Le chant clair des malheurs nouveaux 



étude sur le lyrisme dans quatre poèmes de Rimbaud




La mélancolie de Rimbaud résulte d’une promesse nécessairement non tenue : la révélation, en dernière analyse, qu’il ne peut pas en être autrement ; la découverte d’un équilibre impossible à réaliser, c'est-à-dire, pour Rimbaud, d’une impasse. Chanter clairement cette impasse, c’est la dissoudre, mais pour aussitôt déboucher sur une autre impasse, un « malheur nouveau »1 lui-même appelé à être dépassé. La série des chants forme un parcours poétique sans résolution finale. On se propose ici d’en commenter quatre jalons.



Ma Bohème (fantaisie), 1870


Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot soudain devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal ;
Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur!


Ma Bohème (titre), mon cœur (derniers mots) ; entre les deux, une prolifération de marques de la première personne : le moi est affiché, débordant, et les possessifs disent l’appropriation d’un héritage, romantique (le front hugolien, le cœur de Musset) et parnassien. Mais l’appropriation est une transformation : ma Bohème, pas la leur.


Lyrisme et ludisme


L’effet d’enthousiasme consiste à associer l’impression de naïveté enfantine à une extrême virtuosité. L’intertexte principal est Théodore de Banville, auteur des Odes Funambulesques, où l’on rencontre l’image d’un clown sautant sur un tremplin. Ce faisant, le comique rend hommage au lyrique plutôt qu’il ne le dénigre : à l’opposé de Baudelaire, le lyrisme de Banville est fondamentalement heureux. Le motif du clown aux étoiles symbolise l’alliance de la « chanson lyrique » et de la « chanson bouffonne ». Rimbaud lui emprunte son esprit funambulesque. C’est, d’abord, le jeu d’alternance entre le haut et le bas, lyrique et comique : le trait plaisant entre « paletot » et « idéal », allusion à l’usure extrême du paletot, fait aussi entendre un sens littéral : il y a bien un idéal à être habillé en guenilles, idéal grâce auquel une figure bouffonne (le saltimbanque, le misérable) devient belle et ravissante. Le burlesque est un ravissement. Le contraste entre l’exagération plaisante de l’apostrophe à la Muse ou l’hyperbole des amours splendides, et la familiarité sur « Oh ! là ! là » ou sur le large trou de la culotte, procède du même jeu. Tout comme, à la chute du poème, le rapprochement des lyres (haut) et des élastiques (bas), du pied (bas) et du cœur (haut). Mais c’est aussi le topos du cœur blessé (Musset) qui se déplace sur les pieds/souliers : le procédé comique permet d’éviter le sentimentalisme, en réintroduisant le bas corporel (le pied, le cul) d’une façon toujours légère. Si le bas corporel est évincé, le lyrisme devient ridicule, comme dans « un cœur sous une soutane » (l’un des premiers textes de Rimbaud), où le séminariste Léonard, enivré de poésie mièvre, ne se rend pas compte qu’il pue des pieds. Son lyrisme pue parce que son cœur s’est séparé de ses pieds ; du coup, ce cœur sous une soutane prend un sens obscène (le pénis masturbé) qu’il n’a pas dans « Ma Bohème ».

L’esprit funambulesque s’entend également dans le jeu des sonorités. Le poème réalise auditivement une mimesis des cailloux semés par le Petit Poucet : les rimes égrenées le sont réellement, et à chaque vers :



Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot aussi devenait idéal;

J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal;
Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;

, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur!

Dans ce jeu de répétition qui évoque les comptines enfantines, le poème s’ouvre et se ferme sur l’écho [p] – [p], sorte de signature sonore du Petit Poucet. Quant au débordement du son [u], il fait entendre le frou-frou érotique des étoiles (qui par syllepse désignent à la fois les astres et les femmes rêvées). Mais le sens des mots lui-même est pris dans une série d’échos : le mot splendides2 prépare le motif stellaire du deuxième quatrain, et la Grande Ourse, issue de ce motif, renvoie elle-même au Petit Poucet : en Belgique (le pays de la liberté pour Rimbaud en 1870), elle est surnommée « Char de Poucet »3, et dans la mythologie grecque, la Grande Ourse renvoie aux amours splendides de Zeus et Callisto, découverte endormie (rêveuse ?) sur l’herbe.

Un dernier effet ludique s’entend dans le jeu d’élasticité métrique. Rimbaud écrit Je à la césure : « je / tirais », après une coupe lyrique sur « lyres ». Ce double « pied de nez métrique », selon l’expression de Benoît de Cornulier, crée un déséquilibre du type 5 / 7 : on rate la symétrie alexandrine 6 6… à un pied près ! Mais le déséquilibre affecte la construction même du sonnet : la phrase commencée au vers 8 donne un découpage en 7 / 7, au lieu du canonique 8 (quatrains) / 6 (sizain), le poème s’amusant par ailleurs à multiplier les allusions cryptées au chiffre 7 : les 7 frères dans le Petit Poucet ; la Grande Ourse appelée par les latins septem triones (« les 7 bœufs du labour ») ; le mois de septembre…

L’élève dépasse ainsi le maître sur son propre terrain de virtuosité. « Le pastiche et la parodie ont permis [à Rimbaud] dès 1870 de s’approprier les techniques des meilleurs poètes de son temps, mais dans l’espoir de passer outre »4. Il passe outre en inventant un lyrisme spécifiquement rimbaldien.


Un lyrisme régénéré


Le pied n’est pas seulement la persistance du corps à côté du cœur, c’est l’instrument pédestre de la marche. « Je m’en allais », « j’irai » (dans le poème « Sensation ») : le Je est d’abord l’acteur d’un départ. Le modèle est hugolien (Ibo : « Je suis celui que rien n’arrête, / Celui qui va ») : la marche donne à la libération le caractère affirmé d’un acte, elle n’est pas un état d’âme. Le verbe s’en aller, dans son emploi absolu, est en lien avec la révolte : les mains, elles, sont dans les poches, refermées en « poings »5. Les pieds qui marchent ont ainsi la préférence sur les mains qui travaillent, saluent ou prient ; leur marche devient même une course, le moi rimbaldien étant dès lors, et définitivement, pressé, impatient de ne pas perdre son temps en épanchements, en complaisance du cœur. Vitesse, urgence. Ce « lyrisme ambulatoire » (J.M. Gleize) aspire à la découverte du monde plutôt qu’à l’expression de soi.

Lyrisme, ensuite, de la sensation et de la force : si l’ironie porte sur les amours naïvement rêvées, la sensation, elle, est directement célébrée : l’exclamative, ironique aux vers 3-4, devient triomphale au vers 14. A l’opposé des amours splendides qui resteront au ciel, rêvées, la goutte de rosée, elle bien réelle, est un vin de vigueur (« force pour agir » selon Littré) : la force d’Eros l’emporte sur le sentiment idéal. Ce qui témoigne de la force est l’analogie poétique, capable de renverser le manque en plénitude. Et du coup, ce lyrisme acquiert aussi une fonction conjuratoire. Le [u] des échos sonores doit être celui d’un doux frou-frou, plutôt que celui du loup (dans le Petit Poucet, les enfants abandonnés dans la forêt sont terrifiés : « ils croyaient n’entendre de tous côtés que des hurlements de Loups qui venaient à eux pour les manger », lit-on chez Perrault ), et les soirs sont « bons » : l’enfant seul, à qui personne ne dit bonsoir, conjure par ses rimes l’angoisse de l’abandon. La simplicité des adjectifs « bons », « doux », s’offre alors comme preuve d’innocence pour passer outre toute menace.



Le Cœur Supplicié, 1871

Mon triste cœur bave à la poupe ...
Mon cœur est plein de caporal!
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe...
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon cœur est plein de caporal!

Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé!
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l'ont dépravé.

Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques!
J'aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé!
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?

Accompagnant une lettre célèbre à son ancien professeur Izambard, « Le Cœur supplicié » est proposé par Rimbaud comme exemple du « dérèglement de tous les sens ». Le dégoût provoqué par ce dérèglement n’est pas seulement celui provoqué par la poésie « horriblement fadasse », cette poésie subjective dont Izambard avait, aux yeux de Rimbaud, le tort de se réclamer, et dont ce poème serait la parodie. Il est aussi, et surtout, la sensation nouvelle que produit un lyrisme déréglé : par-delà la joie et la tristesse, Rimbaud invente un troisième terme, le dégoût, de façon à « faire rendre la poésie aux mots » (Henri Scepi). La nausée est la nouvelle sensation de 1871.


Une polysémie écoeurante


La subjectivité est brouillée par des identifications contradictoires. Oubliant ce que Rimbaud venait de dire dans sa lettre (Je est un autre), on s’est évertué à faire correspondre ce poème à un épisode biographique scabreux : « Je » désignerait Rimbaud, violé par des soldats ou des Communards. Mais il peut aussi bien renvoyer parodiquement à Izambard et par extension à tout poète subjectif : ceux qui parlent complaisamment de leur « triste cœur » ne sont que des pitres (« le cœur du pitre » est le titre d’une autre version). Et l’on pourrait presque envisager, comme pour « le Bateau ivre », une prosopopée du navire, souillé à sa poupe par des marins soudards, qui attendrait des flots qu’ils le lavent (dans « le Bateau ivre », l’eau de mer « lave les taches de vins bleus et des vomissures »). De toute façon, la subjectivité est au minimum dédoublée entre victime et bourreau de soi-même, comme dans l’Héautontimorouménos baudelairien. Quant au cœur, c’est traditionnellement la première figure du poète, celle qui contient les paradoxes essentiels par son rythme, son battement : intimité et ouverture, moi et autre, courage et larmes… André Chénier écrit : « l’art ne fait que les vers, le cœur seul est poète »6. Mais ici, l’alternance, le paradoxe, deviennent discordance : le cœur est désaccordé, et d’abord à cause du brouillage polysémique. C’est jusqu’à la nausée qu’on ne peut plus savoir s’il désigne ou bien l’expression de l’émotion amoureuse (en ce sens, baver signifie pleurer, ou parler bêtement de son mal d’amour - le déplacement de l’épithète « triste », antéposé et postposé de la première à la 3e strophe, ou l’apostrophe « ô cœur volé ? », sont parodiques) ; ou bien l’estomac et le système digestif (le mal de cœur désignant la nausée. On aurait alors une scène de mal de mer, provoquée par la soupe, le tabac, l’alcool voire les insultes reçues) ; ou bien un sens obscène / scatologique - et dans ce cas, à nouveau, on hésite : s’il s’agit d’un viol, on ne comprend pas pourquoi le cœur désignerait le sexe et pas l’anus. L’hésitation entre devant et derrière, sodomiseur et sodomisé, rejoint précisément celle entre actif et passif qu’annonçait déjà le « c’est faux de dire je pense ; on devrait dire : on me pense », dans la lettre jointe. Le pénis éjaculant des soldats « ithyphalliques et pioupiesques » (ce dernier mot ayant lui-même une connotation obscène, puisque le pioupiou désigne dans l’infanterie le soldat du centre), jusqu’à tarir leur chique, se confond avec l’anus (la poupe) souillée par les jets de soupe (de sperme) qu’y lancent ces soldats. L’expression « plein de caporal » prendrait alors un sens littéral (un caporal sodomise le locuteur).

Dans tous les cas, la bave est le reste immonde dont la poésie lyrique, ordinairement, ne parle pas7. La langue a besoin de la salive pour parler mais cette salive doit demeurer invisible, non mentionnée, sans quoi elle se dégrade en bave. Or le Rimbaud de 1871 non seulement est fasciné par ce mot, jusqu’à signer « Alcide Bava » (l’Hercule de la bave) l’un de ses poèmes, mais il l’utilise pour désigner autre chose que la bave (« l’ombre bave aux bois », les « pommades d’or », par exemple). Ce que rejetait le processus classique de métaphorisation est à son tour utilisé pour une nouvelle métaphorisation.


Dérèglement et mélancolie


Rimbaud dit de son poème : « est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C’est de la fantaisie, toujours ». Le mot est censé désigner un genre qui n’est ni lyrique (la « poésie ») ni satirique, alors que pour Banville, on l’a vu, la fantaisie désignait et l’un et l’autre.

Chez Banville, l’ironie était heureuse : le clown est au ciel. Rimbaud lui emprunte la forme des trois triolets, remis à la mode par les Odes Funambulesques comme genre adapté à la satire et à l’épigramme, ainsi que la recherche de rimes ludiques, Banville estimant que le calembour et la rime riche devaient être profitables à la langue française. On pourrait citer les oppositions de valeurs, série élevée (le triste cœur, la « vesprée » issue de Ronsard) contre série triviale (la bave, la soupe) ; la confrontation comique de mots savants (« stomachiques ») et familiers (« pioupious ») ; les jeux d’opposition entre mots courts et mots longs, jusqu’au déséquilibre grotesque de « ô flots abracadabrantesques ». Mais dans l’ensemble, la confrontation entre la trivialité de la chanson à boire et la délicatesse précieuse confère à la fantaisie un aspect sarcastique et grinçant qu’elle n’avait pas chez Banville. Cependant le vrai scandale n’est pas là. Il est dans la subversion que Rimbaud fait subir au sarcasme lui-même. Dans « Accroupissements », un moine, « l’estomac écoeuré », passe sa journée à s’accroupir aux toilettes au lieu d’élever son âme vers Dieu. Ce n’est pas l’anticléricalisme le problème (il est coutumier dans le contexte communard), mais la haute poésie qui émane de la scatologie : ainsi un vers comme « Aux contours du cul des bavures de lumière » réintroduit le sublime dans le scatologique en confondant, par la métaphore, obscénité et délicatesse. L’entreprise de 1871 consiste à abolir le clivage rhétorique entre l’obscène et le délicat ; à inventer une scatologie sublime. Les poèmes de l’écœurement ne sont en aucun cas des « refrains bachiques », des chansons paillardes, mais leurs nombreux effets de répétition n’appartiennent pas plus au genre léger de la chanson d’amour8. Rimbaud renvoie dos à dos la poésie sentimentale et la vulgarité des pioupious : ces genres fades, il les vomit.

Cependant, malgré les sarcasmes, le lecteur a l’impression persistante d’avoir affaire à un poème réellement pathétique, à un véritable supplice. C’est toute l’ambiguïté, dans la lettre à Izambard, de l’autoprésentation parodique en Christ aux outrages (« Stat mater dolorosa, dum pendet filius ») : au lieu d’invalider le supplice, l’autodérision le souligne. La dérision semble ôter le masque complaisant de la « poésie fadasse » envers la souffrance, mais par renversement, elle devient elle-même un masque cachant la souffrance. Pudeur paradoxale où l’on se masque avec cela même que l’on exhibe. « La distanciation post-romantique ne suffira pas pour faire croire au lecteur que Rimbaud n’a pas pleuré », écrit Steve Murphy9.

Une telle confusion entre dérision et pudeur est la marque du spleen, comme le spleen est la confusion du cœur et de la rate, l’empoisonnement du vin de vigueur lyrique par la bile noire, cette bave mélancolique. C’est, littéralement, le Mal au Cœur. Mais dans les Fleurs du Mal, l’imagination revitalise le cœur souffrant, en régénérant la figuration. Grâce à elle, le cœur devient fabrique d’images, et l’écriture permet non pas de guérir pour être à nouveau heureux comme un Banville – Baudelaire sait que cela est impossible à qui n’a pas l’humeur « absolument lyrique » - mais de « purger sa peine », comme le dit Maulpoix.

Dans le spleen, l’attaque contre le moi lyrique a effectivement à voir avec un viol. C’est l’entreprise poétique elle-même qui viole le poète de son moi, lequel ne peut alors qu’adresser une prière : « Seigneur ! donnez-moi la force et le courage / De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût ! » s’exclame Baudelaire. Cette force, on peut supposer que Rimbaud ne l’attendait pas du Seigneur mais de ses interlocuteurs et qu’il a été déçu. Sa mélancolie était liée à sa solitude.



Larme, 1872

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d'après-midi tiède et vert.

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Que tirais-je à la gourde de colocase ?
Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer.

Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge.
Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir.
Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.

L'eau des bois se perdait sur des sables vierges,
Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...
Or ! tel qu'un pêcheur d'or ou de coquillages,
Dire que je n'ai pas eu souci de boire !

Rimbaud fait de ce poème le premier exemple de « Alchimie du Verbe » : « je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges ». Et le dernier vers de la version de 1873 justifie le titre : « Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire ». Pour ce nouveau Midas-Tantale, la larme exprime un lyrisme rompant avec les larmes de l’épanchement. Le regret témoigne d’une confrontation à l’impossible, l’objet entrevu ne pouvant pas être retenu, inscrit, fixé. Le « supplice » de 1871 est devenu « sûr » (« L’Eternité ») : il n’est plus lié à une révolte contre l’imposition idéologique d’un ordre à abattre, mais à l’impossible de la langue. Apparaît alors une mélancolie nouvelle.


La « fin de l’idylle »10


Le topos pastoral du locus amoenus est congédié dès le premier vers. Plus de fleurs, plus de filles, plus d’oiseaux (le chant lyrique par excellence) : ils se taisent à l’approche de l’orage. L’azur disparaît dans le ciel couvert. Il sera impossible désormais de dire, la nuit venue, « mon auberge était la Grande Ourse » ; on ne verra pas d’étoiles (le vers 9, avec sa « mauvaise enseigne d’auberge », est une dépréciation de « Ma Bohème »). La « jeune Oise » est peut-être la rivière Oise à sa naissance, mais cette naissance n’a plus rien de charmant : la connotation de la source échoue à remplir sa traditionnelle fonction lyrique. Le mot évoque les oiseaux muets, mais aussi l’oisiveté (« j’étais oisif, en proie à une lourde fièvre », explique « Alchimie du Verbe ») : il ne se passe plus rien au bord de l’eau d’antan. Le cadre pastoral est noyé dans le brouillard. D’où la solitude du Je une fois ce cadre disparu. Ce nouveau sujet lyrique est orphelin de la tradition. Son attitude accroupie connote moins l’obscénité (« accroupissements ») qu’une posture mélancolique de recroquevillement, déjà présente avec « l’enfant accroupi plein de tristesse » du « Bateau ivre ». Et l’amputation d’une syllabe à l’alexandrin est une autre façon de congédier la tradition11.

Pas d’âge d’or. Le mot colocase fait probablement allusion à la Quatrième Bucolique de Virgile, qui annonçait un avenir radieux et triomphal, avec la promesse d’un enfant à naître « qui doit l’âge de fer changer en âge d’or ». Dans ce futur heureux, annonçait Virgile, la terre prodiguera la « colocase mêlée à la folâtre acanthe », dans une prolifération de plantes merveilleuses, à l’opposé du « gazon sans fleurs » de notre poème. Ce qui arrive, de fait, n’est pas l’âge d’or mais une nouvelle Apocalypse : un orage salutaire dévaste le paysage idyllique. Le mythe de Narcisse est alors réécrit d’une façon fulgurante. Ce qui remplace le reflet de soi-même, le mirage d’une unité visible du moi, c’est une multiplicité de visions, à la fois spatiales (pays inouïs), architecturales (les colonnades et les perches) et temporelles (Antiquité des colonnades, Moyen Age des perches, modernité des gares), dans le style épique des prophètes visionnaires. La couleur noire ouvre paradoxalement l’espace de la vision (comme dans « Voyelles ») : le ciel noir remplace l’azur des classiques, dans un renversement entre le jour et la nuit (c’est la nuit qui devient bleue ), et si l’azur doit être écarté, c’est, comme le proclamera Une Saison en Enfer, pour que vive « l’étincelle d’or de la lumière nature » : en effet, la vision ultime est bien celle de l’or, apparaissant comme une étincelle, dans une exclamation monosyllabique. C’est le motif alchimique.


L’alchimie du verbe : une nouvelle mélancolie


L’or est liquide (c’est une liqueur) : Rimbaud fait peut-être allusion à l’or potable des alchimistes, élixir de longue vie, remède à tous les maux, mais provoquant de fortes sudations chez celui qui en boit. Mais dans ce passage de l’eau à l’or potable, c’est le rapport au sens qui est modifié. On n’a pas un sens clair (l’or) qui se substitue simplement à un autre sens clair (l’eau), comme chez Virgile un monde nouveau remplace le monde ancien : l’opération alchimique rend le sens hermétique (Hermès, dieu des alchimistes) ; avec elle le sujet bascule dans l’insaisissable : il ne sait plus ce qu’il boit. Absence de complément d’objet à « boire » (vers 2 et 16), interrogative (vers 5) et hésitation (« quelque liqueur ») : toute identification précise de la liqueur est dès lors un contresens : ce n’est pas plus l’élixir de longue vie que la bière ou l’urine. En revanche, il est certain que cette liqueur est dévalorisée (valeur péjorative de « fade » et de « quelque »; double sens sur « faire suer »). Cette dépréciation ne touche pas seulement, de façon paradoxale, la noblesse de l’or, mais aussi le Je lyrique, figuré par les deux comparants « tel », aux vers 9 et 15 : ces comparaisons péjoratives perdent l’or visée par l’exclamation. Dès que surgit la comparaison qui figure le sujet et lui assure une identité, c’est l’objet qui est perdu. Alors que dans « Ma Bohème » l’analogie était heureuse (avec les deux « comme » ou l’apposition sur « Petit Poucet »), faisant du manque une joie triomphale, ici, au contraire, elle est malheureuse, puisqu’elle signale, quand le sujet émerge, la disparition de l’objet : Je ne suis plus qu’un pêcheur d’or ou de coquillages, pêcheur nécessairement bredouille. Ambition irréalisable du « je fixais des vertiges » : si le Je est fixé par un trope, le vertige ne peut plus l’être ; si le vertige est fixé, le Je disparaît dans un pur cri (l’exclamation « or ! » vise la sortie hors du langage articulé). La poésie objective revendiquée en 1871 se révèle ici totalement aporétique. L’exclamative finale, qui exprime fortement la déception, oppose aux deux extrémités du vers le verbe dire et le verbe boire : dire c’est ne pas pouvoir boire, et inversement. Ce manque est irréductible parce qu’il tient à la structure du langage. Dès lors, le poète est exposé à une double perte : celle de l’idylle (d’où le regret de ne plus pouvoir simplement boire de l’eau, d’un lyrisme naïf qui serait la joie immédiate au contact du monde), et celle de la nouvelle découverte, au nom de laquelle l’idylle fut sacrifiée (l’or non plus ne peut épancher la soif ; pire, elle l’accentue : plus je bois plus j’ai soif d’un breuvage que je ne pourrai jamais boire). La déception est redoublée. Reste cependant le poème lui-même : une larme.


A la poursuite d’un objet perdu


Si au niveau subjectif le poème exprime mélancoliquement la conscience de la perte, en tant que poème, en revanche, il réalise l’apparition-disparition de l’objet, et offre ainsi la présence fugitive d’autre chose. De cette présence la prosodie offre la trace. Les trois sons fondamentaux issus des trois mots de base : BOIRE – EAU – OR, connaissent dans le texte une extraordinaire diffusion. Leurs sons peuvent se confondre partiellement (séries dérivées : or-our-ar, eau-ou, etc.) mais jamais totalement : il y a de l’or dans boire, il y a de l’eau dans l’or, etc., mais il est impossible de tout ramener à un mot, un son absolu – encore une fois, cela ne se réaliserait que dans un cri, en sortant du langage. Le poème crée un système sonore diffus qui se déplace comme la nappe de brouillard (vers 4) ou l’eau qui se perd sur le sable (vers 13). Quant aux rimes, Michel Murat a montré que ce poème accumule génialement tous les écarts possibles vis-à-vis de la rime canonique : non respect de la règle de compatibilité des consonnes flottantes (villageoises :: Oise, alors qu’au vers 3 on a noisetiers. Mais la rime s’est alors décalée en amont du vers : bois de noisetiers) ; deux graphies (oise :: colocase ; soir :: gares ; mares :: boire) ; assonance (auberge :: perches) et contre-assonance (vierges :: coquillages) ; rime androgyne (bruyère :: vert ; soir :: gares) ; rime purement graphique (couvert :: suer). « A chaque instant, conclut Murat, on voit le poète, en même temps qu’il défait une structure conventionnelle, rebâtir à côté d’autres liens (…). Le poème ne cesse pas de tendre des liens ; mais il rime ailleurs et autrement » 12. Présence tout à la fois imprévisible et diffuse de l’or sonore. Si le problème alchimique est celui d’une étude sans solution (une « étude néante », comme dit Rimbaud), pour autant, l’inconnu y surgit effectivement, sous la forme paradoxale d’une dissolution. De cette dissolution il ne reste qu’une larme, trois fois rien, mais ce « trois fois rien » est déjà quelque chose. Pas d’autre quintessence que cette goutte, cette larme.


Adieu, 1873

L'automne, déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.

L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.

Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !

- Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?

Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

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Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère.

Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.


Le titre est éminemment lyrique, mais, à nouveau, d’une façon critique. Avec Une Saison en Enfer Rimbaud propose une nouvelle stratégie d’écran : après l’opacité hermétique de 1872, la dérision de 1871 revient mais de façon polyphonique, dans l’énonciation hamlétienne d’un Je qui certes sature le texte (« moi ! moi qui me suis dit… »), mais dont la position intenable ne cesse de basculer comme une girouette d’un pôle à l’autre. Tout appel est immédiatement nié, du moins mis en doute, par les innombrables coupures et interruptions : les « mais », les tirets, les reprises (« que parlais-je d’une main amie ! », « Et [dire que] je redoute l’hiver parce… »), les interrogatives (« suis-je trompé ? »), etc. Ce Je qui ne parvient jamais à soutenir durablement un énoncé n’est pas fiable parce que, dit-il, sa langue est « perfide » – ainsi, « Nuit de l’enfer » devait initialement s’appeler « Fausse conversion ». Le coup de force, cependant, est de rendre la damnation tout aussi fausse : à la différence de la section « Révolte » des Fleurs du Mal, le côté satanique n’est pas plus fiable, par renversement, que le côté divin, et dès le préambule le locuteur tourne en dérision aussi bien Dieu (ou Jésus) que Satan. La dérision renvoie dos à dos ces deux faces du romantisme et les confond. « Par un effet de double parodie, écrit Pierre Brunel, Rimbaud laisse derrière lui et la Croix du Christ et la contre-croix de sa propre damnation »13.

Mais le lyrisme qui émane de ce double rejet parodique a-t-il une fonction résolutive ? L’adieu du damné est-il dépassement d’un combat spirituel mené durant tout le livre, et assomption, une fois venu « l’éveil » de « l’heure nouvelle », d’un autre état ? C’est la lecture du « confort » : l’Adieu serait une sortie définitive une fois rassemblés une dernière fois, en une sorte d’auto-pastiche, tous les motifs de la production antérieure (le départ, le matin, la bohème, l’allégorie du vaisseau, l’or et la boue, le « nouveau » et le « splendide »). Mais il nous semble plutôt que jusqu’au bout le poète n’en sort pas : « elle ne finira donc point cette goule », cette gueule de la langue et de la culture, qui revient sans cesse alors qu’on lui donne congé. Donner congé à Dieu en lui disant « adieu » relève du paradoxe du menteur. Autre paradoxe, le fait d’annoncer une « heure nouvelle » en renonçant à inventer « de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues ». « Demandons du nouveau », le mot d’ordre de Baudelaire : encore une vieillerie ! Mais si le nouveau est déjà ancien, que faire ?

Si quelque chose a lieu, il s’agit donc de penser une sortie de crise qui ne soit pas un salut, une rédemption acquise à l’issue d’un passage initiatique : c’est au sein d’un paradoxe insoluble qu’il y a une éventuelle transformation.


Rejet et regret


L’intertexte chrétien et romantique fonde l’opposition des deux visions, barque infernale et grand vaisseau d’or céleste : une fois expulsés les pécheurs et le Mal, l’Apocalypse annonce aux élus qu’ « ils pourront disposer de l’arbre de Vie, et pénétrer dans la Cité, par les portes. Dehors les chiens, les sorciers (…) et tous ceux qui se plaisent à faire le mal ! ». Et elle appelle « l’homme assoiffé » à venir, pour que lui, « l’homme de désir », « reçoive l’eau de la vie, gratuitement »14. Hugo, de même, raconte d’abord le naufrage terrible du Léviathan, bateau gigantesque, allégorie du Mal dans l’Histoire, puis il lui oppose le « navire en marche » planant « dans l’éther sublime », humanité du XXe siècle qu’il espère réconciliée avec Dieu. Cette nef aura la « divine et chaste fonction (…) De promener l’essor dans le rayonnement, / Et de faire planer, ivre de firmament, / La liberté dans la lumière »15. Tous ces motifs – la liberté, le désir, la vie - sont éminemment rimbaldiens, et représentent un espoir formidable ; mais le prix à payer pour advenir à une telle béatitude, l’expulsion du Mal au moyen d’une séparation radicale avec le Bien, est précisément ce dont tout ce livre cherche à se débarrasser, au moyen d’une impasse désespérée. Aporie rimbaldienne : pour réaliser le bien, il faudrait accomplir une séparation, mais cette séparation se trouve être la cause du mal.

Dès lors le locuteur, qui ne peut se résoudre à choisir un navire plutôt que l’autre, tente de les congédier ensemble. Mais en vain. D’une part, malgré les tentatives ironiques (« une belle gloire »), la vision céleste est manifestement regrettée, et le congé, forcé. La vision des « plages sans fin », fût-elle pastichielle, ne peut résister à l’attrait de la somptuosité sonore et de la fierté épique (rythme ternaire au passé composé : veni, vidi, vici). Surtout, la figure proposée pour remplacer le « mage » romantique est encore plus grotesque : « paysan ! », proféré comme une insulte, est un mot exécré par Rimbaud, et la chute douloureuse de « rendu au sol » est en fait un retour à « Mauvais Sang », au début du recueil : le païen (paganus), étymologiquement, est un paysan. Le locuteur tente de s’expulser de la Jérusalem céleste, comme un idolâtre inepte. Mais d’autre part, la vision infernale elle non plus n’est pas facilement congédiée, malgré l’exécration affichée. La barque « tourne vers le port de la misère » : est-ce un dernier regard avant de partir, ou au contraire pour y retourner ? La conversion (se tourner vers) est encore fausse, sinon ambiguë, et le « vers » obsède le narrateur au point de le livrer à de nouvelles hallucinations : « des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur ». C’est bien l’identité du poète maudit qui est en cause, selon une équivoque autorisée par le pluriel et chère à Baudelaire (« et le ver [le vers] rongera ta peau comme un remords »). De plus, même une fois sonnée l’heure nouvelle, la victoire n’est pas garantie : « je puis dire » introduit un doute, et la cacophonie démoniaque (grincements, sifflements, etc.) ne fait que « se modérer ». La victoire n’est donc pas gagnée, mais un pas a néanmoins été franchi, qu’il faut pouvoir tenir.


Un chant sans cantique ?


Rimbaud, tout en rejetant les lendemains qui chantent, tente de chanter un lendemain inédit, utopique quoique sans idéal : ce chant sera lyrique sans être un « cantique ». Henri Meschonnic a montré qu’il était naïf de faire du fameux « il faut être absolument moderne » un mot d’ordre dépourvu d’ambiguïté, puisque le mot moderne est péjoratif chez Rimbaud, et pas seulement dans la Saison. Mais il serait également erroné de voir dans ce passage une simple antiphrase. Désirable serait une modernité qui en finirait avec le clivage d’un Jugement : ce genre de « vision de la justice » devrait être « le plaisir de Dieu seul16 », et pas celui du narrateur, qui pourrait alors enfin s’adonner à des visions réellement sublimes – celle, par exemple, des « splendides villes ». Le Dieu de Rimbaud, qu’il faut évidemment se garder d’identifier au Dieu de la Bible17, est haineux et sadique ; c’est à lui qu’il faut laisser le plaisir de la vengeance qui tentait le narrateur (« Damnés, si je me vengeais ! »). Son arbre du bien et du mal est un « horrible arbrisseau » qu’il faut laisser derrière soi. A la place du Jugement, la sévérité sera celle de l’heure nouvelle, qui, une fois le Jugement aboli, donnera accès à l’union oxymorique de ce qui jusque là avait été dissocié. Celle, d’abord, de l’amour et de la force : les influx auront le pouvoir d’unir la vigueur (Eros) et la tendresse (Agapé). Une telle union évitera à l’amour d’être « mensongère ». Rimbaud retrouve ici les « amours splendides » rêvées en 1870, mais après un parcours qui les a lavées de toute naïveté. Pas d’amours ni de villes splendides sans le vin de vigueur. Le « nouvel amour » invoqué dans les Illuminations renversera l’amour névrotique du XIXe siècle, aux « influx » seulement hystériques. Union, ensuite, de l’ardente patience : par l’oxymore, ardeur et patience perdront le caractère infernal qu’elles avaient séparément. L’ardeur sans la patience est ce poison qui brûle et donne soif, la patience sans l’ardeur est un « sûr supplice », disait le poème « l’Eternité ».

Exulte alors le lyrisme triomphal de l’aurore chargée d’une promesse. Désormais, il ne s’agira plus de partir (comme dans « Ma Bohême ») mais d’entrer. Une entrée, oui… mais pour qui ?

Contre toute attente, le texte ne conclut pas sur ce motif de l’entrée triomphale, mais sur l’identification de l’enfer aux femmes. Une ultime dérision (« amours mensongères »… « couples menteurs ») accuse avec insistance l’union de deux personnes, qu’elle soit amicale (la « main amie ») ou amoureuse (les « couples »). Déjà dans « Mauvais Sang », on lisait : « l’orgie et la camaraderie des femmes m’étaient interdites », le narrateur se comparant à Jeanne d’Arc. Le nouvel amour, union de la vigueur et de la tendresse, n’en passera donc pas par l’altérité d’un(e) autre, par l’alliance incarnée par le couple. Clamer « point de cantiques » a ainsi une portée plus fondamentale que le seul anticléricalisme : depuis le Cantique des Cantiques, c’est bien la Femme et son nom que le lyrisme amoureux célèbre, en tant qu’elle est la représentante de l’Autre18. Rimbaud entend congédier cette tradition aussi. Il ne s’agit pas pour autant d’en revenir au solipsisme narcissique du Moi, impasse depuis longtemps repérée, mais de trouver contre cette impasse d’autres solutions que l’altérité des cantiques, religieux ou païens : ces solutions passent ici par l’ambiguïté irréductible du sujet parlant, tantôt pluriel (« nous entrerons… »), tantôt singulier (« il me sera loisible… »), et que l’attribution d’ « une âme » et d’ « un » corps ne lève pas pour autant : un, une, valent comme adjectifs numéraux (il s’agit de proclamer leur unité retrouvée, par opposition aux « millions d’âmes et de corps morts » du Jugement Dernier), mais aussi comme articles indéfinis : ce n’est pas mon âme et mon corps. De plus, le projet de posséder la vérité est, d’un point de vue chrétien, une folie au moins aussi grande que le projet alchimique de 1871-72 (fixer le vertige de l’origine) : la Vérité ne se possède pas, pas plus qu’une femme ; c’est elle qui nous visite et que nous acceptons, ou refusons, de recevoir. L’adieu de Rimbaud à son enfer n’est pas un adieu aux apories.

Proposons cette interprétation : chez Rimbaud, la femme ne représente pas l’union mais au contraire un abandon insupportable contre lequel il s’agit de se prémunir. Deux récits de rêves érotiques intitulés « Les Déserts de l’amour », et datant probablement de 1872, l’indiquent avec précision : le narrateur, dès l’abord « abandonné », assiste à l’apparition d’une femme qu’il tente désespérément de saisir avant qu’elle ne disparaisse au moment de la retrouvaille. La stratégie ironique (le sentimentalisme excessif des larmes signifie la pollution nocturne) n’annule pas l’expression d’une détresse réelle : la femme occupe dans ce texte la place de l’Or dans « Larme », celle d’une origine qui se dérobe au moment où le sujet tente de l’épouser. C’est peut-être pour ne plus rencontrer un tel désespoir que Rimbaud se sépare de la séparation, en choisissant de déserter lui-même l’amour et l’inévitable séparation promise à quiconque s’engage dans la rencontre sexuelle19. L’ultime paradoxe proposé par « Adieu » serait ainsi la figure d’un Orphée sortant des enfers sans Eurydice, et qui, plutôt que d’en chanter à jamais la perte, chercherait le moyen de retrouver sans elle une vigueur nouvelle.





Gaël Gratet

 


 

 


1 «Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux ! » (« Génie », dans les Illuminations)

2 « qui brille d'un grand éclat ou qui est fortement illuminé » (Trésor de la Langue Française)

3 Perçue comme un char conduit par trois chevaux, la plus petite étoile représentant le conducteur.

4 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, Champion Classiques, 2009, p.62.

5 Autre défi, d’après Benoît de Cornulier (De la Métrique à l’interprétation, Classiques Garnier, 2009) : la prolifération ostensible des « moi », des « je », contre toutes les maximes de politesse.

6 Cité par J.M. Maulpoix dans Le Poète perplexe, José Corti, 2002.

7 Valéry, cité par Maulpoix dans Le poète Perplexe : « la vieille beauté pure tenait à l’honneur d’éviter le chemin des glandes. Elle laissait glander les porcs. Produire une espèce d’émotion qui ne trouve pas sa glande ni haute ni basse, une émotion sans jus, sèche, c’était son affaire » (Tel Quel).

8 La répétition en elle-même est écoeurante, effet sur lequel travaille aussi Verlaine (« ce cœur qui s’écoeure »…).

9 Stratégies de Rimbaud, op. cit., p.259.

10 Derniers mots de « Michel et Christine », un autre poème de cette période.

11 «  Le 11 syllabes semble se dresser face à l’alexandrin comme le mauvais ange du vers déchu et rebelle : un vers satanique » (Michel Murat, l’Art de Rimbaud, José Corti, 2002, p.76).

12 Michel Murat, L’art de Rimbaud, op.cit., p. 193 et 195

13 Arthur Rimbaud ou l'éclatant désastre, Champ Vallon, 1993, p.95

14 Ap 22, 14-15 et 22, 17

15 Final de La Légende des Siècles, « Pleine Mer » et « Plein Ciel ».

16 Les italiques sur et qui seront jugés et sur la dernière phrase sont un pastiche du régime citationnel du Nouveau Testament, et plus particulièrement de l’Apocalypse.

17 Comment comprendre sinon (à moins de l’accuser bêtement de « récupération ») que Claudel ait pu faire de ce texte l’un des plus beaux de la langue française ?

18 Cette remarque est valable pour la poésie lyrique en général, pas seulement pour la Bible : « Lucrèce, anagrammatisant dans l’invocation qui ouvre le De natura rerum le nom d’Aphrodité, ne place-t-il pas à l’origine de toute poésie (…) un nom féminin de l’amour ? » (Martine Broda, L’Amour du Nom – essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, José Corti, 1997, p.105)

19 Étymologiquement, secare (« couper », « diviser ») c’est ce qui sépare.

 

 

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