Le thtre de Howard Barker
ou la violence du silence
Mon itinraire dans cette prsentation : du
Ç thtral È ses leons, au travers de Howard Barker, la lumire
de sa pratique et de sa rflexion thorique : sa pratique, dans deux
pices, lĠune en dbut de carrire — The Possibilities (1987) et lĠautre
quatorze annes plus tard — The Brilliance of the Servant (2001) ; ses
thories, dans Arguments for a Theatre (1989), et dans un crit philosophique
et potique, Death, The One and the Art of Theatre (2005). Concernant le
thtre en tant que genre, un retour sur la notion de mimsis est ncessaire, en
particulier en rfrence au trs complet et excellent article du mme nom dans
le Vocabulaire europen des philosophies, volume publi sous la direction de
Barbara Cassin (2004), et sur les commentaires de Roselyne Dupont-Roc et Jean
Lallot, accompagnant leur traduction de La Potique (1980), ceci dans la
ligne de mes propres rflexions concernant les formes et la dimension
gnrique en gnral, et la composante axiologique de la rception dans le
contexte particulier de lĠacte de lecture. Mon approche se veut lĠexemple et
lĠexigence de ces textes : une exploration, un approfondissement, le
reprage dĠune intensit. Les moments de lĠanalyse : 1. Le thtral en soi
ou Ç lĠart thtral È, pour reprendre lĠexpression de Howard Barker
dans Death, The One and the Art of Theatre ; 2. La violence du silence chez
lĠauteur dans les deux exemples cits ; 3. Les leons thtrales de ce
silence et de cette violence.
I.
Ç Le thtral È
Death, The One and the Art of Theatre[1] tablit une constante
opposition entre Ç the theatre È (le thtre) et Çthe art of theatre È
(Ç le thtral È, et non Ç lĠart du thtre È).
Pour mieux comprendre cette opposition, un retour au trsor
smantique du mot sĠimpose : Ç thtre È, de theatron, lĠendroit (tron) o lĠon voit (thea : action de regarder,
vue, spectacle, contemplation, nous dit le Dictionnaire historique de Robert). On peut
aussi penser theros, (spectateur, consultant dĠun oracle, et assistant une
fte religieuse) qui a de nombreux drivs en grec impliquant la
contemplation, la vision abstraite, la spculation, et dont lĠorigine par
composition est thea et oros [qui observe][2]. Le thtre est par
dfinition le lieu o lĠon voit par Jerzy Grotowski de son Ç thtre
pauvre È[3] —, le lieu
o lĠon donne voir. Comme le savent bien les lves qui imitent leur
professeur, la mimique russie fait reconnatre en mettant nu, et met nu en
faisant reconnatre. Horreur de cette exprience-l : se voir soudain
dmasqu en public dans cette dimension de soi-mme que justement lĠindividu ne
peut connatre. Le thtre fait donc voir, mme le silence.
Le thtre en soi est tout sauf imitation : la tendance
au vraisemblable est sa faiblesse centrale, faiblesse si flagrante et si
dangereuse dans la forme drive quĠest le cinma, avec ses Ç effets de
rel È et leurs consquences en termes dĠidentification. Je place donc
personnellement lĠeffet thtral, cĠest--dire la dnudation des logiques et
des jeux drobs du comportement, lĠgal de lĠeffet potique, la pertinence
des jeux de la langue, au sommet de la hirarchie des genres. Car on peut
dfinir une telle hirarchie si on pense en termes de mise en puissance de
distance chez le rcepteur, quĠil soit lecteur ou spectateur, de prise de
conscience de lui-mme dans le moment de lĠchange de communication. La vraie
distance apporte par ces deux genres suprieurs est celle qui conduit
dcrypter les systmes qui nous font tels quĠen nous-mmes dans notre naturel
ordinaire, prsence en nous efface par lĠhabituation qui nous empche de la
voir, comme le rappelle S. T. Coleridge dans Biographia Literaria, au Chapitre XIV :
Ç[É] by awakening the mindĠs attention from the lethargy of custom and directing it to the
loveliness and the wonders of the world before us; an inexhaustible treasure,
but for which, in consequence of the film of familiarity and selfish solicitude,
we have eyes yet see not, ears that hear not, and hearts that neither feel nor
understand È (Coleridge 169) [4].
Howard Barker hait le thtre ordinaire quĠil rsume dans la
notion, pour lui dtestable, de Ç foyer È, avec ses bavardages polis
et donc futiles. Quelques citations tires de Death, dans leur violence
crue (les italiques sont de Howard Barker) : Ç [É] the public, whose
addiction to the mirror is itself a symptom of terror . . . È (en gros,
des enfants immatures, rien de plus) (85) ; Ç The foyer is the
theatre
par excellence. It is the first aim of the art of
theatre to abolish the foyer È (9) ; Ç The art of
theatre holds evidence in contempt È (46) ; Ç [É] the
art of theatre at once dispenses with the pitiful
paraphernalia of representation that so
disfigures the stage of the theatre [É]
È (53) ; Ç [É] this nauseating reproduction [É] È (62) ; Ç [É]
all the tortuous manoeuvring of the plot is simply prevarication . . . È (56).
Pourquoi donc cet emportement critique qui le conduit
contester les thories dĠAristote, accus de mettre la tragdie au service de
la ralit vcue contemporaine : Ç [É] forcing politics onto the supremely
apolitical . . . È (68) ? Avant de rpondre cette question par le
biais dĠune rflexion sur la mimsis, il faut rappeler la nature spciale de la
mdiation Ç spectaculaire È propre au thtre. Dans lĠacte de lecture
silencieuse chacun est la fois metteur en scne, puisque cĠest le lecteur qui
dcide que tel ou tel aspect est important — ce que dmontre lĠarbitraire
des soulignements anonymes dans les ouvrages de bibliothque — ; il
est aussi acteur, puisquĠil concrtise intrieurement le jeu et la voix de tous
les personnages, et spectateur, puisquĠil ragit des sentiments quĠil a
lui-mme concrtiss donc produits partir du texte. Autant de potentialits
dĠenfermement narcissique. Le thtre au contraire spare ces fonctions en nous
imposant la prsence humaine en scne et sa mdiation spectaculaire (au sens o
on emploie le mot pour dsigner lĠensemble des changes avec le spectateur).
Quadruple occasion de distance, mais aussi dĠenfermement : du point de vue
du texte en lui-mme, de la mise en scne et de ses prfrences et refus, du
jeu de lĠacteur, de la rception du spectateur. De l dĠimportantes
consquences concernant lĠide de mimsis.
Sur le mystre et les dilemmes de la notion de mimsis au travers de
lĠhistoire, lĠarticle du Vocabulaire europen des philosophies apporte un clairage
prcieux. Il retrace la longue destine dĠune notion partage entre les deux
exigences opposes de la peinture (qui imite, lĠexemple des raisins de
Zeuxis) et du thtre (qui reprsente et donc dnude). Pour lĠessentiel, cet
article de Jacqueline Lichtenstein et Elisabeth Decultot reprend et labore les
intuitions de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, traducteur de La Potique, concernant le fait que
la mimsis
est par essence double : dĠun ct elle implique un rapport nous orientant
vers Ç lĠobjet affect È, cet objet qui sert de modle, et par
consquent induit lĠillusion de sa prsence scnique ; de lĠautre, elle
intresse en ralit Ç lĠobjet effectu È, cet objet reprsent
devant nous[5]. En soi, la
re-prsentation tmoigne par consquent dĠune double reconstitution :
lĠactualisation propre au texte et la concrtisation relevant de
lĠinterprtation, dont des choix propres la mise en scne et au jeu dĠacteur,
le tout dclenchant in fine la concrtisation individuelle et personnelle
du spectateur. LĠensemble est donc doublement motiv et arbitraire, avec tout
ce que cet arbitraire implique en matire de thories contemporaines du
discours. Cette double assise, la fois centripte et centrifuge, explique le
choix du mot Ç reprsentation È (pour traduire mimsis) par les traducteurs de
La Potique
qui voient dans cette dimension composite le fondement mme de lĠeffet
cathartique : cĠest dans lĠpuration de la forme, qui abstrait du modle
sa Ç forme propre È (La Potique, 165), que les traducteurs placent
lĠessentiel de la force du stimulus mimtique aussi bien que de lĠeffet
tragique. Telle est selon eux, la Ç purification È dont parle Aristote.
Ce qui impose par consquent de sĠarrter un instant sur
lĠide de catharsis. Essentiellement, et toujours dĠaprs R. Dupont-Roc et J.
Lallot, lĠopration cathartique se compose de deux moments et phases. La
catharsis est tout dĠabord une crise marque par la violence identificatoire
ne des affects, dclenchement irrflchi en nous de ractions premires qui
pourrait sembler correspondre lĠÇ abraction È dans la thorie
psychanalytique. Dans un deuxime mouvement, la catharsis se fait Ç puration
de forme È (toujours selon les traducteurs), de Ç forme
quintessencie È (La Potique, 190), impliquant donc la distance
intellectuelle et potique. CĠest ainsi quĠils interprtent la fameuse
observation dĠAristote : Ç [É] en reprsentant la piti et la frayeur,
elle [la reprsentation] ralise une puration de ce genre
dĠmotions È (La Potique, 53). CĠest sur ce point que lĠinterprtation
de Howard Barker diverge totalement, et de faon centrale, puisquĠelle dnie
la tragdie cette capacit seconde de purification et de clarification. Non
seulement le dramaturge la lui dnie, mais il la rend impossible dans son
propre thtre, en bloquant de faon terminale lĠeffet cathartique son stade
premier ruptif, bouleversant, droutant, indpassable.
Concernant la catharsis selon Howard Barker, il faut en
revenir Arguments for a Theatre, texte pourtant dfinitoire de la tragdie en
soi, o lĠauteur sĠen prend la tragdie classique, au sens large du terme. Il
en conteste la dimension dĠapaisement final, aprs les excs de violence au
point culminant de lĠaction propre ; apaisement, ou puisement, comme dans
les derniers discours de Hamlet ou de King Lear :
Ç Traditional tragedy was a restatement of public morality over the corpse
of the transgressing protagonist [É]. But in the
theatre of Catastrophe there is no restoration of certitudes [É] (Arguments 54-55) ; Ç [it] insists on the limits of tolerance as its
territory. It inhabits the area of maximum risk, both to the imagination and
invention of its author, and to the comfort of its audience È (53). La raison de ce
dplacement esthtique est des plus vidents pour lĠauteur : Ç [É] to
return the responsibility for moral argument to the audience itself È
(52). La tragdie de Howard Barker conduit les spectateurs la catastrophe, et
les y enferme sans aucune chappatoire. Il les laisse en pleine crise comme
la fin des extraits de The Possibilities ici retenus. La catastrophe correspond au
moment mme de la rvolution intrieure cause par lĠaffect, la notion trouvant
son origine dans lĠpisode scandaleux o lĠhrone de Women Beware Women (1996), peu aprs le viol qui a
imprim dans sa chair le fait que cĠtait elle qui tait en train de se violer,
dclare : Ç Catastrophe is also birth È (180). CĠette naissance
si problmatique, parce que sans rsolution et sans au-del de distance, mrite
analyse et discussion.
Quelques observations concernant la notion
dĠÇ affect È permettent de mettre en vidence ce qui est
vritablement en jeu. Le terme nous rfre la dcharge intrieure dclenche
dans les quelques millimes de seconde suivant toute perception dĠun stimulus,
dcharge cause par la raction immdiate du cerveau reptilien en nous. Tout
ceci en conformit avec les dcouvertes dĠAntonio Damasio prsentes dans LĠErreur
de Descartes, La raison des motions (1994). On peut retenir de ce donn, le fait
littralement fondateur de lĠorientation des stimuli en termes dĠacceptable /
non acceptable, dĠeuphorique / dysphorique, et donc de positif / ngatif ;
ceci sur la base de notre acquis Ç encyclopdique È (selon Umberto
Eco) intrieur. Autre faon de formuler la chose : tout ce que nous
percevons est axiologis ds le dpart par cette propension valuative
premire, partie intgrante des processus de perception. Et plus la raction
est violente et rapide, plus nous sommes la merci de ce donn sur lequel nous
nĠavons aucune prise immdiate, donn sans lequel, cĠest ce que montrent les
cas cliniques cits par Antonio Damasio, il nĠest pas de pense organise et
donc pas de possibilit de vraie distance. DĠo lĠerreur de Descartes dont
parle le titre, et qui porte sur le rle et lĠintervention du jugement. En
rendant impossible toute rationalisation de la violence, en empchant le
spectateur de passer au-del de cette dcouverte littralement horrifiante, en
faisant de cette dcouverte mme le moment terminal de lĠÏuvre, Howard Barker
semble vouloir nous ramener cette base primaire et toujours rsurgente en
nous, cette interprtation immdiatement drive des percepts qui explique par
exemple que pour Hobbes lĠtat de nature soit par dfinition tat de violence.
On peut se demander si les silences qui font constamment retour dans certaines
pices ne sont pas fonds sur la prise de conscience intuitive et toujours menaante
de cette donne humaine primordiale. Ceci dĠautant plus que le refus apparent
dĠpuration de la forme, propre la version aristotlicienne, retourne la
catharsis contre elle-mme en la maintenant dans sa phase premire. Ce faisant,
un telle dmarche entrave tout processus de sublimation en ramenant le
spectateur lĠvidence de lĠhorreur, une horreur dont il est rendu responsable
par le seul fait quĠil en est le spectateur. Si le sublime est constitutivement
li lĠhorreur, comme lĠaffirme Edmund Burke ou Julia Kristeva, cĠest parce
quĠil implique une transgression. En rejetant tout dpassement, Howard Barker
ne retient que le mystre de cette transgression pour nous plonger dans ce
quĠon pourrait appeler une sorte de sublime noir, celui de la puissance des
affects en nous.
II.
Faits scniques
Analyse de quelques exemples de silence scnique : a) The
Possibilities,
b) The Brilliance of the Servant.
Deux extraits de The Possibilities ont t retenus. Pour
commencer, le moins explicite des deux, faon de retrouver dans le premier une
complexit peut-tre masque par la brutalit de lĠvidence scandaleuse sur
laquelle il nous laisse (la main coupe, main alors tendue dans le geste de
pacification et de supplication).
Pourquoi ce titre, Ç The Possibilities È ? Parce
quĠil sĠagit de dix Ç cas È successifs, au sens ancien quasi
judiciaire du terme, de transgressions, chacune aussi inadmissible que les
autres, en rfrence aux rgles morales maintenant reconnues, ceci travers
lĠhistoire occidentale, les exemples successifs tant tirs de la Bible, de
lĠAntiquit, du Moyen ċge et nous rfrant diverses guerres dont les plus
rcentes. En ralit, le donn historique suppos ne fournit quĠun support
dcontextualis, dimension parabolique, ou plus exactement anti-parabolique.
Le cadre de rfrence axiologique est celui dĠun prsent anhistorique et
invariant, les fondements des comportements humains tant supposs rester
inchangs travers les ges.
Ce qui compte dans ce premier extrait ? Les deux
significations contradictoires du Ç I will open the door È. Deux
lectures, ou concrtisations orales, sont possibles, mais absolument
contraires. On imagine la difficult pour le metteur en scne et
lĠacteur : quelle intonation exacte choisir entre le refus vengeur et
lĠhsitation en promesse dĠavenir ? Nous sommes bien en situation dĠouverture
selon Eco ; savoir, deux schmes interprtatifs contraires aussi
valables lĠun que lĠautre, que leur coprsence rend pourtant galement
impossibles : dĠun ct, la dtermination de ne plus jamais se laisser prendre,
de lĠautre, lĠesprance de solidarit quand mme. Ceci aprs lĠambivalence
majeure du geste qui prcde : la mre touffe-t-elle ou non le
bb ? En lĠabsence de tout commentaire et guidage final, cette pice en
rduction nous conduit donc une indpassable situation de double contrainte.
Vritable oxymore scnique qui nous laisse incapables de dpasser ce constat de
blocage, blocage implicitement tendu lĠhumanit entire, en particulier du
fait de la dimension exemplum ou parabole de cette construction
condense : il sĠagit bien de types gnraux (lĠpouse / le Mari / la
Victime / les Tratres, etc.). Le schme abstrait mis en jeu en est dĠautant
plus clair : paroxysme la pointe extrme de la transgression, situation
que nous faisons ntre du fait de lĠinvitable identification avec cette pouse
partiellement fautive. Roland Jaccard dmontrait dans La Folie (1979) que la double
contrainte est traumatique par dfinition. Sa double exigence thique exerce
une violence absolue sur le sujet dont la capacit de choix est rendue
impossible alors mme quĠelle fait lĠobjet dĠune exigence imprative. Ceci
dĠautant plus que dans le cas prsent son vidence reste non dite, et refoule
dans un silence o se mlent effroi et constat dĠimpuissance. Comme si, de
faon rpte, lĠindividu se heurtait une sorte de paroi de verre dont il
dcouvre toujours trop tard lĠinvitable prsence. De situation en situation,
et de pice en pice, le thtre de la catastrophe relance la contamination de
lĠeffroi par le silence et du silence par lĠeffroi, catharsis muette o la
dcharge de lĠaffect se retourne contre le spectateur rendu voyeur de sa propre
souffrance thique. LĠpuration de la forme quĠil croit pouvoir discerner le
renvoie directement ses propres propensions la violence. Pire encore,
lĠeffet de reconnaissance porte sur la violence faite sa propre violence,
reconnaissance qui au lieu de le soulager renouvelle les dcharges dĠaffects en
lui. Et ceci sans aucun faux-semblant : Ç Nothing is repressed È (Death, 98). Surtout quand la chair
est directement concerne, ce que montrent bien les deux exemples suivants, la
main coupe dans Ç Kiss my Hand È (The Possibilities) et le corps transperc
et littralement dfait dans The Brilliance of the Servant.
La situation smantique dans Ç Kiss my Hand È
nĠest gure diffrente de celle qui prvaut dans Ç The Unforeseen
Consequences È (The Possibilities) : mme blocage, mme
arrt sur lĠindpassable de lĠhorreur. Dans The Brilliance of the Servant, ce donn est
complexifi par la thse apparemment dfendue, Ç apparemment È
puisque rien dans le texte nĠest jamais explicitement dit. Le
Ç brillant È de ce domestique possde toutes les caractristiques
dĠun sacrifice christique ici prsent comme le sommet dĠune fraude thique
majeure. Une famille prpare un mariage incestueux tandis
quĠune machine dvoreuse de victimes opre sous les fentres, et porte de
son : Ç It makes a small incision in your groin, and through the
little aperture it draws your whole intestine out . . . weaving it before your
eyes into a basket . . . to the handles of this basket they attach your severed
hands . . . IĠve
seen it . . . È (Barker, Volume 5, 133).
La contradiction prvaut tous les niveaux : schme sacrificiel
retourn contre lui-mme (le personnage christique soumis est en ralit celui
qui mne le jeu) ; lgance dcadente du parler dans un milieu qui
pourrait tre celui dĠune cour lisabthaine sur le fond off des hurlements de
mort des victimes. LĠÇ clat È ou Ç brillant È de ce
serviteurs est lĠoxymore en soi : violence sur ceux qui lĠentourent de qui
se sacrifie ; violence dĠun discours intrinsquement ambivalent, Ç I
have a contract of love with you which cannot be terminated . . . È (141).
Ceci jusquĠaux derniers sons entendus dans la pice : profonds sanglots de
deuil cadrs en arrire-plan par de lointaines voix dĠenfants exultant de
plaisir. Plus approche la conclusion, plus prvaut la dimension mtathtrale,
dimension dbouchant pourtant sur lĠincertitude. Cherchant les stigmates de la
machine sur le corps du serviteur revenu dĠentre les morts, puisque tout laisse
penser quĠil sĠest bien offert en victime la machine, la mre se voit
rpondre : Ç Do you expect the signs to show? / How materialistic we are .
. .! / Always we ask for evidence . . .! / How little faith we have . . .! /
Always we say, show, show . . .! / Is that not our poverty? È (142). Ce qui se
trouve ici Ç montr È, cĠest lĠimpossible interprtation christique
(Thomas et ses doutes) ; cĠest la dnonciation par refus et blocage du
voyeurisme du spectateur et de sa cruaut ethnocentre, lui qui cherche
dsesprment comprendre, savoir afin de ne plus avoir y penser, et de
chasser de son esprit ces sinistres intuitions. Le thtre est bien ici ce qui
montre, et montre quĠil montre. Dans le cas prsent, cette mise nu se fait
autorflexive en renvoyant au spectateur sa propre image, et dbouche alors sur
la bance dĠun savoir jamais impossible. Quel savoir ? Peut-tre celui de
lĠautre rive du Styx, rien que nous ne sachions dj : Ç this coming
to the already-known È (Death, 67). En second lieu, et dĠune faon plus
restreinte mais plus concentre, le savoir indirect apport par la
contradiction en soi ; la confrontation entre deux significations opposes
qui soutient la double contrainte tant en elle-mme la seule vrit que nous
puissions atteindre. Ce qui expliquerait pourquoi lĠoxymore sa pointe la plus
acre est lĠoutil et le recours prfrs des visionnaires, quĠil sĠagisse de
potes ou de mystiques. Donc le Ç thtral È selon Howard Barker serait la
monstration, la mise au jour de lĠtat de contradiction en soi, de la
contradiction comme frontire ultime : Ç Tragedy makes art from
contradiction by substituting will and curiosity to dread and ignorance . . .
in the field of death . . . È (Death, 85). Reconnaissance
et acceptation de notre incapacit de connatre, comprhension et distance
assume qui nous gardent du dtachement : Ç [É] tragic art [É] knows
nothing of detachment . . . È (Death, 90), et nous placent lĠoppos de
Ç lĠapptit dĠidentification È (Death, 90) caractrisant le
Ç thtre È : Ç to be ecstatically uneducated by it . . . [the spectacle of the fall] È (Death,
93) ; Ç It remains to be said that the decisions of the tragic
character have value only in so far as they enable him to enter the unknown in
a condition of active acquiescence
. . . [É] È
(Death,
97).
Quelques remarques sur les silences du texte et dans le
texte :
Rappelons la situation dans cet extrait tir de The
Brilliance of the Servant : lĠarrive de la machine, ses bruits et la comprhension
horrifie qui les accompagne, lĠinvitabilit de la torture et de la mise
mort arbitraire. Pendant ce temps, les prparatifs du futur mariage, la mre et
la fille nues, dans leur concurrence amoureuse face au suppos futur poux. Au
total, une sorte de contrepoint scnique mettant en parallle, et donc en
quivalence vie et mort.
Du point de vue de lĠcriture, le texte est littralement
trou de silences, dĠarrts, dĠhsitations, de suggestions, de suspensions de
la parole mi-course dĠun lan phrastique manquant de souffle et se dlite en
parataxe. Cette parole ne semble pouvoir sĠnoncer que par secousses
successives, dans les saccades dĠune sorte dĠtranglement jamais surmont, avec
inversement de soudains panchements de phrases hors syntaxe et ponctuation,
comme ceux du fianc[6]. La parole hsite entre
la pulsion et lĠimpossibilit de dire, vritable embarras de communication dont
lĠaposiopse est lĠexpression majeure.
LĠaposiopse (ou interruption de parole) parat tre ici le
signe syntaxique dĠune soudaine comprhension intrieure, dĠun dialogisme
intensifi, au sens o le dialogisme correspondrait la division et au combat
au sein du discours individuel entre deux logiques antagonistes. LĠaposiopse
signale ainsi la soudaine prise de conscience par le personnage dĠune
dngation de sens, ou dĠune absence de savoir qui renvoie peut-tre la mort
dont tout ce que nous savons est que nous ne pouvons rien connatre dĠelle.
Ainsi prvaut, tous les niveaux, une sorte dĠhomologie structurelle : de
la signification encadrante (le tragique tel que le conoit lĠauteur)
lĠcriture dans ses effets les plus concrets. Pour reprendre ce que dit Sunetra
propos de sa mre, cette Ç intgrit terrible È (123) est celle du
Ç thtral È dans sa mise en vidence des latences de la vie, latences avres
mais dlibrment ignores dans le cours ordinaire de notre existence :
Ç TragedyĠs a priori — that we live only to be destroyed by life
— renders the notion of wrong decisions meaningless È (Death, 97) ; Ç Death
renders irrelevant all that was relevant È (Death, 37).
L se trouve le nÏud de lĠindpassable contradiction qui se
dit de multiples faons au travers des silences successifs du texte. Telle est
bien la violence premire laquelle la violence seconde du thtre de la
catastrophe nous ramne par dfinition. Ce qui se dit dans le silence est
lĠvidence tragique dĠune exprience terminale impossible imaginer et
confronter en soi-mme ; le constat dĠun inconnaissable qui est pourtant
notre seule vrit. On comprend pourquoi lĠintuition du tragique chez Howard
Barker ne peut sĠaccommoder dĠun quelconque dpassement cathartique conduisant
une sorte dĠapaisement aprs la tempte. La situation nĠest pas temporaire,
et opportunment endure pour nous par des victimes sacrificielles ; elle
est une constante de chaque instant de notre propre vie. Telle est la vrit
existentielle difficile que le thtre de Howard Barker sĠefforce de ramener au
jour, pour en raviver en nous lĠintuition refoule ou tout simplement mconnue.
CĠest bien l le secret de cette violence silencieuse, celui dans lequel nous
sommes plongs face une indicible dcouverte qui est en mme temps un rappel
lĠordre et une remmoration : Ç [É] nothing in death is not already
known È (Death, 68) ; Ç One of the few secrets in the world no
one wishes to be party to . . . È (Death, 90).
III.
Le silence et le Ç thtral È selon Howard Barker
Je voudrais maintenant revenir sur ce
Ç terrible silenceÈ accompagnant le rcit dĠun meurtre[7], ou comme ici,
tmoignant de la violence faite au corps. Selon
Howard Barker, ce silence est inhrent au Ç thtral È :
Ç In the art of theatre not only do we
expect the audience to be silent, we demand it of them, we demand it as the
confirmation of our intentions. We concede there are many silences, but we discriminate among the silences È (Death,
17) ; et plus loin : Ç No metaphor for what is sublime in silence. If silence
were a wall, one would seek a ladder for it. Rejoice in one absolute È (Death, 73). En fin de
reprsentation tout applaudissement, catharsis mineure tmoignant de la
reconnaissance du public envers les acteurs, parat impossible pour qui se
trouve alors plong dans lĠextrme de lĠinsupportable. Et dans la pice mme,
une srie de silences semblables accompagne une exploration mene jusquĠaux
limites de ce qui peut se concevoir : obscurit de formulations
cryptiques, ambivalences, juxtapositions problmatiques et/ou scandaleuses,
dialogisme rsurgent, dtours, ruptures syntaxiques, aposiopses, etc.
LĠeffet violence de ce silence, violence mineure provoquant
un malaise temporaire ou violence massive aboutissant une sorte de panique
intrieure, est rapporter la puissance des affects en nous, point central
permettant de distinguer ce thtre de la cruaut de celui de ses prdcesseurs
et de ses contemporains. La spcificit de la dmarche est bien chercher dans
le dni de la catharsis dans sa phase seconde de purification et dĠapaisement.
CĠest l le point cl du retournement autorflexif : faisant violence la
violence de lĠaffect en nous, nergie quasiment instinctuelle, le moment
cathartique arrt renvoie cet affect lui-mme. Il le dnude dans ses
tentatives de disculpation narcissique et paranoaque. LĠidentification a bien
lieu, mais elle contraint le spectateur se reconnatre dans lĠautre, au lieu
de lĠautoriser sĠy perdre. Le scandale devient celui de sa propre pense et
de ses propres dispositions. Pour mettre en vidence cette dimension, il suffit
de comparer ce figement atterr et terrifi auquel aboutissent ces conclusions in
medias res,
notre regard latral et ses manÏuvres malsaines lorsque les nouvelles
tlvises nous font contempler malgr nous un meurtre ou une mort en cours
dĠaccomplissement dans quelque lointain pays. Si Howard Barker joue de faon si
transgressive avec le corps — dans Found in the Ground (Volume 5, 2001) on
dguste les cendres des nazis —, cĠest quĠil veut nous conduire vers ce
lieu cl o le stimulus premier de lĠaffect nous transperce, processus dont
dpend tout le reste, commencer par ce que nous appelons nos
Ç jugements È qui sont en ralit seconds et prsupposs par notre
raction ce stimulus. Howard Barker semble vouloir remonter la source, l
o a fait le plus mal, lĠidentification centripte (de jouissance) et
centrifuge (de dgot) ; prcisment ce que le Ç thtral È selon lui
montre et nous fait voir, au-del mme de la confrontation avec lĠide de mort,
toute centrale quĠelle puisse paratre. LĠvidence de la mort nous donne en
ralit indirectement accs une vidence plus directement provocante, celle
du corps propre dans son commerce priv avec le monde environnant. La voie que ce
Ç thtral È ouvre pour nous, en contournant des raisonnements
ouverts toutes les drives de la pense, cĠest donc la prescience de la
vrit irrductible des affects, de leurs potentialits en ngativit et en
positivit, mme si cette seconde dimension nĠest pas ici prsente ou
privilgie. NĠayant rien prouver en termes de morale, le dramaturge se
contente de nous placer au plus proche de ces processus dĠagnition qui fondent
la raction individuelle, lĠagnition tant, selon Umberto Eco, la soudaine
reconnaissance de ce que nous savions dj[8]. Il remonte en quelque
sorte aux sources premires de la capacit thique, cette logique irrflchie
qui nĠa que faire des normes acquises et ordinairement reconnues. Son choix de
situations scandaleuses nĠa pas dĠautre objectif que de restaurer en nous, en
le renforant, ce sens de la fragile responsabilit qui est la ntre au moment
o nous ressentons lĠmotion, produit second de lĠaffect, et o nous nous
laissons aller ses faciles panchements. En ce sens, le silence auquel il
nous conduit correspond une sorte dĠascse thique, la plus ajuste selon moi
aux fondements et nergies de notre machine penser.
CĠest pourquoi on peut dire que la tragdie selon Howard
Barker est une paradoxale naissance, naissance pudiquement esquisse dans Death
travers une srie dĠemplois smantiques paradoxaux : Ç Tragedy is the
labour of death È (22) ; et plus loin : Ç the throes of
death È (70). En mme temps, lĠauteur revendique son impuissance puisque,
pour lui, il nĠy a pas de vrit dcouvrir, seulement la vrit de lĠabsence
de vrit : Ç Very great plays yield no meanings. They move like the mouths of the dead on the banks of the Styx.
ÔMeaningfulĠ plays are soiled / spoiled by their meanings. What is the meaning of death? È (Death, 20), vritable
scarification qui soutient la fcondit artistique de cette criture, et vers
laquelle lĠauteur revient sans cesse. Si le silence quĠil chrit est dĠune
potentialit de violence insupportable, la violence nĠest pas la sienne, mais
celle du donn fondamental de notre propre pense, elle qui trouve son origine
dans ce qui apparemment la nie. CĠest la force pour moi pique de ce thtre
que de ne proposer aucune disculpation philosophique ou vaguement religieuse.
On devine lĠauteur tout entier tendu dans ses diverses productions, quĠelles
soient pices, pomes ou peintures, dans lĠeffort de sĠen tenir ce constat
pur et simple, et dĠessayer de distiller toutes les leons possibles dĠun tel
tat de fait : Ç Tragedy is not a demonstration, it is a terrible
ignorance that admits itself . . . [É] È (Death, 45) ; Ç The art of the theatre
is a darkness because it speaks to a darkness È (Death, 49).
On comprend mieux alors la composante agressive du
Ç spectaculaire È dans ce thtre, le ct non institutionnel de son
approche, son refus de compromission quant lĠessentiel. Si le genre thtral
est bien caractris par la cascade dĠinstances sur lesquelles il sĠappuie
(texte, metteur en scne, acteur, spectateur), tous ces niveaux, et par
renforcements successifs, la composante cathartique premire, celle des
affects, sera lĠoccasion soit dĠune drive croissante, soit dĠun centrage de
plus en plus ajust. CĠest dans cette seconde perspective que Howard Barker me
semble se placer, celle dĠune intensification par ajustements obstins sur les
vrits premires de la perception, dans le domaine le plus crucial, celui de
la pense individuelle dans sa dimension la plus personnelle. Loin de lui toute
dmarche imitative, tout vraisemblable, tout reflet naturalisant. Ne
lĠintresse que la qute lĠÇ inscape È (le Ç schme
intrinsque È) de Gerald Manley Hopkins, de cette exprience intime.
Ascse que cette contemplation silencieuse et intrieure atteinte par le quitte
ou double de la violence, une violence qui nĠa rien de sado-masochiste, mais se
fait au contraire cole de responsabilit. Difficile de ne pas admirer un
auteur qui conduit de faon si constante et radicale une entreprise aussi
limite de mise en vidence du non signifiant : Ç une
obscurit È, dit-il, dans un langage qui pourrait tre celui de la
mtaphysique.
Voil ce que le Ç thtral È selon Howard Barker est
par essence destin faire voir, du fait de la dconstruction propre
lĠimitation scnique, cet engagement mimtique o tout est perdre ou
gagner. Ce quĠaffirmait dj Hamlet dans son discours aux
acteurs, en particulier dans cette remarque souvent cite, mais le plus souvent
contresens, tant donn lĠlimination, ou lĠoubli, des prcisions suivant le
mot Ç nature È : Ç [É] playing whose end both at the first,
and now, was and is, to hold as Ôtwere the mirror up to nature, to show virtue
her own feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his
form and pressure È (Hamlet,
3.ii.19-22). Le
thtre en soi donc, et ses deux possibilits : soit berner le spectateur
par lĠeffet trompe-lĠoeil, soit lui donner voir, et comprendre non
seulement ce quĠil voit, mais pourquoi et comment il peut voir.
La force du Ç thtral È ainsi conu est de ne pas
sparer lĠaffect du concept, la participation de la distance, comme dans les
deux moments successifs de la catharsis classique, mais dĠentretenir chez le
spectateur la prescience des implications conceptuelles de ces processus
physiologiques premiers. Tout simplement parce que cĠest dans lĠaffectif, au
sens de bombardement incessant et invitable de notre esprit par les affects,
que la puissance de la pense vraie est chercher, trouver, et prserver
autant que faire se peut.
Michel Morel
Bibliographie
Barker,
Howard. The Possibilities, Collected Plays, Volume 2. London: Calder
Publications, 1993 (1987).
——.
Women Beware Women, Collected Plays,
Volume 3. London: Calder Publications, 1996.
——.
The Brilliance of the Servant, Collected
Plays, Volume 5. London:
Calder Publications, 2001.
——.
Arguments for a Theatre. London: Calder
Publications, 1989.
——.
Death, The One and the Art of Theatre.
London: Routledge, 2005.
Burke,
Edmund. A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime
and the Beautiful. Oxford: OUP, WorldĠs Classics Paperback,
1990.
Cassin, Barbara (sous la direction de). Vocabulaire
europen des philosophies. Paris : ditions du Seuil, Le Robert, 2004.
Coleridge, Samuel Taylor. Biographia
Literaria.
London: Dent, EverymanĠs Library, 1967.
Damasio, Antonio. LĠErreur de
Descartes, la Raison des motions. Paris : ditions Odile Jacob, 1995
(1994).
Dupont-Roc, Roselyne et Jean Lallot. La
Potique.
Paris : ditions du Seuil, 1980.
Eco, Umberto. De Superman au surhomme. Paris : Grasset,
1978.
——. Lector in fabula, ou
la Coopration interprtative dans les textes narratifs. Paris : Grasset,
1985 (1979).
Grotowski, Jerzy. Vers un thtre
pauvre.
Lausanne : ditions LĠċge dĠhomme, 1971 (1968).
Jaccard, Roland. La Folie. Paris : PUF, Que
sais-je ? 1979.
Kristeva, Julia. Pouvoirs de
l'horreur. Essai sur l'abjection. Paris : ditions du Seuil, 1980.
[1] Death, dans la suite du texte.
[2] Dictionnaire
historique de la langue franaise,
Paris : Dictionnaires Le Robert, 1992.
[3]
Ç Nous pouvons donc dfinir le thtre comme Ç ce qui se passe entre
spectateur et acteur È. Jerzy Grotowski, op. cit., p. 31.
[4] Je souligne. Sauf mention explicite, les italiques ou les caractres gras dans les citations sont de Howard Barker.
[5] Vocabulaire
europen des philosophies, p. 787
et La Potique, p. 145.
[6] Ç How can I marry you Of
course I will do if you want it yes I am quite
capable of such an act I could so easily exist in states of utter contradiction
utter complication disarray disharmony the tangle knots of things are no
dilemma not to me I pity you Sunetra but is that love and you mother I think holds me in contempt. . . . ! È The
Brilliance of the Servant, p. 122.
[7] Ç [É] reporting the killing commands a terrible silence, born of curiosity and dread [É] È Death, 59.
[8] Voir le
chapitre Ç Agnition È dans De Superman au surhomme, op. cit.,
pp. 29-39.