Ç Le Moi, qui parle dans le livre, nĠest pas du tout lĠauteur, et
celui-ci souhaite au contraire que son lecteur devienne ce Moi. Le lecteur ne
doit pas entendre comme un pur objet dĠhistoire ce qui est dit ici ; mais
il doit effectivement, au cours de la lecture, parler avec lui-mme [É],
prendre des rsolutions, comme son reprsentant dans le livre, et [É] tirer de
son propre fonds, dvelopper et construire en lui-mme la faon de penser dont
ce livre ne lui prsente que lĠimage. È
(Fichte, avant-propos
de La destination de lĠhomme,
1799,
trad. M. Molitor)
Ç Quand tu dis : Ç Il y a des objets hors de moi È, tu tĠappuies sur cette autre affirmation : Ç Je vois, jĠentends, je touche È. È LĠEsprit avait raison, et je le savais bien. Aussi drangeante soit-elle, cette apparition nocturne tombait point nomm, car je me trouvais dans une impasse : impossible de dcider si jĠtais libre ou si jĠtais la Ç simple manifestation dĠune force trangre È. Je mĠtais pourtant rsolu en dcider, mais cette rsolution mĠavait plong dans une situation inextricable – un doute me divisait cruellement, et jĠen avais perdu le sommeil. LĠEsprit tait apparu sur le bord de cette division, assis en tailleur au-dessus du vide.
Il semblait afflig par mon doute. Tu ne vois donc pas que tu vois, me dit-il, il nĠy a pas de pur Ç il y a È me dit-il, es gibt nicht pour commencer, mais tu commences, tu nĠas fond ta cause sur rien, car rien ne conditionne ni ne pose le Moi, qui est auto-position, ce qui ne peut tre Ç ni prouv, ni dfini È, et ce sont tes propres mots me dit-il, ceux de 1794, Ç le Moi pose originairement son propre tre È, avec pour consquence automatique que Ç le Moi est source de toute ralit, car il est immdiatement et absolument pos. Le concept de ralit n'est donn qu'avec et par le Moi. È Oui, dis-jeÉ Alors, dit-il, il te faut reconnatre que Ç dans toute perception, cĠest uniquement ton propre tat que tu perois È.
On peut dire que jĠai rsist tant que possible une telle proposition : je voulais bien tre Moi, mais quand mme, je ne voulais pas tre que Moi, trop Moi. DĠune certaine manire, ma divinit me faisait horriblement peur, sĠen rapprocher me brlait, et cĠest pourtant elle-mme que lĠEsprit mĠapportait sur un plateau de concepts, me poussant aux limites de mes propres crits, les retournant partir de moi-mme contre moi-mme. Pourtant, il me fallait consentir : Ç CĠest en moi-mme que je sens, et non dans lĠobjet È - sinon, je serais lĠobjet et lĠobjet se sentiraitÉ – Ç cĠest donc moi seul et mon tat que je sens, et non pas lĠtat de lĠobjet È. Mais alors, pensai-je aussitt, comment pouvais-je croire un seul instant lĠexistence de quelque chose hors de moi ! Et je dis bien croire, mme si ce verbe est ambigu, et quĠil mĠaura fallu en changer le sens par aprs : ne sentant que moi partout, comment pouvais-je esprer un seul instant sentir autre chose ? LĠEsprit semblait avoir devin mes rflexions, et les exprima voix haute : Ç comment peux-tu somme toute arriver sortir de toi-mme avec ta conscience, qui nĠest pourtant que la conscience immdiate de toi-mme, et ajouter la sensation que tu perois une chose perue et perceptible que tu ne perois pas ? È
Moi et Schelling, on a toujours eu le mme problme, moi avec le Moi et lui avec Dieu ou la Nature : une fois pos lĠAbsolu, la messe est dite, tout est donn, impossible de sortir de lĠAbsolu. DĠune certaine manire, Spinoza nous avait Ç foutu dedans È, pour employer une expression qui serait utilise plus tard[1]. Pour moi, le problme est encore plus gnant, dans la mesure o cĠest le Mme Absolu qui doit penser son altrit, alors que Schelling doit penser lĠaltrit de lĠAutre. Ce qui fait que la consistance de lĠAutre est encore plus douteuse pour moi que pour lui.
Ce quĠil me fallait donc expliquer, cĠest le fait que je sois partout sans le savoir, cĠest lĠoubli de mon omniprsence : jĠavais produit les reprsentations de choses, puis jĠavais oubli cette production originaire. Cela seul pouvait expliquer le fait que je sois tout, tout en ne le sachant pas.
Calmons-nous me dis-je.
En fait, jĠai conscience de moi-mme, de faon immdiate, et des choses, de faon mdiate. Entre les deux, un vide. Ce vide est le signe dĠune sparation qui a eu lieu. Entre moi et les choses ? Non, puisque le Moi pose les choses ; entre Moi et Moi donc, et Ç la conscience de lĠobjet est tout simplement la conscience, non reconnue comme telle, que jĠai produit une reprsentation de lĠobjet È. Reconnatre lĠobjet oblige ne pas reconnatre seulement le sujet – la reconnaissance de lĠobjet est une limite pose la souverainet du Moi. Sauf que. CĠest bien Moi encore qui ai refoul, cĠest souverainement que je me dmets de ma souverainet, et Freud finira bien lui aussi par dire que lĠon refoule par un mcanisme autonome, sous le coup de lĠangoisse.
Il me fallait alors me rapprocher encore plus de cet acte trange, lĠacte par lequel le Moi produit sans le savoir la reprsentation dĠun objet situ hors de Moi, car, fis-je remarquer lĠEsprit, Ç je nĠen ai nullement conscience È. Or cela ne semblait pas lui poser de problme, et je crus mme dceler dans sa raction une once dĠagacement : Ç Ne te laisse pas drouter par cela È me dit-il, Ç un acte o il nĠy a pas conscience de lĠacte sĠappelle une simple spontanit È, et tu ne peux considrer lĠexistence de cet acte quĠaprs-coup, car cĠest la scission mme entre le sujet de la conscience et lĠobjet dont on a conscience qui gnre la conscience, impossible de connatre cette scission au moment o elle sĠeffectue, et sur ce point Schelling et Freud diront de mme. DĠaccord, je vois : spontanment, je produis la conscience de lĠobjet en tant que telle, et sans le savoir jĠopre une sorte de Ç transfert È de Moi vers lĠObjet. Je vois la qualit rouge de lĠobjet ? JĠai transfr, du Moi vers lĠObjet, le rouge non-sensible et je lĠai tal, jĠai peint lĠobjet avec ce Ç point mathmatique È. Je Ç sais dĠavance È le rouge, je sais dĠavance quĠil y a quelque chose dans lĠobjet – et cette anticipation est un transfert. Ç Par consquent, dis-je voix haute, la conscience de lĠtre hors de moi sĠaccompagne constamment et partout de la conscience, toutefois inaperue, de moi-mme. È
Tu y es, me dit lĠEsprit, Ç tu as
pntr jusquĠ la source vritable des reprsentations des choses È - il avait lĠair exalt, parlait de plus en plus fort – Ç tu
es toi-mme cette chose ; cĠest toi-mme qui, par le trfonds de ton
essence et ta nature finie, es ainsi pos devant toi et jet hors de toi
mme ; et tout ce que tu aperois hors de toi, cĠest toujours
toi-mme È. JĠosai lĠinterrompre : cette
conscience, cĠest ce quĠon appelle une intuition ? Mais oui bien
videmment, Ç cette conscience
est une intuition active de ce que je regarde ; un regard jet hors
de moi-mme È dit-il en me regardant, Ç un
transfrement de moi-mme hors de moi par le seul mode dĠaction qui me
revienne, la vue. Je suis une vue vivante. È
Pour tout dire, jĠtais profondment angoiss, et je cherchais le moyen de calmer lĠEsprit. Ouvrant la fentre pour faire entrer un peu dĠair, je lui dis : donc a, cĠest ma propre cration ? Bien entendu, au sens o Ç tout cela nĠexiste quĠen toi et par toi È. Ç Arrte, esprit perfide ! È, mĠcriai-je, tu mĠas certes rendu libre, mais le monde est dsormais un champ de ruines peupl dĠimages, tu as tout dtruit, Ç je ne sais en somme rien de lĠtre, pas mme du mien propre. Il nĠy a pas dĠtre. Moi-mme, somme toute, je ne sais pas, je ne suis pas. Il existe des images ; elles sont la seule chose qui existe. Ce quĠelles savent dĠelles-mmes, cĠest la manire des images : des images qui passent, sans quĠil y ait quelque chose devant quoi elles passent, qui nĠont entre elles dĠautres rapports que dĠtre des images dĠautres images, des images sans signification, ni but È - cĠest la socit du spectacle, ricana lĠEsprit – tais-toi lui dis-je encore, laisse moi finir, Ç je suis moi-mme une de ces images È - Ç non, pas mme cela me repris-je, je ne suis quĠune image confuse dĠautres images. Toute ralit se change en un rve merveilleux, sans une vie dont on rve, sans un esprit qui rve ; en un rve qui se rejoint dans un rve dont il est lĠobjet. È Je suis perdu avouai-je, Ç jĠai compris, je comprends clairement quĠil en est ainsi. Pourtant je ne puis le croire È ; tu ne lĠas pas vol me dit lĠEsprit, tu voulais de la Science, et bien en voil, dsormais tu sais lĠillusion, mais rassure-toi, la Science nĠest pas tout, et il y a bien Ç quelque chose de rel situ hors de lĠimage È.
Nous sommes en 1799, ajouta-t-il, et je dois mĠeffacer au profit dĠune autre voix, plus intrieure, moins visuelle, qui tĠexhortera sortir des images, qui tĠÇ ordonnera de sortir de la reprsentation È. Seul lĠordre, les lois, le devoir peuvent faire en sorte que tu ne tiennes pas lĠillusion pour le rel, pour un nant rel qui te fera tuer lĠautre comme nant et illusion, dtruire le monde comme nant et illusion ou te couper ta jambe parce quĠelle nĠest rien. Le devoir, la loi, cĠest tout demandai-je ? Oui, dit-il, cĠest dans la Troisime Partie du livre que tu as dĠailleurs toi-mme crit, mme si semble-t-il tu ne tĠen souviens pas et que tu cherches me lĠattribuer : aprs le Doute, puis le Savoir qui te fait tant peur, viendra la Croyance. Je serai toujours souverain demandai-je ? Oui, tu diras mme quelque chose du genre Ç je le crois parce que je le veux È, mais il est vrai que ta souverainet sera dsormais, disons, corne, de mme que ta prtention au Savoir et donc la Science. MaisÉ cĠest donc la seule manire pour ne pas tre dans le royaume des ombres, la socit du spectacle ou la Matrix ? Ecoute, me dit lĠEsprit – il avait lĠair de vouloir mĠaider – je ne puis te dire que ceci : avec les prmisses que tu tĠes donnes, le Moi Absolu etc., je crois quĠil nĠy a pas dĠautre solution : cĠest ou bien lĠimpratif catgorique, ou bien le Rgne Absolu, les images. Je nĠtais pas entirement convaincuÉ Ou plutt jĠtais troublÉ Tout a pour a, pour finir fix par le devoirÉ NĠy avait-il donc aucun autre moyen pour penser le rapport du rel aux images ? La Croyance morale et la pratique du devoir taient-elles le seul remde lĠIllusion ?
[1] Je peux dire dĠailleurs quĠil sĠagira de Heidegger, parlant de Nietzsche, afin de justifier son engagement de 33 : Ç cĠest Nietzsche qui mĠa foutu dedans ÈÉ