Les étoiles immuables rêvent d’intensité


d’après Bright Star et La Leçon de piano de Jane Campion


En 1818, John Keats, qui commence à ressentir les premiers signes de la maladie, s’installe avec son ami John Brown dans une propriété à Hampstead. Il y rencontre Fanny Brawne, avec qui il se fiancera l’année suivante. Jeune fille de bonne famille, Fanny n’aime rien tant que les toilettes qu’elle confectionne elle-même et les que les « mots d’esprit ». Rien de moins éloigné, au premier regard, de l’art et de l’univers du jeune poète.

C'est cette passion amoureuse, non consommée, entre John Keats et Fanny Brawne que raconte le film de Jane Campion, Bright Star.


Pour quelle raison Keats s’éprend-il d’une jeune « pimbêche », telle qu’il la qualifie d’abord dans une lettre de 1818 ? En 1819, il écrit l’Ode à un rossignol, figure dans laquelle certains critiques voient le rossignol céleste, doué de qualité métaphysiques, double du rossignol terrestre. Mais peut-être Fanny est-elle ce rossignol qu’il entend alors chanter dans les arbres à Hampstead :


« Ce n’est pas que ton sort heureux me fasse envie

mais je suis si heureux de ton bonheur

Ô dryade ailée vive des bois

Que dans une mélodie de hêtres verts et d’ombres innombrables

Tu chantes à tue-tête l’été pour ton plaisir

(…)

Que je fuis loin, me dissolve et oublie

Ce que tu n’as jamais dans tes feuilles connu

La fatigue, la fièvre et le tourment

(…)

« Loin, très loin, c’est vers toi que je fuis (…) sur les invisibles ailes de poésie »


On pourrait aussi penser que ce n’est pas tant du poète que Fanny s’éprend que du jeune homme délicat et attentionné, et de l’intérêt bienveillant qu’il lui porte ; qu’elle tombe amoureuse de Keats bien qu’il soit poète.

Elle voudrait pourtant aimer la poésie, dont elle dit n’entendre mot, sans que l’on sache très bien, et peut-être ne le sait-elle pas, si c’est par simple coquetterie de salon ou parce que la poésie est la langue de son amour : la langue que parle son amour, qu’elle aurait « aimé adorer », et qui deviendra la langue pour dire son propre amour. N’est-ce pas finalement l’amour que portent les vers et les lettres que Keats lui adresse qu’elle « adore » ? Leurs fiançailles resteront secrètes et leur amour non consommé, Keats décédant en 1821. Au bout du compte, ce sont moins les lèvres de Keats que Fanny aura embrassées que ses mots, ceux de leurs lettres échangées qu’elle baise un à un et sa poésie.


Elle qui dit ne rien « entendre » à la poésie coud ses robes comme Keats coud ses mots, sa langue pour dire le monde est le fil clair qui perce et coud les étoffes. On entendra aussi chez W. B. Yeats :


Had I the heavens' embroidered cloths,

Enwrought with golden and silver light,

The blue and the dim and the dark cloths

Of night and light and the half-light,

I would spread the cloths under your feet:

But I, being poor, have only my dreams;

I have spread my dreams under your feet;

Tread softly because you tread on my dreams.1


Certes les robes de Fanny, le soin avec lequel elle les coud joliment et leurs fioritures dont elle s’enorgueillit sont plus proches des mots d’esprit dont elle dit se délecter, et peut-être du chant du rossignol que de la poésie ; elles ont la même préciosité, la même futilité - à moins de considérer qu’elles sont tout autant maniérées que le sont les poèmes de Keats. « Je n'ai pas toujours su aussi bien coudre », répond-elle à Keats, qui lui dit douter de son talent, et d'en avoir jamais. « C’est la première fois à Hampstead que l’on voit une robe avec une collerette à trois plis, comme celle que je porte », ajoute-t-elle, comme preuve que la persévérance porte ses fruits.


Had I the heavens' embroidered cloths… Keats comme Fanny pourrait faire siens ces vers de Yeats. Mais tout autant Baines et Ada, les personnages de La Leçon de piano, cette autre passion amoureuse racontée par Jane Campion.


Ada et Fanny ont en commun d’être des femmes de la bonne société de la première moitié du XIXe siècle (qui précède, en Angleterre, les premiers mouvements d’émancipation féminine). Mais la première est aussi austère et fermée que la seconde est coquette et futile.

Ada, la bourgeoise muette et mélomane, mariée à un homme qu'elle ne connaît pas, Mc Grath, s’éprendra d’un homme rustre et illettré. De même que l’amour de Fanny pour Keats, on pourrait penser qu’elle tombe amoureuse de Baines bien qu’il soit frustre et sans lettres.

Tout est sombre et austère et fermé chez Ada : les robes - sombres, les yeux – noirs, le visage - fermé, et bien entendu le mutisme ; le paysage : les plages de sable gris au ciel bas et menaçant, la mer noire et agitée ; la maison qu’habite Ada, la plupart du temps plongée dans la pénombre, les volets clos, cernée par la boue et quelques squelettes d’arbres calcinés, au-delà desquels s’étend la forêt dense et humide (on n’y voit jamais le ciel). Enfin, le piano lui-même, objet de bois sombre et massif.

Pourtant, tout le rapport de Ada, la muette, au monde est sensuel, tout autant sinon plus charnel que musical. La musique, la langue des signes, l’écrit : ce sont ses mains, littéralement, qui parlent, mais aussi, finalement, tout le corps. Au monde des hommes, et à son mari, Ada s’adresse par la voix de sa fille, qui traduit la langue des signes, ou par les rares mots brefs qu’elle écrit sur les feuilles tirées du carnet qu’elle porte autour de son cou. Avec Baines, pas de substitut : il ne sait pas lire et la fille de Ada n’a pas sa place dans les « leçons de piano » qu’elle lui donne. Baines est tout entier corps, et il est tout entier désir pour Ada.

Le piano dont joue Ada est le corps de Baines, brut, massif, odorant (« du parfum ! remarque l’accordeur, et du sel, bien sûr ») ; elle n’en joue pas seulement, elle le caresse. Lorsque Ada ôte ses mitaines, c’est pour jouer du piano ou pour caresser, le corps du piano ou de Baines, et quand elle caresse, c’est de sa main entière, doigts, paume, dos.

Mais à son mari qui la dépossède de son piano, elle refusera son corps. En châtiment, il lui coupera à la hache un doigt, l’index droit.

C’est aussi à travers son piano qu’elle dit son amour ; par le langage qu’est la musique, évidemment. « Je ne parle plus depuis l’âge de six ans » nous dit en ouverture du film Ada, en voix off. Plus tard, on apprendra qu’elle joue du piano depuis qu’elle a cinq ou six ans, mais on ne saura jamais si la musique s’est substituée à cette voix perdue ou si, découvrant la musique, Ada décida de ne plus parler que par cette voix seule. Elle le dit aussi dans le rapport sensuel, charnel, qu’elle a à son instrument, mais plus encore, elle l’inscrit, physiquement, dans le corps même du piano : ainsi, sa main découvre la tranche d’une touche sur laquelle est gravé un cœur, encadré des initiales A et D. C’est encore sur une touche de son propre piano qu’elle gravera pour Baines ces mots qu’il espérait : « Dear George you have my heart. Ada Mc Grath. » Qu’importe que Baines ne sache pas lire : c’est son cœur que Ada lui offre en lui remettant la touche de son piano, sur laquelle elle aurait tout aussi bien pu écrire « Here is my heart » que rien du tout.


Première scène de La Leçon de piano : en caméra subjective, la vue de Ada cachée par ses doigts. Ils s’écartent. Contrechamp : les doigts laissent apparaître un œil. Dernière scène : gros plan sur l'index de métal de Ada, fabriqué par Baines, qui court sur le piano, le long du mur, du corps de Baines. Tout est lumineux. Auparavant, Ada aura laissé la mer engloutir son piano. Elle sera morte avec lui, dans le silence de la mer, avant de revenir à la lumière : « Quelle mort !... Quelle occasion !... Quelle surprise ! » sont les premières paroles de cette voix off que l’on n’avait plus entendue de tout le film. « Quelle renaissance ! », pourrait-on ajouter. Ada la muette est morte, elle a laissé le silence et sa ritournelle, sa berceuse, au fond de la mer.


Le doigt de métal de Ada est comme l’aiguille de Fanny, et à cette dernière scène de La Leçon de piano répond, comme dans une continuité, la première scène de Bright Star : très gros plan sur une aiguille qui perce et coud de fil blanc un coton clair, baigné de lumière, sur une mise en musique du poème Bright Star.

Tout est lumineux et aérien chez Fanny : les robes, le regard clair, le visage, le goût pour les mondanités et les mots d’esprit ; la maison, aux larges fenêtres ouvertes sur une campagne anglaise souvent lumineuse. Même lorsque Jane Campion la filme pluvieuse et grise, grise comme l’est la bourgade voisine, Fanny, « fille aînée de mai, la rose musquée mis-close et gorgée de rosée », l’illumine de ses robes blanches ou pastels. La couture, enfin, n’est-elle pas une activité qui requiert la lumière ? Dernière scène : Fanny dans une lumière d’hiver qui coud de noir sa robe sombre. Elle a abandonné le fil clair dont elle cousait the heavens' embroidered cloths. Foulant la lande anglaise grise et enneigée, elle dit le poème de Keats,  Bright Star :


« Brillante étoile ! Que ne suis-je comme toi immuable,

Non seul dans la splendeur tout en haut de la nuit

(…)

Non – mais toujours immuable, toujours inchangé,

Reposant sur le beau sein mûri de mon amour,

Sentir toujours son lent soulèvement,

Toujours en éveil dans un trouble exquis,

Encore son souffle entendre, tendrement repris,

Et vivre ainsi toujours – ou défaillir dans la mort. »


Mais « tu n’es pas né pour la mort, oiseau immortel », semble lui répondre Keats dans Ode à un rossignol, cet oiseau qui vit de son propre chant. « Tu chanterais encore et moi, l’oreille vaine pour ton haut requiem, je ne serais que terre. »

Fanny Brawne aussi est morte une fois, comme est morte Ada avec son piano, mais, tel le rossignol, « arpenta la lande des années durant », nous dit l’histoire. Et peut-être, oiseau immortel, l’arpenta-t-elle récitant des poèmes de Keats.


Les personnages de Jane Campion ne sont pas simplement, comme on le lit souvent, des marginaux. Ils sont « désaxés ». Keats, tout d'abord, le poète romantique, et Beans, l’Occidental illettré et tatoué vivant parmi les Maoris. Mais les personnages féminins sont tout autant déplacés : Ada, que l’on découvre bourgeoise victorienne dans la boue néo-zélandaise ; Fanny, coquette enrubannée dans la campagne anglaise où sèchent au vent de rustiques linges de maison.


Ce sont des êtres mélancoliques, hors du monde et hors d’eux-mêmes, ceux-là même dont Földényi2 dit qu’en leur cœur « le désordre s’installe », et qui dès lors « n’obéi(ssen)t plus aux lois inséparables de l’univers et de (leur) destin ». Qui ne tendent qu’à rejoindre un lieu hors d’eux qui est leur véritable lieu. Des « désaxés », avides de désir et d'amour.

Les œuvres et l'instrument de l’une et l’autre héroïne sont eux aussi déplacés, hors de leur lieu : les robes, rubans et volants, malmenés par la pluie et l’herbe détrempée d’Angleterre, le piano, brinquebalé en mer, sur la plage et dans la forêt de Nouvelle-Zélande.


Et pour les êtres déplacés, mélancoliques, que sont Ada et Fanny, les touches du piano et l’aiguille ne sont pas de simples artifices mais de réels prolongements de leur corps.

La musique et la couture sont ce par quoi l’une et l’autre sont au monde : Fanny ne porte que les robes qu’elle a elle-même confectionnées et le choix d’une musique originale dans La Leçon de piano (de Nyman) au lieu du répertoire classique que l'on aurait pu imaginer laisse penser que Ada joue sa propre musique. « Elle ne joue pas comme nous », dit d’ailleurs l’un des personnages féminins.


La profonde mélancolie des deux films tient aussi à la musique, celle de Michael Nyman pour La Leçon de piano et de Marc Bradshaw pour Bright Star : elle est dans les retards, les suspensions et l’absence de résolution des airs qui sont comme des ritournelles. Par exemple, la quarte augmentée dans le suspens harmonique de Bright Star, à jamais irrésolue. Il y a une « technique du retard » dans le post-modernisme de Nyman autant que déjà dans la strette de Beethoven ; qu’on ne veuille pas se résoudre à finir, conclure, puisque tout est déjà fini, inéluctable.


Chez Jane Campion les femmes, étoiles immuables, rêvent d’intensité, mais l’intensité d’une étoile n’est rien de moins que sa mort. Pourtant, ni Ada ni Fanny ne se consument. L’une vivra son amour, l’autre le perdra. La première, Ada ira vers la lumière, la seconde, Fanny, s’assombrira.


Mais à la fin, l’une comme l’autre, la muette et la vaniteuse, s’approprieront ou retrouveront le verbe, et ce à quoi leur amour les ouvre, finalement, c’est à la parole : Ada en réapprenant à parler, Fanny en faisant sienne la poésie.



Odile Cortinovis

 

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1W. B. Yeats, « He wishes for the Cloths of Heaven », in The Wind Among the Reeds, 1899.

2 Làszló F. Földényi, Mélancolie - Essai sur l'âme occidentale, Actes sud, 2012.