Divertissement et vanitŽ
Un tableau de la
condition humaine chez Pascal
Le projet pascalien des PensŽes, dans lequel s'inscrit son
analyse de l'homme, est de montrer que la religion chrŽtienne seule promet le
vrai bien, qu'elle a bien connu l'homme, et qu'elle seule apporte une
explication ˆ la double nature de l'homme – ˆ la fois grande et
misŽrable.
La description pascalienne de
lÕhomme comme contrariŽtŽs, tension entre les contraires, entre le haut et le
bas, entre le terrestre et le transcendant, entre la misre de son tre et sa
grandeur, nÕa pour but que dÕamener l'homme, ou plut™t le libertin auquel
Pascal s'adresse, ˆ prendre conscience de sa misre et de lˆ, ˆ Žveiller en lui
la qute de Dieu. Il faut le dŽpouiller de ses masques, lui montrer l'Žtat dans
lequel il se trouve, son abandon, son Žgarement au milieu d'un univers o il ne
trouve pas sa place ; lui montrer les deux aspects de sa nature que sont la
grandeur et la misre, indissociables et dont la coexistence incomprŽhensible
appelle une explication. L'homme est en effet plein de contradictions ;
plus que cela, il est cette tension entre deux contraires, qu'il soit dŽfini en
lui-mme (misre / grandeur), ou par rapport ˆ sa fin (misre de lÕhomme sans
Dieu / fŽlicitŽ de lÕhomme avec Dieu). Or, sa complexion ne peut se comprendre
que si on admet que sa condition n'est ni son Žtat originel, ni celui vers
lequel il tend et doit tendre. C'est l'homme lui-mme, comme crŽature douŽe de
volontŽ, qui est responsable de son sort, l'homme qui a pŽchŽ. Car cette lutte
que l'homme mne constamment contre lui-mme, contre sa misre, tout le
tragique de son existence, restent incomprŽhensibles si on ne reconna”t pas
qu'il y a culpabilitŽ.
Car afin de pouvoir affirmer que Dieu
est la seule fin de l'homme, en laquelle il trouvera sa fŽlicitŽ et une rŽponse
ˆ cette Žnigme qu'il est pour lui-mme, encore faut-il montrer que l'homme
dŽchu, l'homme sans Dieu est incapable d'accŽder par ses seules forces et sa
seule volontŽ au vrai bien[1].
En pŽchant, l'homme a voulu se
rendre centre de tout, ne se proposant d'autre objet que lui-mme. Du bonheur
de sa premire nature, il ne lui reste plus qu'un instinct impuissant, une
capacitŽ vide. Il est plongŽ dans la misre de son aveuglement et dans la
concupiscence
qui est devenu sa seconde nature (X/149)[2].
Le signe de l'ignorance, c'est que la vraie nature Žtant perdue tout devient
sa nature ; comme le vŽritable bien Žtant perdu, tout devient son vŽritable
bien
(XXV/661). La nature est faussŽe et comme dŽsorientŽe : l'esprit croit
naturellement et la volontŽ aime naturellement, de sorte qu'ˆ faute de vrais
objets il faut qu'ils s'attachent aux faux (Ibid.). Mais la concupiscence est plus
essentielle : la concupiscence nous est devenue naturelle et a fait notre
seconde nature (XXIV/616) ; la concupiscence, ou cupiditŽ, autre nom de l'amour de soi, est
contraire ˆ l'amour de Dieu ou charitŽs ; elle en marque donc l'exclusion.
Mais la concupiscence est d'autant plus essentielle qu'elle gouverne les
activitŽs de l'esprit, de la volontŽ et du corps. Pour Pascal (qui reprend la
distinction opŽrŽe par saint Jean), tout ce qui est au monde est
concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie.
Libido sciendi, libido sentendi, libido dominandi (XXIII/545). A cette cŽlbre
distinction correspond chez Pascal les trois ordres des choses (MŽmorial/933),
c'est-ˆ-dire les ŽlŽments constitutifs du moi, la chair, l'esprit, la
volontŽ,
dans lesquels l'homme cherche satisfaction. Mais pour Pascal, c'est la
concupiscence de la chair qui est la concupiscence mme. Il n'entend pas
seulement l'attrait des plaisirs du corps, mais aussi celui de la puissance et
la recherche des biens matŽriels. La concupiscence des yeux est de l'ordre de
l'esprit ; c'est la curiositŽ, au sens de dŽsir de savoir. Quant ˆ l'orgueil,
c'est la concupiscence de la volontŽ dans le moi qui se fait centre de tout. La
nature Žtant corrompue, la volontŽ humaine se trouve dans l'incapacitŽ de
remplir cette capacitŽ qui lui reste de son premier Žtat. De sorte que la
volontŽ et l'esprit, faute de vrais objets, ne peuvent que s'attacher ˆ de
faux. Cette incapacitŽ ˆ juger, ˆ discerner le vrai bien, sont le propre de
notre seconde nature (de notre condition). Toute la misre de l'homme sans
Dieu, la vanitŽ de ses actions, sa
perpŽtuelle fuite dans le divertissement, tout ce dŽguisement ˆ soi-mme et aux
autres se lisent dans la condamnation pascalienne de ce moi mž par
l'amour-propre. Lorsque Pascal dŽclare que le moi est ha•ssable, il entend par lˆ qu'il
possde deux qualitŽs : Il est injuste en ce qu'il se fait centre de tout; Il
est incommode aux autres en ce qu'il veut les asservir (XXIV/597).
C'est
d'abord en ce qu'il est incommode que le moi est ha•ssable. C'est parce qu'il s'aime
lui-mme que le moi tend ˆ opprimer les autres et par lˆ, ˆ s'en faire ha•r.
Mais ˆ l'origine des manifestations de l'amour-propre, Pascal lit une sorte
d'angoisse fondamentale, rŽsultat de la qute perpŽtuellement insatisfaite d'un
bien perdu ou inaccessible. Et mme lorsque le moi cherche ˆ se faire aimer, il
n'en est pas moins fondamentalement injuste :
La
nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne
considŽrer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empcher que cet objet
qu'il aime ne soit plein de dŽfauts et de misre. Il veut tre grand et il se
voit petit. Il veut tre parfait et il se voit plein d'imperfections. Il veut tre
l'objet de l'amour et de l'estime des hommes et il voit que ses dŽfauts ne
mŽritent que leur aversion et leur mŽpris. Cet embarras o il se trouve produit
en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de
s'imaginer ; car il conoit une haine mortelle contre cette vŽritŽ qui le
reprend et qui le convainc de ses dŽfauts. Il dŽsirerait de l'anŽantir et, ne
pouvant la dŽtruire en elle-mme, il la dŽtruit autant qu'il peut dans sa
connaissance et dans celle des autres ; c'est-ˆ-dire qu'il met tout son soin ˆ
couvrir ses dŽfauts et aux autres et ˆ soi-mme, et qu'il ne peut souffrir
qu'on les lui fasse voir ni qu'on les voie (MŽmorial/978).
Ce
qui caractŽrise en fin de compte le moi, c'est sa vanitŽ, rgne de l'apparence
prenant la place de la vŽritŽ, conduite de mauvaise foi car l'homme ne peut
ignorer au fond de lui la misre de sa condition. Il le sait mais ne veut pas
le savoir et tente d'Žchapper par l'illusion volontaire du divertissement ˆ la
rŽalitŽ dŽcevante de sa condition. Fuite imaginaire du rŽel dans laquelle
l'homme compte sur les ressources de son imagination. C'est elle qui lui permet
de revtir sa nuditŽ de plaisants apparats[3].
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre
propre tre ; nous voulons vivre dans l'idŽe des autres d'une vie imaginaire et
nous nous efforons pour cela de para”tre (II/44). De proche en proche
s'installe une sorte de complaisance gŽnŽrale. La flatterie devient une
institution ; la vie sociale entire est comme un thމtre. Pascal se livre donc
premirement ˆ une condamnation impitoyable de l'inconsistance et de la vanitŽ
de ce moi humain, vanitŽ du monde en gŽnŽral, s'Žtonnant d'ailleurs qu'une
chose aussi visible qu'est la vanitŽ du monde soit si peu connue (II/16). AncrŽe dans le
coeur de l'homme, lle rŽside dans l'impossibilitŽ de bien juger. L'homme est
vain par l'estime qu'il fait des choses qui ne sont point essentielles (V/93), parce qu'il ne
peut mettre le prix aux choses (II/44).
L'attitude
de l'homme ˆ l'Žgard du temps est ˆ cet Žgard significative. Un seul temps est
en notre puissance : le prŽsent. Or, nous ne nous tenons jamais au prŽsent, soit qu'il nous afflige, soit que, s'il nous est
agrŽable nous regrettons de le voir Žchapper. Nous ne pensons donc jamais au
prŽsent, mais seulement au passŽ pour nous le rappeler, et ˆ l'avenir que nous
anticipons comme pour mieux h‰ter
son cours.
De plus, le passŽ et le prŽsent sont nos moyens ; le seul avenir est notre
fin ; si
bien que pour l'homme, seul compte le temps qui n'est pas et o nous n'avons
aucune assurance d'arriver ; et nullement celui qui est en notre possession. Ainsi nous ne vivons
jamais, mais nous espŽrons de vivre, et nous disposant toujours ˆ tre heureux
il est inŽvitable que nous le soyons jamais (II/47). Dans d'autres exemples
encore, Pascal dŽnonce cet attachement de l'homme aux apparences, donc ˆ ce qui
est foncirement inessentiel, prŽfŽrant ˆ l'objet lui-mme sa seule et vaine
ressemblance (il en va ainsi de son admiration pour la peinture par exemple).
Dans
tous les cas, le jugement humain croit trouver l'essence dans ce qui n'est que
l'accident. Voila le propre de la vanitŽ telle qu'elle appara”t plus que
partout ailleurs dans les institutions, les coutumes et les rapports sociaux ;
car tous trois sont rŽgis par une loi, celle de la convention, par dŽfinition
inauthentique. C'est en effet le hasard de la naissance qui fait le roi qui, en
tant qu'homme, n'est ni plus ni moins qu'un autre homme. SÕil inspire au peuple
le respect et la terreur cÕest que, la coutume Žtant de voir les rois
accompagnes de gardes, de tambours, d'officiers (...), on ne sŽpare point dans
la pensŽe leurs personnes d'avec leurs suites qu'on y voit d'ordinaire
jointes. Et le monde qui ne sait
pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu'il vient d'une force
naturelle (II//25).
Le roi dispose effectivement de la force et ˆ ce titre, il est redoutable et
mŽrite le respect. Mais les grandeurs des rois se manifestant gŽnŽralement ˆ
des signes extŽrieurs, elles ne signifient rien quant ˆ la grandeur intrinsque
de l'homme. De mme, la dignitŽ de
tel grand seigneur, qui va accompagnŽ
de quatre laquais (II/19), se rŽduit ˆ l'apparence de la grandeur. Marque de
vanitŽ encore, toutes les formes de disproportions entre les efforts des hommes
et le profit qu'ils peuvent en tirer, entre leur dŽsir d'tre aimŽs et le peu
de chose qui suffit ˆ les contenter et, d'une faon plus gŽnŽrale, entre les
causes et les effets. Au fond toutes ces disproportions entre l'apparence et la
vŽritŽ, ou entre l'accident et l'essence, l'image de vŽritŽ et la vŽritŽ, qui
sont autant de marques de la vanitŽ, signalent un dŽsŽquilibre interne ˆ la nature de l'homme. Le fondement
de la vanitŽ rŽside dans l'impuissance du jugement, et du jugement juste. Pour
bien juger, il faudrait une rgle, une norme, autrement dit et pour reprendre
un terme cher ˆ Pascal, il faudrait un point fixe d'o prendre sur les choses une vue exacte. Le point fixe se
trouve parfois, dans les sciences, ou en art, o celui qui veut bien juger d'un
tableau se place au centre de perspective. Mais lorsqu'il s'agit de la vŽritŽ
ou de la morale, toute juste perspective est impossible : le point se dŽrobe.
C'est
ˆ une vŽritable Žtude psychologique de la vanitŽ que va procŽder Pascal, en se
demandant comment fonctionnent les facultŽs humaines pour tre si totalement
inefficaces. C'est ce quÕil se propose d'analyser sous le titre : Imagination (II/44). Entendons par
imagination la facultŽ de l'imaginaire qui produit l'opinion du vrai ; elle est
opposŽe ˆ la facultŽ du rŽel qu'est la raison, qui procure la vŽritŽ. Elle a
comme la raison ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses
riches, ses pauvres ; et c'est lˆ que rŽside le noeud de l'analyse : le jeu de
l'imagination est indiscernable de celui de la raison. Elle serait rgle
infaillible de vŽritŽ si elle
l'Žtait de mensonge. Mais, Žtant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune
marque de sa qualitŽ, marquant du mme caractre le vrai et le faux. Elle interfre avec la
raison, en commande les actions ; elle fait croire, douter, nier la raison. Celle-ci se trouve alors
incapable de discerner le rŽel de l'imaginaire et le monde entier se trouve
tre le monde des opinions ; et si certaines sont vraies, elles sont
indiscernables. La vie sociale est rŽgie par la toute-puissance de
l'imagination qui fait prendre l'accident pour l'essentiel, joue le r™le de la
raison. La vie sociale est comme un thމtre o les hommes, par l'imagination,
tentent de dissimuler ˆ eux-mmes et aux autres ce moi qu'ils savent
instinctivement tre ha•ssable, plein de dŽfauts et d'imperfections. La justice
Žtant hors de nos prises, les magistrats, qui devraient tre respectable par la
justice mme, se font respecter par les accessoires dont ils entourent
l'exercice de leurs charges : robes rouges, hermines, fleurs de lis, etc. Le
prestige des costumes solennels permet aux magistrats, mŽdecins ou docteurs de
duper le monde. La coutume consacre l'usage des grands mots, le succs des
r™les avantageux. Ainsi rgne sur le monde la folie, apparentŽe ˆ la faiblesse
du peuple, sur laquelle la "comŽdie" de justice des magistrats et la
puissance des rois sont fondŽes.
Le
comble de la vanitŽ est donc de ne pas voir la vanitŽ, d'attribuer de
l'importance ˆ ce qui n'en a pas, signe d'une confiance en la raison, dont le
jeu est faussŽ par lÕimagination. Cette partie dominante de l'homme, cette
ma”tresse d'erreur et de faussetŽ, cette superbe puissance ennemie de la raison qu'est l'imagination, a Žtabli en l'homme une seconde
nature. Il y a de ce point de vue encore deux natures en l'homme, l'une de
raison, l'autre d'imagination. Mais l'enchantement de l'imagination, qui a ses
heureux,
et, ˆ dŽfaut de rendre sages les fous les rend heureux, ne saurait durer
; et lorsqu'il se dissipe, la prise de conscience de la vanitŽ est douloureuse,
elle rŽvle l'incapacitŽ du dŽsir ˆ trouver son objet, ce qui entra”ne son
incapacitŽ ˆ se situer, ˆ trouver son Dieu.
La nŽcessitŽ qui dŽcoule de la condition
de l'homme rŽgie par la loi de la vanitŽ est donc, faute de vrais objets, de
s'attacher aux faux. Il lui faut se contenter d'une image de vŽritŽ, laquelle
Žtant perue comme fausse signale la misre. C'est ce que montre l'idol‰trie : Bassesse
de l'homme jusqu'ˆ se soumettre aux btes, jusqu'ˆ les adorer (III/53). Cette sorte de
perversion du moi qu'est la tyrannie rend parfaitement compte de cette
incapacitŽ ˆ distinguer les vrais des faux objets :
La
tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une
autre (...). Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc
on doit me craindre, je suis fort donc on doit m'aimer, je suis... Et c'est de
mme tre faux et tyrannique de dire : il n'est pas fort, donc je ne
l'estimerait pas, il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas (III/58). La tyrannie
correspond ˆ une confusion des ordres, est une manifestation de cette nature
corrompue, faussŽe et dŽsorientŽe. Elle est un mouvement de convoitise des
choses, donc le fruit de la concupiscence, qui dŽlibŽrŽment confond les ordres,
dont la distinction devrait tre de savoir douter o il faut, assurer o il
faut, en se soumettant o il faut (XIII/170) ; la convoitise fait donc toujours
violence aux autres. Cette confusion des ordres se retrouve dans le domaine des
lois, dont l'autoritŽ devrait tenir ˆ la justice, alors qu'elle rŽside dans le
fait qu'elles sont Žtablies[4].
Le
signe du faux, c'est la "diversitŽ", car si le vrai est unique le
faux, lui, est multiple. Comme preuve celle des lois : si elles Žtaient justes,
l'Žclat de la vŽritable ŽquitŽ aurait assujetti tous les peuples (III/60). Or, ce qui est
jugŽ juste dans un pays, peut tre jugŽ injuste dans un autre pays, une autre
civilisation. Mais c'est en l'homme lui-mme, comme lieu de contradiction, que
rŽside la diversitŽ. Il est plein de besoins et aucun objet en particulier ne
saurait le satisfaire pleinement, le plaisir qu'il procure Žtant toujours
assombri par l'apprŽhension d'un malheur contraire. Car tout bien implique
l'existence d'un mal contraire. Ce mouvement perpŽtuel (III/56) entra”ne
inŽvitablement le malheur. En effet, si l'homme pouvait trouver sa satisfaction
dans quelque objet, il n'en chercherait point d'autre, mais comme tout le
dŽoit, il passe sans cesse d'un objet ˆ un autre, dans l'espoir, vain, d'en
trouver un qui puisse le satisfaire. C'est l'inconstance de l'homme, que Pascal dŽfinit ainsi : le sentiment de la
faussetŽ des plaisirs prŽsents et l'ignorance de la vanitŽ des plaisirs absents
cause l'inconstance (III/73). Inconstance qui entra”ne une instabilitŽ perpŽtuelle. Et
l'instabilitŽ rŽsidant en l'homme lui-mme, ce point fixe dans lequel trouverait son assiette
ferme, son
repos, se dŽrobe toujours. Il reste pris entre ses contradictions, condamnŽ au mouvement
perpŽtuel ˆ
l'intŽrieur duquel il ne sait comment choisir.
Signes
de la vanitŽ des choses humaines, l'inconstance et l'instabilitŽ caractŽrisent la misre de
l'homme sans Dieu, mais c'est dans l'expŽrience de l'ennui qu'elle se rŽvle
elle-mme ˆ l'homme. LÕennui, pour Pascal comme pour ses contemporains, s'applique ˆ une
expŽrience essentielle de l'homme qui lui fait atteindre le fond de sa misre. L'homme
est si malheureux qu'il s'ennuierait mme sans aucune cause d'ennui, par l'Žtat
propre de sa complexion (VIII/136)[5].
C'est dans l'expŽrience de l'ennui que se rŽalise la conscience de soi :
Rien
n'est si insupportable ˆ l'homme que d'tre dans un plein repos, sans passions,
sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son nŽant,
son abandon, sa dŽpendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira
du fond de son ‰me l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dŽpit, le
dŽsespoir (XXIV/622).
Cette situation intenable dans laquelle l'homme se trouve, immobile, devant le
fond de la misre humaine, peut tre une expŽrience salutaire, l'occasion de la
recherche du vŽritable bien qui ne peut venir que de Dieu ; mais le plus
souvent, elle appelle le divertissement.
Le
divertissement rŽpond ˆ un besoin d'Žvasion par lequel il est possible de lutter
doublement contre l'ennui, par la distraction du voyage et plus encore par les
conversations qu'il nourrira ultŽrieurement. Mais ˆ tout moment l'ennui menace,
d'autant plus fort que le divertissement nous rend plus vulnŽrable, lui qui
bouleverse des habitudes qui, d'abord supportŽes aisŽment deviennent, lorsqu'on
y revient, insupportables : quand on se verrait mme assez ˆ l'abri de
toutes parts, l'ennui, de son autoritŽ privŽe, ne lui laisserait pas de sortir
du fond du cÏur o il a des racines naturelles et de remplir l'esprit de son
venin
(VIII/136).
L'idŽe
du divertissement, telle qu'elle se rencontre dans les PensŽes, n'est certainement pas
Žtrangre ˆ la lecture que Pascal a faite de Montaigne, qui traite dans ses Essais Ç de la
diversion È[6]. Mais la diffŽrence entre
la diversion envisagŽe par Montaigne et le divertissement pascalien traduit une
diffŽrence d'attitude fondamentale chez les deux moralistes par rapport ˆ la
question du Souverain Bien ; et elle est d'autant plus comprŽhensible par
la distinction entre l'idŽal sto•cien de la tranquillitŽ, dont Montaigne est
aux yeux de Pascal une figure exemplaire, et le concept pascalien de repos.
Si
Montaigne comme Pascal constate que nous pensons toujours ailleurs[7], il considre la diversion
comme un moyen temporaire permettant d'Žviter de penser ˆ un malheur
particulier. La diversion est donc envisagŽe par Montaigne d'un oeil plut™t
favorable en ce sens que, pour celui qui souffre, faire obstacle ˆ sa douleur,
c'est-ˆ-dire changer le cours de ses idŽes afin de lui Žviter d'y penser,
permet de moins souffrir. Au contraire, le divertissement pascalien, en tant
que refus de voir la rŽalitŽ de notre tre, est foncirement inauthentique. Les
hommes n'ayant pu guŽrir la mort, la misre, l'ignorance, ils se sont avisŽs,
pour se rendre heureux, de n'y point penser (VIII/133). La notion de
divertissement est donc beaucoup plus gŽnŽrale et abstraite, mais aussi
beaucoup plus profonde que celle de diversion que dŽfinit Montaigne : Nous
pensons tousjours ailleurs : l'esperance d'une meilleure vie nous arreste
et appuye : ou l'esperance de la valeur de nos enfans : ou la gloire
future de nostre nom : ou la fuitte des maux de cette vie : ou la
vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort[8]. La diversion, qui nous
amuse ou nous console, nous divertit et nous dŽtourne de la considŽration de la
chose en soi, est effectivement proche en dŽfinition du divertissement, mais la chose
en soi dŽsigne
tous les maux particuliers de cette vie ; alors que pour Pascal, ce dont nous
cherchons ˆ nous divertir, c'est le fait permanent de la misre humaine. Ce
sont donc moins les maux rŽels qui appellent le divertissement que le sentiment
d'un malheur essentiel. La mort est plus aisŽe ˆ supporter sans y penser que
la pensŽe de la mort sans pŽril (VIII/138).
A
la diffŽrence des malheurs auxquels on peut Žchapper par la diversion, l'ennui
ressemble plus ˆ une misre sans cause, dont l'origine est indŽcelable, et plus
profonde. Comment expliquer que ce qui fait la grandeur de l'homme, la pensŽe,
est toute entire occupŽe au divertissement ?
Quand
je m'y suis mis quelquefois ˆ considŽrer les diverses agitations des hommes, et
les pŽrils, et les peines o ils s'exposent dans la Cour, dans la guerre d'o
naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent
mauvaises, etc..., j'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une
seule chose, qui est de na savoir pas demeurer au repos dans une chambre. Un
homme qui a assez de biens pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec
plaisirs n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au sige d'une place ; on
n'achterait une charge ˆ l'armŽe si chre que parce qu'on trouverait
insupportable de ne bouger de la ville et on ne recherche, les conversations et
les divertissements des jeux que parce qu' on ne demeure chez soi avec plaisir.
Etc.
Mais
quand j'ai pensŽ de plus prs et qu'aprs avoir trouvŽ la cause de tous nos
malheurs j'ai voulu en dŽcouvrir la raison, j'ai trouvŽ qu'il y en a bien une
effective qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et
mortelle et si misŽrable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons
de prs (VIII/136).
Pascal
procde ˆ l'analyse du divertissement une fois de plus par la mŽthode des raisons
des effets,
qui aboutit ˆ un renversement du pour au contre. Ce type de raisonnement procde
par Žtapes, qui correspondent ˆ trois degrŽs successifs.
Pascal
dŽcrit d'abord l'attitude du peuple ; et ce qu'il y voit, c'est le spectacle de
leurs agitations. Mais ce qui le frappe le plus, ce sont toutes les
consŽquences qui en dŽcoulent pour eux-mmes, jusqu'au risque de trouver la
mort dans la guerre. C'est lˆ le degrŽ de celui qui voit les effets.
Au
second degrŽ, celui qui raisonne en philosophe prend acte de cet Žtonnant effet,
Žtonnant en ce qu'il rŽvle une contradiction entre le besoin qui pousse les
hommes ˆ s'agiter, et les malheurs au devant desquels ils courent. Ils en
concluent donc que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas
demeurer au repos dans une chambre (Ibid.). Il ne faut donc pas voir dans cette affirmation la
pensŽe personnelle de Pascal, sinon un moment du raisonnement ˆ l'intŽrieur
duquel elle s'inscrit, et encore moins un Žloge de la solitude.
Pr™ner
le repli sur soi-mme comme le font les philosophes, c'est immanquablement
atteindre au comble du malheur. La situation s'est donc renversŽe. Tout au plus
pouvons-nous dire que la philosophie a dŽcouvert la cause des malheurs particuliers,
mais son analyse est cependant trop superficielle, selon Pascal, pour atteindre
la raison.
Cette distinction de degrŽ de la cause ˆ la raison, et l'incapacitŽ de celui
qui raisonne en philosophe ˆ dŽpasser la cause, exprime aussi la diffŽrence de
degrŽ entre la diversion et le divertissement. C'est que, face ˆ face avec
lui-mme, l'homme prend conscience de son malheur essentiel, dans l'expŽrience
de l'ennui. S'il se jette alors dans l'agitation effrŽnŽe, c'est pour Žchapper
ˆ sa propre vue.
Cette
prŽsence de soi-mme ˆ soi-mme lui est insupportable car elle relve de la
rencontre d'une contradiction entre ce que l'homme dŽsire au plus profond de
lui-mme, le bonheur, et ce qu'il est rŽellement. Autrement dit, ce qui se
rŽvle dans l'expŽrience de l'ennui, c'est la vŽritable condition de l'homme,
sa misre : son tre lui appara”t alors tel qu'il est, dans toute sa nuditŽ.
Cette Žpreuve est Žgalement celle, insoutenable, de la solitude : l'homme est
seul en prŽsence de lui-mme. C'est cette insupportable prŽsence qui le pousse
ˆ sortir hors de lui-mme et les maux qu'il peut encourir sont moins graves que
le malheur essentiel qui se rencontre dans l'inaction. Ce qu'ils y cherchent,
ce ne sont ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais ce qui dŽtourne de penser
ˆ notre malheureuse condition (Ibid.). Les hommes ne renoncent en effet pas ˆ leur dŽsir de
bonheur, mais se donnent des occupations et des buts ˆ atteindre afin d'Žviter
de penser ˆ soi-mme. Le divertissement, c'est ce mouvement qui entra”ne chacun
hors de soi-mme et qui consiste ˆ remplir son existence de choses ˆ faire pour
tenter de remplir le vide de l'tre. C'est ce qui notamment fait dire ˆ Pascal que
le cÏur de l'homme est creux et plein d'ordure (VIII/139) ; le divertissement
appara”t comme un mouvement insatiable : en espŽrant des objets extŽrieurs
qu'ils remplissent le vide de son tre, l'homme cherche en fait au dehors ce qui
ne peut trouver de solution qu'ˆ
l'intŽrieur de son tre mme, de son moi. Il cherche dans les temps ˆ venir, et
toujours hors du seul temps rŽel, le prŽsent, temps du face ˆ face avec
soi-mme, de notre condition d'tre mortels ; en ce que le prŽsent est
insaisissable, il est ce qui toujours nous Žchappe. Le prŽsent renvoie l'homme
ˆ sa temporalitŽ ; il lui rappelle qu'il n'est pas ma”tre du temps, n'a aucune
prise sur lui. L'homme vit donc toujours dans l'espoir du bonheur. Il ne vit
pas, il espre de vivre. D'ailleurs, le divertissement doit toujours tre un
mouvement qui jamais ne s'arrte nulle part, sous peine de laisser place ˆ
l'ennui, et afin d'oublier que nous sommes nous-mmes des tres passagers et
temporels, pour lesquels rien ne s'arrte, tout n'est qu'Žcoulement et
fluiditŽ.
C'est
encore par un renversement du pour au contre que Pascal va montrer que le divertissement n'est pas de
l'ordre de l'erreur. Il rŽpond ˆ ceux qui s'Žtonnent des soucis dont les hommes
s'accablent eux-mmes par des charges et des affaires et y voient un paradoxe, ces Ç tracasseries È leur
semblant tre la meilleure manire de se rendre malheureux. Mais le comble du
malheur serait pour eux de se voir ™ter tous leurs soucis car alors ils se
verraient, ils penseraient ˆ ce qu'ils sont, d'o ils viennent, o ils vont, et
ainsi on ne peut trop les occuper ni les dŽtourner (VIII/139). En d'autres termes : quand
un soldat se plaint de la peine qu'il a ou un laboureur, etc... qu'on les mette
sans rien faire (Ibid.). Le divertissement n'est ni une erreur, ni un simple Žgarement. Il est
un aveuglement volontaire ; il correspond ˆ la volontŽ d'oublier la question du
sens (de son tre), au refus de la laisser se manifester.
Mais
c'est la figure du roi qui doit nous convaincre de l'universalitŽ du
divertissement comme principe d'explication de l'activitŽ humaine. Il est,
certes, une figure privilŽgiŽe de la condition humaine par son pouvoir. Il occupe
le plus beau poste du monde (...), accompagnŽ de toutes les satisfactions qui peuvent
le toucher
(/136). Et cependant, il est environnŽ de gens qui ne pensent qu'ˆ divertir
le roi et ˆ l'empcher de penser ˆ lui. Car il est malheureux tout roi qu'il
est, s'il y pense (Ibid.). Sans divertissement, le roi est plus malheureux que le
moindre de ses sujets qui joue et se divertit (Ibid.). Et ˆ ce titre mme, il est un
homme plein de misre, partageant la condition que n'importe quel mortel. Le roi,
seul en face de lui-mme ne peut qu'tre obsŽdŽ par la misre de sa condition,
identique au fond ˆ celle des autres hommes. Il Žprouvera mme plus qu'un autre
la prŽcaritŽ de son bonheur, sa puissance Žtant d'autant plus menacŽe qu'elle
est enviable. La contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne (VIII/137), la grandeur de
sa dignitŽ royale, suffisent d'autant moins pour celui qui les possde ˆ la
rendre heureux par la seule vue de ce qu'il est (Ibid.), que cette puissance n'est que
coutume et repose plus sur la folie des hommes, sur l'imagination, que sur la
raison. Mais l'universalitŽ du divertissement tient principalement ˆ ce qu'il
regroupe les activitŽs les plus diverses et apparemment les plus opposŽes que
sont le divertissement au sens courant du terme et les affaires, les loisirs et
le travail ; le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands
emplois (VIII/136),
sont autant de moyens pour l'homme de ne pas penser ˆ lui-mme, de fuir
dŽlibŽrŽment hors de soi. La Cour se trouve ainsi tre le lieu par excellence
du divertissement. C'est autant le lieu o se traitent les grandes affaires,
que celui de la profusion des jeux et plaisirs. Car il est important qu'il n'y
ait point de vide entre les unes et les autres activitŽs, entre les affaires et
les loisirs, vide ˆ l'intŽrieur duquel l'ennui pourrait se glisser.
Cependant,
une contradiction se rencontre au sein mme de la raison du divertissement : en
dŽfinitive, l'homme s'agite parce que le repos lui est insupportable. Et
cependant, dans l'agitation mme se dŽcouvre une aspiration profonde au repos.
Tendre au repos par l'agitation, telle est la contradiction mme du
divertissement. Le chasseur, par exemple, croit que le but recherchŽ est le
livre, et que sa possession lui fera accepter les fatigues qu'il a endurŽes.
Or, ce livre, il ne voudrait pas l'avoir achetŽ, ni mme se le voir offert ;
ou du moins, le plaisir procurŽ en serait amoindri. L'objet dans lequel il
croit trouver sa satisfaction n'est donc pas ce qui le satisfait. Il se trompe
lui-mme :
Quand
on leur reproche que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne saurait les
satisfaire, s'ils rŽpondaient comme ils devraient le faire, s'ils y pensaient
bien, qu'ils ne recherchent en cela qu'une occupation violente et impŽtueuse
qui les dŽtourne de penser ˆ soi et que c'est pour cela qu'ils se proposent un
sujet attirant qui les charme et les attire avec ardeur ils laisseraient leurs
adversaires sans rŽpartie... mais ils ne rŽpondent pas cela car ils ne se
connaissent pas eux-mmes. Ils ne savent pas que c'est la chasse et non la
prise qu'ils recherchent (...). Ils croient chercher sincrement le repos et ne
cherchent en effet que l'agitation (VIII/136).
Cependant,
il ne faut pas croire qu'une agitation sans but fournirait un vŽritable
divertissement. Encore faut-il se donner l'illusion d'un objet ˆ atteindre.
C'est la poursuite de cet objet, avec les obstacles et soucis qui y sont
rencontrŽs, qui permet de ne pas penser ˆ soi. C'est ce que montre l'exemple du
jeu, o ce qui est visŽ par le joueur n'est pas le gain en question. Donnez-lui
tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, ˆ la charge qu'il ne
joue point, vous le rendrez malheureux (Ibid.). Mais ce n'est pas l'amusement
seul qu'il recherche. Un amusement languissant et sans passion l'ennuiera (Ibid.). Il faut donc qu'il se
donne l'illusion qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas
recevoir sans jouer, qu'il se forme un objet de dŽsir.
Le
divertissement associe donc une agitation rŽelle ˆ l'illusion d'un repos ˆ
venir. Les hommes connaissent en effet instinctivement que le bonheur n'est pas
dans le tumulte et le bruit, mais dans le repos, instinct qui leur reste de la
grandeur de leur premire nature. Et cependant, ce repos est intenable. Il se
forme alors en eux le projet confus de tendre au repos par l'agitation.
Atteindre l'objet que l'on croit pouvoir procurer le repos, c'est
immanquablement trouver l'ennui qui, insoutenable, appelle une nouvelle
agitation, une nouvelle qute illusoire, dans un cercle infini ; ainsi
s'Žcoule toute la vie (Ibid.). Cette contradiction entre l'aspiration au repos et
l'impossibilitŽ de s'en satisfaire, manifeste une fois de plus la double nature
de l'homme dŽchu, sans Dieu.
Le
repos accuse la tension entre les contraires qui divisent l'homme, comme si les
aspirations profondes de sa nature allaient ˆ l'encontre de sa condition ;
guerre intŽrieure que Pascal dŽchiffre comme un signe, un sympt™me,
manifestation de la disproportion de l'homme : J'ai connu que notre nature
n'Žtait qu'un perpŽtuel mouvement (...), rien ne s'arrte pour nous. C'est
l'Žtat qui nous est naturel et toutefois le plus contraire ˆ notre inclination (XV/199). Notre nature
est dans le mouvement. Le repos entier est la mort (XXV/641). Le repos est une
aspiration contradictoire, et hors d'atteinte pour cet tre non rŽconciliŽ[9]
qu'est l'homme,
selon Bernard Beugnot, qui cite ˆ ce sujet une lettre de Saint Evremond ˆ
Mademoiselle de Lenclos : ce repos languissant (c'est-ˆ-dire sans passion)
ne fut jamais un bien. C'est trouver sans mourir l'Žtat o on n'est rien. Seul Dieu, toujours identique
ˆ lui-mme, jouit de cette permanence dans son tre, ˆ laquelle aspirait dŽjˆ
l'homme de saint Augustin : le changement de ma condition n'en apporte pas ˆ
la v™tre, vous tes toujours le mme quoique je sois sujet au changement. Dans le mme temps, le repos
prŽsentŽ comme une fin espŽrŽe s'avre insupportable ˆ l'homme. L'aspiration au
repos, inscrite dans la nature, est contraire ˆ l'homme dans la mesure o le
repos est image de mort.
Pascal
invite l'homme ˆ contempler et ˆ mŽditer cette illusion qui le porte ˆ dŽsirer
ce qu'il ne supporte pas comme signe d'une unitŽ perdue. Cette contradiction
mise ˆ jour ˆ l'intŽrieur mme du repos, devient pour Pascal un miroir tendu ˆ
celui qu'il veut Žbranler et convaincre. Comme Pascal le rappelle dans le Discours
sur les passions de l'amour, l'homme n'aime pas demeurer avec soi-mme, c'est pourquoi il lui
faut du remuement et de l'action. Voltaire fera d'ailleurs dire au philosophe Martin,
dans Candide : l'homme est nŽ pour vivre dans les convulsions de l'inquiŽtude ou
dans la lŽthargie de l'ennui. Loin donc d'tre une plŽnitude ou un Žpanouissement, le
repos est vŽcu sur le mode de la privation, sentiment que Goldmann, dans Le
Dieu CachŽ,
explique ainsi :
Le
seul lieu naturel dans lequel l'homme trouverait le bonheur et le calme, se
trouve non pas au milieu, mais aux deux extrmes ˆ la fois ; or, comme il ne
peut rien faire pour approcher ni l'un, ni l'autre, il reste (malgrŽ son
agitation apparente) dans une immobilitŽ de fait qui est cependant non pas
Žquilibre, mais tension permanente, mobilitŽ, mouvement qui tend au repos et ˆ
la stabilitŽ, qui se dŽroule, sans jamais progresser, dans un effondrement
perpŽtuel.
L'anthropologie
pascalienne nous donne ˆ contempler, ˆ travers la contradiction rencontrŽe dans
le divertissement, le spectacle d'une conscience ŽclatŽe, nous dit Bernard Beugnot[10],
ˆ l'image de cet univers dont le centre est partout et la circonfŽrence
nulle part.
A cette conscience ne semble s'offrir de choix qu'entre l'abdication et
l'insoutenable narcissisme. Incapable de se possŽder ou de se contempler, elle se
dissout dans les tentations extŽrieures. George Poulet, dans ses Etudes sur
le temps humain, exprime parfaitement cette fuite hors de soi :
Nous
nous mouvons pour saisir notre tre, nous nous mouvons pour le fuir.
L'agitation ˆ la fois intensifie et trouble la conscience du moi. C'est qu'il y
a au fond deux moi, le moi imaginaire que nous recherchons par la chasse, et le
moi rŽel que nous fuyons avec horreur.
Rien
ne permet donc mieux de comprendre tout le sens du divertissement et la
contradiction qui en ressort, que la distinction faite par saint Augustin entre
l'amour de Dieu et l'amour de soi, distinction reprise par Pascal. Ce moi
ha•ssable dont Pascal fait la critique et qui
voudrait tre l'objet de l'amour des hommes, de son propre amour, tente
d'anŽantir la rŽalitŽ de son tre avec ses dŽfauts et ses imperfections. Mais
ne le pouvant, il se contente les couvrir ˆ ses yeux et aux yeux des autres,
tentant ainsi de se fuir soi-mme, de s'oublier. NŽ des tentatives vaines
d'anŽantir son moi, l'on comprend que le divertissement ne puisse se manifester
que comme perpŽtuel recommencement.
Pascal
reconna”t nŽanmoins que le divertissement est bien le seul moyen qui permette ˆ
l'homme d'Žviter le malheur. Sans divertissement il n'y a point de joie ;
avec le divertissement il n'y a point de tristesse (VIII/136). D'ailleurs, le
divertissement qui montre, entre autres preuves, que le peuple a les
opinions trs saines, ce qu'exprime ce premier exemple que donne Pascal, en
rŽponse aux philosophes : d'avoir choisi le divertissement et la chasse
plut™t que la prise. Les demi-savants s'en moquent et triomphent ˆ montrer
lˆ-dessus la folie du monde. Mais par une raison qu'ils ne pŽntrent pas, on a
raison (V/101).
Le choix que fait le peuple de se divertir est donc fondŽ sur une opinion trs
saine. Et
si Pascal dŽnonce le mal de la vanitŽ, il n'est pas de ces demi-savants, ceux lˆ mmes qui
raisonnent en philosophes, et qui ne voient dans les activitŽs humaines en
gŽnŽral et dans le divertissement, que folie : ils voient les effets et en
prennent acte, ce qui implique dŽjˆ un jugement, mais trop superficiel pour
voir les raisons des effets. Mais si le divertissement correspond ˆ l'attitude la plus
spontanŽe dans la recherche du bonheur, force est pourtant de constater
l'Žvidente fragilitŽ de ce bonheur. Comment le divertissement pourrait-il
permettre ˆ l'homme d'tre vŽritablement et dŽfinitivement heureux, si l'on
considre la double nature de l'homme, pris entre les contraires, et plus
prŽcisŽment la nature de ce moi. De plus, il est dŽpendant, et partant sujet
ˆ tre troublŽ par mille accidents, qui font les afflictions inŽvitables (VII/132). Si l'homme
prŽfre ces malheurs qu'il rencontre dans le divertissement ˆ la vision de sa
misre essentielle, ils suffisent lorsqu'ils paraissent ˆ rompre le charme du
divertissement ; et lorsque le malheur s'installe ˆ nouveau, il est si
insoutenable qu'il appelle ˆ nouveau le divertissement. Mouvement perpŽtuel qui dŽnonce l'impossibilitŽ
pour l'homme de trouver son bonheur dans le divertissement. Et dans cette
insatisfaction permanente de l'homme se rŽvle son besoin d'infini ; il
comprend alors que pour tre vŽritablement heureux, il faudrait qu'il se rend”t
immortel. Mais ne le pouvant, il s'est avisŽ de s'empcher d'y penser (VIII/134). Telle est la
triste rŽalitŽ du divertissement qui n'appara”t plus alors que comme un leurre,
pour tromper les aspirations qui devraient le mener vers un tre nŽcessaire
et infini (VIII/1335),
seul qui pourrait combler son dŽsir de bonheur et de bŽatitude. Ainsi, les
plaisirs du changement et de la mŽtamorphose cŽlŽbrŽs par les potes baroques,
sont lus par Pascal comme le masque d'une illusion, l'expression d'un esprit
qui cherche ˆ convertir son impuissance en plaisir, puisque le divertissement
ne parvient pas ˆ Žtouffer en lui la hantise du repos. Pascal cherche
d'ailleurs ˆ rŽveiller chez son lecteur la conscience de sa finitude et
l'inquiŽtude qui est son Žtat naturel ; car le divertissement n'est autre chose
qu'un masque derrire lequel se rŽvle, par contraste, l'homme tel qu'il est,
dans ce qui le constitue en propre. et en tuant l'ennui, le divertissement nous
empche de lui trouver un remde :
La
seule chose qui nous console de nos misres est le divertissement ; et
cependant c'est la plus grande de nos misres. Car c'est cela qui nous empche
principalement de songer ˆ nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans
cela, nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait ˆ chercher un
moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous amuse et nous fait
arriver insensiblement ˆ la mort (I/414). Dans le divertissement, l'homme oublie sa
misre mais sans la guŽrir. En cherchant ˆ tuer l'ennui, il empche de lui
trouver un remde. Le mouvement emporte l'homme loin d'un moi o rŽside
pourtant la premire vŽritŽ. La misre ne pourra tre dŽpassŽe que si elle est
reconnue et assumŽe, donc par la connaissance de soi, et non dans la fuite hors
de son tre propre. Car comme toute expŽrience tragique, celle de l'ennui
pourrait tre salutaire si l'homme ne la fuyait pas avec horreur. C'est en
effet dans l'expression de l'ennui que se rencontre la question du sens de
l'tre, question qui est proprement ce que l'homme cherche ˆ oublier dans le
divertissement et qui pourtant est l'occasion de l'Žveil de la conscience de
soi et donc du souci de sa vie Žternelle.
C'est
donc tout particulirement au libertin tranquille et satisfait (III/427) qui nŽglige de
s'interroger sur sa destinŽe Žternelle que Pascal s'adresse au travers de sa
peinture du divertissement. Il importe de l'arracher ˆ cette indiffŽrence,
c'est-ˆ-dire de lui faire prendre conscience du tragique de sa condition :
L'immortalitŽ
de l'‰me est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si
profondŽment, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour tre dans
l'indiffŽrence de savoir ce qu'il en est. Toutes nos actions et toutes nos
pensŽes doivent prendre des routes si diffŽrentes selon qu'il y aura des biens Žternels
ˆ espŽrer ou non qu'il est impossible de faire une dŽmarche avec sens et
jugement qu'en la rŽglant par la vue de ce point qui doit tre notre dernier
objet (...). Cette nŽgligence en une affaire o il s'agit d'eux-mmes, de leur
ŽternitŽ, de leur tout, m'irrite plus qu'elle m'attendrit ; elle m'Žtonne et
m'Žpouvante, c'est un monstre pour moi"(Ibid.)[11]
Pascal
entend donc faire en sorte que le libertin soit saisi par le sentiment du
tragique, salutaire puisqu'il marque la prise de conscience de la misre et le
dŽpart d'une marche vers Dieu. Le libertin, nous l'avons dŽjˆ dit, doit tre
arrachŽ ˆ son indiffŽrentisme malsain et entrer dans la catŽgorie de ceux
qui cherchent en gŽmissant (I/405). Ceux ci sont malheureux et raisonnables (XII/160) ; raisonnables car
ils ont cessŽ de s'aveugler sur leur condition. Etape qui sera dŽpassŽe avec
ceux qui servent Dieu l'ayant trouvŽ, et qui sont raisonnables et
heureux (Ibid.).
Initialement
livrŽ ˆ une torpeur aveugle, l'homme dŽcouvre alors, et principalement dans
l'ennui, sa vŽritable condition, l'instabilitŽ et l'insatisfaction qui le
caractŽrisent, et le danger qu'il court ˆ nŽgliger cette question de sa
destinŽe Žternelle. Le sentiment du tragique, en ce qu'il est tension entre les
forces contraires, permet une construction de la vŽritŽ et prŽpare dŽjˆ l'acte
de conversion par lequel l'unitŽ se rŽtablira en l'homme. Pascal, en s'en
prenant au libertin, confirme l'expŽrience essentielle du tragique. Le tragique
pascalien est, selon Jean Mesnard, une expŽrience existentielle privilŽgiŽe[12], et plus tragique encore est
la situation du libertin indiffŽrent ˆ son salut. Ce qui l'attend est
nŽcessairement le malheur :
Il
ne faut pas avoir l'‰me fort ŽlevŽe pour comprendre qu'il n'y a point ici de
satisfaction vŽritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanitŽ, que
nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort, qui nous menace ˆ chaque instant,
doit nous mettre dans peu d'annŽes dans l'horrible nŽcessitŽ d'tre ou
Žternellement ou anŽantis ou malheureux.
Il
n'y a rien de plus rŽel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous
voulons les braves: voila la fin qui attend la plus belle vie du monde.
La
mort n'est en effet pas seulement tragique parce qu'elle met un terme ˆ
l'existence, mais parce qu'elle ouvre ˆ sa destinŽe Žternelle, forcŽment
Žternellement malheureuse pour celui qui n'est pas en soucis de sa propre vie.
C'est
donc bien l'homme sans Dieu qui se livre au divertissement, oubliant par lˆ sa
misre profonde ; et l'image qui en est dŽpeinte laisse entrevoir par contraste
l'image de l'homme heureux en Dieu. Si l'on peut voir, dans le spectacle
qu'offre le divertissement d'une course folle vers un objet inaccessible, une
situation tragique sans issue, elle sera dŽpassŽe en s'Žlevant du plan de
l'homme au plan de Dieu. Car dŽjˆ dans le divertissement se rŽvle une exigence
de stabilitŽ, le besoin d'un point fixe, qui se trouve ˆ la fois en l'homme et
en Dieu, indissolublement unis. Pascal invite l'homme ˆ revenir ˆ soi-mme et ˆ
contempler cette illusion qu'est le divertissement dans lequel se rencontre la
contradiction profonde de l'homme. La pŽdagogie de Pascal vise, de faon plus
thŽorique ˆ travers l'Žtude du divertissement, mais aussi ˆ travers les
diffŽrentes philosophies, les faux repos du monde, dans l'espoir d'Žveiller
l'inquiŽtude, de leur substituer la reprŽsentation du seul vŽritable repos, le
repos chrŽtien, et d'en inspirer le dŽsir.
Rentrer en soi-mme, c'est y trouver
sa misre et donc immanquablement tre rejetŽ au-dehors, o nous pousse une
force irrŽsistible :
Notre
instinct nous fait sentir qu'il faut chercher le bonheur hors de nous. Nos
passions nous poussent au-dehors quand mme les objets ne s'offriraient pas
pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mmes et nous
appellent quand mme nous n'y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau
dire : Rentrez en vous-mmes, vous y trouverez votre bien, on ne les croit pas,
et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots (IX/143).
Sans
aucune connaissance de lui-mme, l'homme ne peut reconna”tre la voie qui le
mnera ˆ Dieu. Et s'il se conna”t, cela signifie qu'il conna”t aussi sa misre
et donc son incapacitŽ d'accŽder de lui-mme au Souverain Bien.
Les
hommes rŽpugnent ˆ reconna”tre leur impuissance, ou du moins la cache derrire
le masque d'une illusion semblable ˆ celle qui appelle au divertissement, et
qui les engage dans une poursuite toujours dŽue et toujours renouvelŽe, dont
le terme ne peut tre que la mort, c'est-ˆ-dire le comble du malheur. Le
contraste entre cette aviditŽ et cette impuissance (Ibid.) s'explique par la double nature de
l'homme, crŽe sain et corrompu par le pŽchŽ. Du vŽritable bonheur de sa
premire nature innocente, il ne lui reste que la marque et la trace toute
vide",
et si aucun bien particulier ne peut le satisfaire, c'est "parce que ce
gouffre infini et immuable ne peut tre rempli que par un objet infini et
immuable, c'est-ˆ-dire que par Dieu mme (Ibid.).
Ab”me
de contradictions, L'homme est cette tension entre les forces contraires, entre
le Tout et le NŽant, entre le transcendant te le terrestre auquel il est rivŽ,
entre la grandeur et la misre. L'homme trouve alors en Dieu la seule
explication possible de sa nature et de son Žtat, ainsi qu'un terme ˆ sa qute de
bonheur, toujours renouvelŽe et toujours insatisfaite. Le christianisme rend
compte de cette Žnigme mise ˆ jour par Pascal : la double nature de
l'homme. C'est pourquoi, montrer ces contradictions ainsi que le font les PensŽes, les poser simultanŽment et
ˆ l'intŽrieur d'un mme sujet, ˆ savoir l'homme, c'est par-lˆ mme montrer Dieu par qui elles se comprennent,
s'expliquent, en lequel elles trouvent leur conciliation nŽcessaire par
laquelle l'homme est enfin rŽtabli en lui-mme. La raison est en effet montrŽe
par Pascal comme incapable d'elle-mme, et de par ses seules capacitŽs, ˆ
conna”tre l'homme, et donc concurremment ˆ dŽfinir son vŽritable et unique
bien. Dieu est pour Pascal la vŽritable raison de l'homme, son origine et sa
destination, en sorte que, si Dieu n'Žtait pas, l'homme serait condamnŽ ˆ
rester pour lui-mme un monstre incomprŽhensible. C'est pourquoi, s'il est incomprŽhensible
que Dieu soit,
il est tout aussi incomprŽhensible qu'il ne soit pas (XXIX/809); de mme. Si le
mystre de la Chute et de la RŽdemption est un mystre incomprŽhensible pour la
raison humaine, et le plus incomprŽhensible de tous, il n'en est pas moins vrai
que l'homme reste incomprŽhensible ˆ lui-mme sans ce mystre.
[1] Pascal partage avec Pic de la Mirandole cette idŽe
de l'instabilitŽ de la position de l'homme au milieu de l'univers (Cf. De la
dignitŽ de l'homme).
Cependant, Pic de la Mirandole, la position intermŽdiaire dans laquelle Dieu a
placŽ l'homme est le signe mme de la libertŽ d'essence de ce dernier. Pour Pascal,
cette position intermŽdiaire de l'homme dans le monde est au contraire le cadre
de la misre de sa condition. L'homme n'est pas libre de s'abaisser ou de
s'Žlever de lui-mme, ou plus exactement, l'ŽlŽvation qu'il peut obtenir par
ses propres forces est inutile
[2] Pascal, PensŽes, texte Žtabli par Louis Lafuma, Editions du Seuil, 1962. Toutes les citations des PensŽes de Pascal utilisŽes sont tirŽes de l'Ždition du Seuil et du classement Lafuma.
[3] Jean
Mesnard, op. cit.
[4] Tout comme la
propriŽtŽ, qui, Žtant de l'ordre du fait et non du droit, est aussi une
usurpation.
[5] Complexion
est ˆ
entendre comme la contradiction interne ˆ l'homme entre ce qu'il est et ce
qu'il voudrait tre, propre ˆ la rŽalitŽ de son moi qu'il voudrait pouvoir
anŽantir.
[6] Les deux
termes ont Žtymologiquement pour sens commun l'idŽe de se dŽtourner, du latin divertire.
[7] Essais, Livre III, Chapitre IV, De la diversion.
[8] Montaigne, Essais, op. cit.
[9] Bernard Beugnot, "ApologŽtique et mythe moral" (in Pascal, ThŽmatiques des PensŽes)
[10] Bernard Beugnot, op. cit.
[11] Le terme tranquille est employŽ par Pascal pour
dŽnoncer chez l'incrŽdule ce qu'il considre comme une monstrueuse
inconscience, repos dans l'ignorance de l'incroyant. Ou plut™t, c'est
l'inconscience du salut fondant cette tranquillitŽ qui est donnŽe comme une
marque de dŽraison.