [Hobbes] sĠest aperu que prcisment le concept de persona
ficta lui permettait de fonder le pouvoir absolu du
Souverain en sĠappuyant sur la souverainet du peuple. CĠest la tche du Lviathan dĠtablir tout dĠabord la relation de reprsentation qui unit la
personne fictive enfin rinvente et dfinie comme acteur, la personne
naturelle reconnue comme auteur, puis dĠtablir ensuite de manire claire et
distincte une hirarchie entre la multitude, qui
nĠest pas comme telle une personne, le peuple,
personne naturelle et auteur authentique responsable des actes du gouvernement,
et enfin le Souverain qui mrite bien dĠtre nomm persona civitatisÉÓ[28].
Dans la premire citation, R. Polin crit explicitement que le peuple est compos dĠindividus : la souverainet rside dans lĠaccord de chacun avec chacun, parmi les individus qui composent le peuple. Mais quel moment un ensemble dĠindividus composent-ils un peuple ? Si cĠest avant le contrat, cet ensemble est conu par Hobbes comme simple multitude. Si cĠest aprs, le peuple nĠa plus aucune forme dĠexistence puisque la souverainet ne rside pas dans lĠaccord, comme lĠcrit Polin, mais dans le rsultat de cet accord ou de ce pacte, cĠest--dire dans la puissance souveraine qui merge de la soumission par laquelle lĠensemble des individus contractent au profit dĠun tiers. R. Polin reconnat dĠailleurs explicitement, trois pages plus tt, la dimension proprement vanescente du peuple dans le De Cive : ÒDans le De Cive, il nĠy a donc jamais deux personnes face face, le Peuple et le Souverain. Au contraire, cĠest lĠeffacement du Peuple devant le Souverain, sa disparition en tant que personne, sa dissolution en multitude confuse, qui libre le Souverain de toutes obligationsÉÓ[29]. A vrai dire, Hobbes avait dj pris soin, dans le De Cive, de balayer toute ambigut concernant ce terme : ÒLe mot ÒpeupleÓ a une double signification. En un sens, il signifie seulement un nombre de gens, qui sont distingu par le lieu quĠil habitent, comme le peuple dĠAngleterre, ou le peuple de France, ce qui nĠest pas autre chose que la multitude des particuliers qui habitent ces contres, sans considration des contrats ou des pactes qui existent entre euxÓ[30].
Il est donc clair que le peuple ne dsigne pas, pour Hobbes, un semble concrt, empirique, dĠindividus. Mais il ne dsigne pas non plus, dans le De Cive, la runion des individus forme par le contrat de chacun avec chacun, puisque, comme le veut Hobbes, cĠest le roi qui est le peuple. De peuple, entendu au sens dĠun ensemble dĠindividus vivant la fois sur un territoire et uni par lĠeffet dĠun lien contractuel (et qui ds lors bnficierait, en tant quĠunion collective, dĠune quelconque prrogative dans la lgitimit du pouvoir), il nĠen existe pas proprement parler. DĠune certaine faon, la conception de Hobbes rduit nant et prive la pense politique de ce concept. Le texte est parfaitement clair l-dessus : ÒCette lection tant conclue, le peuple cesse dĠtre une personne publique, et devient une multitude confuse ; dĠautant quĠil ne formait un corps rgulier quĠen vertu de cette souverainet dont il sĠest dessaisiÓ[31]. Aprs lĠacte de transfert de droit, les individus retournent la multitude et leur union nĠaura dure quĠun bref instant.
CĠest dĠailleurs cette ambigut smantique du terme, dj releve dans le De Cive mais encore difficilement combattue, qui a d amener Hobbes tenter de se passer autant que possible de toute rfrence la notion de peuple dans le Lviathan. Force est de constater que les chapitres XVI, XVII et XVIII consacrs lĠinstitution du souverain ne mentionnent que trs peu ce terme [32]. Hobbes appelle en effet Rpublique (civitas en latin) ou Lviathan Òla multitude unie en une seule personneÓ. Cette quasi absence du terme de ÒpeupleÓ est significative : car dans le Lviathan, il nĠest jamais fait rfrence une collectivit dĠindividus unis, en tant que support de la souverainet. Bien au contraire : lorsque Hobbes indique quĠune fois le contrat pass, les individus se reconnaissent dans les actes du Souverain en vertu de lĠautorisation qui lui ont accorde, il prend soin de souligner que cette reconnaissance nĠa pas pour sujet un peuple, mais bien une multiplicit dĠindividus singuliers : Òchacun sĠavoue et se reconnaisse comme lĠauteur de tout ce quĠaura fait ou fait faire lĠauteurÓ ; Òque chacun par consquent soumette sa volont et son jugement la volont et au jugement de cet homme ou de cette assembleÓ ; Òchacun dĠentre eux, par des conventions mutuellesÓ ; Òchacun dĠentre eux ayant donn la souverainet celui qui assume leur personnalitÓ ; Òen vertu de cette autorit quĠil a reu de chaque individu de la RpubliqueÓ, etc [33].
Il
apparat ainsi clairement que Hobbes fait tous les efforts terminologiques
possibles afin dĠviter dĠemployer ou mme de se rfrer la notion de peuple en tant que concept dsignant une entit originaire et
politiquement dterminante dans la gense de la souverainet. Le peuple,
cĠest--dire lĠensemble des individus runis en tant que tel, lĠinitiative de
la souverainet, ne doit pas se voir attribu une forme de lgitimit du point
de vue de lĠautorisation. Ceux qui autorisent sont, chaque fois, des
particuliers singuliers, et la rptition vidente du singulier chacun indique que lĠautorisation ne provient pas dĠun ensemble
dĠindividus sĠtant runis avant de transmettre
en une seule fois leur autorisation collective,
mais de multiples actes distincts
dĠautorisation. Ce point est trs clair dans la pense de Hobbes qui ne cesse
de le formuler de diffrentes faons : ÒEt parce que la multitude, par nature,
nĠest pas une, mais multiple, on ne doit pas y voir un auteur, mais bien de multiples auteurs (É) Chacun donne celui qui les
reprsente tous lĠautorit qui dpend de luiÓ[34].
Dire quĠil nĠy a pas un auteur, cĠest dire quĠil
nĠy a pas de peuple. Ainsi une fois la multitude
unifie, Hobbes nĠemploiera jamais ce terme, mais celui de personne – et on verra non seulement que la personne est une par son
reprsentant, et non son reprsent, mai aussi que lĠensemble de ces derniers
nĠest pas caractris par lĠactivit inhrente au peuple, mais par une
passivit foncire lĠgard du reprsentant qui a lĠautorisation de les
commander tous.
Cette
prise de position, on ne peut plus tranche, est galement releve par L. Jaume
qui crit en effet que Òles deux premiers traits reconnaissent une telle
souverainet populaire, alors que le Lviathan
lĠexclut radicalementÓ[35].
La prsence du peuple dans ce dernier ouvrage nĠest pas corrle au concept de
souverainet. Les chapitres XVI et XVII – ce dernier portant le titre
significatif suivant : ÒDes
causes, de la gnration et de la dfinition de la rpubliqueÓ – o
lĠinstitution de celle-ci est dcrite dans le dtail, carte le peuple de toute
initiative. Et l o Hobbes emploie le terme ( partir du chapitre XVIII
notamment, comme le remarque aussi L. Jaume), il est clair que le sens quĠil
donne la notion implique une dimension essentielle de passivit, lĠinverse
du concept de souverainet populaire qui implique lĠactivit du peuple dans la
gense du pouvoir politique. Dans cette perspective, L. Jaume crit donc
juste titre que Òle texte anglais du Lviathan
montre clairement que ce nĠest pas le peuple qui est lĠauteur des actions du
souverain, mais chaque individu de la multitudeÓ, et plus loin que Òle peuple est entirement sous le contrle
du souverainÓ, dont il souligne alors Òle caractre autoritaire de lĠaction (du
souverain) sur le peupleÓ[36].
La
seconde citation de R. Polin que nous avons mentionne, et qui fait galement
rfrence au peuple en tant que personne naturelle, nĠest donc absolument pas
cohrente avec la pense de Hobbes. Car pour Hobbes, non seulement le peuple
nĠest pas un vritable concept politique – que ce soit dans le De Cive
ou le Lviathan
– mais, comme nous le verrons plus loin, lĠentit collective des
individus unis qui, chez lui, semble prendre la
place de ce concept, ne peut pas non plus tre considre comme personne
naturelle puisquĠelle est prcisment le rsultat
de lĠartifice de la reprsentation. DĠun bout
lĠautre, cĠest le roi qui est le peuple, et
cette quation majeure de la pense hobbesienne dit bien, dans tout son
paradoxe, lĠinexistence dans son Ïuvre de ce que nous entendons gnralement
par cette notion – cĠest--dire un ensemble dĠindividus tout la fois empirique
et idal, pratique et thorique, ayant rassembl leurs volonts afin de se
donner la force dĠinstituer un pouvoir commun et suprieur dont ils seront,
tous ensemble et non chacun individuellement, la racine lgitime[37].
¤
5
Pour
quĠexiste donc une souverainet originaire du
peuple, encore faut-il que celui-ci puisse pralablement en disposer, et se
constituer de lui-mme en unit sur la base dĠun
accord des volonts. CĠest prcisment ce que le concept hobbesien de multitude
rend impossible. Ce schma de la souverainet populaire est profondment
rousseauiste, mais tranger la pense de Hobbes, pour qui, entre la multitude
des particuliers contractants et le Souverain, il nĠy a pas dĠespace pour cette
entit active, collective et autonome, nomme un
peuple. Ce nĠest pas lĠunion de toutes les
volonts individuelles dans la volont dĠun seul qui donnera naissance une
Rpublique : cette union est tout simplement inconcevable si lĠon sĠen tient
lĠessence de la multitude. La question qui se pose donc ce stade est de
savoir comment Hobbes conoit le passage de la multitude au peuple.
Pour
notre auteur, la rponse propose dans le De Cive est pour le moins vidente ; en effet : Òsi les membres de cette
multitude sĠaccordent et prtent lĠun aprs lĠautre leur consentement, ce que
de l en avant la volont dĠun certain homme particulier, ou celle du plus
grand nombre, soit tenue pour la volont de tous en gnral ; alors, la
multitude devient une seule personne qui a sa volont propre, qui peut disposer de ses actions, telles que sont, commander,
faire des lois, acqurir, transiger, etc. Il est vrai, quĠon donne cette
personne publique le nom de peuple, plutt que celui de multitudeÓ[38].
Ce
qui est pour le moins surprenant dans ce passage de la multitude au peuple,
cĠest que Hobbes semble prsent accepter le critre sur il a pralablement
insist, afin de le rcuser. Alors quĠon lisait, quelques lignes plus haut, quĠil
nĠy a aucune action qui doive tre attribue la multitude comme sienne propre du fait que lorsque la multitude a fait quelque chose, il faut
entendre comme si elle avait t faite par chacun de ceux qui composent cette
multitude, il semblerait maintenant que lĠaccord
de tous – portant sur le consentement futur ce que de l en avant la
volont dĠun certain homme particulier, ou celle du plus grand nombre, soit
tenue pour la volont de tous en gnral –
soit un accord effectivement possible. Mais si la multitude ne comporte en
ralit aucune forme dĠunit et si elle nĠest par principe compose que de
multiples actions et de volonts distinctes, dĠo vient ce premier accord, sur
quoi repose ce consentement initial ? Pourquoi ne se dsagrge-t-il pas en
autant de volonts quĠil nĠy a dĠindividus ? En dĠautres termes : comment un accord,
provenant de la multitude, peut-il avoir lĠunit et la consistance dĠun acte
qui nĠest compos que dĠune multiplicit de volonts foncirement dpourvue
dĠunit ? Soit Hobbes est en train dĠaccepter le point pralablement rejet
– lĠunit de la multitude – soit il nĠavait aucune raison de le
rejeter, puisquĠil lui faut prsent le mobiliser. Soit encore, et cĠest ce
que nous allons voir, il avait besoin de le rejeter pour pouvoir ensuite
montrer que ce nĠest pas le peuple qui institue le roi, mais bien le roi qui
est le peuple.
¤
6
Le
passage de la multitude au peuple est un vnement crucial, suffisamment
important pour quĠon sĠattarde davantage sur ses modalits. Le mode dĠtre
numrique de la multitude est en effet un rel problme pour Hobbes qui
considre juste titre lĠambigut smantique du terme. Car nous parlons bien
dĠune multitude, mais le langage a ici le tort
de nous faire croire lĠunit dĠune chose qui nĠa en ralit aucunement
lĠunit du nombre. Une multitude nĠest jamais une, et sur ce point, Hobbes conservera toujours le mme principe : Òla
multitude, par nature, nĠest jamais une, mais multipleÓ, affirme-t-il au chapitre XVI du Lviathan. Or par un certain aspect au moins, elle semble lĠtre, puisque le
terme est au singulier. Pour dfaire alors cette apparente unit lexicale de la
multitude, Hobbes introduit alors un critre mthodologique important : il ne
doit retenir de la multitude que les lments
qui la composent, au dtriment de lĠeffet que
pourrait produire leur addition ou runion en une action collective. De la mme
faon, lĠunit de lĠobjet de ces volonts, il oppose la multiplicit de ces
volonts elles-mmes. Car, comme il le souligne expressment, lorsque la
multitude agit, on pourrait avoir lĠimpression
que son action est une ; or nous devons
considrer quĠelle ne lĠest pas : ÒQuand donc la multitude a fait quelque
chose, il faut entendre comme si elle avait t faite par chacun de ceux qui
composent cette multitudeÓ [39].
Le Òcomme siÓ de cette proposition exprime le prcepte, artificiel, qui
consiste supprimer lĠide, en quelque sorte nave, selon laquelle une action
collective est bien une action, et non une
multiplicit dĠactions individuelles. Car cĠest gnralement ainsi que nous
concevons les actions collectives : lorsquĠune grve ou une manifestation, par
exemple, ont lieu, on ne compte quĠun seul vnement, et non une multiplicit
de grves ou de manifestations individuelles.
Mais
Hobbes veut clarifier le fait que lĠaction collective mene par plusieurs
individus nĠest pas une action. Ayons bien
prsente lĠesprit cette proposition essentielle du De Cive : ÒIl nĠy a aucune action qui doive tre attribue la
multitude comme sienne propre : mais si elle a t faite du consentement de
tous ou de plusieurs, lĠaction ne sera pas compte pour une seule, et il y aura
autant dĠactions quĠil y a eu de personnes. (É) Quand donc la multitude a fait
quelque chose, il faut entendre comme si elle avait t faite par chacun de
ceux qui composent cette multitude.Ó Le fait que Hobbes ait ressenti la ncessit de prciser ce point
dans une note nĠest en rien ngligeable : il lui fallait expressment indiquer la condition qui
claire sa conception de lĠunit et de la multitude, afin de montrer en quoi
celle-ci ne peut jamais sĠunifier travers le rsultat dĠune addition,
cĠest--dire par lĠeffet de lĠaction collective de ses membres.
Avec
ce rquisit concernant lĠaction collective, Hobbes distingue donc soigneusement
ce qui sĠadditionne et le rsultat de cette addition, les lments de
lĠensemble et la runion de ces lments en une somme travers lĠeffet de leur
action commune. Le but tant de supprimer lĠide selon laquelle plusieurs
individus pourraient former une telle unit.
Afin de priver la multitude de toute unit ainsi que de toute possibilit de
sĠunifier, nous devons donc observer la rgle suivante : en ce qui concerne
ÒlaÓ multitude, nous ne devons en aucun cas tenir compte de lĠeffet produit par
lĠaddition des multiples volonts de ses membres, mais nous borner ne
constater que les lments de cet ensemble. Ces lments, en tant que multiples,
priment sur lĠeffet produit par leur runion. La multitude doit tre envisage
comme multiple pur : de cet ensemble, nous ne
devons garder que la stricte multiplicit des lments et non ce par quoi ils
peuvent sĠunir, cĠest--dire leur runion ou addition considres du point
de vue de leur rsultat. CĠest ce rsultat, la
fois un et collectif, que Hobbes dnie toute forme de ralit. Le point de vue
que nous devons donc adopter pour considrer la multitude en tant quĠensemble
est celui qui laisse dans lĠombre lĠunit de lĠeffet produit par lĠaddition des
lments de cet ensemble (de leur volont et de leur action). Ces lments
peuvent bien sĠadditionner (agir ensemble) mais ils ne peuvent pas sĠunifier
(produire un acte commun). LĠaction collective de plusieurs volonts nĠest
donc pas une action collective : elle nĠest quĠune
multiplicit pure dĠactes isols. 1+1+1+nÉ = X(n)
Le
point le plus dcisif est cependant que Hobbes ne justifie nulle part ce
rquisit. Il nous invite faire comme si une
action collective nĠen tait pas une, mais ne nous dit nulle part pourquoi il faut lĠenvisager ainsi. QuĠest-ce donc qui lĠautorise soutenir
ainsi que lorsque la multitude fait quelque chose, on doit concevoir que cette
action collective se dissout dans lĠaction individuelle de chacun de ses
membres ? Hobbes ne fait que sĠexprimer en
disant quĠil Òfaut lĠentendreÓ ainsi, et que tout se passe Òcomme siÓ cette
action tait celle de chaque particulier.
¤
7
Pourtant,
il y a au moins une action collective dont Hobbes va devoir tenir compte pour
passer du multiple pur son unit, et faire sortir la multitude dĠelle-mme
afin de constituer le peuple : cĠest celle au cours de laquelle les membres de
la multitude sĠaccordent et prtent lĠun aprs lĠautre leur consentement, afin que la volont dĠun seul (ou dĠune assemble) soit tenue
pour celle de tous en gnral. Cette fois en effet,
il nĠest plus question de prtendre que lĠaction de plusieurs individus runis
demeure impuissante produire une somme non seulement numriquement
quivalente au nombre des individus mais aussi, et surtout, une et indivisible,
puisquĠil faut quĠelle soit dsormais tenue pour celle de tous.
Pour
constituer un pouvoir en tant que souverain (jouissant pleinement de son droit
de nature), il faut tenir compte de lĠeffet commun et unique des actes
travers lesquels une multiplicit de volonts distinctes se dessaisit au
profit dĠun tiers. Afin de sortir de la multitude, nous devons prsent
considrer la multiplicit des dessaisissements individuels comme produisant
bien une seule et mme soumission de toutes les volonts, puisque le souverain
doit pouvoir jouir dĠun exercice de son droit naturel qui est aussi tendu
quĠil nĠy a eu de soumissions. CĠest de cette soumission collective que dpend
son pouvoir: Òsi est-ce que celui qui soumet sa volont celle dĠun autre, lui
fait transport du droit quĠil a sur ses forces et sur ses facults propres, de
sorte que toutes les autres faisant la mme transaction, celui auquel on se
soumet en acquiert de si grandes forces, quĠelles peuvent faire trembler tous
ceux qui se voudraient dsunir et rompre le lien de la concorde ; ce qui les retient dans le devoir et lĠobissance. (É) Je dirai
donc, pour dfinir lĠtat dĠune ville (ce qui servira pour toutes les autres
formes de gouvernement et de socits civiles) que cĠest une personne dont
la volont doit tre tenue, suivant lĠaccord qui en a t fait, pour la volont
de tous les particuliers (É) .Ó [40]
Il
est donc vident que, malgr le caractre privatif du transfert ici mis en
place, qui repose simplement sur lĠobligation de ne pas rsister au souverain, celui-ci dtient un pouvoir qui repose, dĠun
point de vue numrique, sur la stricte quivalence avec la somme de tous les
dessaisissements individuels : sa volont doit tre tenue pour la volont de
tous les particuliers. Le souverain est bien Òcet
homme ou cette assemble, la volont de laquelle tous les autres ont soumis
la leurÓ, et qui de ce fait exerce donc Òla puissance souveraineÓ, Òla suprme
dominationÓ. Le souverain jouit dĠune volont dont la puissance est identique
la somme de tous les transferts individuels ; elle est donc le corrlat dĠun transfert
collectif et non celui dĠune multiplicit pure dĠactes distincts. Et ce mme
si, comme tient le prciser Hobbes, les individus sĠaccordent et prtent
lĠun aprs lĠautre leur consentement : la srie
(ÒlĠun aprs lĠautreÓ) des consentements individuels, ne peut en effet, en
aucun cas, tre considre comme une simple suite ordinale, sans quoi le
rsultat de cet accord ne sera jamais une somme,
dont le nombre doit tre le cardinal de lĠensemble des individus, puisquĠil est
entendu que la puissance qui doit en rsulter doit tre tenue pour celle de
tous. Hobbes semble, dans sa formulation,
privilgier la dimension srielle de lĠacte ; mais cĠest en ralit sur un
ensemble quĠil est en train de raisonner, puisque la souverainet est dĠabord
la somme des actes individuels.
Autrement
dit : le rquisit sur lĠaction collective de la multitude doit prsent tre
abandonn, sans que lĠon sache ni ce qui lĠa tout dĠabord motiv, ni ce qui,
maintenant, en implique et justifie lĠabandon. Car il faut regarder cette
fois-ci du ct de lĠeffet collectif des
dessaisissements individuels, et non du ct des actes isols. On doit donc
changer de point de vue : alors que prcdemment on ne devait sĠen tenir quĠ
celui sous lequel on distingue les entits discrtes de lĠensemble, on doit
prsent rintgrer, dans notre opration srielle de consentement successifs,
celui pour lequel cette opration agit sur un ensemble et en produit lĠunit.
La souverainet nat de ce changement de point de vue : afin que lĠhomme ou lĠassemble
qui exercera le pouvoir suprme puissent bien disposer dĠune seule et mme
souverainet, il faut que celle-ci soit le corrlat de lĠensemble des
soumissions individuelles, donc celui de leur runion en tant que telle. Si, au
moment o les individus se dessaisissent de leur droit, ces multiples actes de
dessaisissement ne formaient pas une unit vritable, alors le souverain ne
serait jamais tributaire dĠun seul et mme pouvoir. Agissant, il nĠagirait pas
au nom de lĠensemble des individus, mais au nom de chacun isolment : et il
faudrait alors trouver le point de vue sous lequel cette somme dĠactions
individuelles sĠadditionne effectivement pour engendrer une seule et mme action
collective. Pointe ici une rgression lĠinfini : car il faudra alors trouver
le point de vue sous lequel la srie dĠactes individuels aura lieu en tant
quĠaddition relle, cĠest--dire capable de produire une unit. Or le souverain
coupe court cette rgression car il est, ou incarne, ce point de vue : cĠest
par lui et en lui que la multitude devient une seule personne. Il ralise bien cette unit, il dispose effectivement dĠune somme
de forces unifies. Et sĠil le peut, cĠest quĠ prsent Hobbes oublie
stratgiquement le rquisit sur lĠaddition, qui voulait quĠon sĠen tnt au seul
point de vue sur le multiple, pour finalement adopter le point de vue
synthtique sous lequel le multiple sĠunifie. La souverainet est donc ce point
de vue qui ralise et actualise la puissance collective des actes de soumission
individuels.
Rpliquer
que, puisque le souverain agit au nom de chacun isolment, alors il agit au nom
de tous collectivement, cĠest justement adopter ce point de vue sous lequel
nat lĠunit du multiple – ce que Hobbes a dĠabord refus pour la
multitude – car cĠest tenir compte de lĠunit dĠune multiplicit en tant
quĠeffet de la runion de ses lments. CĠest donc accepter lĠide quĠune
multiplicit peut effectivement produire lĠunit comme rsultat de lĠaddition
de ses lments. Or tenir compte de ce point de vue sur lĠunit du multiple,
on doit alors se poser la question suivante : quĠest-ce qui autorise Hobbes,
dĠun ct, refuser la multitude le fait quĠelle puisse produire une action
collective, pendant que de lĠautre il reconnat au prince le pouvoir dĠunir cette
multiplicit ? La rgle dĠaddition nĠest-elle pas la mme dans les deux cas ?
LĠunit du multiple nĠest-elle pas ralise pas dans les deux ? Ou bien
est-elle distincte dans le cas o multitude agit, et dans celui o le souverain
agit au nom de chacune des volonts sparment, mais de toutes collectivement ?
En ralit, que lĠaddition des volonts individuelles se fassent avec ou sans
le souverain, il nĠen demeure pas moins quĠelle se ralise sous la forme de
lĠunit rsultant dĠune addition. Et lorsque cĠest le souverain qui la ralise,
il la ralise lui aussi sous la forme de lĠaddition du multiple, en produisant
son tour lĠunit comme effet dĠaddition du multiple. Car si la volont du
souverain est bien une et indivisible, sa puissance englobe cependant celle de
toutes les autres, autrement dit, elle est bien la somme de ces volonts. Et la
question qui reste ici sans rponse est la suivante : pourquoi le souverain
jouit-il de ce pouvoir de synthse qui est refus la multitude lorsquĠelle
produit une action collective ? Si le souverain est souverain, cĠest parce que
sa volont, bien que possdant lĠunit numrique, tire sa souverainet du fait
quĠelle synthtise le multiple et en ralise la puissance. On a alors chang de
point de vue, sans savoir ni pourquoi ni comment.
¤
8
Ce
que Hobbes refuse artificiellement la multitude, il lĠoffre tout aussi
artificiellement au souverain. Son raisonnement nĠest pas plus justifi
lorsquĠil prive la multitude du pouvoir de synthse (on ne voit pas en quoi
lĠaction collective ne serait pas une) que lorsquĠil le confre au souverain.
NĠest nulle part expliqu ce qui justifie le fait que le souverain puisse
effectuer ce que la multitude est impuissante produire : le rquisit sur
lĠaddition du multiple est pos puis dlaiss sans aucune explication. Ce qui
est donc arbitraire dans cette premire gense de la souverainet, cĠest le
fait dĠattribuer au souverain un pouvoir indit, celui dĠaccomplir la place
de la multitude cette unit de lĠaction collective qui est une sous le rapport
de lĠeffet, mais multiple sous celui de ses lments.
On
objectera que Hobbes a prcisment recours au souverain afin de pouvoir unifier
ce qui par nature nĠest que multiple pur. Et on observera juste titre que
cĠest, de lĠaveu de Hobbes lui-mme, le roi qui est le peuple. Soit. Mais avant que le roi ne soit roi, il faut tout de
mme sortir de la multitude : or pour sortir du multiple pur, arrive
ncessairement le moment o, ne disposant que dĠactes isols strictement individuels,
il nous faut considrer non plus les actes
individuels de lĠopration de dessaisissement, mais bien leur effet collectif. Pourtant, et puisquĠil faut justement produire lĠunit
du multiple sans la prsupposer, on doit alors
considrer que, avant mme dĠtre constitus en corps politique, les individus
de la multitude sĠaccordent tous sur un seul et mme objet : la soumission
effective de chaque volont. Ce nĠest quĠ partir de l que le souverain
devient rellement souverain. Or cet accord de tous les individus, cĠest--dire
cette multiplicit pure de volonts distinctes portant sur un seul et mme
objet – leur propre soumission – est justement ce que rcuse Hobbes
dans la mesure o lĠunit de la multiplicit ne vient pas de lĠunit de lĠobjet
des volonts mais de lĠunit de la volont elle-mme. On en revient alors aux
questions souleves au ¤ 3 : si la multitude ne comporte en elle-mme aucune
forme dĠunit, sĠil lui est impossible de sĠunifier, que ce soit par un
consentement ou une action collective, si elle nĠest donc jamais compose que
de multiples volonts et actions parses, dĠo vient ce premier accord, sur
quoi repose lĠunit de ce consentement initial ? Force est de rpondre
maintenant, au dtriment du rquisit formul plus haut, que ce consentement
tire sa valeur non plus de la multiplicit des individus qui consentent, mais
du rsultat de leur action commune. On doit donc accepter ce qui tait refus
plus tt, savoir le fait que c'est bien de l'unit de l'objet des volonts
ainsi que de lĠunit de lĠaction collective quĠmerge l'institution du
souverain, dont la volont sera dĠailleurs perptuellement tenue pour celle de
tous.
Autrement
dit, son pouvoir doit non seulement reposer sur la soumission collective mais
aussi en effectuer la synthse : mais il ne le peut quĠ la condition que cette
soumission ait bien eu lieu, ce qui ne peut se faire que si lĠon considre une
multiplicit dĠactes individuels comme produisant un seul et mme acte
collectif – ce que refuse Hobbes. Ainsi entre le moment o la multitude
nĠest que multiplicit pure et celui o un roi devient roi, il faut pouvoir
considrer une somme dĠactes individuels en tant quĠils se runissent dans un
seul et mme acte collectif dont le souverain tirera sa lgitimit. Il faut donc
rejeter le rquisit sur lĠaddition des lments du multiple, dĠabord invoqu
afin de priver la multitude de son unit, et le rintroduire dans cette
opration qui doit de donner au souverain le pouvoir dĠunifier le peuple. Si
une multiplicit dĠactes identiques nĠtait jamais que ce quĠelle est :
1+1+1+nÉ = X(n), jamais celui qui incarne cette multiplicit nue nĠaurait le
monopole de lĠunit nouvelle et toute puissante qui rsulte de leur union.
Si
bien que pour sortir de la multitude, Hobbes est oblig de rintgrer le
critre qui selon lui la disqualifie en tant quĠelle ne fait que paratre une
sans jamais lĠtre rellement. Afin de sortir de la multitude, Hobbes doit
reconnatre au moins une fois que le multiple peut produire de lĠunit en tant
quĠeffet de lĠaddition de ses lments. Et il doit non seulement tenir compte
du fait quĠune multiplicit dĠactes peut former un acte collectif, mais encore,
il doit tenir compte de cette union ou collectivit en tant que telle –
cĠest--dire en tant que rsultat dĠune somme
dĠlments distincts – afin dĠobtenir ce substrat du pouvoir confr au
souverain quĠest le multiple unifi.
¤
9
Telle
est alors lĠalternative devant laquelle nous nous trouvons placs : soit, en
suivant le critre mthodologique qui prive la multitude dĠunit, on doit
considrer que la multiplicit pure dont on part est en elle-mme incapable de
produire son unit comme effet de lĠaddition de ses membres, mais alors on ne
voit pas en quoi le souverain pourra en reprsenter Òla tteÓ et en assurer
lĠunit, puisquĠ son tour il ne sera jamais capable de la produire partir de
lĠaddition des lments de la multiplicit (on respecte le rquisit de
lĠaddition de bout en bout, ce qui prive alors le souverain du pouvoir de
synthse) ; soit au contraire, le souverain ralise bien une telle unit, dont
la puissance quivaut la somme des volonts multiples, tout en leur tant
irrductible, mais on ne voit alors pas pourquoi Hobbes a pris soin de proposer
son rquisit, puisque cĠest dsormais le souverain qui doit agir au nom de tous
et ainsi bnficier de lĠeffet total des soumissions individuelles. Soit le
multiple peut sĠadditionner et produire un rsultat unifi – ce qui est
requis du point de vue de la souverainet – mais dans ce cas, force est de
constater que lĠon ne nous a nulle part expliqu pourquoi la multitude tait
prive de cette opration ; soit lĠopration sur le multiple nĠest pas
efficace, mais alors on ne voit pas en quoi le souverain sera jamais souverain,
puisquĠil faut bien que son action et sa volont vaillent pour celle de tous.
Si
on dcide dĠaccepter le rquisit de lĠaddition (qui veut que lĠaction
collective soit en ralit une multiplicit pure dĠactions individuelles du
fait que le point de vue adopt ne considre pas son effet mais seulement les
individus qui agissent), on prive galement le souverain de pouvoir en raliser
lĠunit, puisque la multiplicit pure dont on est dĠabord parti ne doit pas,
toujours selon ce mme critre, pouvoir tre envisage sous le point de vue de
lĠeffet produit, cĠest--dire lĠunit en tant que somme de lĠaddition des
lments. Ce qui signifie que Hobbes, aprs avoir rejet la solidarit qui lie
les lments du multiple avec lĠeffet de leur addition, doit rintgrer ce mme
effet pour que la somme totale des dessaisissements individuels constituent, au
moins une premire fois, un seul et mme dessaisissement collectif dont la
puissance totale sera transfre au souverain. Si lĠon veut que le souverain
soit le peuple et puisse jouir de la volont une qui actualise lĠunit de la
multitude, il faut, un moment, accepter de tenir compte du fait quĠune
multiplicit engendre effectivement une unit de synthse. CĠest dĠailleurs
exactement une telle synthse que cherche penser Hobbes travers le concept
de souverainet. Mais trangement, il refuse de lĠaccorder la multitude sous
prtexte que lĠaction collective de plusieurs individus nĠest jamais une action.
Il
serait donc vain de considrer que la multitude est dpourvue dĠunit sous
prtexte que le multiple nĠest jamais que multiple. Se prononcer sur une telle
proprit de la multitude, en sĠappuyant sur lĠide que lĠon doit la considrer
sous le rapport de la multiplicit de ses lments, au dtriment de lĠeffet
rsultant de leur union, cĠest renoncer par l-mme considrer cet effet
unique et collectif qui sera pourtant par la suite accord au souverain, en
tant que sa volont quivaut celle de tous. CĠest donc renoncer la puissance dĠune action dont lĠunit vaut
la somme du tout, unit aussi indispensable afin de rendre raison du passage de
la multitude au peuple que pour fonder le pouvoir souverain en tant quĠil
actualise et jouit de cette unit. CĠest donc rendre impossible la sortie de la
multitude sur la base de cette seule multitude – comme le veut le
rquisit de la non prsupposition de lĠunit. En renonant considrer lĠacte
par lequel plusieurs individus sĠunissent en sĠaccordant sur lĠobjet de leur
volont – quand bien mme cet accord postule leur dessaisissement –
on rend nulle et non avenue toute tentative dĠinstitution de cette union qui
est le fondement mme du pouvoir souverain.
LĠordination du multiple lĠun pose donc Hobbes un srieux problme, qui nĠest dĠailleurs pas rgl dans le De Cive. Le dessaisissement des volonts ne conduit pas positivement un pouvoir souverain agissant au nom de toutes. Il faudra la thorie de lĠautorisation du Lviathan pour parvenir le surmonter. Mais ds le De Cive, le schme de lĠunit du multiple est opratoire, et peut se dcrire de la faon suivante [41] : lĠunit du multiple ne rsulte pas de lĠaddition de ses lments, elle nĠen est pas la somme ; elle est en ralit lĠoprateur de lĠunification. Et si lĠunit nĠest pas produite par le multiple, cĠest quĠelle est ncessaire pour le produire, pour engendrer la somme des lments en tant que totalit indivise. Si bien que lĠon doit conclure la chose suivante : lĠunit du multiple prsuppose en ralit lĠunit dĠune opration qui puisse produire cette somme. LĠunit relle, cĠest--dire "unifiante", est sui generis. Et cĠest en ce sens quĠelle est souveraine. La souverainet nĠest pas au terme du processus : elle est dj ncessaire afin de le raliser. C'est en quoi elle est dĠailleurs pourvue d'une efficience extraordinaire. Dans le langage qui sera celui du Lviathan : cĠest le reprsentant qui engendre lĠunit du reprsent.
¤
10
Le problme rencontr par Hobbes dans la gense de la souverainet
nĠest pas seulement politique : travers la synthse du multiple, cĠest de la
constitution du nombre quĠil est question. On peut en clairer les modalits
partir du second chapitre de lĠEssai sur les donnes immdiates de la
conscience, o Bergson se penche dans le dtail sur
cette question.
La thse principale de Bergson dans le dbut du IInd chapitre de lĠEssai est que Òtout ide claire du nombre implique une vision dans lĠespaceÓ[42]. Afin de prouver cette thse Bergson se livre une analyse de lĠunit dont le but est de dgager le caractre divisible de toute forme dĠunit utilise dans la conception du nombre. Il en vient alors distinguer deux types dĠunits mobilises simultanment dans la gense arithmtique. ÒTout nombre est une collection dĠunit, avons-nous dit, et dĠautre part tout nombre est une unit en lui-mme, en tant que synthse des units qui le composent. Mais le mot unit est-il pris dans les deux cas avec le mme sens ? Quand nous affirmons que le nombre est un, nous entendons par l que nous nous le reprsentons dans sa totalit par une intuition une et indivisible de lĠesprit : cette unit renferme donc une multiplicit, puisque cĠest lĠunit du tout.Ó[43]. Cette premire unit est une unit de synthse, qui implique une multiplicit, et Bergson souligne que cĠest lĠintuition, elle-mme une et indivisible, qui lui confre sa dimension synthtique, en tant que somme. Bergson montre ensuite, dans la page 60, que lĠunit, appele par lui ÒdfinitiveÓ, partir de laquelle nous composons tous les autres nombres et qui nous semble indivisible ou irrductible, nĠest pas en ralit distincte de lĠunit dite ÒprovisoireÓ qui est celle du nombre compos, en tant que somme. Autrement dit, il montre quĠunit composante (simple) et unit compose (multiple) sont finalement identiques, puisque la premire nĠest quĠune forme dguise de la seconde. Ce dguisement est celui de lĠopration psychologique au cours de laquelle nous considrons comme dfinitive lĠunit simple dont nous nous servons afin de composer les nombres de lĠarithmtique ; mais en ralit : Òles units avec lesquelles lĠarithmtique forme des nombres sont des units provisoire, susceptibles de se morceler indfiniment, et [que] chacun dĠelles constitue une somme de quantits fractionnaires (É). Comment diviserait-on lĠunit, sĠil sĠagissait ici de cette unit dfinitive qui caractrise un acte simple de lĠesprit ?Ó[44]
LĠunit dfinitive nĠest quĠun mirage, dont la ralit en fin de compte est dĠtre provisoire. LĠunit une et indivisible, lĠunit irrductible, nĠest pas numrique ni arithmtique : elle est intellectuelle. CĠest lĠacte dĠintuition simple de lĠesprit qui en est la source. Et cĠest cet acte dĠintuition qui est capable dĠengendrer des units en tant que totalits synthtiques, autrement dit des sommes.
En dĠautres termes : les multiplicits numriques, de nature spatiale, ne sont jamais que des units provisoires toujours susceptibles dĠtre divises, et lĠon ne pourra jamais produire une unit synthtique, une somme, irrductible la somme des units composantes. Ces units pourront elles-mmes tre fractionnes lĠinfini. Toute unit est une multiplicit. Seul lĠacte dĠintuition permet de confrer une unit son indivisibilit – que cette unit nous semble par ailleurs ÒdfinitiveÓ ou ÒprovisoireÓ. La question se pose de savoir alors comment, dans le domaine politique qui nous occupe, on pourra jamais arriver produire, partir des lments discrets de la multitude, une vritable unit la fois multiple et indivisible, cĠest--dire une puissance souveraine. Car le souverain, dit-on, est cette instance une qui opre la synthse des volonts individuelles. Mais il ne fait que les recevoir : autrement dit, il demeure passif leur gard et ce nĠest pas lui qui engendre cette synthse ; il en est le produit. Comment le produit, la somme de cette opration, peut-il activement demeurer indivisible ?
La suite de lĠanalyse bergsonienne montre, comme on le sait, quĠil existe en ralit Òdeux espces bien diffrentes de multiplicitsÓ (p.65). La seconde est dite multiplicit ÒconfuseÓ en ce que ces parties sĠinterpntrent et se fondent les unes dans les autres ; cĠest, entre autre, la multiplicit qualitative des tats de consciences (ce sera, dans lĠEvolution Cratrice, celle de lĠlan vital). Mais il faut souligner que la distinction des deux types de multiplicits nĠest pas seulement ncessaire pour distinguer la dure de lĠespace. Le problme contre lequel se dbat Bergson, cĠest--dire la confusion de la dure et de lĠespace, dcoule du fait quĠen ralit, la distinction entre multiplicit spatiale et multiplicit qualitative est dĠabord une question de point de vue avant dĠtre un critre de distinction ontologique. Certes la vie de conscience est un flux : le problme est que ce flux est trait par les psychologues comme une portion dĠespace, et que nous ne cessons dĠextrioriser nos propres sentiments et tats dĠmes les uns par rapport aux autres. Le problme est donc que, dĠune certaine faon, tout objet est susceptible dĠtre envisag selon les deux points de vue distincts. Et nous allons voir que cĠest justement le passage dĠun point de vue lĠautre que la gense de la souverainet demande concevoir.
LĠexemple favori de Bergson, lorsquĠil veut distinguer les deux multiplicits, est celui de la mlodie. La mlodie – en lĠoccurrence, celle dĠune Òcloche lointaineÓ – est en effet lĠobjet par excellence susceptible dĠtre envisag sous deux points de vue opposs. Soit on considre la succession des notes en tant que telles, mais alors on distingue chacune de ses notes, et ainsi la mlodie en tant que telle disparat puisque cĠest la suite ininterrompue et continue des sons qui la constitue ; soit je me borne, dit Bergson, Ò recueillir lĠimpression pour ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moiÓ (p.64), mais alors je ne compte pas les notes ou les sons sparment. Dans le premier cas, on adopte le point de vue du multiple : si lĠon tient compte de la srie des units singulires afin de les compter et de les additionner – donc, de les extrioriser les unes par rapport aux autres –, on ne peut pas en mme temps obtenir le rsultat synthtique que produit leur accumulation, car ce rsultat ne peut tre peru quĠ la condition de ne pas les sparer. Dans le second, on adopte le point de vue de la totalit, et on obtient ce rsultat parce que lĠon considre lĠeffet produit par lĠaccumulation des units qui se succdent. La succession en tant que telle a toujours lieu, bien entendu. Mais cĠest la faon de lĠenvisager qui change, et le second point de vue implique que lĠon tienne compte de cette succession sans pour autant faire des entits singulires qui se suivent des termes discrets, puisque cĠest lĠeffet de leur accumulation et de leur fusion qui est, au fur et mesure, rcolt – cĠest--dire peru.
Les deux points de vue sont exclusifs lĠun de lĠautre. On ne peut pas, en mme temps, envisager la mme succession dans sa multiplicit et dans sa totalit. Le passage dĠune multiplicit une autre (pour le mme objet considr), cĠest--dire le passage de la multiplicit numrique spatiale la multiplicit qualitative non numrique, ne sĠobtient que par un saut, il y a entre elles discontinuit. Dans la multiplicit qualitative, les units ne sont pas considres sparment et distinctement, elles sont au contraire fondues les unes dans les autres, elles sĠinterpntrent, et forment ainsi une totalit qui est, en tant quĠunion collective de ses membres, un tout dont la proprit nĠest pas celle de ses lments. La mlodie nĠest pas dans chacune des notes prises sparment, elle rside dans la totalit – que Bergson finira par qualifier de virtuelle – des notes prises collectivement. Le tout nĠest pas une entit distincte de ces parties : il nĠest que lĠeffet produit par leur union ou relations rciproques, cĠest--dire, plutt, par leur fusion. Et si le tout nĠest pas distinct de ses parties, cĠest parce quĠil renvoie en dfinitive au mme objet, envisag sous deux points de vue diffrents. La totalit est une affaire de point de vue sur lĠobjet (Bergson reprendra dĠailleurs cette thmatique du point de vue dans lĠIntroduction la mtaphysique afin de distinguer lĠanalyse conceptuelle de la saisie synthtique de lĠintuition.)
Or cĠest prcisment ce type de totalit que vise produire la gense de la souverainet en tant que synthse du multiple : elle doit convertir les individus, comme le dit Rousseau, Òen membres indivisibles du toutÓ. Cette formule ne dit pas autre chose que la considration dĠune totalit en tant quĠunit la fois issue dĠune runion dĠlments pralablement distincts, et pourtant irrductible la seule somme ou addition de ses membres. En ce sens la souverainet ne peut pas natre la faon dĠune somme, cĠest--dire comme simple addition des lments du multiple ; car il lui faut la fois tre postrieure lĠaddition de ses membres, mais demeurer une et indivisible. Comment peut-elle demeurer indivisible si elle rsulte de lĠopration du contrat que passent entre eux les individus de la multitude ? Elle ne le peut que si lĠon change de point de vue, cĠest--dire, que si lĠon accepte de considrer le rsultat produit par les multiples actes de contrats sous le point de vue de la totalit et non sous celui des lments discrets du multiple ; cĠest--dire, si on lĠenvisage sous le point de vue de lĠeffet produit et non sous celui des lments. CĠest de la mme faon que lĠon entend une mlodie : en considrant la totalit des notes et non chacune dĠentre elles pour elle-mme. Or lĠopration qui consiste envisager la succession des notes du point de vue de la totalit nĠimplique pas lĠannulation de leur succession en tant quĠentits discrtes – seulement, on se borne ne recueillir que lĠeffet produit par leur succession cumulative. Chaque note qui passe doit tre enregistre et combine avec celles qui la prcdent et/ou la suivent, afin que la mlodie – qui nĠest pas une entit actuelle – puisse tre perue.
Il
en va de mme avec la souverainet : elle ne peut tre conue quĠ partir du
moment o la mme srie dĠactes individuels distincts est considre sous le
point de vue de leur totalit. CĠest ce changement de point de vue que cherche
penser Hobbes lorsquĠil postule, dans le De Cive, que la multitude nĠest jamais que multiple, afin de se donner par
la suite le moyen dĠunifier cette multitude dans la personne du tiers. Le tiers
nĠest quĠun artifice, qui vise nous faire changer de point de vue : cĠest
partir du moment o lĠon se donne ce tiers que la gense de la totalit devient
possible et peut-tre considre, car seul ce tiers nous donne accs au point
de vue sous lequel la multiplicit des actes de transferts de droit produisent
un pouvoir la fois un et multiple, total et irrductible la somme des actes
individuels, cĠest--dire indivisible. Le problme ontologique de la
souverainet, cĠest--dire son indivisibilit – laquelle est rendue
problmatique chez Hobbes puisquĠelle est conue partir de lĠtat de nature
– implique dans sa solution un artifice capable de nous donner accs
une totalit. La thorie de la reprsentation telle quĠelle sera dveloppe dans
le Lviathan aura aussi pour but de produire
cette totalit indivise, en tant quĠunit du multiple irrductible la
multiplicit de ses lments. Et cĠest parce que cette opration est en ralit
impossible si lĠon tient la raliser simplement partir du multiple comme
tel – lĠaddition dĠlments homognes ne produisant jamais quĠun rsultat
homogne – que Hobbes va concevoir lĠartifice de la reprsentation ; en
thorisant la surdtermination du reprsentant, il va se donner les moyens de
passer dĠune multiplicit une autre. Engendrer la souverainet partir du
multiple est logiquement impossible, puisque lĠon veut produire un effet
irrductible ses causes et distinct en nature. Il faut donc se donner un
moyen terme capable dĠoprer la transition entre le multiple et la totalit. Le
reprsentant sera cet oprateur tout puissant de conversion du multiple en
totalit indivise.
¤
10 bis
LĠinstitution du souverain dcrite par Hobbes rvle une opration
qui nĠest donc pas sans rappeler la gense du nombre. Nous venons de voir avec
Bergson en quoi cela implique un changement de point de vue, sans solution de
continuit. La souverainet demande penser une diffrence de nature ; mais
surtout, elle implique lĠoprateur qui rend possible la transition, discontinue,
du multiple la totalit. Kant a lui aussi abord un tel problme, relatif
la constitution du nombre, dans la Critique de la Raison Pure. Dans le fameux passage de lĠintroduction, o est donn lĠexemple 7
+ 5 = 12, on apprend en effet que lĠunit de 7 et de 5 en 12, puisquĠelle nĠest
pas analytique, mais pourtant ncessaire, doit tre engendre travers lĠacte
de compter, lequel est seul en mesure de nous faire sortir des concepts donns
pour produire la somme. Comment ? Par un acte dĠintuition, dit Kant,
indispensable pour produire une addition, cĠest--dire donc un jugement
synthtique a priori. LĠunit de nombre 12
requiert celle de lĠacte qui engendre la somme en sĠengendrant lui-mme. En cela, nous devons tenir compte, dans la production du nombre,
dĠune opration sui generis qui, parce quĠelle
ne dispose au dpart que dĠun ensemble dĠlments discrets, en effectue lĠunit
dans un acte de synthse qui est seul en mesure de rendre raison de la gense
de la somme. CĠest ce problme que rencontre dj Hobbes lorsquĠil sĠinterroge
sur les conditions de production de lĠunit de la multitude.
Or
lĠunit du nombre 12 est, comme le veut Kant, irrductible, en ce sens quĠelle
nĠest pas analytique, cĠest--dire comprise dans les concepts pralables quĠelle
unifie. Ce nombre est donc bien une somme, cĠest--dire un rsultat,
logiquement second par rapport aux lments dont
il est la somme. Mais lĠunit de ce rsultat jouit dĠune valeur indite, part
entire, car cette somme est une unit qui offre la singularit dĠtre
irrductible la somme de ses membres. Il y a plus, en effet, en 12, quĠen Ò7
+ 5Ó : numriquement, il sĠagit
certes dĠune stricte galit, et 12 peut se laisser dcomposer en 7 + 5. Mais du
point de vue de sa gense, le concept de 12 jouit dĠune unit (Òle nombre unique qui renferme les deux autresÓ, dit Kant) qui est sans commune
mesure avec celle dĠune simple runion. Et Kant dĠajouter : Òil est alors
vident que nous ne pourrions jamais, sans recourir lĠintuition, trouver la
somme, au simple moyen de la dcomposition de nos conceptsÓ (citation PUF).
Preuve que dcomposer le tout en ses lments nĠest en rien lĠopration
symtriquement inverse de celle qui consiste lĠengendrer partir dĠeux. Il y
a plus dans la gense de lĠunit dĠune somme que dans la dcomposition de cette
unit en lments dont elle est la somme. Ainsi cette unit rsulte bien de
lĠunion des membres de la multiplicit dont elle est la somme, mais elle leur
demeure incommensurable du point de vue de sa gense.
Chez
Hobbes, les donnes du problme sont les mmes : il sĠagit galement
dĠengendrer une unit irrductible la sommes de ses membres. Mais la
diffrence de lĠanalyse kantienne, le texte hobbesien laisse dans lĠombre la
nature relle de cette opration. CĠest la raison pour laquelle nous disons que
la souverainet ne rside pas tant dans le souverain lui-mme que dans lĠacte
par lequel cette souverainet merge. On retrouve en effet dans le domaine
politique, avec lĠordination du multiple lĠun, ce qui, sans lĠintervention de
lĠintuition chez Kant, demeure une opration nigmatique. Le paradoxe de cette
ordination peut tre nonc de la faon suivante : dĠune part, lĠunit
recherche semble dĠabord devoir dcouler du multiple ; dĠautre part, elle ne peut
en tre la simple somme, puisquĠil y a plus en elle quĠune simple collection.
On part donc de la multitude parse lĠtat de nature comme on part de 7 et de
5. Mais au final, lĠunit se rvle irrductible et htrogne aux lments du
multiple. CĠest que lĠunit quĠil sĠagit dĠengendrer, puisquĠelle ne peut tre
produite partir du seul multiple, ne peut en dfinitive tre engendre sans
le concours dĠun acte, dĠune opration ou dĠune force, cĠest--dire dĠune
puissance sui generis qui effectue lĠopration ;
grce l'intuition chez Kant, grce au souverain chez Hobbes. Mais chez ce
dernier, rien nĠest dit au sujet de la nature relle de cette force :
lĠopration doit avoir lieu, et le souverain qui en rsulte apparat davantage
comme un deus ex machina que comme la conclusion
logique dĠun raisonnement dont les prmisses et le droulement impliquent
– cĠest ce que nous avons essay de montrer dans les paragraphes qui
prcdent – une contradiction quant la nature de la synthse du
multiple. Cette contradiction est que le rquisit privant la multitude dĠunit
est tout dĠabord avanc afin de mieux rendre possible, par la suite, cette
unit, sans que lĠon ne nous explique ce qui, lors du contrat, la rend
effectivement possible.
La
synthse du multiple nĠest donc pas un simple produit mais une bien opration,
cĠest--dire un acte qui produit plus que ce quĠil est logiquement amen
runir, et lĠinstance souveraine est celle qui ralise cette opration, la
fois comme force, mais aussi comme sens. Force en
ce quĠelle engendre effectivement quelque chose
de nouveau et dĠirrductible (il faut dpasser
les concepts, dit Kant, pour voir natre la
somme), cĠest--dire chez Hobbes un pouvoir extraordinaire, proprement
incommensurable celui de tous les individus ; sens en ce que cette unit irrductiblement singulire accrot et
modifie le rel lui-mme, en lĠouvrant un nouvel ordre de ralit, plus
ordonn et plus signifiant que le multiple dont elle est issue ; le monde
politique qui en rsulte est une transfiguration complte de lĠtat de nature.
Telle est lĠopration de la souverainet.
La
question restant en suspend est : comment penser ce qui, dans le domaine
politique, fera office de lĠintuition qui, chez Kant (mais aussi chez Bergson)
rend possible la gense arithmtique du nombre, celle du jugement synthtique a
priori dans le domaine intelligible. Autrement dit,
quelle sont la force et lĠopration qui rendent possible lĠunit du multiple
dĠun point de vue anthropologique ?
B
– Le roi, mana du corps politique ?
¤
11
Cette
opration est dj inscrite au cÏur de la pense magique travers la
conception du mana. On sait que le mana est une notion dĠorigine mlansienne, mise jour par
lĠethnographe anglais R. H. Codrington en 1891, dans son ouvrage The
Melanesians ; elle dsigne Òune force, une
influence dĠordre immatriel et, en un certain sens, surnaturel ; mais cĠest
par la force physique quĠelle se rvle, ou bien par toute espce de pouvoir et
de supriorit que lĠhomme possde. Le Mana nĠest point fix sur un objet
dtermin, il peut tre amen sur toute espce de choses.Ó [45]
Force diffuse, collective et individuelle, spirituelle et naturelle, que lĠon
peut mobiliser grce aux rites et formulations magiques : ÒcĠest par le biais
de ce pouvoir que les hommes peuvent contrler et diriger les forces de la
natureÓ [46]. Mais dans LĠEsquisse
dĠune thorie gnrale de la magie, cĠest le plan
linguistique et surtout logique, et non la dimension physique, qui retiennent
lĠattention de M. Mauss.
Aprs
avoir montr les insuffisances des notions de sympathie, de proprit, ainsi
que celle de la thorie dmonologique, le problme rencontr par M. Mauss est
dĠarriver expliquer comment la magie se constitue en vritable croyance, et
comment elle sĠarticule autour des notions de pouvoir et de milieu (pp.100-101
de lĠEsquisseÉ). Il a dj t montr que la
magie est une totalit diffuse, une croyance sociale, propage dans tout le
corps de la socit : ÒLa magie est une masse vivante, informe, inorganique,
dont les parties composantes nĠont ni place ni fonction fixes. On les voit mme
se confondre ; la distinction, pourtant profonde, des reprsentations et des
rites sĠefface parfois tel point quĠun simple nonc de rĦ peut devenir un
rite (É). LĠtat rgulier du systme magique est une assez complte confusion
des pouvoirs et des rles. Aussi lĠun des lments peut-il disparatre, en
apparence, sans que le caractre de la somme soit chang. (É) Elle reste
partout lĠtat diffus.Ó [47]
Le point de vue de M. Mauss est donc fondamentalement holiste : avec la magie, on
est en prsence dĠun tout dont lĠunit Òest encore plus relle que chacune des
partiesÓ [48]. Ce tout
est la fois social, puisque cĠest la collectivit qui fait des magiciens ce
quĠils sont [49], et
symbolique, puisque la magie repose sur un systme de signes et de
dnominations, de classifications des tres et des qualits qui fonctionnent
comme les signes dĠun langage, cĠest--dire comme des entits diacritiques se
dterminant rciproquement par le jeu de leur relations.
Ce que va donc montrer M. Mauss, cĠest que ce tout
sĠarticule et fonctionne autour dĠun oprateur synthtique, le mana, pourvu dĠune vritable Òfonction de totalisationÓ [50].
Si lĠimportance que revt le mana est dĠabord
analyser sous lĠangle du langage, au lieu dĠtre simplement apprci comme une
entit physique, cĠest parce que, comme le remarque M. Mauss, le mana condense lui tout seul lĠaspect diffus et total, vivant et
informe, de la magie : Òle mana nĠest pas simplement une force, un tre, cĠest
encore une action, une qualit et un tat. En dĠautre termes, le mot est
la fois un substantif, un adjectif, et un verbeÓ [51].
Chose, qualit et actions se concentrent dans le mana (M. Mauss parle de Òqualit, substance et activitÓ). CĠest en tant
que catgorie linguistique quĠil offre une prise relle lĠanalyse ; ou
plutt, cĠest en tant quĠil sĠapplique aux trois grandes catgories
logico-linguistiques qui structurent lĠexpression et la pense humaines quĠil
reprsente une notion dĠune valeur thorique dterminante : Òil nous prsente,
runies sous un vocable unique, une srie de notions dont nous avons entrevu la
parent, mais qui taient, ailleurs, donnes partÓ [52].
Par la suite, M. Mauss souligne la prsence de notions jouant la mme fonction
dans de nombreuses socits [53].
LĠanalyse M. Maussienne progresse ensuite dĠun stade,
lorsque le mana, vid de toute substance et de
tout contenu propre, est conu comme une forme pure, cĠest--dire, comme une
vritable catgorie. ÒCette notion est en effet la condition mme de
lĠexprimentation magique (É) elle chappe elle-mme tout examen. Elle est
donne a priori, pralablement toute
exprience. A proprement parler, elle nĠest pas, en effet, une reprsentation
magique (É) elle rgit les reprsentations magiques, elle est leur
condition, leur forme ncessaire. Elle fonctionne la faon dĠune catgorie,
elle rend possible les ides magiques comme les catgories rendent possibles
les ides humaines. Ce rle, que nous lui
attribuons, de catgorie inconsciente de lĠentendement, est justement exprim par les faits.Ó [54]
Mais, prcise M. Mauss, cĠest de lĠentendement collectif, et non individuel, quĠil
sĠagit.
LĠanalyse culmine au moment o M. Mauss rapproche le mana de la notion kantienne de synthtique a priori. La synthse lĠÏuvre dans les jugements magiques ne peut en
effet tre conue a posteriori, car aucune
exprience nĠen donnera jamais la preuve ni le signe. PuisquĠelle nĠest en rien
inductive, cĠest donc que lĠexprience, au contraire, en dcoule. Par ailleurs,
ces jugements expriment une vritable ncessit qui rend impossible toute
origine empirique, l encore inductive, des liens de causalit invoqus. M. Mauss
nĠhsite donc pas parler du Òcaractre apodictique des aphorismes magiquesÓ [55],
afin de souligner combien une gense psychologique chouerait en rendre
compte. Les jugements magiques qui rendent possibles les rites et les croyances
offrent un Òcaractre affirmatif, ncessaire et absoluÓ ; ils ne proviennent
donc pas de lĠexprience ni de la croyance individuelles. M. Mauss conclut :
ÒPartout o nous voyons fonctionner la magie, les jugements magiques sont
antrieurs aux expriences magiques. (É) Bref, en tant quĠils se prsentent
dans les esprits individuels, mme leur dbut, les jugements magiques sont, comme
on dit, des jugements synthtiques a priori
presque parfaits. On relie les termes avant toute espce dĠexprience.Ó Le mana, qui est prsent en chacun de ces jugements, est lĠoprateur de la
synthse qui articule et unifie les donnes de lĠexprience [56].
CĠest une notion qui ne vise rien de rel, aucun objet
dtermin du monde, mais qui se prsente dans les jugements magiques prsidant
aux formules des magiciens ou aux rites afin de poser lĠidentit a priori des lments qui sont senss agir les uns sur les autres, les uns
avec les autres. Ainsi de la fume et du nuage, des gestes du rite et de
lĠesprit invoqu. A ce titre, elle fait donc office de verbe – et non
plus seulement de substantif ou dĠadjectif – et sa fonction, logique, est
celle de la copule : ÒLa notion dĠefficacit magique est toujours prsente, et
cĠest elle qui, loin dĠtre accessoire, joue, en quelque sorte, le rle que
joue la copule dans la propositionÓ [57].
Le mana consacre au verbe ÒtreÓ, exprimant
lĠidentit, une puissance radicale : Òle magicien lvite son corps astral, car
ce corps, cĠest lui-mme ; la fume du vgtal aquatique fait venir le nuage,
parce quĠelle est le nuageÓ [58].
Autrement dit, par del la diversit sensible, le jugement magique exprime,
logiquement, une synthse qui se joue dans lĠtre mme des choses et qui les
relie travers lĠespace. LĠespace magique est fond sur une structure de
lĠesprit lui-mme. Il nĠest pas tant perceptible et empirique que
transcendantal : il rend possible lĠapprhension de lĠunit dĠune totalit
diffuse dĠobjets pars, dont la pense ne peut disposer empiriquement. Ce qui
fait que les choses agissent les unes sur les autres, cĠest la prgnance du
tout sur chacune de ses parties – car dans la pense magique,
ÒlĠunit du tout est encore plus relle que chacune de ses partiesÓ[59]
– et le mana est lĠexpression linguistique dĠune fonction logique, celle de la
synthse a priori des parties grce lĠunit du
tout. CĠest cette unit synthtique a priori,
pivot de la pense symbolique, qui rend possible les identifications lĠÏuvre
dans la copule des jugements magiques [60].
¤ 12
Le
mana est lĠoprateur symbolique qui assure la
conversion du sens en force, et avec elle le passage de la totalit aux parties
isoles. Il rend donc possible la totalisation dĠlments empiriques
htrognes, foncirement pars, parce quĠil dsigne dĠabord le processus de
diffrenciation des personnes, choses, qualits et actions, au sein dĠun seul
et mme systme de relations [61]
: Òla valeur magique des choses rsultent de la position relative quĠelles
occupent dans la socit ou par rapport celle-ciÓ[62]
; ÇIl sĠagit toujours au fond, en magie, de valeurs
respectives reconnues par la socit. Ces valeurs ne tiennent pas, en
ralit, aux qualits intrinsques des choses et des personnes, mais la place
et au rang qui leur sont attribus par
lĠopinion publique souveraine, par ses prjugs. (É) Ainsi, les choses et les
tres, et les actes, sont ordonns hirarchiquement, se commandent les uns les
autres et cĠest suivant cet ordre que se produisent les actions magiques, quand elles vont du magicien une classe dĠesprit, de
celle-ci une autre classe, et ainsi de suite, jusquĠ lĠeffet.Ó [63]
Si des liens de causes effets sont pensables – avant mme dĠtre
ventuellement observables – , en dehors de toute causalit mcanique,
cĠest parce que pour la pense magique, les lments du rel quels quĠils
soient sont solidaires les uns des autres en vertu de la place quĠils occupent
les uns par rapport aux autres. M. Mauss ajoute clairement : ÒCe que nous
appelions place relative ou valeur respective des choses, nous pourrions
lĠappeler aussi bien diffrence de potentiel. Car cĠest en vertu de ces
diffrences quĠelles agissent les unes sur les autres. Il ne nous suffit donc pas de dire que la qualit de mana sĠattache certaines choses en raison de leur position
relative dans la socit, mais il nous faut dire que lĠide de mana nĠest
rien autre que lĠide de ces valeurs, de ces diffrences de potentiel. CĠest l le tout de la notion qui fonde la magie, et
partant, de la magie.Ó [64]
Dire que ce sont les diffrences qui rendent possible et engendrent lĠaction
des choses les unes sur les autres, cĠest dire que les effets de sens sont ipso
facto des effets de forces. En ce sens, le
mana est bien un oprateur : son sens
est minimal (il ne signifie rien en lui mme), il est pourvu dĠune force, cĠest
un dispositif de transformation [65].
Le mana est en effet invoqu, localement, en telle ou
telle circonstance, parce quĠil permet aux individus de se reprsenter
concrtement cette prgnance du tout en chacune de ces parties. En ce sens,
cĠest lĠoprateur linguistique et psychologique qui permet aux magiciens, comme
lĠensemble du corps social, de rendre la synthse a priori la fois vcue, et pratique : il fait passer le
plan symbolique, transcendantal, au plan empirique des besoins et de
lĠexprience individuelle. ÒCar pour peu quĠon
sous-entende lĠide de mana dans toute espce de
proposition magique, celle-ci devient, par le fait mme analytique. Dans la
proposition : la fume des herbes aquatiques produit le nuage, insrons aprs
le sujet le mot mana, et nous obtenons
immdiatement lĠidentit : fume mana = nuage.
Non seulement cette ide transforme les jugements magiques en jugements analytiques,
mais elle les fait devenir, dĠa priori, dĠa
posteriori, parce quĠelle domine lĠexprience
elle-mme et la conditionneÓ[66].
CĠest ici quĠintervient prcisment le terme mana : il offre la pense individuelle, travers lĠaction raliser,
une prise sur la totalit du systme qui seule rend possible le rapprochement
des objets et lĠinvocation de leurs affinits. En ce sens, le mana permet un gain dĠintelligibilit, et fait de la force magique,
diffuse et obscure, Òquelque de clair, de rationnelÓ [67]
: en permettant la conversion (pour le moins possible) du jugement synthtique
a priori en jugement analytique a posteriori, il permet aux magiciens dĠoprer intellectuellement et
empiriquement lĠidentit, ou lĠinclusion dans une mme classe, dĠlments qui,
sans cela, demeureraient htrognes et incommensurables.
¤ 13
La clbre formule de Hobbes selon laquelle ÒLe roi est
le peupleÓ, implique alors
un mode de fonctionnement de la souverainet formellement identique la
synthse produite par le mana. LĠidentit du roi
et du peuple exprime ici lĠunit indivisible dont la multitude est dpourvue.
Si le roi est le peuple, cĠest parce que lui
seul peut disposer la fois de lĠunit numrique, simple et indivisible, et de
lĠunit, irrductible, quivalant la somme des lments du multiple. Seul le
roi est la fois un et multiple, car son unit enveloppe simultanment la
multiplicit des volonts individuelles prises comme telles et lĠunit de leur
synthse. On observe alors que, de mme que le magicien ne peut pas conclure a
posteriori lĠexistence du mana, et doit en quelque sorte le prsupposer afin dĠentreprendre ses
actes et jugements, de mme nous ne pouvons tirer du seul examen de la
multitude la production de cette unit synthtique quĠest le souverain.
Le
mode dĠtre numrique de la souverainet implique en effet quĠelle soit la
fois une sous le rapport de lĠunit de la volont – celle du roi –
et multiple sous celui des volonts individuelles dont elle est sense prendre
en charge le dessaisissement collectif. Ainsi, dĠun ct, la souverainet doit
comme rsulter de lĠaccord ncessaire de toutes les volonts individuelles,
puisquĠelle doit en raliser lĠunion afin dĠtre tenue pour souveraine, mais il
lui faut, dĠun autre ct, demeurer une et indivisible en tant que volont.
CĠest pourquoi elle ne peut tre simplement conue a posteriori, comme rsultat succdant, chronologiquement, aux accords que tous les individus prsents dans la multitude
passent entre eux : cela signifierait que le roi ne fait que recevoir la souverainet originaire du peuple. LĠa priori dont dispose Hobbes – lĠentit quĠil introduit afin de faire
fonctionner sa gense de la souverainet – rside dans la conception du
pacte comme transfert des volonts au profit
dĠun seul[68]. Il faut en effet disposer dĠune unit pralable, dj constitue,
en laquelle toutes les autres viendront se condenser par leur association et la
dpossession de lĠexercice de leur droit naturel. CĠest cette unit qui
polarise les volonts individuelles qui ne peut pas dcouler du pacte : Hobbes
lĠintroduit dans le contrat afin de pouvoir le raliser sur le mode du
transfert.
¤
14
CĠest
le roi, et lui seul, qui peut donc assurer la synthse extraordinaire dont
lĠunit sera irrductible au multiple dont elle est lĠunit. LĠunit du peuple
nĠest pas la mme que celle des individus de la multitude, et seul le roi peut
en raliser lĠirrductibilit et la puissance. LĠunit du peuple est peut-tre
quantitativement identique celle de la multitude (puisque lĠunit du peuple
est bien lĠquivalent de la somme de toutes les volonts individuelles qui se
sont dessaisies son profit) ; mais elle lui est htrogne puisquĠelle jouit
dĠune forme dĠindivisibilit que seul lui donne le roi. De la mme faon que
12, tout en tant le produit de 7 et de 5, semble numriquement quivalent
ces deux nombres, mais leur reste incommensurable du point de vue de sa gense,
le roi dispose dĠune volont dont la puissance de lĠunit quivaut
numriquement la somme des volonts des individus de la multitude, sans pour
autant que cette volont une et indivisible ne leur soit commensurable. La
synthse en question est donc a priori dans la
mesure o elle produit une unit nouvelle, rsultant dĠune multiplicit laquelle
elle demeure htrogne. LĠunit de la volont du souverain ne peut pas tre
dcouverte par lĠanalyse des lments ou parties de la multitude en tant que
celle-ci se dissout dans le multiple pur.
Dire
que le roi est le peuple, cĠest dire quĠil est
numriquement identique la somme des volonts manant de la multitude,
puisque son pouvoir rsulte de leur dessaisissement collectif, mais quĠil est
en mme temps tout fait autre chose, puisquĠen tant que souverain il engendre
une unit la fois une et multiple, qui ne se laisse pas diviser en autant
dĠindividus que nĠen compte la multitude. Le roi est donc lĠoprateur magique
de la synthse du peuple, il est le mana du corps politique, car en tant
quĠunit du multiple irrductible la multiplicit pure dont il semble
pourtant devoir tre issu, il ne peut cependant pas, strictement, rsulter du
seul dessaisissement collectif de ces multiples volonts dont la sienne prend
en charge lĠunit – moins de supposer, ce que refuse Hobbes, que la multitude
puisse se synthtise dĠelle-mme sur la base de lĠunit de lĠobjet et de
lĠeffet vis travers le dessaisissement collectif de la volont de chacun de
ses membres.
La
synthse du peuple fonctionne ici sur la base dĠun oprateur proprement
magique, car la vritable unit recherche ne peut tre conue a posteriori : une telle unit, chez Hobbes, est incompatible avec le critre
mthodologique qui vise priver la multitude dĠune quelconque forme dĠunit
par soi. Or, comme cĠest bien dĠelle quĠil faut partir – cĠest--dire de
lĠtat de nature – on ne voit pas comment il pourra en rsulter une unit
qui soit la fois une et multiple, moins de se donner artificiellement
lĠunit que lĠon cherche fonder travers le processus mme du dessaisissement
collectif. Ce qui signifie que Hobbes dcrit un processus o lĠeffet est
proprement irrductible ses causes, et o la copule, dans la formule Òle roi
est le peupleÓ opre une synthse dont le produit est en ralit une unit sui
generis, irrductiblement suprieure aux lments
du multiple dont elle se prtend tre la synthse. CĠest de la mme faon que
se conoit le mana car la fonction de celui-ci
est dĠintroduire au cÏur des oprations logiques de la magie lĠlment de
synthse quĠaucun des lments donns (fume, nuage, corps du sorcier, corps
astral, etcÉ) ne peut en tant que tel contenir. Du magicien, M. Mauss dit en effet
quĠil Òintroduit toujours, dans ses jugements, un terme htrogne,
irrductible son analyse logique, force, pouvoir, phusis ou manaÓ (idem, p.116), qui joue le rle de copule, cĠest--dire de lien
synthtique. Il exprime la ralit et la prsence du tout en chacune de ses
parties.
Le
paradoxe de la gense du corps politique rside donc en ceci quĠil est
ncessaire de postuler lĠmergence du souverain au terme dĠun processus dont le
mouvement, sur la base des individus donns lĠtat de nature sous forme de
multitude, produit plus quĠil ne saurait en tant que tel contenir. LĠeffet
produit est irrductible ses causes. LĠunit du souverain, quĠil ne faut
justement pas prsupposer, apparat ici comme lĠlment htrogne et
irrductible dont on cherche penser lĠmergence, mais dont lĠmergence ne
peut rendre compte si lĠon sĠen tient strictement aux seules donnes de dpart
– savoir la multitude. Si lĠunit du souverain est tout aussi
indivisible que numriquement quivalente la somme des volonts qui se sont
dcharges de lĠexercice leur droit naturel son profit, alors il faut dire
quĠelle rsulte dĠune synthse magique o lĠeffet ne peut, en tant quĠunit
indivisible du multiple, dcouler des seuls lments donns au dpart.
Cependant,
loin de rejeter le processus dcrit ici par Hobbes, il faut y voir justement le
mcanisme mettant en Ïuvre les deux oprations ncessaires qui sont inhrentes
la gense de la souverainet. Car cette gense ne peut sĠeffectuer quĠ
travers un processus dont lĠeffet doit ncessairement demeurer incommensurable
ses causes (rptition), mais elle doit galement sĠoprer comme ordination
extraordinaire du multiple lĠun, cĠest--dire donc comme synthse magique
grce laquelle on parvient penser lĠmergence du corps politique en tant
que totalit symbolique. Ce que Hobbes permet de concevoir du point de vue
politique, cĠest le processus qui engendre cette totalit qui nĠest pas
prsente dans lĠtat pr-politique, et qui en provient alors mme quĠelle
transfigure cet tat en lui substituant un ordre dont la consistance et
lĠhomognit sont sans commune mesure avec lĠtat de guerre qui lĠa prcd. Il
faut rellement y voir la faon dont un tout plus rel que ses parties peut se
faire jour au dtriment de lĠhtrognit radicale de ses causes.
C
– Le Lviathan et
les ambiguts de la notion de personne : de lĠattribution la reprsentation.
¤ 15
Le
Lviathan ne modifie pas les donnes du problme
mais y apporte de nouvelles solutions. Les concepts de personne et de
reprsentation, runis dans la thorie de lĠautorisation, sont introduits afin
de rpondre aux insuffisances du De Cive, et notamment
au fait que le transfert de droit ne donne pas positivement au souverain le
pouvoir d'agir en lieu et place des individus de la multitude ; il faut donc
rintgrer pleinement la volont des membres du corps politique et non la
neutraliser. Pour cela Hobbes substitue au contrat, dĠabord conu sur le modle
du dessaisissement, un acte dĠautorisation qui investit le souverain de la
volont relle de tous les individus qui lui reconnaissent ainsi le droit
dĠagir en leur nom. Telle va tre la fonction de la thorie de lĠautorisation,
centre autour de la notion de personne. Mais cette thorie est elle-mme
tributaire du concept de reprsentation, et cĠest au niveau de la structure du
reprsentant et du reprsent que va merger la fonction magique de la
reprsentation. Car la reprsentation, chez Hobbes, ne reprsente rien qui lui
prexiste : elle institue ce quĠelle doit reprsenter. En ce sens, elle
est souveraine, car le reprsentant produit vritablement ce quĠil a dĠabord
pour fonction – apparemment –
de reprsenter.
DĠordinaire,
on entend en effet par reprsentation la faon dont un objet tient lieu de
ralit pour un autre objet, et apparat non pas en lui-mme et pour lui-mme
mais en tant quĠil vaut pour la chose quĠil reprsente. En ce sens la
reprsentation suppose toujours lĠexistence pralable dĠun reprsent, dont le
reprsentant ne fait quĠassumer la reprsentation – cĠest--dire quĠil
apparat sa place. CĠest, du reste, le modle que semble tout dĠabord
privilgier Hobbes lorsque, au dbut du chapitre XVI du Lviathan, il introduit la notion de reprsentation corrlativement celle
de personne, et les assimile la reprsentation thtrale et juridique. ÒDe la
scne, ce mot a t appliqu tout homme reprsentant parole et action, dans
les tribunaux comme dans les thtres. En sorte quĠune personne est la mme chose quĠun acteur, la
scne comme dans la conversation ordinaire ; personnifier, cĠest tenir un rle ou reprsenter soi-mme ou un autre, et celui qui tient le rle dĠun autre est dit
tre le support de sa personne ou agir en son nom (É). La personne, selon la
diversit des cas, est appel diversement : reprsentant ou dlgu, lieutenant, vicaire, avocat, dput, fond de pouvoir, acteur, et ainsi de suiteÓ. Telle
quĠelle nous est ainsi prsente, la notion de reprsentation est pourvue de la
charge ontologique qui est gnralement la sienne : relier un substitut une
entit qui lui prexiste, et qui permet ensuite de poser ce substitut comme ce
qui en tient lieu et place. DĠun point de vue ontologique donc, le reprsentant
est toujours tributaire du reprsent, et cĠest bien lĠexistence de celui-ci
qui rend raison de la valeur et de lĠexistence de celui-l en tant que
reprsentant. DĠordinaire, la reprsentation succde ce dont elle est la
reprsentation, et cĠest apparemment ce que Hobbes signifie lorsquĠil introduit
la dfinition du terme de personne.
Or
dans le cadre de ce chapitre XVI du Lviathan,
la notion de reprsentation sert dĠabord mettre en place la structure de la
personnification. Et la notion de personne, telle que la prsente Hobbes, est
empreinte dĠune certaine ambigut smantique. Elle recouvre deux fonctions
distinctes que Hobbes mobilise simultanment. Est une personne, en effet,
Òcelui dont les mots et les actes sont considrs soit comme tant les siens
propres, soit en ce quĠils reprsentent les mots est les actions dĠun autre, ou
de toute autre chose quoi ils sont attribus fictivement. Quand on les
considre comme lui appartenant, on parle dĠune personne naturelle, quand on
les considre comme reprsentant les paroles et actions dĠun autre, on parle
dĠune personne fictive ou artificielle.Ó Le point important est, comme le
rappelle Zarka, que Òla notion de personne dsigne le rapport juridique entre un
individu et des actions ou des parolesÓ. Elle permet de penser la faon dont on
sĠengage en parole et en acte, autrement dit anticipe lĠide de responsabilit.
Ce
qui est prsuppos par cette notion, cĠest lĠide dĠun agent qui est galement
lĠauteur des actes et des paroles, parce quĠil se les voit attribus en vertu
du fait quĠil accepte de les reconnatre comme siens. LĠattribution dcoule de
lĠappartenance des actes un individu. La
personne est comme le sujet de lĠaction, lĠinstance dont dpendent la fois
lĠexistence des propos et des actes, mais aussi leur valeur, cĠest--dire leur
appartenance. Ainsi parler, agir, cĠest tre tenu juridiquement pour lĠauteur
de ses propos ou de ses actes, cĠest en tre responsable. SĠil y a donc un lien
dĠappartenance entre lĠauteur et ce dont il est lĠauteur, cette fonction
juridique dĠattribution nĠpuise cependant pas la notion de personne telle que
Hobbes est en train de la formuler. Il sĠappuie galement sur lĠtymologie
latine du terme afin dĠy inclure un autre aspect, cette fois-ci esthtique, qui
ajoute la notion de personne lĠide de reprsentation : le terme dsigne,
suivant lĠorigine latine de la ÒpersonaÓ, Òle dguisement, lĠapparence
extrieure dĠun homme, imits sur la scne ; et parfois, plus prcisment, la
partie du dguisement qui recouvre le visageÓ. Cette prcision est ncessaire
car elle permet de distinguer, au sein de la notion de personne, deux sens
diffrents de lĠattribution elle-mme : si lĠattribution se fait en premire
personne, la personne est dite naturelle ; si elle se rapporte un autre
individu que celui qui agit et parle effectivement, la personne est dite
artificielle, ou fictive, parce quĠici les actes ou paroles reprsentent un
autre individu que lĠagent. Notons cependant que le sens originaire de la
personne rside dans lĠattribution elle-mme, dans ce rapport dĠappartenance
entre lĠagent, les actes, et lĠauteur qui on les rfre. La distinction entre
personne naturelle et personne artificielle nĠintervient donc quĠau niveau dans
la modalit de lĠattribution : directe dans le cas de la personne naturelle,
indirecte ou mdiate dans le cas de la personne artificielle.
Ce
qui intresse donc Hobbes dans la notion de personne est la dualit quĠelle
recouvre entre dĠun ct la personne ÒnaturelleÓ (cas o lĠagent est lĠauteur)
et la Òpersonne artificielleÓ (cas o les deux sont distingus). La dfinition
quĠil donne ds lĠouverture du chapitre comprend donc sous un seul et mme
terme deux sens distincts, en ralit assez diffrents, et la diffrence rside
prcisment dans la faon dont lĠattribution, prsente dans les deux cas, est
ralise : le terme de ÒpersonneÓ dsigne toujours lĠattribution et la
diffrence rside dans le fait quĠelle est ou non immdiate. La notion de reprsentation
lie la personne artificielle ne fait donc ici quĠintroduire une mdiation
dans la fonction juridique de lĠattribution dĠactes et de paroles, dont ils
seront les vecteurs : parler ou agir au nom dĠautrui, cĠest le reprsenter.
Mais le fait est que la notion de personne en gnral ne se rapporte pas celle de personne naturelle et celle de personne artificielle
de la mme manire. Une premire question se pose alors de savoir laquelle, de
ces deux variantes, est la plus fondamentale du point de vue de la fonction de
lĠattribution elle-mme ; une seconde porte sur le fait de savoir si, en
incorporant au lien dĠattribution compris dans lĠide de personne en gnral un rapport de reprsentation inclus dans celle de personne artificielle, Hobbes ne modifie pas de faon significative le concept originaire
de personne.
¤ 16
La
premire partie de la dfinition concerne la personne naturelle et rfre strictement la notion de personne lĠide dĠattribution.
Hobbes y insiste sur lĠindividu qui on attribue : Òest une personne celui dont les mots et les actes sont considrs soit comme tant les
siens propres (É). Quand on les considre comme lui appartenant, on parle dĠune
personne naturelleÓ (nous soulignons). En ce cas la personne est dite naturelle
en ce quĠelle repose sur lĠunit de lĠagent et de lĠauteur. CĠest la mme
personne qui parle ou agit et laquelle on attribue les propos ou actions. En
ce cas, non seulement la personne est lĠauteur de ses propres paroles et
actions, mais lĠunit intrinsque de la personne est ce qui rend possible
lĠide quĠon puisse attribuer une multiplicit de mots ou dĠactions un seul
et mme individu. Si la personne est dĠabord naturelle, cĠest parce que la possibilit de lĠattribution dcoule elle-mme
de la volont dĠun auteur. NĠoublions pas en effet que la volont est, pour
Hobbes, lĠattribut essentiel de la personne. Afin de fonder le lien
dĠattribution comme rapport dĠappartenance entre des paroles ou des actes et un
auteur, il est ncessaire en effet que celui-ci se constitue en principe de ces
actes ou de ces paroles en sĠengageant les reconnatre pour siens. Il faut pouvoir en
assumer la responsabilit.
CĠest
donc dĠabord la personne naturelle que revient
la possibilit de se voir attribuer des actes ou des paroles : il est naturel
en effet que ce soit lĠagent que revienne dĠabord lĠattribution et
lĠappartenance, car cĠest de lĠidentit de lĠagent et de lĠauteur que provient
lĠunit naturelle de la personne, dont mane lĠacte primitif de la volont travers
lequel lĠindividu sĠengage reconnatre comme siens des actes et des paroles.
Au fondement de la personne naturelle, se trouve la volont comme origine de la
reconnaissance, qui permet lĠagent de prendre en charge lĠattribution, et par
l nous voyons que le concept de personne naturelle est donc le modle et le
schma de lĠattribution ou de lĠappartenance, au sens juridique des termes.
CĠest donc dire quĠil nĠy a pas de diffrence entre le concept de personne en
gnral et celui de personne naturelle, car la premire se laisse dĠabord penser, dans son essence,
travers la seconde. LĠide mme dĠattribuer un rapport dĠappartenance dĠaction
et de paroles un agent suppose au pralable que ce soit lui, en qualit
dĠauteur, qui institue ce rapport, ou plutt dont la volont rende possible
cette institution. Car nĠest auteur que lĠagent dont la volont se dploie
travers ses propres mots et geste.
La
seconde partie de la dfinition modifie de faon significative la charge
smantique de la notion en introduisant lĠide que la personne ne dsigne plus
simplement un lien dĠattribution ou dĠappartenance, comme dans le cas de la
personne naturelle, mais un lien de reprsentation. Ainsi avec la notion de
personne artificielle, Hobbes peut insister non
pas tant sur le reprsent que sur le reprsentant : Òest une personne celui
dont les mots et les actes sont considrs soit comme tant les siens propres,
soit en ce quĠils reprsentent les mots est les actions dĠun autre, ou de toute autre chose quoi ils sont attribus fictivement. (É)
Quand on les considre comme reprsentant les
paroles ou actions dĠun autre, on parle dĠune
personne fictive ou artificielleÓ (nous soulignons). Ici la personne nĠest plus
celui qui on attribue les mots et actions mais bien celui qui parle ou agit
en son nom : la personne nĠest donc pas ce que nous appelons lĠauteur, et qui
fait ici implicitement figure de reprsent, mais le reprsentant. La
modification intervient donc au niveau du rapport entre agent et auteur : nĠest
personne, au sens artificiel du terme, que lĠagent de lĠaction, et cet agent
est une personne artificielle dans la mesure o il ne faut justement pas
considrer ce quĠil dit et accomplit comme tant ses propos ou actions, mais
comme valant pour ceux dĠun autre. LĠattribution se voit mdiatise au profit
dĠun autre tiers, ici reprsent en qualit dĠauteur. LĠartifice de
lĠattribution mdiatise brise lĠunit de la personne en tant que supportant
originairement lĠidentit de lĠagent et de lĠauteur. Cet artifice ne pourra
donc avoir lieu que sous une seule forme : celle prcisment dĠune convention
mettant en place cette mdiation. Ainsi cette seconde partie de la dfinition,
tout en incorporant lĠide de reprsentation, met dsormais en avant lĠide que
la personne nĠest plus celui qui rend possible lĠattribution, mais celui qui
reoit le droit de reprsenter un auteur. La notion de personne se voit soude
celle de reprsentation : mais par l, cĠest la seule fonction du
reprsentant qui est retenue par Hobbes afin de dfinir la personne.
Celle-ci
dsigne donc au final, dans la dfinition intgrale donne par Hobbes dans les
deux premires phrases du chapitre XVI, la fois un lien juridique
dĠattribution, originairement un du fait de lĠidentit de lĠagent et de
lĠauteur, mais aussi lĠun des deux termes quĠil permet dĠarticuler lorsquĠil
est conu comme reprsentation, savoir le reprsentant. Et lĠon remarque
alors que la notion de personne dsigne finalement deux choses opposes : car
la position de lĠauteur rendant possible lĠattribution originaire, dfinie dans
la premire partie portant sur lĠunit de la personne naturelle, sĠclipse
devant la fonction du reprsentant introduite dans la seconde partie portant
sur la personne artificielle, mais au dtriment de lĠauteur donc, qui est alors
lui-mme dsign implicitement comme le reprsent, Celui-ci sĠefface devant
celui-l, et la notion de personne ne dsigne presque plus que le reprsentant.
Pour
insister davantage sur cet aspect des choses et achever lĠidentification du
concept de reprsentation celui de personne, Hobbes introduit alors une brve
analyse tymologique du Òmot de personneÓ. En plus de sa fonction juridique, il lui assigne une origine
esthtique, qui permet de renforcer la dimension artificielle de la personne
puisquĠelle entretient, dans ce cadre nous dit-il, un rapport exclusif avec le
reprsentant. CĠest partir de l quĠil va galement introduire les deux
notions dĠacteur et dĠauteur qui sont symtriques, pour lui, de reprsentant et
de reprsent. ÒDe l scne, le mot est pass tout homme qui donne en
reprsentation ses paroles et ses actions, au tribunal aussi bien quĠau
thtre. Personne est donc lĠquivalent dĠacteur, tant la scne que dans la vie courante ; et personnifier, cĠest jouer le rle, ou assurer
la reprsentation de soi-mme ou dĠautrui : de
celui qui joue le rle dĠun autre, on dit quĠil en assume la personnalit, ou
quĠil agit en son nomÓ.
Hobbes
affirme ici deux reprises : ÒPersonne est donc lĠquivalent dĠacteurÓ, Òla personne est alors lĠacteurÓ. DĠun sens dĠabord juridique qui
permet dĠinsister sur lĠunit originaire de lĠagent et de lĠauteur (au sens que
nous dfinissions plus haut, cĠest--dire capable de fonder lĠattribution), on
est pass au sens esthtique, thtral, qui remet au seul acteur, au seul
reprsentant la possibilit dĠtre dit une personne. De l lĠambigut
smantique fondamentale de la notion de ÒpersonneÓ que Hobbes va par la suite
exploiter avec profit. Pourtant, sĠil fond lĠune dans lĠautre ces deux valeurs
de la notion de personne, lĠune provenant directement dĠune fonction juridique
et lĠautre ne drivant que dĠune origine esthtique, on est en droit de se
demander si les deux peuvent rellement se mler lĠune lĠautre au point de
devenir identique dĠun point de vue opratoire. Car cĠest bien sur cette unit
indiffrencie que va reposer la suite du raisonnement de Hobbes. Et toute la
question est de avoir si, oui ou non, la notion de reprsentation peut, aussi
facilement quĠil nĠa lĠair de le dire, se laisser absorber dans celle de
personne.
Or
en croire les commentateurs, personne naturelle et personne artificielle ne
sont pas entirement assimilables. Zarka relve ce point avec prcision.
Commentant la gense de la notion de personne chez Hobbes, il rvle en effet
une diffrence de taille entre deux versions du Lviathan, lĠun anglaise,
lĠautre latine : ÒOn pourrait ajouter que Hobbes fait lui-mme passer la
reprsentation du tribunal lĠEtat. Cependant, les deux versions anglaises et
latines du Lviathan semblent diverger sur le
statut de la reprsentation. En effet, dans la version anglaise, la
reprsentation intervient la fois dans la dfinition de la personne naturelle
et de la personne civile : Òpersonnifier, cĠest jouer le rle, ou assumer la
reprsentation de soi-mme ou dĠautrui : de celui qui joue le rle dĠun autre,
on dit quĠil assume la personnalit (to beare his Person), ou quĠil agit en son
nom.Ó Dans le cas dĠune personne naturelle, un individu joue son propre rle et
agit en son nom : il est la fois le reprsentant et le reprsent. Dans le
cas dĠune personne artificielle, un individu joue le rle dĠun autre et agit au
nom de cet autre : il y a donc une distinction entre le reprsentant et le
reprsent. En revanche, la version latine distingue nettement la persona
propria sive naturalis, de la personne artificielle
qui est seule qualifie de persona repraesentativa. Cette divergence nĠest pas pour nous fondamentale, dans la mesure
o il sĠagit dĠexaminer le mode de constitution dĠune personne artificielle qui
est toujours reprsentativeÓ.
La
diffrence entre les deux versions, cĠest quĠen latin Hobbes a pris grand soin
de ne pas faire intervenir dans la dfinition de la persona propria sive
naturalis la fonction de la reprsentation.
Celle-ci est exclusivement rserve la personne artificielle. Zarka conclut
en ngligeant cette diffrence. Nous allons voir quĠelle est, bien au
contraire, dcisive, ds lors que la question devient de savoir si justement
lĠindistinction entre les deux nĠa pas pour but de brouiller les cartes du
point de vue de lĠunit de la notion de personne, que nous attribuons, comme le
fait la version latine, la seule personne propre, cĠest--dire naturelle. On
verra en effet que le seul intrt que prsente pour Hobbes une telle
confusion, vritablement opratoire, entre la fonction juridique et lĠorigine
esthtique de la notion de personne, cĠest de donner une primaut indiscutable
la reprsentation en tant que telle, et dĠaffirmer que seul le reprsentant
lui donne son unit – ce qui nĠest alors plus valable du point de vue de
sa fonction originaire, qui est lĠattribution.
Avant
dĠen venir l voyons ce que le latin peut encore nous apporter. La citation que
donne Zarka lĠappui de la version anglaise (Òpersonnifier, cĠest jouer le
rle, ou assumer la reprsentation de soi-mme ou dĠautrui : de celui qui joue
le rle dĠun autre, on dit quĠil assume la personnalit (to beare his Person),
ou quĠil agit en son nom.Ó) porte non pas sur la dfinition prliminaire de la
notion de personne en tant que substantif, mais sur le verbe qui en drive, personnifier. Or F. Tricaud, commentant lui-mme ce verbe dans la note 5 de la page
163, souligne un point essentiel qui dment formellement ce quĠaffirme ici Zarka,
savoir que : Ò Malgr ce que Hobbes semble dire, lĠide de se Òreprsenter
soi-mmeÓ, de Òjouer son propre personnageÓ, nĠappartient manifestement pas au
sens premier de to personate, au mme titre que
lĠide de Òjouer le rle dĠun autreÓ. Ce ne peut tre quĠune acception drive,
indiquant une comparaison implicite avec la ÒreprsentationÓ dĠautrui.Ó Ainsi
lorsque Hobbes inclut dans le verbe ÒpersonnifierÓ (to personate, dont Zarka affirme quĠil porte simultanment sur soi et sur
autrui) lĠide que lĠon pourrait se reprsenter soi-mme, autrement dit,
lorsquĠil inclut dans la personne naturelle lĠide que lorsquĠelle agit, elle
se reprsente elle-mme, tant la fois reprsentant et reprsent (comme le
dit dĠailleurs Zarka, sĠen tenir compte de la note de F. Tricaud), il ne fait que
forcer le sens de ce terme de faon artificielle et rhtorique, afin de
dĠenraciner davantage la reprsentation au cÏur du concept de personne. Selon
lui, la personnification est ce qui soude la personne et la reprsentation.
Mais il nĠen est rien : le verbe anglais lui-mme rpte et confirme ce que le
latin affirmait dj, savoir que la personne naturelle ne fonctionne pas, en
tant que telle, sur le mode de la reprsentation. Et si elle lĠexclut, cĠest
bien parce que dans cette premire modalit de lĠattribution non mdiatise,
lĠidentit de lĠagent et de lĠacteur implique une unit irrductible de la
personne provenant de sa volont. La version latine de la persona propria
sive naturalis nĠest donc pas compatible avec ce
que Hobbes vient chercher dans lĠtymologie mme de la persona, puisque la premire, tout comme le verbe to personate, ne prend pas en charge lĠide de reprsentation incluse dans la
seconde.
La
version latine du second paragraphe du chapitre XVI, cite par F. Tricaud en note
p.161, confirme alors cette distinction selon nous cruciale entre les deux
modalits dĠattribution, immdiate ou naturelle, et mdiate ou artificielle, et
dont la premire seule est proprement inhrente la notion de personne exempte
de toute forme de reprsentation : ÒEst une Personne, celui qui accomplit
des dmarches en son nom ou non dĠautrui. Si cĠest
en son nom, on a une personne au sens propre, ou
personne naturelle ; si cĠest au nom dĠautrui, la personne est reprsentative de celui au nom duquel elle agitÓ. Ainsi Hobbes distingue dans la
version latine ce quĠil incorpore dans la version anglaise, et la notion de reprsentation nĠest soude
celle de personne quĠau prix dĠun effort linguistique excessif. LĠorigine
latine de la ÒpersonaÓ dsigne certes lĠartifice, le masque, mais cĠest ce
recours lĠtymologie qui est lui-mme artificiel, et il vise masquer ce
fait que, de prime abord, la notion de personne dvolue celle dĠattribution
nĠinclut pas lĠide de reprsentation. Il est donc de ce fait impossible
dĠinclure, en retour, dans le verbe personnifier
lĠide dĠattribuer, moins bien sr de forcer
les termes et de ne recourir lĠtymologie
latine que pour mieux trahir la version latine.
Or cĠest bien l lĠopration que cherche accomplir Hobbes : il veut quĠ la
personne conue de faon esthtique, rponde une attribution toujours
reprsentative, ou plutt une reprsentation toujours attributive. Pour pouvoir
poser cette quation entre reprsenter et personnifier, Hobbes a recours la persona : il veut quĠ la personne quivaille la reprsentation pour poser
symtriquement lĠquivalence de la reprsentation et de la personnification (ce
que le verbe anglais lui-mme rend impossible, selon F. Tricaud, puisque
personnifier ne signifie jamais se reprsenter soi-mme). Que vise alors ce tour de force conceptuel et linguistique ? LĠidentification de lĠattribution travers la
personne, de la personne et de la reprsentation, et enfin de la
personnification avec lĠattribution nĠa quĠune seule fonction : celle de lui
permettre dĠaffirmer, quelque pages plus loin, que cĠest bien de lĠunit du
reprsentant que la personne tire sont tour son unit. CĠest dĠune
surdtermination du reprsentant dans le processus de personnification que Hobbes
va avoir besoin afin de lui faire jouer un rle crucial dans sa thorie de la
souverainet. Mais ce faisant, il utilisera le terme de personne partir de sa
confusion avec la notion de reprsentation, au dtriment de son sens originaire
dvolue lĠattribution incluse dans la personne naturelle – laquelle
nĠest, nous le voyons avec la version latine ainsi quĠavec le verbe to
personate, jamais susceptible de supporter une
telle confusion.
¤ 17
Au
lieu de sĠen tenir la seule fonction dĠattribution, Hobbes recourt donc la
notion de personne en mettant en avant de faon trs stratgique la charge
smantique drive de la persona latine. La
dimension juridique de la notion implique en effet la prsance de la personne
naturelle en tant quĠy est inscrit le rapport originaire de lĠagent et de la
volont de lĠauteur qui fonde lĠunit de la personne travers une multiplicit
dĠactes ou de paroles, dans la mesure o cĠest lĠauteur (au sens donn par
nous) qui a lĠinitiative de lĠinstitution du lien dĠattribution. Inversement
lĠaspect esthtique et thtral du terme met lĠaccent sur le reprsentant,
puisque o la ÒpersonaÓ implique le rapport la mise en scne, au jeu de
masque, et donc lĠide que ce qui se prsente nous ne vaut pas en soi mais
en tant que reprsentant autre chose que soi-mme.
On
pourrait cependant penser que, dans les deux cas, la notion de personne assoit
son unit sur lĠauteur, donc finalement, pour Hobbes, sur le reprsent, dans
la mesure o lorsque le reprsentant agit ou parle, il ne le fait quĠau nom de
celui quĠil reprsente. Puisque dans le cas de la personne artificielle, il
sĠagit encore de penser un lien dĠattribution, et bien que Hobbes insiste sur
la notion de reprsentant, on peut cependant affirmer que ce lien nĠa de sens
quĠen vertu de la modalit originaire quĠil ne fait que mdiatiser. Cette
importance accorde lĠauteur est dĠailleurs souligne par Hobbes lui-mme
dans le cas des choses inanimes incapables de toute forme dĠautorisation :
ÒMais les choses inanimes ne peuvent pas tre des auteurs et par consquent ne
peuvent pas donner autorit leurs acteurs : les acteurs peuvent nanmoins
recevoir autorit pour assurer leur entretien, de ceux qui en sont
propritaires, ou gouverneursÓ. Ce cas montre bien quĠ lĠorigine le problme
de lĠattribution est un problme dĠautorisation, ce qui nous situe donc du ct
du reprsent, cĠest--dire de lĠinstance laquelle on attribue les actes ou
les paroles ; quand bien mme cette instance est dpourvue de volont. Et ainsi,
on aurait envie de formuler lĠide que cĠest lĠunit du reprsent, issue
originairement de lĠidentit de lĠagent et de lĠauteur, qui fait lĠunit de la
personne, tant entendu que cette notion sert dĠabord penser la relation
juridique dĠappartenance ou dĠattribution.
Or
Hobbes rcuse cette ide, et affirme quant lui que cĠest bien du reprsentant
que la personne tire son unit. On doit alors demander comment une telle
affirmation est possible, et si elle ne joue pas implicitement sur les deux
modalits de lĠattribution, au profit de la seconde. Affirmation dĠautant plus
trange si lĠon considre lĠorigine de la notion de personne du point de vue de
sa seule fonction juridique, qui est celle de lĠattribution dĠacte ou de parole
: un lien dĠappartenance ou dĠattribution suppose en effet que ce soit
lĠauteur, cĠest--dire celui qui reconnat comme siens des actes ou des
paroles, et qui sĠengage ainsi travers eux, qui rend possible lĠide mme
dĠattribution, puisque cĠest lui en dfinitive qui sĠengage et en assume la
responsabilit. Hobbes tient cependant tout prix mdiatiser lĠattribution,
on le voit dans le recours abusif lĠtymologie de persona et au dtournement du verbe to personate. Pourquoi ?
SĠil
lui est ainsi ncessaire de faire de la personne un concept deux faces, cĠest
parce que la seconde, seule, lui permet de faire merger la fonction du
reprsentant en tant quĠlment dcisif de la personnification, laquelle est la
clef de sa conception de la souverainet. Mais, afin de mieux saisir le tour de
passe-passe qui consiste affirmer que cĠest du reprsentant que la personne
tire son unit, il nous faut viter de mettre ces deux aspects de la notion de
personne au mme plan, car ils ne servent pas les mmes ambitions et ne
rpondent pas aux mmes fonctions. Si lĠaspect juridique est utilis
conformment ce quĠil rend possible, cĠest--dire lĠattribution, lĠaspect
esthtique, lui, en mettant lĠaccent sur la primaut du reprsentant, va en
ralit dborder sa propre fonction et oprer, sous une autre forme, la
synthse magique du multiple dj prsente dans le De Cive.
Voici
alors ce que Hobbes, poursuivant lĠidentification de la personne et de la
reprsentation, finit par affirmer : ÒUne multitude dĠhommes devient une seule
personne quand ces hommes sont reprsents par un seul et mme homme ou une
seule et mme personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement
de chaque individu de cette multitude. Car cĠest lĠunit de celui qui
reprsente, non lĠunit du reprsent, qui rend la personne une. Et cĠest celui qui reprsente qui assume la personnalit , et il
nĠen assume quĠune seule. On ne saurait concevoir lĠunit dans la multitude,
sous une autre formeÓ. Et donc ici affirme lĠide clef de la thorie de la
souverainet selon laquelle le processus de personnification rsoud de faon
dfinitive le problme de lĠunit de la multitude. La personne en est
lĠoprateur souverain. A travers la surdtermination du reprsentant, la
reprsentation prend ici le pas sur lĠattribution dans lĠusage de la notion de
personne, alors mme que cette notion est dĠabord avance afin dĠinstituer
lĠattribution collective de toutes les volonts celle dĠun seul. Par quelle
manipulation Hobbes peut-il effectivement attribuer la fonction de reprsentation
une telle puissance opratoire ?
¤
18
La
catgorie de la personne naturelle est identique, en son essence, lĠide mme
de personne en tant que concept juridique permettant dĠtablir un rapport
dĠappartenance entre un individu et ses actions ou paroles, et par l, de
fonder lĠattribution. Cette attribution est ensuite dcroche de son origine
naturelle pour tre transfre artificiellement un autre que soi. DĠo lĠide
que la personne personnifie, cĠest--dire permet de mdiatiser lĠattribution et
de la convertir en reprsentation. La synthse du champ juridique et du champ
esthtique est alors accomplie. Personne naturelle = lien dĠattribution
originaire ; personne artificielle = lien de reprsentation. Personnification =
attribution mdiatise. Hobbes tire de ces trois tapes de lĠlaboration du
concept de personne lĠide fondamentale selon laquelle cĠest lĠunit de
celui qui reprsente, non lĠunit du reprsent, qui rend la personne une. Cette thse est lĠassise fondamentale du mcanisme dĠinstitution
de la souverainet dans la mesure o elle permet de comprendre en quoi
reprsenter, cĠest personnifier, et personnifier, cĠest recevoir un lien
dĠattribution. Ici sĠachve vritablement la synthse des deux valeurs de la
notion de personne, ici se fondent lĠun dans lĠautre les concepts dĠattribution
et de reprsentation qui vont permettre Hobbes de penser lĠmergence de
lĠunit souveraine travers le reprsentant. Mais il ne peut procder de la
sorte que parce que lĠambigut savamment labore de la notion de personne lui
permet de masquer, derrire la reprsentation, lĠattribution dont il a par
ailleurs besoin afin de remplir le contrat et de lui donner son contenu ; mais
qui, elle, nĠautorise en rien la thse ici dfendue.
Affirmant que cĠest de lĠunit du reprsentant, et non de lĠunit du
reprsent, que la personne tire son unit, Hobbes semble ici ne rfrer quĠ
la personne artificielle. Laquelle, on la vue, est la seule pouvoir supporter
la reprsentation. Et il est vrai que du point de vue de ce que le contrat met
en place, le souverain va tre structurellement considr comme le reprsentant
du peuple, car il doit reprsenter individuellement chacun des individus qui
contractent, et collectivement lĠensemble de la multitude en tant que telle. On
accordera donc Hobbes que, du point de vue de la personne artificielle quĠest
le souverain, cĠest bien lui, en qualit de reprsentant, qui reprsente
formellement la multitude en tant quĠil en ralise lĠunit indivisible.
Cependant du point de vue du contenu du contrat, ou de sa matire – sĠil
nous est permis de faire jouer prsent le couple conceptuel de la forme et de
la matire mobilis par Hobbes lui-mme ds le titre de lĠouvrage : ÒLviathan,
trait de la matire, de la forme du pouvoirÉ.Ó – cĠest--dire donc du
point de vue de ce que le contrat lui-mme contient, on voit que cĠest lĠide
dĠattribution qui gouverne la dmarche. Car le but du contrat, clairement fix
au chapitre XVII, est dĠautoriser le souverain agir au nom de chacun,
autrement dit, de cder un tiers le droit que lĠon possde, originairement et
naturellement, dĠagir et de se gouverner soi-mme : ce que tous attribuent au
souverain, de faon proprement juridique, cĠest le fait dĠagir au nom de
chacun. Le contrat se nourrit donc dĠattribution, cĠest dĠelle quĠil tire sa
substance. Rappelons en effet que la carence que doit remplir cette nouvelle
conception du pacte social, cĠest de confrer au souverain un vritable pouvoir
dĠaction. Le souverain ne reprsente donc pas abstraitement les individus
(comme un acteur reprsente un personnage fictif), il les reprsente trs
concrtement, travers ses actes et ses dcrets, en tant que chaque individu
doit se reconnatre en eux. Le processus du contrat ainsi conu implique lĠide
quĠun tiers qui, puisquĠil ne contracte avec aucun autre, se voit attribu ce
droit auquel tous renoncent, celui dĠagir pour eux et en leur nom.
Cependant,
le problme est que du point de vue de lĠattribution elle-mme, ce nĠest pas le
reprsentant qui est originaire, mais bien le reprsent, car au plan juridique
cĠest lĠauteur qui fonde lĠunit de la personne en autorisant des actes et des
paroles comme siens et pouvant alors sĠy reconnatre. Du point de vue de la
matire de ce nouveau contrat qui cherche se raliser pleinement,
lĠattribution des actes dĠune seule et mme instance souveraine une
multiplicit de volonts individuelles implique en ralit autant de personnes
contractant que dĠindividus : il y a donc autant dĠactes dĠattribution que
dĠindividus reprsents, puisque chacun est lĠauteur dĠune attribution
originaire. Le problme est donc que cĠest le reprsent, ou encore lĠauteur
qui fonde lĠunit de la personne du point de vue de lĠattribution. Au plan du
contenu juridique du pacte, il nĠy a donc pas dĠunit, mais bien un
multiplicit dĠattributions, car plusieurs individus sĠattribuent les actes
dĠun seul et mme tiers auquel ils transfrent tous leur droit par
autorisation. Si bien que pour pouvoir affirmer que cĠest le reprsentant qui
fait la personne une, et non le reprsent, Hobbes est oblig de sous
entendre ici le terme de personne non pas dans le sens juridique du terme,
auquel pourtant il ne peut pas renoncer puisquĠil est seul porter la notion
dĠattribution, mais bien dans le sens esthtique. Il insiste donc sur la
personne artificielle dans la mesure o elle seule rend possible la
surdtermination du reprsentant.
La
thse selon laquelle cĠest le reprsentant qui fait lĠunit de la personne ne
peut alors sĠentendre et avoir de sens que si lĠon sous-entend dans la notion
de personne le primat de la fonction reprsentative assum par la personne
artificielle, au dtriment de la personne naturelle qui, rappelons-le, est
dpourvue de toute forme de reprsentation. Si, inversement, Hobbes voulait
penser lĠunit de la personne en se rfrant sa valeur dĠattribution, il
serait oblig de reconnatre et de conclure que cĠest lĠunit du reprsent qui
en constitue lĠunit ; mais il ne pourrait alors plus dire que cĠest le reprsentant
qui cre lĠunit de la personne, puisque, ds lors que lĠon se place au niveau
de lĠattribution, on se trouve en prsence dĠune multiplicit
dĠauteurs-reprsents. Il ne peut donc affirmer la thse de la surdtermination
du reprsentant quĠau prix dĠun effacement, relatif mais indispensable, du sens
juridique de la personne naturelle, derrire son sens esthtique et artificiel.
Et cet effacement ne peut tre que relatif, car tout en donnant ici le primat
la fonction artificielle de la personne dĠun point de vue formel, il ne peut
pas ne pas impliquer dans sa matire la fonction dĠattribution. Affirmant le
primat de lĠunit du reprsentant dans la notion de personne, celle-ci doit
donc cependant conserver ncessairement, mais au second plan – puisque
sans cela la multiplicit des auteurs reprsents prendrait alors le dessus sur
lĠunique reprsentant, dont lĠunicit se dissoudrait automatiquement – sa
valeur originaire inscrite dans la notion de personne naturelle. On peut alors
penser que Hobbes donne en sous-mains la personne artificielle le rle
fondamental attribu la personne naturelle : celui qui rend possible le lien
dĠattribution des actes dĠune seule et mme instance souveraine une
multiplicit dĠauteurs. Il nĠy a donc unit de la personne travers son
reprsentant que parce quĠau contenu juridique originaire dvolu la notion de
personne naturelle, est
expressment ajout, pour lui tre finalement substitu dans lĠnonc de la
thse, la fonction reprsentative assume par la seule personne artificielle
La
fonction de reprsentation clipse donc le fondement mme du contenu du pacte,
cĠest--dire sa valeur juridique. Ou plutt, il ne lĠassume que pour pouvoir la
masquer. Hobbes pourrait fort bien se passer de sa thse : il pourrait en effet
se contenter de dire que, dans le pacte, attribution et reprsentation ont la
mme valeur, ce qui est effectivement le cas. Mais il devrait alors galement
reconnatre que lĠunit de la personne ne lui vient pas de son reprsentant,
mais de son reprsent, puisque ce que lĠartifice vise mettre en place, cĠest
une attribution. O plutt, il devrait reconnatre une primaut semblable
lĠun comme lĠautre. Et pourtant, il efface dlibrment le reprsent,
cĠest--dire lĠensemble des auteurs. Avec la formule selon laquelle cĠest
lĠunit du reprsentant qui rend une la personne, Hobbes occulte donc
la valeur de la personne naturelle derrire celle de la personne artificielle
pour rendre possible le primat de lĠunit de lĠacteur-reprsentant sur la
multiplicit des auteurs-reprsents. CĠest la seule faon,
pour lui, dĠattribuer la personne une unit qui ne lui vient pas du sens juridique, dont lĠunit originaire provient dĠun lĠauteur qui se laisse
finalement reprsenter travers un autre agent que lui-mme, mais qui drive,
exclusivement, de son sens artificiel. Or cĠest bien de son sens naturel que le
pacte tire toute sa substance au plan juridico-politique puisquĠil sĠagit dĠabord de raliser un acte dĠattribution qui vise
confrer positivement au souverain le droit dĠagir au nom de tous les
individus. Du point de vue juridique, la personne du souverain renvoie donc en
autant dĠindividus que nĠen compte la multitude, et en ce sens, puisquĠelle
est ancre dans la notion dĠattribution dont les individus sont les
auteurs, cette personne est elle-mme multiple puisquĠelle prend sa charge de
multiples actes dĠattribution. Cette personne souveraine ne peut devenir une par
son reprsentant quĠ partir du moment o le sens artificiel de la personne
prime et occulte le sens originaire et naturelle fondant
lĠattribution. CĠest la seule faon, pour Hobbes, dĠachever dfinitivement la
synthse du multiple travers le processus de personnification.
¤
19
La
thse selon laquelle la personne tire son unit du reprsentant ne peut
sĠentendre que si la personne est considre comme artificielle. Transpose du
ct de la personne naturelle, cette proposition nĠa strictement aucun sens :
dĠune part parce que la personne naturelle ne supporte aucune forme de
reprsentation (en tmoignent la version latine du dbut du chapitre XVI ainsi
que le sens strict du verbe to personate);
dĠautre part parce que mme si lĠon tient affirmer que la personne naturelle
est pensable en tant quĠelle est la fois reprsentant et reprsent, ce nĠest
alors pas du reprsentant quĠelle tire son unit mais bien de son reprsent,
puisque celui-ci est lĠauteur dont la volont donne tout son sens lĠattribution
des actes de lĠacteur-reprsentant. Hobbes surcharge donc la personne de sa
fonction artificielle ; il en surdtermine le rle en tant que reprsentant.
QuĠest-ce que cela apporte, quĠest-ce que cela implique ?
Cela
permet essentiellement de rsoudre sans quivoque la synthse du multiple. Mais
cette synthse nĠest pas immdiate, elle requiert un intermdiaire assurant le
passage du multiple comme tel lĠunit indivisible qui doit en merger. En
effet, ds lors que tous les individus de la multitude contractent les uns avec
les autres au profit dĠun tiers, celui-ci se
voit institu en tant quĠlment unifiant le multiple. CĠest alors la passivit de ce tiers qui lui
permet de crer lĠespace o se dploiera lĠactivit de la souverainet. Mais le
tiers nĠest pas proprement parler le souverain : il nĠintervient quĠau titre
de mdiateur capable dĠouvrir lĠespace de la souverainet, espace pour le
moment potentiel, cĠest--dire rel mais dpourvu dĠoccupant et donc
dĠefficacit. Ce point est important : dans la formulation que donne Hobbes du
pacte, la tiers qui bnficie du transfert des volonts nĠest pas en tant que
tel souverain puisque celui-ci, en plus dĠtre passivement constitu, est
rellement actif. Le pacte a dĠabord pour fonction dĠinaugurer lĠespace o les
actes du souverain vont se drouler. LĠespace de la souverainet nĠest pas
identique son exercice effectif. LĠactivit souveraine nĠest donc pas encore
lĠÏuvre, elle est simplement possible dans lĠespace du tiers issu du
contrat.
Dans
ce processus, le multiple ne se convertit donc pas de lui-mme en unit : il a
ncessairement besoin du recours au tiers, et cĠest travers lĠunit passive
de ce tiers que la multitude se convertit en unit. Il faut donc une unit-mdiate-passive pour convertir le multiple en une future unit-mdiatise-active, et irrductible, en quoi consistera prcisment lĠexercice dĠune
souverainet pleinement actualise. LĠimportant est ici que la multitude ne
sĠunifie quĠ travers la mdiation de ce tiers qui lui est extrieur. LĠespace de
la souverainet est dĠabord celui de ce tiers qui en est proprement exclu.
Le
corps politique nĠmerge donc pas de faon immanente : au moment o celui-ci se
constitue travers les actes du contrat, il se dcentre simultanment au
dehors de lĠespace o se situent les individus qui contractent. LĠespace de la
souverainet sĠouvre ainsi dans un espace attenant celui de la multitude. Et
sĠil nĠy pas dĠimmanence de la volont des individus instituant le corps
politique ce mme corps une fois institu, cĠest parce cette volont se
mdiatise travers le tiers passif. La mdiation, ce recours essentiel au
tiers passif recueillant la totalit des volonts, signifie donc trs
exactement que le multiple ne reoit son unit quĠen autre chose que lui-mme, et partir dĠautre chose que de lui-mme. Dans et par cet autre espace que celui
o se joue la somme totale des pactes. Au moment o la multitude vise donc
raliser son unit, celle-ci lui est subtilise au profit dĠune instance situe
dans un espace extrieur. Le contrat ainsi conu fonctionne alors sous la
condition sine qua non suivante : il faut
intgrer au processus un terme qui nĠtait pas donn, avant le pacte, dans la
multitude elle-mme, puisque le bnficiaire du pacte ne doit en aucun cas tre
membre de la multitude. Au moment o lĠon a donc besoin de lĠunanimit et de la
totalit de tous les individus afin dĠinstituer le souverain, il faut cependant
se donner une instance pralable, extrieure cette multitude, et qui assure
de par sa passivit la possibilit de la synthse. DĠo lĠide que cĠest
dĠabord ce tiers, en qualit dĠunit-mdiatrice-passive, qui est lĠoprateur
initial de la souverainet : sa fonction est de rendre possible lĠlaboration
de lĠunit synthtique dont le souverain rel aura son tour la charge.
Le
bnficiaire du pacte nĠest donc pas simplement qui rsulte du pacte : il est
aussi ce qui le rend possible. Mais cette instance, en tant que tiers exclu de
la multitude, nĠest cependant nulle part donne lĠtat de nature. La
souverainet, du point de vue de sa propre possibilit, ne rside donc pas
simplement dans lĠinstance qui rsultera de la synthse des actes particuliers
des contractants, comme si elle nĠtait que le produit de la somme de ces volonts
individuelles. Un oprateur souverain, quoi quĠencore passif, est dj requis
afin de rendre possible lĠunification de ces volonts. CĠest l le rle
transcendantal du tiers-passif dans le pacte : il ne doit pas simplement
rsulter du pacte mais rendre effectif son mcanisme mme. Encore une fois, la
souverainet nĠest pas simplement ce qui est engendr en tant que collection
dĠlments discrets, mais ce qui est dj requis fin de rendre possible la
collection elle-mme.
Il
y a donc deux units distinctes ici en jeu : unit-passive et unit-active sont
les deux units connexes de lĠinstitution du souverain. Mais lĠunit assurant
la mdiation nĠest absolument pas de mme nature que celle qui en rsultera.
Alors que la premire est par essence passive, la seconde sera intgralement
active, et irrductible puisquĠelle agira en qualit de souverain. On ne peut
donc pas dire que lĠunit de la multitude soit simplement le rsultat de
lĠinstitution rsultant du pacte, ni que le tiers, en tant quĠoprateur passif,
soit strictement identique au souverain.
La
multitude ne se convertit en unit quĠen faisant merger dans lĠacte du pacte
lui-mme lĠinstance tierce qui permet au pacte de fonctionner en tant
quĠopration synthtique. Or du point de vue de ces causes, cĠest--dire du
point de vue des auteurs-agents qui dlguent leur droit, le pacte contient en
ralit une multitude de pactes. En tant qu'institution, le pacte rend
possible lĠmergence dĠune instance dont lĠunit est en ralit le cardinal du nombre
de pactes individuellement contracts. Hobbes insiste sur ce point en disant
que Òpuisque la multitude est par nature non pas une, mais multiple, on ne peut
comprendre ceux qui la composent comme sĠils ne formaient quĠun unique auteur,
mais plutt comme tant les multiples auteurs de ce que dit et fait, en leur
nom, celui qui les reprsenteÓ. Celui qui les reprsente, en tant quĠil est
dĠabord passivement institu, reoit donc autant dĠautorisation quĠil nĠy a
dĠindividus. Sous ce point de vue au moins, il faut ainsi considrer lĠunit du
tiers assurant la mdiation qui rend possible lĠmergence du souverain comme
numriquement identique au nombre de pactes. Cette unit cardinale du tiers lui
vient de sa passivit : au moment o il est investi par la multitude, le tiers
appel crer lĠinstance qui exercera la souverainet contracte en lui-mme
autant de volonts quĠil y a dĠindividus. A ce stade, cĠest--dire du point de
vue de lĠinitiative des actes dĠattribution, il y a donc un nombre X dĠauteurs,
et les personnes-auteurs sont ce titre multiple. Le tiers-passif nĠest donc
pas encore pourvu dĠune unit irrductible puisque dans sa passivit, il ne
fait quĠintroduire une unit cardinale. LĠapparition de cette unit constitue
quĠest le tiers exclu ouvre donc lĠespace de la souverainet sans pour autant
rendre effective lĠunit irrductible du souverain en tant que tel. Comment
sĠopre alors la conversion de cet espace potentiel en souverainet relle ?
¤ 20
En
ralit cette conversion se produit dĠelle-mme en vertu de la fonction du
reprsentant. Le tiers passif au bnfice duquel sĠopre le contrat ne fait que
circonscrire lĠespace de la souverainet, sans pour autant dsigner ni
instituer lĠinstance qui lĠexercera. Celle-ci, dit Hobbes, peut tre soit un
individu, soit une assemble. Quoi quĠil en soit, lorsquĠil agira, le souverain
reprsentera en ralit deux types de reprsents : dĠune part il reprsentera
chaque individu en tant que celui-ci lĠa autoris agir en son nom, mais il
reprsentera galement lĠunit de la multitude en tant que telle. Pour chaque
acte du reprsentant (Ra) il y a donc deux
reprsents : lĠun (R1) est attribu
respectivement chaque individu ayant particip au pacte et autoris le
souverain agir en son nom, lĠautre (R2) est
attribu lĠunit de la multitude, dont aucun individu nĠest, comme tel,
lĠorigine, et dont lĠinstitution nĠest pas pensable sans la mdiation du tiers
passif. Or, seul Ra rend possible R2. Vis--vis de Ra, se trouve donc
impliques la fois une action individuelle R1
et une action collective R2. LA thse selon
laquelle cĠest de lĠunit du reprsentant, et non de lĠunit du reprsent, que
la personne tire son unit, ne vaut donc que pour R2, qui dsigne lĠunit irrductible de la multitude.
La
premire consquence de cette institution de la souverainet touche la nature
de chaque individu, dsormais simultanment pris dans un double rapport au
reprsentant. En tant quĠacteur du pacte ayant contribu lĠinvestissement du
tiers passif, lĠindividu est pris dans un rapport de rversibilit avec le
reprsentant : chaque acte du souverain est accompli comme tant son propre acte. Mais puisque lorsque le souverain agit, il agit
galement au nom de tous les autres, chaque acte du reprsentant assume
dsormais cette unit irrductible de la multitude, et se trouve par l dou
dĠune puissance extraordinaire, incommensurable la puissance individuelle de
chaque particulier pris comme telle. Agissant au nom de tous, il actualise une
puissance dont il est le seul capable puisque cĠest lui qui la rend possible.
Or chaque individu, souligne Hobbes, doit se reconnatre dans cet acte
souverain. Et sĠil doit sĠy reconnatre, cĠest parce quĠil a contribu donner
au souverain sa qualit dĠacteur. Mais une fois la multitude convertie en unit
par la mdiation du tiers, chacun de ses lments se voit alors associ la
puissance incommensurable des actes du souverain, et par l, se voit lui-mme
pris dans un rapport de passivit lĠgard du souverain : car cĠest le
souverain qui, dsormais, donne chacun la possibilit de se reconnatre dans
ses actes, en tant pris la fois sous le rapport de lĠactivit et sous celui
de la passivit. Le reprsentant devient alors lĠauteur dĠune puissance
souveraine dont chaque individu nĠest plus, son tour, quĠun
reprsentant-acteur. Chaque individu est donc au regard des actes du souverain
pris en tant quĠauteur originaire et acteur passif.
Ra permet de convertir chaque individu en partie indivisible de ce
tout R2 quĠil peut seul assumer. Ra seul est le tout, car cĠest lui qui introduit la possibilit pour
chaque individu de se voir reprsent en tant quĠacteur singulier et membre du
corps politique. Chaque R1 nĠest membre du corps
politique que par sa participation R2, laquelle
nĠest pas pensable sans lĠunit de Ra.
La
seconde consquence concerne la nature de la reprsentation elle-mme, en tant
que souveraine. LĠartifice de la reprsentation sĠactualise travers la
personne publique artificielle, et se trouve alors en mesure de produire un
nouveau type dĠunit, R2, irrductible la
somme de chaque R1 : on peut alors dire que la
reprsentation produit lĠessence de ce quĠelle
doit reprsenter, et par l, sĠannule en tant que reprsentation, puisque ce quĠelle doit reprsenter ne la prcde pas mais en
dcoule. Le rapport ordinaire de prexistence du reprsent au reprsentant
est ici renvers ; cĠest le reprsentant qui rend possible et actualise le
reprsent effectif du corps politique (R2). La
reprsentation, travers la surdtermination du reprsentant, est donc
originaire en ce sens quĠelle engendre ce quĠelle a pour charge de reprsenter.
La reprsentation devient donc souveraine, chez Hobbes, puisquĠelle ne se
contente pas de reprsenter, mais dĠinstituer. Et ce quĠelle institue, cĠest lĠunit
de ce quĠelle reprsente : Ra ne reprsente nĠest
pas simplement lĠensemble des R1 (multiplicit de contractants) mais aussi R2,
lĠunit de la multitude. Le reprsentant transcendantal voit sa passivit
originaire convertie en une activit suprme. La reprsentation sĠabollit donc
en tant que reprsentation ds le moment o les causes qui la prcdent nĠen
explique ni la fonction, ni lĠefficience, ds le moment o lĠeffet quĠelle
introduit demeure htrogne aux lments et au mcanisme (le contrat) qui
lĠont rendue elle-mme possible. Affirmer que cĠest de lĠunit du reprsentant
que provient lĠunit de ce quĠil reprsente, cĠest parler de reprsentation
originaire, et souveraine.
Hobbes
finit donc par faire un usage du reprsentant qui nĠa plus rien voir avec ce
quĠil a lui-mme expos au dbut du chapitre XVI, concernant la notion de
personne. Les exemples quĠil y donnait impliquaient tous, dĠune faon ou dĠune
autre, un prexistence du reprsent. DĠun point de vue juridique, cĠest
particulirement clair, dans la mesure o il faut un auteur qui autorise
lĠacteur ; et mme en convertissant le couple auteur/acteur en
reprsent/reprsentant, personne nĠaurait lĠide de soutenir que cĠest lĠunit
du second qui fait celle de la personne. Mais le passage de la notion de
personne celle de personnification a rendu possible un renversement
ontologique au profit du reprsentant.
Sur
ce point, il semblerait que les commentateurs sĠentendent pour accorder
Hobbes le profond mrite dĠavoir introduit dans la philosophie politique un
concept qui, tout en ne lui tant pas dĠabord familier (puisquĠil appartenait
la sphre juridique), est cependant capable de rsoudre un des problmes
fondamentaux quĠelle rencontre. Le concept de personne, on vient de le voir,
est effectivement un recours inespr pour Hobbes : il permet de rpondre aux
apories de ses ouvrages antrieurs et de mettre en place un vritable pacte
social. DĠun point de vue stratgique et conceptuel, lĠinnovation de Hobbes
dans le Lviathan reprsente donc un effort, une
audace et un gni sans pareils. Mais il est cependant permis de sĠinterroger
sur la porte relle de cette importation conceptuelle. Car Hobbes nĠutilise
pas le concept de personne, ni surtout celui de reprsentation, dans le cadre
qui est naturellement le leur ; et non seulement il opre ici un transfert de
domaine, mais en plus, et cĠest l le plus important, il utilise ces deux
concepts dans une perspective et avec un but auxquels ils nĠtaient pas de
prime abord destins : le concept de personne nĠa jamais servi rsoudre le
problme de lĠunit du multiple, pas plus que celui de reprsentation. Ne
peut-on pas attribuer un concept une nouvelle fonction sans modifier
radicalement les paramtres dans lesquels il sĠinscrivait pralablement ?
En
vrit, Hobbes a dtourn le concept de personne
: lĠempruntant un domaine technique qui nĠtait pas de nature politique, il
lui a donn une puissance opratoire rsolument extraordinaire, et dont on est
en droit de sĠtonner. Car enfin, la reprsentation juridique, qui est en
ralit un genre dont la reprsentation
politique nĠest en dfinitive quĠune espce,
laisse finalement place une reprsentation politique elle-mme originaire. On
remarquera en effet que Hobbes utilise un concept juridique qui prsuppose
lĠordre politique afin de fonder cet ordre lui-mme. Mais les conditions dĠusage – y compris et surtout ses
prsupposs ontologiques – du concept juridique de personne sont sans
commune mesure avec celles qui sont dployes chez Hobbes. Et cĠest l, en
dfinitive, que rside lĠeffet le plus remarquable de ce transfert conceptuel : Hobbes
mobilise un concept juridique afin de fonder lĠordre politique, alors que cet
ordre est lui-mme prsuppos pour que fonctionne la reprsentation juridique.
N'est-on pas tonn, aujourdĠhui, lorsquĠun philosophe se permet de
telles migrations conceptuelles ?
* * *
Si
la thorie de Hobbes rend compte de lĠinstitution possible dĠune unit
souveraine, elle laisse cependant dans lĠombre un problme tout aussi important
portant sur le choix du souverain lui-mme. Si le transfert de droit collectif
au profit dĠun tiers ouvre bien lĠespace de la souverainet, partir mais en
dehors de celui de la multitude (lĠespace o ne se jouent que les prestations
particulires du contrat), rien nĠest dit quant au recrutement de celui qui va
assumer ce pouvoir extraordinaire. Or en tout tat de cause, elle le rend
pratiquement impossible. Car si tous les individus de la multitude contractent
au profit dĠun tiers qui ne contracte pas, alors il est exclu que lĠun des
individus prsents dans la multitude avant le contrat puisse se retrouver par
la suite introduit dans lĠespace souverain. Or les seuls individus dont nous
disposions afin dĠinstituer le souverain sont les mmes qui existent lĠtat
de nature. Cet espace, tel que le conoit Hobbes, doit donc demeurer en tant
que tel vide de tout occupant humain –
moins dĠinvoquer sur le champ un individu lui-mme extraordinaire nulle part
signal. Puisque le tiers bnficiant du contrat ne doit pas contracter, aucun
de ceux qui contractent ne peut investir lĠespace ainsi cr. Logiquement, le
souverain ne peut pas tre un homme, si lĠon entend par l lĠun des individus
prsent dans lĠtat de nature et dont le calcul rationnel lui a montr la
ncessit dĠabandonner lĠexercice de son droit de nature.
Si
bien que la thorie de Hobbes en matire de souverainet nous renseigne
parfaitement sur la structure et le mcanisme qui la rendent possible, mais
demeure impuissante la rendre relle, cĠest--dire effective dĠun strict
point de vue anthropologique. Une instance souveraine est bien institue, dont
nul ne peut assurer la responsabilit. CĠest l une objection des plus
rudimentaires dont on sĠtonne quĠelle ne soit pas plus souvent voque. Et
supposer mme que lĠon imagine un systme de slection du souverain, il faudra
poser en mme temps que ce systme puisse aller puiser ailleurs que dans la
multitude puisquĠil ne peut pas en tre issu, Hobbes concevant le tiers
bnficiaire comme un tiers qui sĠen exclut. A moins dĠen rester l, la
souverainet hobbesienne demeure un construction thorique entirement valable
mais pratiquement irralisable. Qui prendra en charge le pouvoir souverain ?
Comment cet difice peut-il esprer voir le jour dans lĠhistoire ? Voil les
deux questions auxquelles nous allons prsent chercher rpondre en
mobilisant la conception R. Girardienne du mcanisme victimaire, et tout en
conservant lĠensemble des lments thoriques dont nous disposons.
D
– "sous le signe de la victime rconciliatrice"
¤
21
LĠoriginalit
fconde de la conception de Ren R. Girard consiste en ce que lĠapparition du
souverain est conue comme mcanisme tout aussi puissant que celui de Hobbes,
mais qui sĠignore en tant que tel. La diffrence entre les deux ne rside pas
tant dans la position spculative du problme que dans le renversement complet
de sa solution. Le problme gnral des thories philosophiques de la
souverainet est quĠelles font en effet de celle-ci un choix rationnel et
dlibr de la part des individus prsents dans lĠtat pr-politique. Le
souverain y est dsign comme lĠinstance que lĠon finit ncessairement par
dsirer grce un calcul de la raison, et qui ce titre rpond un contrat
dont la fonction avoue est de crer positivement lĠespace de la souverainet.
Mais le mme effet peut tre obtenu si lĠespace en question nĠest plus conu de
faon positive, et si le souverain nĠy apparat, par surcroit, quĠen tant
quĠlment que lĠon cherche dĠabord liminer.
LĠespace souverain est alors conu par dfaut, il merge son corps dfendant.
Et de ce fait, lĠmergence mme de cet espace devient solidaire dĠune hallucination
collective et non plus dĠun choix rationnel individuel.
Comme
on le sait, la thorie R. Girardienne du dsir mimtique implique lĠhorizon de
son dveloppement la tendance la destruction du corps social. Le dsir
nourrit ici la violence comme face cache de sa propre nergie, dont il tire
toute sa substance. La thse de R. Girard concernant le dsir est en effet que
celui-ci est par nature toujours triangulaire, mdiatis par autrui : je dsire
ce que lĠautre dsire, parce que cĠest le dsir de lĠautre qui convertit
lĠobjet en objet dsirable, et oriente ainsi mon dsir. Le dsir est mimtique
en ce quĠil amne les individus dsirer les mmes objets, mais galement
devenir eux-mmes semblables les uns aux autres. Et par l, le dsir nourrit la
rivalit, et terme engendre la violence. Mais le propre du dsir est quĠil ne
sĠattache pas lĠobjet et que celui-ci nĠen est pas la cause : il ne nat pas,
affirme R. Girard, des qualits intrinsques de lĠobjet, mais du fait quĠun autre
individu dsire cet objet. Le dsir met lĠhomme en relation avec ses
semblables, et non avec les objets. CĠest le dsir de lĠautre qui les rend
dsirables. Ainsi le dsir imite-t-il toujours un autre dsir. Au cours de son
dveloppement, il se dcentre alors de son objet : je ne dsire plus tant
lĠobjet dsir par lĠautre que lĠautre lui-mme, en tant que modle et
mdiateur de mon propre dsir. Ds lors lĠobjet sĠefface et les individus se
retrouvent situs dans une situation dĠaffrontement et de rivalit pure. On se
bat pour priver lĠautre de lĠobjet, et non plus pour possder lĠobjet : Òon ne
dsire pas tant lĠobjet quĠon ne redoute de le voir possder par autrui.Ó Le
dsir ralise ainsi son essence mtaphysique, qui est le nant dĠobjet.
Celui-ci est par nature secondaire, cĠest toujours le dsir de lĠautre qui
prime.
Ainsi
la dimension acquisitive de la mimsis, cĠest--dire le fait que le rapport
dĠappropriation des objets se structure suivant une identification des
comportements, amne fatalement une situation conflictuelle : le modle, celui
dont on suit le dsir, se transforme en rival. Arrivent alors Òles conflits que
la convergence, vers un seul et mme objet, de deux ou plusieurs mains
galement avides ne peut manquer de provoquerÓ (// avec Hobbes) Avant dĠen venir
l, le mcanisme mimtique produit cependant une indiffrenciation qui va tre
lĠun des problmes cruciaux pour le corps social. CĠest en effet le mouvement
dĠidentification progressive du dsir mimtique qui amne la communaut se
dsagrger, nourrir en quelque sorte sa propre entropie : Òles conflits
humains sĠenracinent au premier chef dans le mimtique. La violence rciproque,
cĠest lĠescalade de la rivalit mimtique. Plus il divise, plus le mimtisme
produit du mme.Ó Le problme est donc que le
dsir, tout la fois, divise et rapproche. Il rend semblables ceux-l mmes
quĠil oppose. Survient alors ce moment o, les luttes tant devenues
invivables, le groupe humain, la collectivit, se doit de trouver une solution
ce mal quĠelle a engendr. Le dsir est un drle de cancer dont on ignore
tout, y compris et surtout ses propres causes, mais auquel il faut
imprativement trouver remde. CĠest l que le mcanisme de la victime
missaire accomplit ce qui, chez Hobbes, fait office de passage de la multitude
au tiers-passif puis la souverainet.
Les
rapports humains gnrent par principe des conflits mimtiques issus du dsir.
Comment viter le pire ? Lorsque la communaut toute entire se voit menace,
la seule rponse la violence endmique qui la gangrne ne peut tre que
collective : la slection puis le meurtre collectif dĠune victime, rellement
coupable aux yeux de tous, des maux qui accablent lĠensemble de la
collectivit. La victime polarise ainsi la violence qui nat entre les
individus et sme la discorde, elle les dtourne d'eux-mmes en unifiant cette
violence quĠelle prend, bien ses dpends, sa charge. Attirant sur elle les
tensions de la crise mimtique, la victime rconcilie les individus qui se
voient lis contre elle sur le modle du tous contre un (l'expression est de R. Girard lui-mme) et pensent alors avoir
supprim la cause du mal : "la communaut humaine ne fait visiblement
qu'un avec ce rassemblement et c'est en fonction de lui seulement qu'elle
existe" (p.108) Le mcanisme victimaire, avec toute la complexit quĠil
recle, cristallise alors les diffrents aspects des liens que nouent magie et
politique dans la gense de la souverainet. D'une part, la victime se prsente
comme le catalyseur politique du multiple
puisqu'elle assure le passage d'un tat fragmentaire et dcompos du corps
social un mode d'existence unifi de la communaut ; c'est--dire permet
l'mergence de la communaut en tant que telle, dans son irrductibilit aux
individus qui la composent. D'autre part, le meurtre rpond une croyance
ayant toutes les caractristiques d'une hallucination collective dans la mesure o la mconnaissance du processus victimaire est sa propre condition de
possibilit. Enfin, la victime rconciliatrice se donne comme signifiant
transcendantal inaugurant le jeu de diffrenciation
structural l'Ïuvre dans le devenir des cultures et des institutions
humaines. A travers elle, la souverainet devient effectivement possible comme
moment anthropologique inaugural puisqu'elle ouvre cet espace de force et de
sens qui est le propre du social en tant que totalit symbolique. Voyons alors
en dtail ce qu'en dit Ren R. Girard.
¤
22
1/
la victime se prsente comme le catalyseur
du multiple. Elle est l'oprateur ontologique et
anthropologique de l'mergence de lĠunit relle de la communaut, qui ne peut
devenir une quĠau prix de ce meurtre collectif. La communaut s'institue, dans
son essence et en tant que telle, travers lui. On retrouve alors la victime
dans le rle du tiers-passif prsent dans la pense de Hobbes : comme chez lui,
elle opre la synthse du multiple alors mme que celui-ci est sur le point de
se dsagrger – o du moins inluctablement engag sur la voie de
l'autodestruction. Comme chez Hobbes donc, la synthse du multiple rpond un
ultime besoin, celui de ne pas laisser la masse des individus sombrer dans la
guerre de chacun contre chacun. Il faut convertir la violence mimtique en
violence antagoniste, tourne vers la victime : "La rivalit mimtique
inexpiable signifie essentiellement, nous le savons, la disparition de toute
enjeu objectal, et le passage de la mimsis d'appropriation qui dresse les
membres de la communaut les uns contre les autres la mimsis de
l'antagoniste qui finit par les rassembler contre une victime et les
rconcilier." [69]
Les
deux traits essentiels du schma hobbesien se retrouvent ici : d'une part, la
collectivit ne peut se constituer en tant quĠunit irrductible qu' travers
la mdiation d'un lment quĠelle expulse hors dĠelle-mme. L encore, la
multitude ne se conoit pas d'elle-mme en son unit mais requiert
ncessairement une mdiation pour s'unifier. De la victime missaire, R. Girard
dit fort justement que Òfondamentalement donc, elle n'appartient pas la
communaut mais c'est la communaut qui lui appartient.Ó[70]
; ou encore, qu'Òelle parat sortir de la communaut et que la communaut
parat sortir d'elleÓ (p.112). Mais la communaut dont sort la victime n'est
pas la mme que celle qui en sort : la premire est au bord de la crise mimtique,
en train de succomber sous sa propre violence, la seconde est pacifie et
rconcilie. La multitude hobbesienne, le collectif en proie la crise
s'unifie en se transfigurant. Et l'acte par lequel l'unit du multiple
s'institue est une forme d'alination : l'unit de la communaut ne peut pas
positivement merger d'elle-mme, en soi et par soi, mais comme rsultat de la
mdiation assure par la victime collectivement dsigne. R. Girard insiste
plusieurs reprises, lorsqu'il s'agit de penser la spcificit anthropologique
du phnomne, sur la ncessit d'inclure la collectivit en son entier dans le
meurtre : ÒPlus le mimtisme devient intense, plus les conflits qu'il suscite
et les rsolutions subsquentes deviennent ÒcontagieuxÓ. Il faut donc penser
que les rivalits mimtiques, en s'exasprant, implique un nombre toujours plus
grand de participants et ce sont eux qui se retrouvent assembls autour de la
victime sacralise, soumis au double impratif de l'interdit et du rituel. La
communaut humaine ne fait visiblement qu'un avec ce rassemblement et c'est en
fonction de lui seulement qu'elle existe.Ó (p.108,
nous soulignons) Si ces mcanismes sont dj prsents certains degrs dans le
monde animal (R. Girard en donne l'exemple p.107 en se rfrant aux conduites
sexuelles et agressives dont Parle K. Lorenz), le propre du mcanisme chez
l'homme est bien qu'il mobilise l'entire communaut, mais galement qu'il la
transfigure en la structurant autour d'institutions et de rgles de
prohibitions.
Ajoutons
enfin que cette mdiation implique que la slection de la victime se fasse
l'intrieur du groupe (ÒJ.-M. O : Mais la victime missaire, selon vous,
appartient bien la communaut. R.G. : En tant que cette victime est relle,
certainement, mais pas en tant qu'elle est reprsente dans le mytheÓ[71]
: le paradoxe de l'espace de la souverainet est donc qu'il est la fois
intrieur et extrieur au groupe, immanent et transcendant. Immanent en ce
qu'il rsulte d'abord d'une exclusion hors du groupe, transcendant en ce qu'il
en provient, grce l'unanimit des individus. D'o le fait que dans les
mythes, Òla victime peut apparatre comme extrieure ou intrieure parce qu'il
semble qu'elle passe sans cesse du dehors au dedans et du dedans au dehors dans
l'accomplissement de son rle toujours salvateurÓ (p.120)
D'autre
part cette victime est caractrise comme unit passive. C'est sur elle que se
dcharge et se dverse l'ensemble des prestations individuelles. Mais en
retour, la communaut la tient pour responsable des maux qui l'accablent, et
lui attribue une puissance extraordinaire. La victime, unit passive faisant
l'unanimit de tous les individus, ouvre lĠespace de la souverainet : la
passivit se convertit en activit. " En sa
qualit de source apparente de toute discorde et de toute concorde, la victime
originelle jouit d'un prestige surhumain et terrifiant. Les victimes qui lui
sont substitues hritent de ce prestige. C'est dans ce prestige qu'il faut
chercher le principe de toute souverainet politique aussi bien que
religieuse."[72]Mais l'inverse de Hobbes, le modle est celui du
tous contre un : au lieu d'tre expressment
destin constituer le souverain, le tiers est supprim, limin, parce qu'il
fait l'objet d'une unanimit son encontre : Òdans le mcanisme fondateur,
c'est contre la victime et autour d'elle que s'effectue la rconciliationÓ[73].
La victime ne va d'ailleurs jouir de souverainet que grce cette
limination. C'est donc plutt C. Schmitt qu'il faudrait ici invoquer, du moins
en ce qu'il dfinit le politique par la distinction de l'ami et de l'ennemi :
la victime est cet ennemi public contre lequel l'ensemble des individus se
retournent, et par l, se constituent en communaut, mais l'ennemi, ici, est
d'abord un individu du groupe, qu'il faut donc exclure et liminer afin de
canaliser la violence et la supprimer. "La rivalit mimtique inexpiable
signifie essentiellement, nous le savons, la disparition de toute enjeu
objectal, et le passage de la mimsis d'appropriation qui dresse les membres de
la communaut les uns contre les autres la mimsis de l'antagoniste qui finit
par les rassembler contre une victime et les rconcilier." (p. 105).
2/
ce qui fdre les individus est une hallucination collective : ÒLĠefficacit du mcanisme fondateur
implique structurellement un malentendu au sujet de la victime, une conviction
inbranlable que cette victime est coupableÓ[74]
ÒIl
faut compter avec lĠhallucination qui joue un rle social spcifique. (É)
LĠexpression Òbouc missaireÓ traduit le terme dsignant la victime dans le
rituel dcrit au chapitre 21 du Lvitique. Dans lĠusage moderne, ce terme a
acquis une connotation trs particulire qui constitue une interprtation au
moins implicite du rituel lui-mme. Il se rfre un mcanisme de victimisation
arbitraire, mais non peru comme tel, qui fournit une clef pour
lĠinterprtation des textes quasi mythique de la perscution mystifie. Nous
nĠinterprterions pas ces textes comme nous le faisons si nous nĠtions
capables de les dmystifier. Et nous en sommes
capables partir du moment o nous comprenons que ce qui les structure, cĠest
le mcanisme du bouc missaire : ne refltent-ils pas lĠhallucination inhrente
ce mcanisme ? En ralit, les meilleurs Òboucs missairesÓ, les seuls bons
Òbouc missaireÓ sont ceux qui ne sont pas reconnus comme tels.Ó[75]
Sur
quoi repose ce malentendu, cette hallucination inhrente au mcanisme ? Il faut
voir en effet que la communaut investit arbitrairement un individu d'une double responsabilit : celle d'engendrer le dsordre violent, et celle,
non moins puissante, de rtablir l'ordre. Car Òsi cette victime, prsente et
vivante dans la communaut, y apportait la mort et si, morte, elle apporte la
vie, on sera invitablement amen conclure que son aptitude transcender les
limites de l'humanit ordinaire dans le mal comme dans le bien s'tend la vie
et la mort. S'il y a pour elle une vie qui est mort et une mort qui est vie,
c'est que les fatalits de la condition humaines n'ont plus de prise sur le sacr.Ó
(op. cit. p. 49) Ds lors, Òcomment ne
croirait-on pas que la victime a rellement commis les crimes dont on lĠaccuse
puisquĠil a suffit de la tuer pour ramener lĠordre et la paix?Ó ( op. cit. p. 59)
Le
rapport de la communaut la victime est magique : non seulement parce que
deux effets strictement contraires sont ramens une seule et mme cause, mais
en plus parce que le second (comme retour l'ordre, effet encore plus puissant
que le premier puisqu'il rend nouveau la vie possible) s'appuie justement sur
la mort et la disparition de la cause. Qu'une entit puisse continuer d'agir
alors mme qu'elle n'existe plus, et que le retour l'ordre puisse provenir
d'une cause matriellement ou physiquement absente, est le propre d'une pense qui
tient le rel comme pouvant supporter la ngation du principe de contradiction, ce qui est le propre de la pense magique. Il n'y a pas, pour
elle, d'alternative entre une chose et son contraire, pas plus quĠentre sa
prsence et son absence : dans tous les cas, ce qui se produit s'explique par
le recours une seule et mme entit dont l'essence et le pouvoir chappent au
principe de contradiction.
S'il
fallait alors donner cette faon d'apprhender les phnomnes une explication
d'ordre psychologique, ou s'il fallait plutt s'interroger sur la nature de
l'esprit capable de produire ce genre d'apprhension et d'explication du rel
(puisque la toute puissance de la victime est l'explication que se donne la
communaut afin d'laborer les rites, les interdits, les mythes, etc.), nous
pourrions alors tenter cette clarification par un recours la mtapsychologie
freudienne. Car tout le processus dcrit par R. Girard dpend trs troitement, on
l'a vu, de la nature mme du dsir et des consquences qu'il doit ncessairement
engendrer. Par ailleurs R. Girard n'hsite pas percevoir l'efficacit des
mcanismes mimtiques et victimaires comme tant dj inscrits, dans une
certaine mesure, au niveau des comportements animaux, et trs prcisment des
comportements sexuels mlant la fois agression et sduction. C'est donc que
le dsir, dans sa dimension proprement naturelle et vitale, a dj affaire avec
cette dualit de l'amour et de la haine, parce qu'en lui opre simultanment ce
qui est de l'ordre de la conservation et de la reproduction mais aussi de la
violence et de la destruction. Or s'en tenir ce que Freud analyse tout au
long de son Ïuvre comme tant le substrat pulsionnel de la vie psychique, on
retrouve alors les traits fondamentaux du processus victimaire qui aboutit
finalement l'hallucination collective, dont nous pouvons alors clairer le
fonctionnement.
Remarquons
dj que Freud conoit tout phnomne vital comme un mixte de lĠinstinct de vie
et de lĠinstinct de mort. Eros et Thanatos ne sont pas tant deux pulsions
antithtiques que les deux visages d'une seule et mme pulsion modelant avec
eux chaque phnomne vital ; si bien que la vie elle-mme finit par apparatre
comme Òune lutte ou un compromis entre ces deux tendancesÓ, et que le moindre
vnement, vital et mme cosmique, doit tre compris comme un ÒmlangeÓ des
deux instincts (Essais de
psychanalyse, d. Payot, p.211). CĠest au contraire
la dissociation du mlange originaire qui engendre les cas pathologiques (celui
de la nvrose, par exemple, et de la rgression de la libido aux stades
infantiles). Freud en vient mme, dans LĠabrg de psychanalyse (PUF, p.9) se rclamer dĠEmpdocle en ce qui concerne le mlange
des deux principes, dĠAmour ou de Haine, dĠattraction ou de rpulsion, Ïuvrant
toute manifestation de la vie. Il nĠest donc pas tonnant de voir le dsir, y
compris dans ses manifestations humaines, prsenter simultanment une tendance
lĠappropriation et une tendance la destruction de lĠobjet, de mme que de
voir le mimtisme jouer, au niveau des comportements humains cette fois, sur
les deux tableaux de lĠidentit et de lĠattrait dĠun ct, et de lĠopposition
et de la rivalit de lĠautre. Le dsir est lĠnergie qui dploie par nature ces
deux tendances opposes et qui tire sa puissance de cette opposition mme. Si
le dsir est dynamique, ce nĠest pas en ce quĠil se meut du plein vers le vide
ou de lĠtre vers le nant : cĠest quĠil dcoule dĠune tension qui lui est
inhrente entre attrait et rpulsion, amour et haine, liaison et destruction.
Tout dpend alors de la faon dont lĠun des deux termes lĠemporte sur l'autre.
La
violence ne se greffe donc pas sur le dsir : elle nĠapparat pour elle-mme
que lorsque lĠautre tendance ( la runion et la synthse) cesse ou diminue.
La conclusion de cette trop brve analyse de la pulsion dans son aspect le plus
mtaphysique est donc, en ce qui concerne la rsolution paradoxale de la crise
mimtique, que si la communaut peut se reprsenter lĠaction de la victime,
vivante puis morte, comme tant la fois source de mort et source de vie,
cĠest parce quĠelle est elle-mme place sous lĠinfluence considrable du
dchainement des affects et de la violence : ÒSur cette victime, la communaut
se dbarrasse d'une exprience trop intolrable dans le dsordre et trop
incomprhensible dans le retour l'ordre pour
faire l'objet d'une apprhension rationnelleÓ. (Des
Choses cachesÉ pp.48-49) Si lĠapprhension est
irrationnelle, cĠest--dire au fond, lie la violation du principe de
contradiction – puisque lui-mme se donne comme raison fondamentale,
principe des principe, origine de toute explication logique ; cf. Aristote
– cĠest justement parce que seul le dsir peut ici, en tant quĠnergie
collective qui a dgnr, runir simultanment les contraires dans leur exacerbation
mme, et permettre de voir dans la toute puissance attribue la victime les
deux faces opposes et pourtant solidaires dĠune seule et mme cause. Le
dsordre et lĠindiffrenciation sont lis sa prsence, lĠordre et le retour
la diffrenciation son absence : on constatera ici lĠopposition binaire qui
structure la croyance. Le ngatif sĠexplique par la positivit, le positif par
la ngativit.
Si
lĠon conoit donc que la crise mimtique est une apoge de la violence
mimtique inhrente au dsir lui-mme, et si en elle la pulsion de mort semble
avoir dfinitivement pris le dessus sur la pulsion de vie, on peut alors
concevoir que seul un lment charg dĠun haut coefficient de contradiction
pourra contrebalancer la crise parce quĠil opposera en lui-mme, la violence,
lĠimage de lĠapaisement. Dans ce cas, le seul moyen de donner la pulsion de
vie la possibilit de contrecarrer son oppos serait de disposer dĠun objet
capable de lui donner le change et de librer cette charge conflictuelle en la
faisant clater au grand jour : seul un objet assurant le passage dialectique
de la destruction, lie positivement sa prsence, vers la cohsion, lie
cette fois-ci son absence, pourrait alors renverser la tendance destructrice
du dsir. CĠest une telle dialectique que ralise le mcanisme victimaire. En dfinitive, un tel vnement ne peut sĠexpliquer que par une
logique de la contradiction : celle-l mme qui dcoule du substrat pulsionnel
de la vie. Le mcanisme victimaire est donc proprement magique, ou irrationnel,
parce quĠil a trs prcisment pour fonction de rpondre au mouvement par
lequel le dsir, nourri de sa propre dualit, se dploie et finit par se
saturer de contradiction. Le sacr ne renoue avec une exaltation dbride
dĠEros et Thanatos que l o la coprsence des deux atteint un paroxysme sans
quivalent dans la vie psychique du groupe : lĠhallucination est le nom de la
croyance engendre au paroxysme de ce Òdestin des pulsionsÓ. La victime, comme
phnomne hallucin, est quant elle la rponse logiquement contradictoire, et
par l mme cohrente, ce dchainement.
Mais
la prsence des contraires nĠest pas la seule caractristique de
lĠhallucination. On sait combien Freud sĠest attach, dans un essai comme LĠinquitante
tranget par exemple, analyser les phnomnes de
la vie consciente o le familier bascule soudainement dans lĠtrange parce
quĠun seul et mme objet se donne simultanment sous deux traits contraires. Le
rsultat de ce type dĠapparatre, comme celui des automates par exemple, est
une forme de fascination lie une paralysie du jugement : la chose apparat
comme tant la fois A et non-A. Mais lire Freud, on comprend dĠo
proviennent et o sĠenracinent rellement cette fascination et cette paralysie.
La
vie psychique obit d'abord ce que Freud appelle le processus primaire,
cĠest--dire le flux des pulsions constituant le a, et dont le but exclusif
est de rpondre la satisfaction quĠexige le principe de plaisir rgissant la
plus Òarchaque des provinces psychiquesÓ. LĠnergie psychique, dĠorigine
sexuelle – la fameuse libido – doit
trouver satisfaction et rpondre au manque, cĠest--dire supprimer lĠexcitation
pulsionnelle engendre par la dpense nergtique. Or le propre de la vie
psychique est que, sous lĠinfluence progressive du principe de ralit, elle ne
peut plus immdiatement obtenir la satisfaction, et doit alors recourir une
forme de substitution de nature symbolique. Intervient alors nouveau
lĠhallucination, mais sous une autre forme, toute aussi dcisive en ce qui
concerne lĠlucidation de la crise mimtique et du ÒphnomneÓ victimaire.
Telle que la conoit Freud, lĠhallucination dsigne en effet le procd par
lequel lĠappareil psychique – notamment par le travail du rve qui est dfini,
rappelons le, comme satisfaction narcissique et hallucinatoire des dsirs
refouls – satisfait le dsir en lĠabsence dĠobjet pouvant le satisfaire.
Comment cette satisfaction, en lĠabsence mme de lĠobjet, peut-elle avoir lieu
? Elle peut se raliser dans la mesure o, ce niveau inconscient de la vie
psychique, lĠnergie libidinale produit et investit elle-mme les
reprsentations capables de produire les effets originairement lis aux objets
extrieurs fournissant habituellement une matire la dcharge pulsionnelle.
Dans le rve, le dsir nĠest pas seulement source de reprsentation : il est
galement source de prsentification. En tant quĠil est en partie affranchi de
la censure du Sur-moi, le rve libre des processus
libidinaux issus du moi primitif qui ont la proprit de ne pas reposer sur la
diffrence entre image, reprsentation de chose et reprsentation de mot, une
telle diffrence nĠayant cours que pour les processus conscients. CĠest par l
que le rve est narcissique : par lui le moi engendre son propre phantasme et
sĠassouvit dans sa propre activit.
CĠest
donc lĠindiffrenciation du support libidinal qui rend possible lĠhallucination, puisque
dsormais la seule reprsentation de l'image mnmonique de l'objet du dsir
provoque la mme satisfaction et agit de la mme faon que cet objet lui-mme.
La puissance du rgime hallucinatoire vient de ce que pour la pense du rve,
la reprsentation s'abolit en tant que reprsentation pour se dpasser dans une
prsentification du reprsent : le dsir y fonctionne comme rgime
extraordinaire de reprsentation o Òla reprsentation est dj le garant de la
ralit du reprsentÓ (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la
psychanalyse). La
reprsentation nĠen est donc pas encore une proprement parler puisquĠelle se
produit comme prsence relle. La puissance hallucinatoire du dsir produit une
satisfaction simultanment imaginaire et relle. Ainsi que le rappellent
Laplanche et Pontalis, dans l'hallucination : Òun investissement trop intense
de l'image produit le mme indice de ralit que la perceptionÓ. Cela
sĠexplique en dernire analyse par la rgression caractristique du psychisme
fonctionnant exclusivement suivant le mode du processus primaire : le rgime de
satisfaction hallucinatoire s'enracine dans un stade archaque de l'volution
du psychisme o la distinction du principe de ralit et du principe de plaisir
n'est pas encore l'Ïuvre, il ractualise un stade o le moi lui-mme ne se
distingue pas encore de la ralit qui l'environne. C'est dans le moi-rel, o
la partition du moi et du monde, du sujet et de l'objet, n'est pas encore
consomme, que s'labore ainsi l'unit de l'tre et du penser, de la chose et
de sa reprsentation (visuelle, ou verbale), qui prside lĠhallucination.
Si
la crise victimaire se solde donc par un hallucination collective, cĠest parce
que le dsir sĠy dploie sans doute sur ce mode archaque. LĠapoge de la crise
est elle-mme apoge du dsir en ce quĠil a de plus violemment paradoxal : ce
dsir correspond un objet que lui-mme engendre de toute pice, quĠil se
fabrique suivant sa propre dliquescence. La preuve que cĠest bien le dsir ici
qui hallucine, et engendre la victime comme objet de satisfaction, cĠest que
les acteurs du meurtre ne sĠinterrogent jamais sur la pertinence et le degr de
vrit des signes qui pourraient leur indiquer lĠindividu responsable des
violences et du dsordre qui les accablent. Celui-ci se prsente dĠemble comme
porteurs de tels signes, il est toujours dj dsign par ces signes : ils sont la preuve immdiate de ce quĠils recherchent,
et non la confirmation dĠhypothses seulement probables :ÒSeule la perspective des lyncheurs, et de leurs hritiers au cours
des ges, la communaut religieuse, peut expliquer la certitude inbranlable
que la victime est rellement toute-puissante pour le mal et quĠelle doit tre
dtruite, autrement dit que le lynchage est bien fond. Seule la perspective
des lyncheurs rconcilis par lĠunanimit mme de ce transfert mais incapables
de comprendre le mcanisme mimtique de cette rconciliation peut expliquer que
la victime, au terme de lĠopration, ne soit pas seulement excre mais
divinise, puisque cĠest elle et non pas les lyncheurs eux-mmes qui va passer
pour responsable de la rconciliation. CĠest la divinisation qui rvle
lĠefficacit du lynchage, car elle ne peut reposer que sur une impuissance
totale reprer le transfert dont la victime fait lĠobjet, et cĠest ce
transfert unanime, bien sr, que la communaut doit dĠtre rconcilie ; cĠest
bien pourquoi le retour la paix et lĠordre est attribu la victimeÓ(Des
choses cachesÉ, op. cit. p.125). Or pour que les signes victimaires vaillent comme preuves
irrfutables, il faut que leur lecture et leur perception aient dj t
investies par tout autre chose quĠune comprhension rationnelle, ou tout au
moins consciente et fonctionnant sur un mode logique, dductif. La
mconnaissance dont ils font preuve implique au contraire un travestissement
dĠores et dj consomm par la puissance du dsir : les membres du groupe ne
peroivent pas la victime comme un individu quĠils auraient dĠabord recherch
en fonction dĠindices rationnellement interprts ; cĠest au contraire parce
quĠils hallucinent la victime quĠelle sĠoffre dĠelle-mme comme coupable et
que sa mort nĠest que la confirmation des accusations dont ils lĠaccablent.
LĠefficience post-mortem de la victime ne fait que confirmer ces accusations :
le cadavre est encore hallucin par les membres du groupe comme cause du retour
l'ordre. Car il satisfait par principe leur hallucination.
La
souverainet est le fruit dĠune hallucination. Elle est bien une
institution collective, mais dont la collectivit nĠa nullement conscience et
dont elle ignore tre le moteur, la cause, ou encore le responsable. LĠunit
quĠelle se donne, elle ignore se la donner. Elle la produit certes comme
rponse un mal dont elle se sait atteinte, mais, ignorant la vritable
origine de ce mal quĠelle a elle-mme contribu dissminer en ses propres
membres, elle ne peut jamais prendre conscience du fonctionnement illusoire du
mcanisme par lequel elle en sort. Si elle devait en prendre conscience, si les
membres du groupe devaient finir par avoir connaissance de lĠinnocence relle
de la victime quĠils se donnent, alors jamais le meurtre nĠaurait lieu, ou du
moins nĠaurait pas lieu ainsi, sous la forme de processus hallucinatoire. Ainsi
la souverainet merge son insu, elle nĠest jamais lĠÏuvre dĠune volont
consciente, ni le fruit de la raison. Il y a une prsomption
exubrante dans les philosophies du contrat. LĠinstitution dont elles retracent
lĠmergence exige en effet la mise en place dĠune instance par le biais dĠun
processus dont la causalit, reposant sur un engagement rationnel de chacun, ne
peut produire son effet que par la mise en place dĠune opration magique. La
synthse du multiple est le problme quĠil faut rsoudre, mais les
moyens dont on dispose pour le rendre possible sont eux-mmes
empreints de lĠefficience dont il faut rendre compte. La souverainet que lĠon
cherche engendrer est prsuppose, dj l'Ïuvre dans les rouages qui la rendent
possible. Si lĠon inverse la solution, et que lĠon montre que cette synthse se
produit effectivement sans la volont de qui que ce soit parce quĠelle est engendre au cours dĠun processus qui ignore tout de lui-mme, alors on
comprend pourquoi un rsultat extraordinaire peut lui-mme tre le fruit dĠun
vnement extraordinaire. En naturalisant, par le biais du dsir, lĠmergence
de la souverainet, on peut la suite de R. Girard en saisir lĠorigine anthropologique
relle, et donner la philosophie contractusaliste un substrat rel qui
rend compte de la pertinence de leur position du problme en mme temps que des
carences de leurs solutions rationnelles.
R. Girard
est dĠailleurs extrmement sceptique quant aux philosophies du contrat. ÒMme
si les hommes trouvaient, en regardant en eux-mmes ou au-dehors parmi les
choses, la centralit la fois immanente et transcendante du pouvoir sacr,
mme sĠils pouvaient inventer cela de toutes pices, on ne comprendrait
toujours pas comment ils auraient pu lĠinstaller au milieu dĠeux, lĠimposer
toute une socit, transformer la chose en institution concrte et en mcanisme
de gouvernement. (É) LĠide est bien trop complexe pour tre lĠinvention pure
et simple dĠindividus avides de pouvoir, ou alors, il faut leur attribuer une
intelligence et une puissance littralement insondables, ce qui revient encore
les sacraliser. Le roi nĠest pas un chef de bande glorifi, entour dĠun
dcor pompeux et qui dissimule son origine derrire une propagande habile sur
le Òdroit divinÓ. (p.63). La philosophie politique concde la raison et la
volont individuelles des attributs eux-mmes tellement puissants quĠil faut se
rsoudre dire quĠici elle se donne de toute pice les moyens dĠengendrer ce
pouvoir sans commune mesure avec la puissance des individus. Autant y renoncer
et rechercher, dans une Òanthropologie fondamentaleÓ, le fonctionnement rel,
profondment cohrent avec ses propres prmisses, des mcanismes collectifs,
pulsionnels et hallucinatoires, qui sont seuls capables de rendre raison de
lĠmergence anthropologique de la souverainet.
¤
23
Enfin,
le lynchage collectif signe lĠavnement du social en tant que structure
symbolique. Facteur dĠordre, il assure
le passage de lĠindiffrenciation
(tendance au dsordre) la diffrenciation
(retour lĠordre) par le biais du signifiant anthropologique transcendantal quĠest la victime : elle assure la
redistribution des diffrences que la crise mimtique avait effaces, mais
ouvre galement lĠespace des interdits, des rites ainsi que des rgles
culturelles les plus diverses. Cette partie de la thse de R. Girard touche au
plus prs celle que nous avons formule en introduction concernant la gense de
la souverainet. Nous pouvons la reformuler prsent en disant que si la
souverainet peut apparatre, ce nĠest pas simplement la suite dĠune
laboration pralable du monde social et humain. Elle est ncessaire son
institution mme : il nĠy a de socit humaine possible que grce la
structure de la souverainet, quĠ travers lĠapparition dĠune forme qui
actualise et symbolise tout la fois lĠunit de la collectivit elle-mme,
cĠest--dire cette unit irrductible du multiple dont lĠeffectivit se signale
alors par la force et la prgnance quĠelle opre, en tant que totalit, sur les
individus de la multitude dsormais convertis en parties indivisibles du tout.
L'apparition de notion comme le hau, nous allons
le voir, signifie le dploiement d'un tel espace souverain au cÏur mme du
social. Dj avec Hobbes nous avons vu combien le primat du reprsentant est
dcisif afin dĠassurer la synthse du multiple et le passage de R1 R2 ; mais
R. Girard prolonge et modifie cette pense en la rendant effective par le biais du
mcanisme victimaire, o merge rellement lĠoprateur souverain, le Òbouc
missaireÓ, en tant que satisfaction hallucinatoire dĠune collectivit aux
prises avec lĠeffervescence brutale de son propre dsir. Nous maintenant allons
voir en quoi la puissance qui caractrise la souverainet dcoule finalement de
sa fonction structurale, en tant que cĠest dans le dploiement mme du sens que
sĠorigine la force dont la souverainet imprgne chacune des parties du corps
social. Nous touchons donc l aux sources symboliques de la souverainet.
La
notion de signifiant transcendantal propose par R. Girard doit tre rapproche de
celle labore par C. Lvi-Strauss dans sa lecture de lĠÏuvre de M. M. Mauss, et notamment
de ses analyses du mana. C. Lvi-Strauss parle
son sujet de signifiant flottant, dsignant par
l un fragment de signifiant sans signifi, et donc lĠexcs de la fonction
signifiante sur lĠordre des signifis eux-mmes. En effet, Òles symboles sont
plus rels que ce quĠils symbolisent, le signifiant prcde et dtermine le
signifiÓ[76]. Le mana se prte donc toutes sortes de significations dans la mesure o
il ne signifie justement rien, lĠimage des termes franais de ÒtrucÓ ou
ÒmachinÓ qui, rappelle C. Lvi-Strauss, sont utiliss pour Òqualifier un objet
inconnu ou dont lĠusage sĠexplique mal, ou dont lĠefficacit nous surprendÓ. Le
mana est donc un signifiant flottant en ce quĠaucun signifi dtermin ne lui est assign, ni assignable
: il se tient dans une indtermination fondamentale qui vient de
lĠÒinadquationÓ sĠtablissant entre ces deux registres solidaires et
complmentaires du sens, et rsultant de ÒlĠexistence dĠune surabondance de
signifiant, par rapport aux signifis sur lesquels elle (la condition humaine)
peut se poserÓ (p. XLIX) Le mana est de ces
notions qui Òinterviennent, un peu comme des symboles algbriques, pour
reprsenter une valeur indtermine de signification, en elle-mme vide de sens
et donc susceptible de recevoir nĠimporte quel sens, dont lĠunique fonction est
de combler un cart entre le signifiant et le signifi, ou, plus exactement, de
signaler le fait que dans telle circonstance, telle occasion, ou telle de leur
manifestation, un rapport dĠinadquation sĠtablit entre le signifiant et le
signifi au prjudice de la relation complmentaire antrieureÓ (p. XLIV). En
ralit lĠinadquation nĠimplique pas forcment de Òrelation complmentaire
antrieureÓ entre Sa et S, qui disparatrait au profit de la nouvelle. La
suite du texte nous rapproche de ce que R. Girard va lui aussi mettre en avant,
savoir le fait quĠil existe un signifiant vritablement premier et vierge de
toute relation dtermine, antrieure, laquelle il pourrait se substituer.
Car si un tel signifiant peut vritablement flotter, cĠest dĠabord en vertu de
sa valeur symbolique zro, parce quĠil est un symbole
lĠtat pur dont la
seule fonction est dĠabord dĠinaugurer la symbolicit elle-mme. CĠest--dire,
la modalit mme de la signification, contre lĠabsence de signification. C. Lvi-Strauss renvoie alors, en note de bas de
page, une notion issue de la phonologie, celle de phonme zro : Òun phonme
zroÉ sĠoppose tous les autres phonmes du franais en ce quĠil ne comporte
aucun caractre diffrentiel et aucune valeur phontique constante. Par contre,
le phonme zro a pour fonction propre de sĠopposer lĠabsence de phonmeÓ[77].
Si
le signifiant zro, celui qui va tre appel jouer chez R. Girard une fonction
transcendantale, semble ne comporter aucun caractre diffrentiel, cĠest parce
quĠil ne se diffrencie pas lui-mme dĠautres signifiants. Il nĠest pas encore
pris dans le jeu dĠune structure au sein de laquelle il pourrait signifier,
comme le veut Saussure, par la place quĠil y occupe et les diffrences, ou oppositions,
qui en assignent la valeur. De mme que le phonme zro a pour fonction
propre de sĠopposer lĠabsence de phonme, la
seule fonction du signifiant zro est donc de sĠopposer lĠabsence de
signifiant. Ce que ne thmatise pas alors C. Lvi-Strauss, mais que R. Girard va
reprendre son compte, cĠest le fait que le signifiant en question sĠoppose
lĠindtermination de tous les autres, cĠest--dire se dsigne lui-mme en amont
de la structure, ou chane des signifiants, parce quĠil offre une prgnance qui lĠexclut de la zone dĠombre o demeure plong le reste de la
masse indiffrencie. Ce que C. Lvi-Strauss ne voit pas, cĠest lĠorigine de la
structure en dehors dĠelle-mme, cĠest--dire un signifiant non plus flottant
mais bel et bien priv de toute Òrelation complmentaire antrieureÓ. CĠest l
que R. Girard place alors le signe victimaire comme Òexception en cours
dĠmergenceÓ
Et
il le dit trs clairement : ÒCe nĠest pas une opposition binaire quĠil faut
engendrer. Elle a un caractre purement synchronique et statique. On ne peut
pas partir dĠun systme structuraliste avec deux lments diffrencis lĠun par
lĠautre et jouissant du mme degr de significationÓ. R. Girard souligne ainsi la
limite de toute position structuraliste qui voit dans la relation rciproque des
signifiants lĠorigine diacritique de la signification elle-mme. En ralit
celle-ci dcoule du primat encore plus rudimentaire dĠun signifiant mergeant
en dehors de toute relation diffrentielle. Le signifiant transcendantal ne sĠoppose aucun autre signifiant, il se distingue dĠune masse elle-mme informe. Et R. Girard de poursuivre : ÒMais il
existe un modle plus simple et seul dynamique, seul vraiment gntique auquel
personne ne songe jamais. CĠest le modle de lĠexception en cours
dĠmergence, de lĠunit, en vrit quelconque, seule ressortir dĠune masse
confuse, sur une multiplicit pas encore dnombreÓ
(Des choses cachesÉ, op. cit., p.110, nous
soulignons). Ce Òmodle de symbolicit la plus rudimentaireÓ, cĠest la victime
missaire. R. Girard en donne pour exemple des avatars bien connus qui ressortent
la pratique des jeux o les participants sĠen remettent une slection
indtermine, laisse au hasard : ÒCĠest le modle du tirage au sort, de la
courte paille par exemple ou de la fve dans le gteau des rois. Seul le
morceau qui contient la fve est vraiment distingu ; seule la courte paille
– ou la plus longue – est significative. Le reste demeure
indtermin. (É) Mmes dans les formules les plus attnues du tirage au sort,
on voit se polariser sur l'lu les significations multiples du sacr. Celui
qui la fve choit, quand on "tire les Rois", voit aussitt se
cristalliser sur lui toutes les grandes oppositions rituelles. Il sert de cible
aux moqueries ; il est une espce de bouc missaire, mais il reprsente
lui-mme ce groupe dont il est l'exclu ; en un
sens, donc, il trne au-dessus de lui : il est bien le roi. Cette
mini-sacralisation pour rire bauche une espce de signifiant
transcendantal." (p.110-111 nous soulignons). Il est dĠailleurs singulier
de voir C. Lvi-Strauss faire lui aussi rfrence aux jeux de hasard, mais sans en
tirer les consquences qui sĠimposent : ÒQuant ÒtrucÓ, les tymologistes le
drivent dĠun terme mdival qui signifie le coup heureux aux jeux dĠadresse ou
de hasard, cĠest--dire un des sens prcis quĠon donne au terme indonsien o
certains voient lĠorigine du manaÓ.
Mais
pour R. Girard, la possibilit de slectionner un symbole zro, qui ne vaut plus
par ses diffrences dĠavec un nombre fini dĠautres symboles, mais bien par la
singularit quelconque qui le fait merger au-dessus dĠune masse indtermine
et indnombrable (ce qui signifie quĠici le signifiant nĠest plus seulement
flottant mais bien transcendantal puisquĠil ne sert plus Òcombler un cart entre
le signifiant et le signifiÓ ni rsorber une quelconque ÒinadquationÓ entre
eux, mais inaugurer et rendre possible le mcanisme de la diffrenciation
en tant que telle) est dj inscrite dans la slection de la victime qui fera
office de Òbouc missaireÓ. Si bien que R. Girard conclut de faon dcisive en
affirmant que : Òle signifiant, cĠest la victime. Le signifi, cĠest tout le
sens actuel et potentiel que la communaut confre cette victime et, par son
intermdiaire, toute chose. Le signe, cĠest la victime rconciliatrice.Ó
(p.112) De mme que la ÒvictimeÓ du tirage au sort des jeux reprsente la
collectivit qui lĠexclut, le signifi impliqu dans la figure de la victime
renvoie la totalit des membres qui participent au meurtre. Cependant, le
signifi est en lui-mme ignor, car la foule ne sait pas, ici, quĠelle est en
train de se fdrer travers lui. Ce que la victime en tant que
rconciliatrice permet donc de reprsenter, cĠest la fois le retour
lĠordre, la rconciliation, mais aussi la communaut en tant que telle,
puisquĠ travers elle cĠest lĠensemble des individus qui se manifeste, lĠaction
collective de tous : ÒComme la
victime est la victime de tous, cĠest sur elle quĠest fix, en cet instant, le
regard de tous les individusÓ. Le signifiant victimaire merge comme corrlat
de ce regard unique de la communaut. La victime est donc prcisment le signe
de lĠavnement de la puissance du collectif, dans la ncessit quĠil prsente
de se voir soud et apais grce une violence unanime qui se dcharge sur un
individu. CĠest la souverainet du tout qui se mdiatise, se cristallise et
sĠeffectue en elle. Mais cette souverainet est immdiatement solidaire dĠune
nouvelle faon dĠapprhender les significations. Le mcanisme victimaire est en
effet une Òprodigieuse machine veiller une attention dĠun ordre nouveau, la
premire attention non instinctuelleÓ, cĠest--dire une nouvelle forme de
perception qui nĠest plus instinctuelle mais, dsormais, symbolique.
Comment
merge-t-elle ? En fonction du saut qualitatif extraordinaire que signifie
lĠexprience du meurtre : ÒAprs sĠtre assouvie sur cette victime la violence,
forcment, sĠinterrompt, le silence succde au vacarme. Ce contraste maximal
entre le dchanement et lĠapaisement, lĠagitation et la tranquillit cre des
circonstances aussi favorables que possible lĠveil de cette attention
nouvelle. Comme la victime est la victime de tous, cĠest sur elle quĠest fix,
en cet instant, le regard de tous les membres de la communaut. Au-del de
lĠobjet purement instinctuel, par consquent, lĠobjet alimentaire, sexuel, ou
le congnre dominant, il y a le cadavre de la victime collective et cĠest le
cadavre qui constitue le premier objet pour ce nouveau type dĠattention.Ó
(p.109) CĠest la fonction symbolique qui sĠveille ici, cĠest--dire une
attention capable de percevoir du sens indpendamment des montages instinctifs
lis aux pulsions vitales, travers un objet dont la caractristique
fondamentale est la production dĠeffets antithtiques et extraordinairement
puissants. Le sens auquel cette attention nouvelle est li, cĠest le contraste
maximum, cette prodigieuse prsence des contraires,
ce Òretournement spectaculaire et librateurÓ qui sĠeffectue avec le meurtre.
Il faut y voir sans doute une sorte dĠinquitude, voire mme dĠangoisse face
la prsence indite dĠun lien de cause effet incomparable toutes les
expriences antcdentes. L'mergence de la fonction symbolique est donc
implique, nous le voyons, dans deux choses : d'une part, elle
procde d'un transfert collectif, elle rsulte de la synthse du multiple
travers la polarisation de la communaut toute entire autour d'une seule et
mme entit sur laquelle elle dcharge sa violence. CĠest--dire quĠici, cĠest
la collectivit qui est le sujet de cette nouvelle attention au sens, et non
plus lĠindividu, comme dans le cas de lĠattention instinctuelle. Si le social
est symbolique, comme lĠaffirme C. Lvi-Strauss, ce nĠest pas simplement parce
quĠil fonctionne selon un mode structural de diffrenciation, mais parce quĠil
est engendr par la perception collective elle-mme, dont il est lĠobjet
privilgi. Et si le symbolique est inconscient, cĠest parce quĠaucune
forme de conscience, ft-elle rflexive, ne peut en saisir ni lĠorigine ni le
fonctionnement, celui-ci relevant exclusivement dĠune illusion transcendantale.
LĠattention
symbolique est galement lie la nature de son objet. La victime fait en
effet office de substitut – lequel sera repris dans tous les sacrifices
rituels qui vont en dcouler –
puisquĠelle est perue comme responsable du dsordre alors quĠelle ne
lĠest justement pas. DĠautre part elle est le substitut de la collectivit
elle-mme. Or le fait de pouvoir apprhender cette pseudo-cause comme source
relle de la violence implique le fonctionnement du rgime hallucinatoire de la
perception, qui repose tout entier sur la possibilit d'interprter des liens
de causes effets tout en les dsolidarisant de leur objectivit. C'est ainsi
l'efficience du signe qui est consacre, par le
fait que la substituabilit de l'objet rel (la cause objective de la
satisfaction) et de son image n'empche cependant pas celle-ci de valoir pour
celui-l. Et lĠon comprend pourquoi : si la communaut devait se dbarrasser de
la cause relle de son dsordre, elle devrait se supprimer elle-mme, ce qui
est bien entendu absurde. La victime, en tant quĠelle passe pour responsable,
est donc le substitut dĠune cause objective introuvable. Il faut cependant, et
de toute ncessit, que la collectivit se purge du mal qui la ronge : elle ne
peut donc pas se satisfaire dĠautre chose que dĠun symbole, elle est
ncessairement voue dcharger sa violence par le biais dĠun mcanisme par
essence symbolique. Ainsi le fait quĠen tant symbole, la victime soit doue de
lĠefficience quĠon lui attribue, est bien la marque qu'ici le transfert
collectif est solidaire d'un devenir autonome des signes, et qu'il est tout entier compris dans ce primat de la symbolicit
elle-mme sur l'ordre des causes. Au-del de la ralit, advient le symbolique,
au cÏur mme de l'exprience collective.
La
communaut est alors mise en face dĠun objet inconnu au pouvoir profondment
mystrieux : le cadavre. En quoi est-il signe primordial, originaire ? En ce qu'il
rintroduit la diffrence dont l'absence
implique la tendance la destruction de la collectivit. Le cadavre est ce qui
donne la communaut la possibilit de produire nouveau des diffrences :
diffrence de temps et d'espace d'abord, qui dterminera le sacr par
opposition au profane, et donc les limites et les oppositions capables de rgir
une collectivit ; mais aussi dynamique originaire de la diffrence puisqu'
partir de lui toute les diffrenciations vont pouvoir s'oprer : Òle signifiant,
cĠest la victime. Le signifi, cĠest tout le sens actuel et potentiel que la
communaut confre cette victime et, par son intermdiaire, toute
chose." La conjonction de l'actuel et du potentiel implique dans le
signe-cadavre la virtualit des diffrences venir, dj effective dans
l'extraordinaire effet de sens par lequel s'achve la crise mimtique. Le
cadavre est souverain en ce qu'il redistribue et coordonne l'espace de vie de
la communaut venir et le dploiement de la culture. "Ce que nous avons
dit plus haut sur la victime paraissant se dsigner elle-mme comme origine et
cause de tout ce qui vient d'arriver la communaut n'tait pas inexact mais
au point o nous en sommes maintenant nous voyons que ce n'est pas suffisant, ce
n'est pas assez radical. Il faut essayer
d'liminer tout le contexte des significations dj constitues pour comprendre
qu' des niveaux toujours plus primitifs, c'est dj le mcanisme de la victime
missaire qui opre et qui engendre les couches significatives les plus
lmentaires. (É) C'est grce la victime, en tant
qu'elle parat sortir de la communaut et que la communaut parat sortir
d'elle, quĠil peut exister, pour la premire fois, quelque chose comme un
dedans et un dehors, un avant et un aprs, une communaut et un sacr. Nous
avons dj dit que cette victime se prsente la fois comme mauvaise et bonne,
pacifique et violente, vie qui fait mourir et mort qui assure la vie. Il n'y
a pas de signification qui ne s'bauche avec elle et qui ne paraisse ne mme
temps transcende par elle. Elle parat bien se constituer en signifiant
universel. (...) (op. cit., p.112 ; nous soulignons)
Pour
mieux comprendre cette thse, il faut encore une fois lĠopposer la thorie que propose C. Lvi-Strauss. Pour lui, le rite est une
faon de revenir une origine indiffrencie, un avant de la pense
symbolique, dont le mythe oprerait alors, seul, le procs de diffrenciation.
Mais R. Girard fait remarquer que lĠtat indiffrenci de la communaut nĠest
jamais, en tant que tel, originaire (voir La voix mconnue du rel sur ce point) : il est lui-mme le produit vritablement catastrophique du
mcanisme mimtique engendr par le dsir, qui inaugure et dveloppe la
violence du mme, et non celle de la diffrence. LĠtat indiffrenci, dont il
faut absolument sortir puisquĠil signifie la mort de la communaut, est donc
lui-mme un rsultat, dont lĠeffet le plus patent est bien sr la crise
mimtique. La violence qui ronge le collectif est le fruit de la disparition
des diffrences individuelles sous lĠeffet du dveloppement cancreux du
mimtisme. CĠest alors cette crise dĠindiffrenciation que rpond le signe
victimaire, qui ouvre alors la possibilit dĠun espace symbolique o le
signifiant transcendantal apparat comme ce qui fait merger le signifi du
collectif en tant que totalit indivise. La victime est un signifiant souverain
qui assure la cohsion symbolique de la force et du sens. La lecture que lĠon
doit donc en faire avoir est simultanment symbolique et sociale, relle et
idelle, car elle ne laisse pas simplement apparatre une totalit de signes et
de reprsentations, mais aussi de pratiques, dĠinterdits, de rites –
entre autre, la notion de hau qui prside aux
relations dĠchange. LĠabstraction intellectualise de C. Lvi-Strauss, et surtout
lĠincomprhension voire le mpris dont elle tmoigne lĠgard des rites, ne
permet pas dĠen rendre compte. Car ce que les rites sacrificiels rejouent, afin
justement dĠen dessiner lĠissue, ce nĠest pas un retour lĠindiffrenci, mais
bien la crise rsultant du mimtisme, et qui nĠest rejoue que pour montrer
l'efficacit du moyen d'en sortir, cĠest--dire la ncessit dĠavoir recours
un nouveau sacrifice dont la victime sĠoffre comme substitut celle du lynchage
collectif originel.
ÒParce que nous comprenons sans peine que les hommes veuillent rester rconcilis, au sortir de la crise, nous comprenons aussi que les hommes s'attachent reproduire le signe ; c'est--dire pratiquer dans le langage du sacr, en substituant la victime originaire, dans les rites, des victimes nouvelles pour assurer le maintien de cette paix miraculeuse. L'impratif rituel, donc, ne fait qu'un avec la manipulation des signes, avec leur multiplication et constamment, s'offrent alors de nouvelles possibilits de diffrenciation et d'enrichissement culturel. Le processus que nous avons dcrits dans les pages prcdentes, propos de la chasse, des animaux domestiques, des interdits sexuels, etc., pourraient tous se dcrire comme manipulation et diffrenciation du signe victimaire." (p. 112 nous soulignons)
La
slection de la victime est donc arbitraire pour deux raisons : dĠune part
parce quĠelle ne rpond videmment aucune cause que lĠon pourrait
objectivement lui attribuer, dĠautre part parce quĠelle repose sur un mcanisme
qui peut se satisfaire de lĠarbitraire de la diffrence. La seule chose qui
importe, cĠest que lĠindividu que tous sĠaccordent tuer manifeste leur
gard une lgre diffrence qui ne vaut quĠen tant quĠelle se distingue de la
masse confuse et indtermine, prive de toute diffrences, dans laquelle les
autres individus se retrouvent plongs. La diffrence est gnralement physique
(claudication, etc.) : lĠimportant est quĠ travers lĠindividu qui la porte
puisse merger, sur fond dĠindiffrenci, la diffrence quelconque qui va ainsi
cristalliser lĠattention de tous les autres parce quĠil leur est diffrent. Et
comme nous lĠavons vu, lĠarbitraire de la slection prsuppose sa propre
mconnaissance. Encore une fois, lĠeffectivit du processus dĠmergence du
souverain prsuppose une illusion, quĠil faudrait analyser dans les termes de
la pense transcendantale.
(É)
Eric Beauron
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[1] Tel que C. Lvi-Strauss le raconte dans
lĠhistoire de Quesalid, cf. ÒMagie et religionÓ, in Anthropologie
structurale, pp.190-212.
[2] CĠest un point essentiel sur lequel R. Girard revient dĠun bout lĠautre de son Ïuvre : ÒIl faut compter avec lĠhallucination
qui joue un rle social spcifique. (É) LĠexpression Òbouc missaireÓ traduit
le terme dsignant la victime dans le rituel dcrit au chapitre 21 du
Lvitique. Dans lĠusage moderne, ce terme a acquis une connotation trs
particulire qui constitue une interprtation au moins implicite du rituel
lui-mme. Il se rfre un mcanisme de victimisation arbitraire, mais non
peru comme tel, qui fournit une clef pour lĠinterprtation des textes quasi
mythique de la perscution mystifie. Nous nĠinterprterions pas ces textes
comme nous le faisons si nous nĠtions capables de les dmystifier. Et nous en sommes capables
partir du moment o nous comprenons que ce qui les structure, cĠest le
mcanisme du bouc missaire : ne refltent-ils pas lĠhallucination inhrente
ce mcanisme ? En ralit, les meilleurs Òboucs missairesÓ, les seuls bons
Òbouc missaireÓ sont ceux qui ne sont pas reconnus comme tels.Ó, in R. Girard,
La voix mconnue du rel,
d. Grasset & Fasquelle, 2002, p. 53-54. Nous verrons en quoi la notion
dĠhallucination offre ici une clef de lecture efficace du fonctionnement
proprement magique du mcanisme victimaire, dans son rapport direct avec la
crise du dsir mimtique. Car, chez Freud notamment – auquel R. Girard ne se
rfre cependant pas ici – la notion dĠhallucination est essentiellement
implique dans le processus primaire du principe de plaisir, qui ne dissocie
pas reprsentation de chose et reprsentation de mot, ce qui est lĠessence mme
de la magie.
[3] LĠexpression est de G. Mairet : Ò Un tel
principe est en effet constitutif dĠune philosophie de la souverainet : la
multitude (i.e. le multiple) doit tre rapporte au souverain (i.e. lĠun) comme
son principe. CĠest seulement selon lĠunit de jugement quĠune multitude peut
tre gouverne, autrement dit ce nĠest quĠordonne (rduite) lĠun quĠelle
peut former un corps politique ou rpublique, cĠest--dire un Etat. CĠest dans
la forme de lĠordination du multiple lĠun que rside lĠlucidation
hobbesienne de la reprsentation souveraineÓ, in Lviathan, Gallimard, p. 270-271 (notes de
traduction). Sur ce sujet, voir aussi, de G. Mairet. Le principe de
souveraint, pp. 185-197.
Nous verrons cependant que cette ordination devient problmatique ds lors
quĠelle doit non seulement rduire le multiple lĠun mais aussi confrer au
souverain une forme dĠunit irrductible au multiple dont il lui faut cependant
assurer la synthse.
[4] Hobbes, Lviathan, chapitre XVI, d. Sirey, trad. F. F. Tricaud.
[5] CĠest un aspect important que les
commentateurs de Hobbes soulignent rgulirement, dans une perspective
historique : alors que la notion de reprsentation tait gnralement utilise
par ses prdcesseurs afin de dfendre la souverainet populaire, en faisant de
celle-ci le point de dpart de la reprsentation, et du Prince son destinataire
(cĠest en dire en faisant du peuple lĠorigine de la souverainet), Hobbes
postule que rien ne prcde la reprsentation et que cĠest le souverain qui
institue le peuple. Ce point est notamment rappel par R. Polin dans Politique
et philosophie chez Thomas Hobbes, Vrin, 1977, p. 227 : ÒMais, le plus frquemment, la thorie de la
reprsentation est utilise par les dfenseurs de la souverainet du peuple
pour limiter et contrarier la puissance des gouvernants.Ó Signe que la question
de la souverainet populaire nĠest pas, chez Hobbes, un point vident.
[6] Par exemple dans le De Cive, deuxime section, Chapitre V, ¤ VI ÒQuĠil
ne suffit pas pour entretenir la paix parmi les hommes dĠun simple consentement
: mais quĠil leur faut une plus forte unionÓ (d. G.F. p. 140). Le titre du
paragraphe exprime dj clairement le refus de Hobbes tenir le consentement
unanime pour la condition suffisante de lĠtablissement de la puissance
souveraine. Ce refus tient au fait que ce consentement est toujours menac de
division interne, mais galement impuissant instaurer une force rellement
contraignante. La suite du chapitre ne fait que confirmer cet rejet du seul pacte social : ÒLes avis diffrents qu'ils
apporteront aux dlibrations leur serviront d'obstacle. (...) D'o je tire
cette consquence, que le consentement de plusieurs ttes (que je fais consister en cela
seulement, qu'ils dirigent toutes leurs actions une mme fin et un bien
commun), qu'une ligue simplement
dfensive, ne donne pas aux confdrs une pleine assurance d'observer entre
eux les lois de natures ci-dessus apportes ; mais qu'il est besoin que
survienne quelque chose de plus pressant, afin que ceux qui auront une fois
prt leur consentement la paix, et un secours rciproque pour le bien
public, n'entrent pas
aprs cela derechef en dissension (...)Ó. (op. cit., p.141). Et plus loin : "d'o je
conclus, que le consentement prt, ou la socit contracte, sans une
puissance suprieure et gnrale qui tienne les particuliers dans la crainte de
la peine, ne suffit point pour donner aux hommes les assurances et les
prcautions qu'ils doivent avoir avant de venir l'exercice de la justice
naturelle." (...) la conspiration de plusieurs volonts tendant une
mme fin ne suffit pas pour l'entretenement de la paix" (op. cit., p. 143 ; nous soulignons)
[7] Y.C. Zarka, La dcision mtaphysique de
Hobbes, Vrin, 1987, p.
328.
[8] Pour un expos complet et dtaill sur
cette question, voir J.TERREL, Les thories du pacte social, Seuil, 2001.
[9] ÒDans une monarchie, les sujets
reprsentent la multitude, et le roi (quoique ceci semble fort trange) est ce
que je nomme le peupleÓ, De Cive, livre II, ¤8. Nous commenterons plus loin cette
proposition dont Hobbes reconnat lui-mme lĠtranget.
[10] De Cive, VI, 1, d. G.F. p.148.
[11] id, p.149.
[12] id, p.148.
[13] Le premier exemple qui nous vient
lĠesprit est celui dĠune manifestation : pour Hobbes, un groupe de manifestants
ne sera jamais un
groupe, une
manifestation, mais une collection dĠindividus dpourvue dĠunit.
[14] De Cive, chap. VI, ¤ 20 (cĠest Hobbes qui souligne).
[15] Jean Terrel, Les thories du pacte
social, Seuil, 2001. On
lit p. 152 : ÒHobbes insiste sur le caractre irrel, immatriel, du transfert
de droit. En ralit, on ne donne rien lĠautre (É)Ó.
[16] Rousseau, Contrat social, livre I, chap.VI
[17] Rousseau, op. cit.
[18] Cit par Lucien Jaume, Hobbes et lĠEtat
reprsentatif moderne,
P.U.F., 1986, p. 118.
[19] J. Terrel souligne galement que Hobbes
Òmontre que la souverainet dpend entirement, dans son existence, des
volonts humaines, et a cependant une essence entirement indpendante de ses
volontsÓ (Les thories du pacte social, p. 135). Nous verrons que cela contribue directement
la dimension paradoxale de la souverainet chez Hobbes.
[20] CĠtait dj la perspective adopte dans Elements
of Law : ÒComment est-il
possible un homme de transmettre rellement sa force un autre, et cet
autre de la recevoir, il faut entendre par l que transfrer son pouvoir et sa
force nĠest autre que dĠabandonner ou de laisser son droit de rsistance
celui qui il le transfreÓ, cit par L. Jaume (op. cit., p. 71).
[21]
ÒEntre ne pas rsister lĠapplication dĠune loi et accomplir ce que
cette loi ordonne, il y a un foss juridique que rien ne permet de combler. Le
pouvoir politique excde ce que le transfert de droit lui accorde. (É) La
convention sociale entendue en termes de transfert de droit des Elements of
law et du De Cive sĠavre donc incapable de fonder les
droits que Hobbes attribue, dans ces Ïuvres mmes, lĠEtat. Les droits du
souverain excdent infiniment la convention de non-rsistance laquelle les
sujets sĠengagent. (É) Car faute de crer lĠobligation, le transfert de droit
ne transmettra au souverain aucune puissance nouvelle.Ó Zarka, op. cit., pp. 335-337.
[22] De Cive, op. cit., p.144, nous soulignons
[23] Rousseau semble avoir t le premier
commentateur particulirement attentif ce point : ÒIl y aura toujours une
grande diffrence entre soumettre une multitude et rgir une socitÓ ; Du
contrat social, livre I,
chap. V.
[24] CĠest pourtant ce que font certains
commentateurs. Par exemple, L. Jaume : Òles deux premiers traits reconnaissent une telle
souverainet populaire, alors que le Lviathan lĠexclut radicalementÓ (op. cit., p. 71). Nous analysons plus loin les
propos de R. Polin sur ce sujet.
[25] J.F. Courtine, ÒLĠhritage scolastique
dans la problmatique thologico-politique de lĠge classiqueÓ in LĠEtat
baroque, Vrin, 1985, p. 98
(nous soulignons).
[26] J.-J. Rousseau, op.cit., p. 38.
[27] R. Polin, op. cit., p. 228
[28] idem, op. cit., p. 237
[29] idem, op. cit., p. 234
[30] D.C. ¤9 p. 254 (cit par L. Jaume, p.119)
[31] D. C., chap. VII, ¤ 11.
[32] Dans ces chapitres canoniques, une seule
rfrence est trouve, par exemple, au dbut du chapitre XVIII, alina 3 : ÒDe
cette institution de la Rpublique drivent les droits et possibilits de celui ou de ceux qui le pouvoir
souverain est confr par le consensus du peuple assemblÓ Lviathan, d. Sirey, 1971, p. 179. Mais F. Tricaud,
traducteur consciencieux, propose galement la version latine, o le terme de
ÒpeupleÓ nĠapparat plus, et se trouve remplac par Òdevoir de tous les
citoyensÓ, dans la note (5) de la mme page. On parle certes de citoyens en
tant que membres dĠun peuple, et les deux concepts sont troitement lis. Mais
lĠintrt que prsentent lĠexpression Òdevoir de tous les citoyensÓ par rapport celle de
Òpeuple assemblÓ, est quĠelle fait directement rfrence une multiplicit
dĠindividus distincts et
non une entit collective unie. Or lorsquĠon sait que le grand enjeu de
Hobbes est de priver la multitude dĠunit afin de confrer entirement celle-ci
au seul souverain issu du pacte, on comprend pourquoi ces prcautions
terminologiques sĠimposent. Nous reverrons plus loin que les deux versions,
latines et anglaises, du Lviathan, sont sujettes en dĠautres points des
interprtations fort diffrentes.
[33] Toutes ces citations renvoient
successivement aux pp. 177-180 du Lviathan (op. cit. ; nous soulignons). Le lecteur attentif nĠaura pas
de mal observer par lui-mme lĠomniprsence du pronom personnel ÒchaqueÓ ds
quĠil est question de parler des entits lies au et par le Souverain ; le
corrlat du reprsentant est un ensemble dĠinstinct de reprsents qui ne sont
unis quĠen tant que reprsents, et non en soi et par eux-mmes : ce nĠest pas un
peuple qui merge du
contrat.
[34] Lviathan, op. cit., chapitre XVI p. 166 (nous soulignons)
[35] Lucien Jaume, op. cit., p. 71. Nous avons montr cependant que
le De Cive ne reconnat
pas une telle souverainet populaire, et serions par consquent plus nuancs
sur ce point.
[36] idem, pp. 113-115.
[37] Il est dĠailleurs significatif de
constater que R. Polin fait trs explicitement rfrence cette conception du
roi comme peuple, dans les pages que nous avons cites (p. 234 entre autres).
Mais au lieu de montrer la cohrence de Hobbes sur ce point, entre le De
Cive et le Lviathan, qui veut que le peuple nĠait pas de
valeur conceptuelle dans ses ouvrages, il maintient lĠide que le peuple est bien lĠentit souverainement
originaire. Pourtant, nous avons montr que le Lviathan a (presque) systmatiquement supprim le
terme.
[38] De Cive, op.cit. p.149 (nous soulignons)
[39] De Cive, op. cit.
[40] De Cive, op.cit., p.144-145. (nous soulignons)
[41] Le schme (paradoxal) de lĠunit du
multiple, repose sur les tapes suivantes :
(1) le multiple pur est par nature dpourvu dĠunit ;
(2) le multiple pur est par nature incapable de
sĠunifier de lui-mme : car (2a) il nĠexiste pas dĠunit de lĠaction de la multitude,
ni (2b) de valeur unitaire de lĠobjet de lĠaccord des volonts individuelles
quĠelle comprend ;
(3) il faut donc disposer dĠune unit, abstraite mais dj
constitue, en laquelle se
projettera la multiplicit des volonts, afin de sĠy condenser (cette unit
sera un seul homme ou une assemble)
(4) or, puisquĠil faut bien sĠaccorder sur le fait que
chacun donnera sa voix une seule et mme entit, on doit considrer au moins
une fois : (a) le fait que lĠobjet de lĠaccord des volonts individuelles est
bien un objet, (b) que
le rsultat de cet accord engendre bien une somme (= le transfert collectif des volonts individuelles)
(4) qui dcoule de lĠexigence (3), se pose
manifestement en contradiction avec 2a et 2b.
[42] Essai sur les donnes immdiates de la conscience, d. P.U.F. p.58.
[43] ibid.,, op. cit. p. 59-60 ; nous soulignons.
[44] ibid., op. cit. p. 60.
[45] R.H. Codrington, The Melanesians, Oxford, Clarendon Press, 1891, p. 119,
cit par B. Karsenti, LĠHomme total, P.U.F., 1997, p. 234-235.
[46] ibid., p.191 sq.;, ibid.
[47] M. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, in Esquisse dĠune thorie gnrale de la magie É P.U.F., 1950, p. 81
[48] ibid., p. 80
[49] M. Mauss crit en effet que Òle magicien ne
peut pas tre conu comme un individu agissant par intrt, pour soi et par ses
propres moyens, mais comme une sorte de fonctionnaire investi, par la socit,
dĠune autorit laquelle il est engag croire lui-mmeÓ (ibid., p. 89) ; et plus loin : Òainsi, la
croyance du magicien et celle du public ne sont pas deux choses diffrentes ;
la premire est le reflet de la seconde, puisque la simulation du magicien
nĠest possible quĠen raison de la crdulit publiqueÓ (ibid.)
[50] B. Karsenti, op. cit., p. 239.
[51] M. M. Mauss, ibid., p. 101 (nous soulignons).
[52] Idem, p. 102.
[53] voir pp. 105-109.
[54] Idem., p. 111 (nous soulignons).
[55] Ibid., p. 117
[56] LĠexpression est de B. Karsenti, op.
cit., p. 241. Insistant
sur le fait que le mana est la Òcondition formelleÓ de ÒlĠactualisationÓ de la force magique en tant
que Òprocessus de diffrenciation et de classification des treÓ – la
faon dont la langue est, chez Saussure, un systme de signes diffrentiels
– Karsenti est amen
considrer lĠimportance linguistique du mana. Cependant, alors mme quĠil en
vient mentionner sa fonction synthtique, il ne semble pas donner toute son
importance la dimension proprement logique et transcendantale que M. Mauss finit
par lui attribuer. Or cĠest ce niveau que sĠenracine lĠefficacit
formelle du mana, et
non dans ses manifestations verbales et linguistiques, qui en sont elles-mmes tributaires.
[57] idem, p. 116
[58] idem. P. 116
[59] idem, p. 80
[60] Ce point est mis en lumire par
C. Lvi-Strauss, dans son Introduction lĠÏuvre de M. M. Mauss : ÒLe jugement magique, impliqu dans
lĠacte de produire la fume pour susciter les nuages et la pluie, ne se fonde
pas sur une distinction primitive entre fume et nuage, avec appel au mana pour les souder lĠun lĠautre, mais sur
le fait quĠun plan plus profond de la pense identifie fume et nuage, que lĠun
est la mme chose que lĠautre, au moins sous un certain rapport, et cette
identification justifie lĠassociation subsquente, non le contraire. Toutes les
oprations magiques reposent sur la restauration dĠune unit, non pas perdue
(car rien nĠest jamais perdu), mais inconsciente, ou moins compltement
consciente que ces oprations elles-mmes.Ó ; Introduction lĠÏuvre de M.
M. Mauss, in M. M. Mauss, op.
cit., pp. XLVI-XLVII
[61] ÒCĠest parce quĠils sont membres dĠune mme famille que des objets, des mouvements, des tres, des nombres, des vnements, des qualits, peuvent tre rputs semblables. CĠest encore parce quĠils sont membres dĠune classe que lĠun peut agir sur lĠautre, par le fait quĠune mme nature est cense [tre] commune toute la classe comme un mme sang est sens circuler travers tout un clanÓ. idem, p.71
[62] EsquisseÉp113 (nous soulignons)
[63] idem p. 114 (nous soulignons)
[64] idem.
[65] CĠest ainsi que Fernando Gil dfinit
lĠoprateur : Òon appellera
oprateur tout dispositif spcifique de transformation (É) les oprateurs ne
sont pas des objets, leur sens est minimal, ils sont aussi dots de forceÓ, in Trait de lĠvidence, J. Millon, 1993 p. 218.
[66] EsquisseÉP.120
[67] Idem, p. 120
[68] ÒLa monarchie, de mme que lĠaristocratie,
tire son origine de la puissance du peuple, lequel transfre son droit,
cĠest--dire la souverainet, un seul hommeÓ De Cive, VII, ¤ 2 (cit par Drath, Jean-Jacques
Rousseau et la science politique de son temps, Vrin, 1970, p. 49)
[69] R. Girard, Des choses caches depuis la fondation du monde, d. Grasset, Paris, 1978, p.105.
[71] ibid., p.120.
[72] ibid., p.61.
[73] ibid., p.112.
[75] R. Girard, La voix mconnue du rel,
d. Grasset & Fasquelle, 2002, p. 53-54.
[76] Introduction lĠÏuvre de Marcel M. Mauss, in M. Mauss, op. cit. p.XXXII.
[77]
R. Jakobson et J. Lotz, "Notes on the french phonemic pattern", Word,
vol.5, nĦ2, aot 1949, New York, p.155 ; cit in M. Mauss, op. cit.)