De l’Outre à l’Autre




« Ce n’est pas par la manière dont un homme parle de Dieu mais par la manière dont il parle des choses terrestres, qu’on peut le mieux discerner si son âme a séjourné dans l’amour de Dieu. »

Simone Weil


Du plus haut sens au sens agile


Dès le dizain « Aux lecteurs », dans Gargantua, Rabelais assigne à son livre la tâche de renverser la mélancolie en rire. Cette promesse de joie ne sera tenue qu’à une condition, formulée en jeu de mots : « Et le lisant ne vous scandalisez ». Ne soyez pas choqués par ce livre, conservez-lui votre bienveillance, mais surtout – c’est la connotation religieuse du mot - ne vous détournez pas, tenez bon, persévérez. A la dernière page du livre, Gargantua, lecteur de l’énigme de Thélème, déclare : « Bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé »1. Nous sommes ainsi invités à tenir bon, sans demi-tour ni revirement, pour être convertis au pantagruélisme (Pantagruel n’est-il pas celui qui « jamais ne se scandalizoit »2 ?), et que s’opère en nous ce renversement de la tristesse en joie. Or, comme le prologue de Gargantua va immédiatement le montrer, cette persévérance consiste à nous en remettre à une suite foisonnante de volte-faces. Sa façon paradoxale de vanter d’abord la lecture allégorique « à plus hault sens », pour ensuite la remettre en cause, fonde une structure d’ambiguïté matricielle de l’œuvre entière (on l’a rattachée aux genres de la « déclamation », de « l’éloge paradoxal », de la « satire ménippée ») – à la suite de ce prologue, les exemples pullulent de reprises d’éléments textuels avec déplacement, renversement, contradiction de l’emploi, du sens, de la valeur… Jamais, chez Rabelais, un élément ne se répète de la même façon, n’est identique à lui-même. Mais c’est précisément grâce à cette instabilité, ce tremblé incessant du sens, cette façon constante de se défausser, que le texte assure à la joie une pérennité, une forme d’assurance affirmative. Par l’ambiguïté, l’énonciation trouve le moyen d’être fidèle au pantagruélisme en trahissant constamment son énoncé.

Chercher à annuler ce tremblé en y voyant un masque bouffon sous lequel se cacherait une sagesse, « humaniste » de préférence et réputée plus sérieuse3, est peut-être commode scolairement, mais revient à méconnaître une telle fidélité paradoxale. La substantifique moelle ne se donne pas à nous en dépit de l’ambiguïté, qui serait le voile comique à lever (selon un modèle ésotérique) pour accéder à « plus hault sens », mais par et dans cette ambiguïté. Avec elle, le « plus haut sens » ne se confond plus avec le niveau allégorique d’une grille herméneutique préalablement hiérarchisée ; il est plutôt affaire d’agilité et de sauts d’un niveau à l’autre : dans ce livre de « haulte gresse », l’allégresse l’emporte sur l’allégorèse. « Cy entrez, vous qui le sainct Evangile, / En sens agile annoncez » (G., 54). Le sens agile, batelé par la rime, est affaire de poésie plutôt que de prêche. Et quand le peuple de Paris, dans sa sottise, délaisse les discours d’un « bon prescheur evangelicque » au profit de ceux d’un vulgaire « basteleur » (G., 17), c’est pourtant avec une attention et une curiosité égales que le jeune Gargantua écoute « prescheurs evangeliques » et « basteleurs (…), grands jaseurs et beaulx bailleurs de baillivernes » (G., 24). Il n’y a pas à choisir l’un de ces discours contre l’autre4, puisque le sens agile les convoque et l’un et l’autre sans être pourtant assignable ni à l’un ni à l’autre. « Et l’un et l’autre », « ni l’un ni l’autre » : c’est la formule-type du sceptique Trouillogan (TL, 35-36), mais à ce scepticisme non plus le sens agile n’est pas assignable. Il est même aux antipodes de sa pente déceptive. Voilà la bonne nouvelle à annoncer : l’ambiguïté chez Rabelais défixe et fait jouer les sens, elle n’est en rien une limitation, une dérobade, une déception5 ; au contraire, elle porte la Parole plus haut sens que le sens allégorique. La traditionnelle et dogmatique répartition littéral-charnel vs allégorique-spirituel vole – comme on rit - aux éclats : non seulement le « bas corporel » n’a plus à être « dépassé » par une dimension spirituelle réputée plus subtile, mais c’est par lui, qui lui garantit sa complexité, que celle-ci prend son envol. En voici deux exemples.


La paillardise au service de l’esprit de complexité


Dans une lecture très fine du prologue du Quart Livre, André Tournon a montré comment l’intervention de Priape, personnification des plus grossières gauloiseries, auprès de Jupiter, a une double vertu : d’une part, elle complique la décision de Jupiter (lui qui voulait rendre simplement à Couillatris sa cognée, met cette restitution sous conditions après l’intervention de Priape), et évite ainsi à l’éloge de la médiocrité, objet du texte, de n’être qu’une fade illustration d’une sagesse de la modération. La plus franche paillardise intervient dans le texte pour rendre celui-ci plus complexe. Avec le comique c’est l’univocité du message grave qui s’avère trop simple, pas à la hauteur. Priape fait accéder le texte à l’esprit de complexité caractérisant, selon Kundera, le roman moderne. Mais d’autre part, cette complexification priapique n’a rien à voir avec une aporie sophistique, puisque Priape est aussi celui qui résout les apories, à la faveur de jeux de mots : ce Ramus et ce Galland, qui embarrassent tellement Jupiter (« j’en suys en grande perplexité et n’ay encores resolu quelle part je doibve encliner »), puisqu’ils s’appellent tous deux Pierre, et sont comme chien et renard, seront pétrifiés comme le chien et le renard magiques de la fable. Un jeu de mots vient à bout de l’aporie logique, en mimant comiquement la pétrification dans laquelle celle-ci plongeait Jupiter. Ainsi, alors que « dans un système conceptuel, le moindre défaut (et il y en a toujours) est un piège sans issue (…), Priape surmonte les apories en vertu du principe de la facundia (…), proclamant bien haut l’équivocité foncière du langage »6. Sortir de l’aporie, « issir hors les lacs de perplexité » (TL, 37), par l’équivoque. Couper court par la cognée de l’ambiguïté : c’est, chez Rabelais, la modalité que prend le tranchant de la parole.

Deuxième exemple. Avec Thélème, frère Jean a été pris au piège de son propre jeu d’inversion : certes, cette abbaye paradoxale est organisée, selon son vœu, « au contraire de toutes aultres » (G., 52) : mixité, beauté des habitants, absence de contraintes horaires, etc. ; mais le renversement a lieu de telle sorte que le Moine en est lui-même évincé, et avec lui le comique du bas corporel, tant les nobles plaisirs de cette demeure princière contredisent son propre goût pour la bonne chère. Il en perd même la parole, après deux dernières tentatives de blagues (Ibid.), que Gargantua, pris dans sa passion d’instituer le règne du libre-vouloir, n’écoute même pas. On obtient de la sorte un ultime paradoxe, puisque comme l’a montré F. Rigolot, Thélème, censée apporter à la joie et à la liberté leur consécration, risque bien d’en sonner le glas si la Parole y est gelée dans l’idéal. Dès lors, la découverte d’une énigme « aux fondemens de l’abbaye » (G., 57) sauve celle-ci d’un carcan idéal plus contraignant encore peut-être que les règles monastiques de Seuilly : Frère Jean y retrouve la parole (G., 58) en opposant à Gargantua sa propre lecture du poème. Un édifice (temple, corps ou livre : chaque terme peut en symboliser un autre) tire sa solidité de l’énigme sur laquelle il est construit : son fondement est valable dans la mesure où il échappe – ce qui nous en rappelle un autre, celui de Gargamelle, qui lui échappa à la suite d’une indigestion de tripes7. On sait l’heureuse naissance par l’oreille qui en résulta, à rebours du sens habituel. A bon entendeur.

Mais les lectures concurrentes de l’énigme, allégorique-eschatologique (Gargantua) vs littérale (frère Jean), n’ont pas le même niveau d’évidence. Nous ne sommes pas face à Gargantua et frère Jean comme Jupiter face à Galland et Ramus. Si cette énigme n’autorise pas de dernier mot, les deux lectures étant à la fois valables et incomplètes, en revanche c’est bien frère Jean qui a le mot de la fin, puisque sa lecture est la plus astucieuse, et que, conformément au programme pantagruélothérapeutique du poème liminaire, son énergie joyeuse (« et grand chere ! ») l’emporte sur l’attitude pensive et soucieuse de Gargantua (« la lecture de cestuy monument parachevée, Gargantua souspira profondément… »). L’interprétation littérale et terre-à-terre (le jeu de paume) s’avère plus agile car moins évidente que la lecture allégorique (le Jugement Dernier, les persécutions religieuses). Le jeu consiste donc à casser le dualisme habituel sens évident/littéral/matériel vs sens caché/allégorique/spirituel, et, ce faisant, à rassembler ce que le dualisme avait clivé. Comme l’écrit A. Tournon, « semble ainsi inversé le trajet ascendant de l’exégèse vers l’altior sensus, “plus élevé” dans le degré d’intelligence, du charnel au spirituel, parce que “plus élevé” dans la hiérarchie des signifiés »8.

L’essor que nous devons au génie de Rabelais procède donc à rebours de notre conception normée de l’élévation, qui clive corporel et spirituel en supposant la supériorité de celui-ci sur celui-là. D’une façon générale, toute attribution de ce que serait « la pensée de Rabelais » à l’un de ses personnages sérieux, Gargantua ou Pantagruel, est un contresens : il n’y a pas à choisir un personnage contre un autre, ou à opposer des passages réputés sérieux à des calembredaines, quand bien souvent ce sont ces dernières qui atteignent l’essentiel. Le « sens agile » naît de la mise en tension, de la confrontation paradoxale des deux sens, comme deux joueurs de paume. Dualité qui n’est plus dualisme ; « double vertu et non vice ».9 Nous aimerions à présent indiquer comment cette distinction se joue tout particulièrement sur le terrain du ventre, dont Hugo disait qu’il s’agit de la grande invention de Rabelais.


Chiens ou mâtins : comment bien ronger son os ?


On retrouve chez Montaigne le même rejet du dualisme :


«  A quoy faire desmembrons-nous en divorce un bastiment tissu d’une si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons le par mutuels offices. Que l’esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l’esprit et la fixe » (Essais, III, 13).


Montaigne s’appuie sur St Augustin :


« Quiconque exalte l’âme comme le souverain bien et condamne la chair comme mauvaise, en vérité chérit l’âme charnellement et charnellement fuit la chair, parce qu’il en juge selon la vanité humaine, et non d’après la vérité divine » 10


Cliver la chair et l’esprit ressortit à l’idolâtrie. Idolâtrie du ventre (Gastrolâtres) ou de la lettre (Papimanes) : cela revient au même. Mais que devient cette condamnation dans le genre ambigu de l’éloge paradoxal ? Les « mastins » à l’« alteration inextinguible » que le narrateur repousse avec violence de son « tonneau inexpuisible » (TL, prologue) ne ressemblent-ils pas au chien de l’os à moelle ? La différence entre les « beuveurs de bien » et « goutteux de bien », auxquels Rabelais adresse ses livres, et « beuveurs oultrez » et « verollez croustelevez », qu’il exècre, ne tient-elle qu’à un changement d’adjectif, les seconds outrant les caractéristiques des premiers ? Comment distinguer ces insultes des injures affectueuses, les fameux « mots de gueule » du bonimenteur ?

Précisons dabord quon ne peut le faire dans les termes dune condamnation de lexcès : les mâtins en voudraient trop, ne sauraient pas se contenter de peu, etc. Lopposition de lappétit et de la goinfrerie, de l« âme pleine » et de « lâme bouffie », du « grossir » et de l« enfler » comme dit Montaigne (Essais I, 25), ne passe évidemment pas, chez Rabelais, par une telle morale. Pas de leçon de bonheur frugal et simple chez lui, au contraire. La médiocrité est promesse dabondance, abondance dont la verve priapique se porte garante : dans lapologue de Couillatris par exemple, cest le « vœu mediocre en matiere de coingnée » (QL, prologue) qui donne accès à la copia (« il en achapte force mestairies, force granges, force censes », etc.), à toute la « profusion pantagruélique des ressources de la terre », comme lécrit A. Tournon11. Le précepte de médiocrité est ainsi « dépouillé de ses connotations austères ou résignées »12. Le critère distinctif entre abondance et démesure nest pas quantitatif ; la médiocrité ne consiste pas en un « se contenter de peu », mais dans un type de rapport à la quantité, qui autorise celle-ci, loin de la restreindre.

Glosons, dans ce cas, la critique augustinienne : lidolâtre désunit, désincarne deux éléments hétérogènes mais qui, quoique hétérogènes, ne peuvent fonctionner lun sans lautre. Et verbum caro factum est : le verbe, qui nest pas chair, ne peut rester verbe que sil se fait chair. Les cliver, cest ôter à lun et lautre la légèreté qui leur est propre : le verbe se réifie en décrétales et lInvisible en visible (cest le refrain papimaniaque « le avez-vous veu ? », QL 48) ; quant au corps désirant, il se dégrade en un « ventre qui mange lhomme », selon la formule hugolienne. Si les ventriloques font tant horreur à Pantagruel13, cest quen assimilant ventre et parole, ils court-circuitent le repas et bloquent sa fonction médiatrice entre langage et chair. Cette assimilation monstrueuse (le mot ventriloque est à lui seul lun des monstres du Quart Livre) empêche le corps de réaliser, dans un banquet, son unité hétérogène.

Mais pourquoi serait-ce si grave ? Parce que ce court-circuit nous ôte le pain et le plaisir de la bouche, cette bouche qui mange et parle à la fois. Chez Rabelais, le plaisir de la parole consiste à trouver, dans les jeux poétiques de la langue, le moyen de signifier le lien entre la matière (laliment mangé) et le langage (les mots prononcés). Des mets et des mots, écrit M. Jeanneret pour nommer son livre sur la tradition symposiaque à la Renaissance : la paronomase à elle seule montre ce rapport que le livre décrit en détails14, et nous en donne la saveur, cette prime de plaisir gagnée par le jeu sonore sur la seule signification. Inversement, loger directement la parole dans le ventre au lieu de lunir à lui, cest littéralement lui assigner un destin merdique et perdre, du coup, tout plaisir, « le plaisir, fault que mon ris mette », comme dit Marot. Voilà pourquoi lidolâtre est nécessairement ce que Rabelais appelle un agélaste : il na pas perdu le rire et la joie à cause de son mauvais caractère (ce nest pas un problème de psychologie morale), mais à cause de limpasse quil a faite sur la propriété de la langue qui joue, et jouit, du son et du sens.

Gargantua à peine sexclame, en lieu et place du cri attendu, « à boire ! » - précocité langagière normale de la part dun enfant par loreille. Dans ce jeu, Rabelais fait comme une mère qui prête une parole à lin-fans, en lui supposant, comme dit Lacan, de lAutre. Le nourrisson crie, et ne fait que crier, mais elle suppose quil lui demande à boire, et, par cette supposition, elle en fait un « parlêtre », bien avant, donc, quil ne se mette à parler effectivement15. Attribuer ainsi la parole au ventre affamé qui na pas doreilles, cest procéder exactement au rebours dun faire parler directement ce ventre. Or que consacre cette primauté évidemment loufoque de la parole ? Léminente dignité de ce ventre, son appétit gigantesque.


La charité rabelaisienne


On peut donc légitimement distinguer dualité et dualisme, appétit et goinfrerie, chien et mâtin, soif « inexpuisible » et altération « inextinguible », bref, un bon et un mauvais infini. Mais, comme dit Rabelais, « il y a plus ». Cest le fait de trouver au sein même de lidolâtrie du ventre, qui exclut désir et parole, le moyen de remettre ce désir en circulation. Un comique qui élève par les moyens mêmes de loutrance qui rabaisse. Qui, en outrant loutrance, la transpose en autre chose quelle-même. Qui, au lieu dopposer à la goinfrerie un modèle de sagesse (modération, etc.), la bat sur son propre terrain. La langue de ce vieux tousseux de Janotus (G., 19) est déstructurée, désarticulée, évidente caricature dune parole cadavérisée par des années de formalisme ; mais faire parler cette langue en tant que la parole y est défaite, cest lui redonner paradoxalement le regain vivifiant de linventionen quelque sorte, Janotus ne croit pas si bien mal dire. Cest retrouver laltérité dans laltération même, et rendre au mot altération ce sens que Furetière appelle joliment une « émotion desprit ».

D’où le goût marqué de Rabelais pour les procédés de surenchère : je dirais même plus. « Plus oultre » n’est pas seulement la devise fanfaronne d’un Charles Quint picrocholisé. L’outrance, en accélérant la tendance qu’elle caricature, franchit une sorte de mur du son au-delà duquel des motifs auparavant ignobles se trouvent devenus les plus sûrs stimulants de l’esprit. F. Rigolot l’a montré avec brio : chez Rabelais, « le bonheur de l’expression est en contradiction avec l’intention avouée du conteur »16. Par exemple, la seule évocation des ripailles des gastrolâtres, énumérées par le menu, « semble les exorciser, leur donner une raison d’être. La jovialité du langage dément l’intention moralisatrice ; sujet et style sont en porte-à-faux »17.

Comprenons ce qu’implique un tel exorcisme. On pourrait y voir une sorte de subversion (ou, si l’on préfère, de prétérition), par laquelle la pulsionnalité orale passe outre l’éthique qui la bride : Rigolot postule ainsi une scission, chez Rabelais, entre un humaniste et un poète aux fortes tendances gastrolâtres, tendances que les siècles suivants ne lui ont pas pardonnées. Mais on pourrait aussi proposer, à rebours, que l’écriture poétique, à l’instar de la parole vraie, réunit ce qui était scindé : le fait même de dire le péché est un moyen de le dissoudre, sinon de l’absoudre, puisque dire, c’est remettre en circulation, dans la saveur des mots, un sujet qui avait été avalé tout rond. Gonfler l’outre ne la fait pas crever, comme chez La Fontaine, mais la soulage d’un autre souffle. Elle la suren-chérit. Bakhtine l’exprime en une belle formule : « l’enfer a explosé et s’est déversé en une corne d’abondance »18.

En ce sens, n’en déplaise à Bakhtine, le pantagruélisme est une forme de charité. Charité à ne pas confondre, bien sûr, avec de la gentillesse : Rabelais était moine mais pas enfant de chœur, et l’on sait la façon peu amène dont il parle des « caphars ». C’est une positivité trouvée au cœur des déviations de la langue, une harmonie paradoxale entendue dans la cacophonie plutôt que dans la musique des Sphères. Dans le Quart Livre, c’est aussitôt après que celle-ci a été évoquée comme Idéal, à la fin du chapitre 63 (« les gens saiges et studieux ne se doibvent adonner à la Musique triviale et vulgaire, mais à la celeste, divine, angelique, plus absconse et de plus loing apportée : sçavoir est d’une region en laquelle n’est ouy des Coqs le chant »), que cesse de souffler le vent du désir, et que s’arrête le navire. Ce n’est au contraire que dans la région où l’on entend encore le coq chanter – le coq, pas le rossignol ! - que notre âme a une chance d’être ravie par la musique céleste. Pas de meilleur endroit qu’une basse-cour pour un ravissement. Reste à écouter de la bonne manière.

Relisons donc lépisode de Gaster. Certes, dans la parodie du mythe ficinien, Gaster déloge lamour de sa place de magister artium. Mais il ne le gâte pas. Jouant à rapprocher Dieu et le ventre, sans les opposer, Rabelais invente un modèle concurrent de ceux qui, confondant lun et lautre, sattirent la condamnation paulinienne19. Il sauve ainsi le ventre des griffes de ses adorateurs, c'est-à-dire de son assignation mortifère. Même la litanie « et tout pour la tripe ! », qui exclut Dieu de son propos, semble pourtant, dans labondance même de ce propos, réintroduire clandestinementcomme une parodie dun Psaume de David20 - Celui dont la Parole en appelle à croître et multiplier. Mais il y a plus. Quand Pantagruel offre un repas à ses compagnons, ayant entendu le sens évident de leurs devinettes (ils ont faim !), il le fait au nom de Gaster, qui, faute doreilles, sexprime par signes. Cest pourquoi lui-même envoie sur un simple geste frère Jean à la cuisine : il mime les modalités propres au ventre, mais en les intégrant dans le jeu de la parole. Le signe muet contribue alors à lagencement vivant du dit et du non-dit. Cest prêter loreille à ce qui nen a point. La mettre au service de ce qui nécoute pas, mais aboie comme chien mâtin21. Et témoigner ainsi de son affection pour des personnes qui ne jurent que par leur estomac : comme le rappelle Jeanneret, les premiers gastrolâtres du récit, ce sont les compagnons de Pantagruel ! A commencer par Frère Jean qui, au chapitre 10, était bien tenté de rester aux cuisines plutôt que de continuer le voyage. « Ainsi se fourvoie l’élan initial : le périple, bloqué par la gourmandise, s’arrêterait volontiers à la première cuisine venue et le banquet, où s’esquissait une recherche spirituelle, fait mine de tourner à l’orgie»22. Tout le tact de Pantagruel consiste à reconnaître à ses compagnons cette tendance gastrolâtre, sans chercher à les en corriger23, mais en agissant de telle sorte qu’elle ne fourvoie plus l’élan du désir et qu’elle en devienne plutôt la meilleure alliée. Avec la procession des plats revient le vent qui fait gonfler les voiles et permettra au navire de repartir. Il ny a plus de raison de se scandaliser.

Par cette consécration, Gaster perd son statut sinistre. Il n’est plus le tyran décrit par le chapitre 57. Les signes lancés par un estomac astomé24 ne sont plus des diktats sans appel. Fait remarquable, Pantagruel conçoit l’idée de son agape à travers un exemple sinistre : pour montrer comment soumettre une population, Tarquin répondit sans un mot, en coupant seulement des têtes de pavots. On décapita alors les notables de la ville, ce qui imposa aux habitants une « obeissance totale »25. Pantagruel s’appuie sur cet exemple pour faire exactement l’inverse : le signe qu’il indique en silence ne sert plus une tyrannie mortifère, mais le retour libérateur de l’hospitalité. Plus d’abois, mais un appel à boire. Le mutisme tyrannique d’un « dieu de silence » a été remplacé par « l’hospitalité du silence »26, appel d’air remettant la parole en circulation.

Mais si Pantagruel est capable d’une telle hospitalité, c’est moins en vertu d’une supériorité morale que, peut-être, parce qu’il y a d’abord échoué. Lors de sa rencontre inaugurale avec Panurge (P., 9), en effet, il n’arrivait pas à entendre que le seul sens caché, dans la liste babélique des tirades, n’avait rien d’allégorique ni de subtil : c’était l’estomac de Panurge qui criait famine. Illustration comique du célèbre passage de Paul : « quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit »27 - la charité était d’ailleurs, dans le chapitre précédent, l’objet de la recommandation paternelle. Risque de ne pas avoir d’oreilles, ici, celui dont le ventre n’est pas affamé et dont l’esprit est un peu trop rempli de la bonne nourriture humaniste. Mais c’est bien grâce à son manquement à la charité, et pas en dépit de lui, que Pantagruel conçoit pour Panurge une amitié qui, annonce le titre du chapitre, durera toute sa vie. Vertu du malentendu quand il engage une relation humaine dans une série de renversements qui en donnent le sel. Panurge de son côté, contre toute attente, sera celui qui dans l’épisode Gaster adressera à Dieu une action de grâces pour l’agape (QL, 65). Mireille Huchon parle à cet égard de « véritable Pentecôte linguistique »28, le pécheur Panurge adoptant une attitude appartenant usuellement au bon Pantagruel. Mais dans le Pantagruel aussi son polyglottisme évoquait la Pentecôte, quoique de façon bien différente. Sans cesse, les rôles et les significations se déplacent : jeu vivant de l’esprit, où jamais la charité ne donne prise à la fixité d’un précepte moral. Seul Tarquin sait parfaitement se faire comprendre, identique à lui-même.


L’épisode Gaster se conclut sur un ultime paradoxe : l’homme est plus léger le ventre rempli qu’à jeun. Le repas le leste de légèreté. Grâce à la nourriture et au vin, « sont hault eslevez les espritz des humains : leur corps evidentement alaigriz [rendu agile, allègre] et assouply ce que en eulx estoit terrestre » (QL, 65). S’alléger et s’élever non par une purification ascétique mais en buvant et mangeant. Si Rabelais partage avec Montaigne le souci de renouer corps et esprit « par mutuels offices », il applique à ce nouage une véritable torsion : il ne s’agit pas seulement d’éviter de faire la bête en voulant faire l’ange, la pesanteur du corps et la légèreté de l’esprit se contrebalançant mutuellement, mais de soulager la pesanteur de l’esprit (mélancolie) par la légèreté du ventre ! Est-ce la « régénérescence du bas matériel » dont parlait Bakhtine ? Oui, si cette régénérescence n’est pas récupérée par une idéologie matérialiste. Car la torsion dépend expressément d’un dieu, le divin Bachus, jadis surnommé Psila (précise Pantagruel) parce qu’il donne des ailes. Ce Bachus, on l’aura compris, personnifie l’inspiration propre à Rabelais, et ses ailes métaphorisent le sens agile et allègre délivré par son écriture. Non pas des ailes d’aigle (vœu de médiocrité oblige), ni de coq, mais, peut-être, des ailes de papillon. De ce papillon nommé « silène » par les entomologistes29.

Le mot alléluia signifie l’éloge spirituel. Mais aussi un gâteau que l’on mange à Pâques. Et enfin, tout simplement, un « mot de réjouissance » (Furetière), un cri de joie. Tout se passe comme si Rabelais assimilait le premier et le second sens afin de provoquer, en nous, le troisième.




Gaël Gratet



 


Bibliographie


Les citations de Rabelais viennent de l’édition de Mireille Huchon (Gallimard, « Pléiade », 1994). Les numéros sont ceux des chapitres. P. = Pantagruel ; G. = Gargantua ; TL = Tiers Livre ; QL = Quart Livre.


Mikhaïl Bakhtine: L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, « Tel », 1970 

Michel Jeanneret : Des Mets et des mots – banquets et propos de table à la Renaissance, José Corti, 1987

- : Le Défi des signes, Paradigme, « l’Atelier de la Renaissance », 1994 

François Rigolot : Les Langages de Rabelais, Droz, 1972 (réédition 1992)

André Tournon : « le paradoxe ménippéen dans l’œuvre de Rabelais », Etudes Rabelaisiennes, XXI, Droz, 1984, p.309-317

- : En sens agile – les acrobaties de l’esprit selon Rabelais, Honoré Champion, 1995 



1 Mt 11, 6 : beatus est qui non fuerit scandalizatus in me.

2 TL, 2

3 Quelle meilleure façon d’attester la leçon de liberté que Rabelais a tirée de son maître Erasme que de reconnaître les points où son œuvre ne correspond pas aux théories érasmiennes (par exemple, sur les trois thèmes majeurs de Gargantua, éducation, guerre, et utopie politique) ? N’est-il pas plus précis, plutôt que de faire de Rabelais un porte-parole du « message » humaniste, de repérer dans son texte le jeu des divergences entre pantagruélisme, humanisme, thélémisme, etc. ?

4 De même qu’il n’y a pas à choisir Bakhtine (bateleurs) contre Screech (évangéliques) ou inversement.

5 Voir dans la matrice d’ambiguïté rabelaisienne une « stratégie déceptive » expose à un contresens. Ainsi, tel article récent (publié en ligne), prétendant « en finir avec le prologue de Gargantua », en annonçant que son dernier mot réside dans la « recherche infinie d’un juste milieu qui n’existe pas », assimile cette recherche à un exercice de mortification qui prendrait le relais des ascèses religieuses. Un comble, à propos de l’inventeur du pantagruélisme ! L’oscillation du sens est au contraire le moyen d’éviter les mortifications herméneutiques, aussi subtiles soient-elles. Même si elle ne peut se défaire d’une certaine inquiétude, dont on a pu montrer qu’elle était plus prononcée à partir du Tiers Livre.

6 André Tournon : « le paradoxe ménippéen dans l’œuvre de Rabelais », Etudes Rabelaisiennes, XXI, Droz, 1984, p.315


7 « Le fondement luy escappoit… » (G., 4). L’anathème bouffon qui précède (« si ne le croyez, le fondement vous escappe. ») ne ressortit pas seulement au registre bakhtinien de la foire : c’est aussi une bénédiction, la meilleure chose qu’on puisse souhaiter à son lecteur !...

8 André Tournon,  En sens agile – les acrobaties de l’esprit selon Rabelais, Honoré Champion, 1995, p.19-20

9 François Rigolot, Les Langages de Rabelais, Droz, 1972 (réédition 1992), p.98

10 Cité de Dieu, XIV, 5

11 A. Tournon, « le paradoxe ménippéen… », op.cit., p.312

12 Ibid.

13 Il les a « en grande abhomination » (QL 58), mot renvoyant à la condamnation biblique de l’idolâtrie. Abomination de la désolation : oui, l’idolâtrie mène à la désolation, aux passions tristes comme dit Spinoza, et c’est pour cette raison qu’elle est abominable. A. Rey précise que abomination « correspond étymologiquement à “puanteur du pet, de l’excrément”, d’après les termes d’injure utilisés par les Hébreux pour désigner les dieux romains ainsi que les idoles » (Dictionnaire Historique de la langue française). Dès ce mot, les Gastrolâtres sont donc renvoyés à leur chaise percée, comme le fera explicitement la fin du chapitre 60.

14 M. Jeanneret rappelle ainsi que, outre le mot langue lui-même, plusieurs mots de notre langue renvoient à la fois à la nourriture et au domaine de la communication humaine. Nourrir signifie également « instruire » au XVIe siècle ; la collation désigne à la fois le repas et le sermon prononcé après ce repas ; le réfectoire est le lieu où l’on restaure à la fois son corps et son esprit, etc. (Des Mets et des mots, op.cit., p.21 sq.). Et chez Rabelais, note le même auteur, les mots de la cuisine se prêtent, plus que tout autre, aux transferts métaphoriques à tous les champs sémantiques : vie organique, plaisir érotique, geste militaire, activité littéraire…

15 « Quand l’enfant commence à parler, c’est qu’il y a neuf mois qu’il est déjà potentiellement parlant, parce qu’il avale des phonèmes. Il les avalait par les oreilles, il doit les rendre par le larynx, et c’est la même chose analogiquement pour le subtil que pour le substantiel, c’est une métaphore de ce qui se passe dans le tube digestif. » (Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Seuil, coll. « points », 1984, p.113)

16 Op.cit., p.155

17 Ibid.

18 Mikhaïl Bakhtine, L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, « Tel », 1970, p.99

19 Epitre aux Philippiens, 3, 18, citée au chapitre 58 : « Ilz tous tenoient Gaster pour leur grand Dieu ».

20 Le Psaume 104, par exemple, que Marot présente ainsi : «c’est un cantique beau par excellence auquel David célèbre et glorifie Dieu de la création et gracieux gouvernement de toutes choses ».

21 Cet épisode a lieu au large de Chaneph, une « isle de Chien » (QL, 64).

22 M. Jeanneret, Le Défi des signes, Paradigme, « l’Atelier de la Renaissance », 1994, p.172

23 Non castigat ridendo mores !...

24 « Comme les AEgyptiens disoient Harpocras, Dieu de silence, en Grec nommé Sigalion, estre astomé, c'est-à-dire sans bouche, ainsi Gaster sans aureilles feut creé » (QL, 57)

25 QL, 63 ; anecdote tirée de Tite-Live.

26 Expression de Jean-Louis Chrétien (L’Arche de la parole, PUF, 1998)

271Cor, 13, 1. Comme disait le rabbin Israël de Salant : « un homme doit se préoccuper des besoins spirituels avant de s’en faire pour les besoins matériels. C’est en tout cas ce qu’il doit faire quand il s’agit de ses propres besoins. Mais s’il s’agit de ceux d’autrui, les besoins matériels ont priorité ». (Cité par V. Malka, Petites étincelles de sagesse juive, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », 2005, p.130-131).

28 Edition de la Pléiade, note 2 p.693

29 famille des Satyridés.

 

 

sommaire