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De
quoi te souviens-tu, Cycnos, te quoi te souviens-tu ?
Car
c’est toi, c’est bien toi, n’est-ce pas qui vas noble et
majestueux te rengorgeant sur les doux flots de ce lac ? Et si ce
n’est pas toi, laisse-moi te donner ce nom, laisse-moi m’adresser
à toi comme si tu étais le fier Cycnos, laisse-moi te dire ce qui
m’occupe depuis que je suis arrivé sur les bords de ce lac entouré
d’Alpes.
Mais
tu ne m’écoutes pas, tu ne t’arrêtes pas, tu continues à
glisser indifférent à moi comme si après tout ce temps tu avais
tout oublié. A moins que tu m’en veuilles encore. Si seulement tu
éprouvais encore quelque chose pour moi, mépris, ressentiment,
lassitude, je ne crois pas mériter mieux, je m’en contenterais, je
m’en réjouirais, pourvu que j’aie encore une place en toi, aussi
exiguë soit-elle, aussi infâme soit-elle.
Je
me souviens de tout.
Le
temps n’a effacé que ce qui devait être effacé. |

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Mais
ce nageur qui te suivait et qui mesurait ses gestes pour ne pas
t’effrayer, tu l’as laissé nager derrière toi sans qu’il
puisse t’approcher. Et maintenant tu le laisses se relever, dépité,
énervé, sans avoir rien manifesté à son égard. Tu ne veux donc
te souvenir de rien ? Ou comme à ton habitude fais-tu semblant ?
Semblant
de quoi ?
De
quoi fais-tu semblant maintenant que tu glisses plein de majesté sur
les eaux du lac faisant à peine frémir les plumes de ton arrière
train ?
La
parfaite image de la majesté.
La
noblesse personnifiée.
Le
détachement qui va avec.
Majestueux,
noble, détaché –––––– nul, te
voyant glisser sur les eaux du lac et comparant mes mouvements
désordonnés et disgracieux dans l’eau à ceux si économes et
réservés qui sont les tiens, ne viendrait te mégoter ces
qualificatifs. Et surtout pas moi, ébloui par ta blancheur et ta
distinction, et le mince sillage que tu laisses derrière toi. |

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Tous
les souvenirs sont remontés.
Tu
n’as pas oublié, n’est-ce pas ?
Comment
savoir ?
Aujourd’hui
comme avant, pendant un moment je n’ai vu que toi, tout seul dans
ces eaux tièdes et calmes où se réfléchissaient les montagnes
mythiques du Pilate et du Rigi.
Ô
mon Cycnos.
Seul,
je t’ai vu, dans le calme d’une conscience se possédant
entièrement elle-même et parfaitement indifférente aux
bouleversements naturels. Pendant un moment, alors que je sortais à
peine la tête de l’eau pour ne pas te perdre, j’ai cru que je
pouvais, cette fois, en toute légitimité me tancer et me reprocher
ma tiédeur et mon absence d’ambition et mon goût pour le confort.
Déjà mon cœur s’attendrissait pour toi et se montrait juge
sévère pour lui-même. J’étais sur le point de tomber dans
l’éternel filet de mes illusions. Car je n’avais d’abord pas
vu l’autre, celle dans le sillage de qui tu glissais comme moi je
barbotais dans le tien. |
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Comment avais-je fait pour ne pas la voir ?
Par quel sortilège n’avais-je d’abord vu que toi ? Car sans
elle évidemment que tu ne ferais pas le fier, sans elle évidemment
que tu ne te rengorgerais pas et ne gonflerais pas tes plumes. Sans
elle tu n’existerais pas.
Elle.
La
seule qui mérite toutes les hyperboles.
Elle.
La
seule qui soit vivante épiphanie de la lumière.
Elle.
La
seule dont la blancheur accueille à la fois celle diurne du soleil
et celle nocturne de la lune.
Elle.
Ta
mère.
S’il
n’y avait pas eu ta mère, tu aurais pu faire illusion. S’il n’y
avait pas eu ta mère, alors oui tu me serais apparu
incontestablement noble et majestueux. |

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Mais derrière ta mère, mon
regard disposant en même temps de l’un et de l’autre, tu ne
pouvais pas faire illusion.
Comparée
à la sienne ta manière d’être révélait aussitôt ton infinie
maladresse, ton insondable inaptitude, ta définitive incomplétude.
Au fond, malgré toutes les métamorphoses que la vie nous impose, on
ne change pas vraiment. Majesté, noblesse, ces mots collaient
dorénavant aussi mal à toi aujourd’hui qu’ils le faisaient
avant, quand je déposais à tes pieds impeccablement chaussés les
témoignages de mon adoration.
Au
fond c’est la même immaturité qui nous habite toujours, toi et
moi.
On
appelait ça l’amour.
On
ne cessait de le déclamer avec nos voix hauts perchées et nos
gestes emphatiques. L’amour. L’amour. Si c’était ça l’amour
alors je t’ai aimé. Avoue que je t’ai aimé comme personne
d’autre, ta mère exceptée. Est-ce que je me trompe ? |

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Tu
ne réponds pas.
Par
principe tu n’as jamais répondu à mes questions.
Pour
toi j’ai fait des choses extraordinaires. Pour toi –––––– ou était-ce pour ta
mère ? Est-ce que tu t’en souviens ? (J’aimerais que ta mère
s’en souvienne.) Est-ce que tu t’en souviens ? Qui pourrait les
oublier, qui pourrait oublier les choses extraordinaires que j’ai
faites pour toi. Pas des choses –––––– des
exploits. Des choses telles que je n’aurais jamais imaginé qu’on
les oubliât un jour. Si vite. Aussitôt accomplies. Je les ai faites
pour toi, et aussitôt faites tu les as oubliées. (Ta mère ne m’en
a jamais parlé.) Ce que j’ai fait, tu ne le méritais pas, c’était
démesuré –––––– mais combien
dérisoire en comparaison de ce que j’aurais dû accomplir pour
mériter une seconde d’attention de ta mère.
Je
ne me plains pas.
Je
ne suis rien.
Aujourd’hui
comme hier je ne suis rien.
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Même
quand je t’enculais je n’étais rien pour toi. Même quand je
l’enculais je ne méritais pas une seconde d’attention de ta
mère.
Je
suis venu ici comme un touriste. À mon arrivée à Lucerne hier,
j’ai pris une chambre dans un hôtel qui ne donne pas directement
sur le lac car les hôtels qui donnent sur le lac sont trop chers. La
personne à la réception m’a néanmoins indiqué que l’hôtel où
je logeais avait des accords avec l’hôtel bien plus dispendieux
qui se trouvait de l’autre côté de la rue et que, si je le
voulais, je pourrai profiter de leur accès aux berges du lac et même
me baigner. Je l’écoutai d’une oreille faussement distraite. Je
n’avais guère envie de me baigner dans le lac, pensais-je. L’eau
insipide d’un lac, je ne m’y ferai jamais moi qui suis né sur le
bord de la mer et ai passé mon enfance et ma jeunesse à nager dans
des vagues salées et pleines d’odeur. (Tu ne l’as pas oublié,
ce pays du Sud qui a été le tien autant que le mien ?)
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Je la
remerciai quand même tout en lui disant que je préférai commencer
mon séjour par une visite de la vieille ville et du fameux pont mais
que je ne manquerai pas à mon retour de faire bon usage de la
proposition qu’elle venait de me faire. Au nom de la direction de
l’établissement et du syndicat d’initiative du canton, me
fit-elle remarquer.
J’occupai
mon après-midi au musée Sammlung Rosengart à observer les
peintures de vieillesse de Picasso. Je ne suis pas encore aussi vieux
que Picasso quand il a peint les peintures que l’on trouve au musée
Sammlung Rosengart mais vieux je suis et donc je comprends un peu ce
que Picasso avait dans la tête quand il a peint ces peintures. Il
faut être vieux, Cycnos, pour comprendre un peu certaines choses. En
sortant je tuai le temps qu’il me restait à passer plusieurs fois
d’une rive à l’autre de la Reuss empruntant plus souvent le
Speuerbrücke que le Kappelbrücke. Malgré tous mes efforts je ne
rentrai pas si tard à l’hôtel pour éviter que la personne à la
réception n’ait à réitérer l’offre de la direction. |

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Il
m’a fallu prendre mon maillot de bain et une serviette et me
diriger vers les bords du lac. Bien qu’il fît encore très chaud,
il n’y avait personne dans l’eau que ridait à peine une
ondulation légère. J’aurais pu donc faire comme les autres et
m’allonger sur une des chaises longues qui étaient installées sur
la pelouse de l’hôtel de luxe qui bouchait la vue sur le lac du
mien, pourtant appelé Hôtel Belle-Vue. Mais c’était trop tard.
Accomplissant ce qui s’était préparé depuis mon arrivée ici, et
par là même abolissant d’un coup temps et espace, sans prendre le
temps de m’assurer de la température de l’eau, j’avais plongé
et déchiré les flots harmonieux du lac. Parce que je me souviens de
tout, égoïste Cycnos, fils de l’incomparable et merveilleuse
Hyrie, parce que je me souviens de tout. |
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