Michel Chion

 

LE PROMENEUR ECOUTANT

essais d’acoulogie

 

extraits

 

 

 

Introduction:                                                                               

Pour une acoulogie

 

   

 

   Nous vivons tous avec les sons. Ils nous accueillent dans la nuit utérine. Ils nous dérangent, mais aussi nous alertent. Nous agressent, mais parfois aussi nous mènent au ciel. Ils nous orientent,  et nous désorientent. Et voilà ce que nous faisons avec eux: nous les négligeons, les contournons, et ne parlons plus que de leurs sources. Ou bien  de leur effet sur nous, dont nous nous enveloppons narcissiquement. Leur nature à eux, leur être, sont rejetés par nous dans l’oubli ou l’indifférence. De plus, nous les trions et les parquons. A certains nous mettons l’étiquette “note de musique” et aux autres, celle,  en français irrémédiablement péjorative, de “bruit”. Grincements de porte, murmures du vent, grondements sourds des vieux ascenseurs dans leurs cages, tous n’ont pour les désigner que ce pauvre substantif. Sur les notes musicales, nous raffinons dans la distinction exquise, tandis qu’à propos des bruits, les mots les plus vagues et les concepts les plus grossiers nous paraissent suffisants.

     Ce livre est le livre de quelqu’un qui, même promeneur écoutant, ne se résigne pas à parler bêtement des sons qu’il vit ou rencontre. Mais ce promeneur y a été amené par certains chemins.

     Compositeur de musique concrète, cela fait longtemps que pour moi tous les sons existent sur un pied d’égalité; et que si certains me plaisent à faire ou à entendre et d’autres non, leur origine - électronique, instrumentale, manuelle ou naturelle - n’y est pour rien. Comme d’autres avant moi, je me suis posé le problème de les raconter et de les décrire. Et j’ai déploré que les innovations techniques servent surtout de prétextes à fuir les sons dans leurs causes (sons d’ordinateur, dit-on...) . Par la suite, devenu théoricien, praticien et enseignant du son dans l’audio-visuel, je me suis beaucoup occupé du rebut laissé par les autres chercheurs, attentifs seulement à la musique et au langage. Ce rebut, ce sont les bruits, qui sont la matière même et la voix sensorielle du film. Je voulais donc parler sur les sons, qui sont la chose du monde la mieux et la plus mal partagée.

  Il était donc naturel que cet ouvrage se fït. L’occasion m’a été fournie de l’élaborer, page par page et par brefs essais, lorsqu’en 1987 je suis allé proposer une rubrique sur les “évènements sonores” au mensuel Le Monde de la Musique. Son rédacteur en chef d’alors, le regretté François Pigeaud (auquel j’en conserve toujours une grande reconnaissance), a su comprendre que cette chronique pourrait parler d’autre chose que de ce sujet-bateau qu’on me proposait alors et que je refusais toujours: les disques de musique de cinéma. Gràce à son ouverture d’esprit (et à celles d’autres commanditaires d’occasion: Alan McCluskey pour Scope, Judith Miller pour L’Àne, Thierry Kübler pour L’Image-Vidéo, Francis Dhomont pour Lien, Rudolf Frisius pour un projet inabouti sur Olivier Messiaen, l’INA-GRM à plusieurs occasions), j’ai eu pendant quatre ans le privilège de pouvoir écrire sur les sujets qui me plaisaient quant au son, et, sans être l’esclave de l’actualité immédiate,  de pouvoir à la fois esquisser un portrait sonore et voyageur du monde moderne, avec ses appareils spécifiques (walkmans, alarmes, répondeurs, camescopes, etc...), me pencher sur des textes poétiques ou romanesques de différentes langues, pour interroger l’acuité de leurs descriptions; tenter de démythifier certaines thérapeutiques ou autres entreprises de “bien public” qui abusent, consciemment ou non, du brouillard terminologique entourant la question, et enfin, proposer quelques hypothèses et concepts originaux.

        Toutes ces directions, on les retrouvera dans les pages de ce recueil,  mais entrecroisées dans un propos général qui a largement préexisté à la rédaction de chacun des textes regroupés. Ce propos? Il se trouve largement résumé par le terme insolite figurant dans le sous-titre. Disons-le tout de suite: le néologisme d’acoulogie n’est pas de moi mais de Pierre Schaeffer, qui l’a lancé avec générosité dans les pages de son Traité des Objets Musicaux sans en faire quelque chose. Je me suis seulement permis de le reprendre, vacant et abandonné, pour lui conférer un sens plus large que celui que lui donnait originellement son créateur (qu’on trouvera analysé dans mon Guide des Objets Sonores et sur lequel je reviens dans Le Son). Qu’y lit-on en effet: l’écoute et le logos, donc l’essentiel. L’acoulogie sera donc la discipline qui s’occupe en mots rigoureux des sons, de ce qu’on entend, sous tous ses aspects, ce que ne font ni l’acoustique (centrée sur des phénomènes vibratoires existant indépendamment de l’écoute), ni la mal-nommée psycho-acoustique (où il est moins question du psychisme que d’étudier certaines corrélations entre des stimulus physiques et des sensations sonores isolées, sans s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’on appelle “son” au niveau auditif). 

      Or, si l’acoulogie s’occupe des sons, elle doit rompre avec le subjectivisme qui règne à leur sujet (comme avec  le scientisme qui les nie en tant que réalités de perception), et, continuant la voie schaefferienne mais dans une intention plus générale et sans, contrairement à Schaeffer, viser spécialement une application musicale,les fonder symboliquement comme objets -  et comment peut-elle le faire, sinon dans et par le langage. L’acoulogie est bien, au départ, critique du langage ou du non-langage sur les sons.

     On écoute comme on parle: c’est en effet sur cette première idée, simple au départ, que s’appuie le présent ensemble de textes, dont l’ambition était de reprendre sur de nouvelles bases la problêmatique du sonore, même si c’est sous une forme vagabonde et littéraire. Interroger le dire sur le son à travers des textes anciens ou modernes, écrits dans différentes langues et provenant de différentes cultures; solliciter le vocabulaire existant et réveiller les mots qui dorment dans le dictionnaire (mais sans se laisser duper par les ambigüités  dont ces mots sont les supports et les vecteurs, non plus que les négliger comme insignifiantes); créer quand besoin est  les expressions spécifiques qui font encore défaut; mais aussi remettre en question les termes usités lorsque leur fausse évidence génère les équivoques sur lesquelles prospèrent l’obscurantisme et parfois  l’escroquerie - ce sont quelques-unes des tâches, d’inventaire et d’innovation à la fois, qui attendent, avec beaucoup d’autres, cette discipline neuve, une discipline qu’il s’agit ici seulement d’esquisser, et à laquelle je compte ultérieurement apporter d’autres contributions sous une forme plus systématique .

         Deuxième idée qu’on trouvera modulée ici: le discours actuel sur l’écoute est, sous son allure aimablement New Age, saturé d’idéologie, une idéologie “naturaliste” et régressive, voire bêtifiante,  à ce point décalée par rapport aux conditions réelles dans lesquelles aujourd’hui nous percevons, créons et vivons les sons quotidiennement, que cela ne peut être sans conséquences - notamment sur les entreprises d’”urbanisme sonore” et de création artistique qui s’en réclament. La réinvention nécessaire de l’écoute passe alors par la mise à jour et la critique de cette position naturaliste, une position qui selon moi n’a peut-être jamais été aussi dominante, régnant sans partage dans le discours des intellectuels et de nombreuses institutions.

        Le son serait en effet,  à l’en croire, un donné naturel auquel il suffirait de s’ouvrir, lieu privilégié d’une harmonie préétablie entre stimulus et sensation, cause et effet, objet et sujet. Une harmonie dont le langage - facteur comme on sait de division - n’aurait même pas à se mêler. C’est cette harmonie qu’il s’agit ici de remettre en cause, pour lui redonner un sens plus réel et vibrant.

           Réinventer le son, c’est donc se remettre à l’écoute du monde sans idées toutes faites (Livre premier); c’est casser le rapport (rendu caduc par la technologie) qui dans le langage courant continue de relier le son à la cause, critiquer les croyances qui lui prêtent homogénéité et substantialité, le décaper des mythes paresseux qui le recouvrent, mais aussi reconnaître et respecter, dans l’oeuvre des écrivains et des compositeurs, leur valeur poétique et symbolique (Livre second). Enfin c’est refaire l’examen critique de ces deux inventions capitales dont la première fut méconnue d’avoir été identifiée à la seconde: la sono-fixation et la sono-transmission; non sans en interroger les conséquences révolutionnaires sur le rapport séculaire écrit/oral (Livre troisième).

        Il me faut préciser aussi qu’il s’agit là  d’une recherche individuelle, sans jusqu’ici le support régulier d’une institution ou d’un organisme de recherche, même si certaines questions se croisent avec celles récemment abordées dans une autre optique par un François Bayle, et, avant cela bien sûr, par Pierre Schaeffer.

     Mais bien que j’aie consacré, voici dix ans,  un  Guide des Objets Sonores à la présentation condensée et à l’exégèse des thèses schaefferiennes,  ouvrage qui se voulait totalement neutre et transparent, reflet fidèle de son objet, je n’ai pas ici la prétention d’être le “continuateur” ni non plus  le “déboulonneur”  de l’auteur du Traité des Objets Musicaux. Simplement, d’avoir sur la question quelques idées personnelles à émettre, lesquelles se sont nourries de Schaeffer, certes, mais aussi  d’autres sources et d’autres expériences. Et si j’ai souhaité les présenter d’abord sous une forme familière et concise plutôt que sous celle d’un traité massif, ce n’est pas par précipitation, puisque cet ouvrage a été longuement remis sur le métier (à la faveur des nombreux refus qu’on essuyés ses deux premières rédactions), mais en hommage à ces ouvrages spéculatifs de Diderot ou de Rousseau, qui n’hésitaient pas à réfléchir sans s’attarder,  à être clairs sans simplifier, et à sourire sans perdre leur objet de vue.

      On ne s’étonnera pas enfin que dans cette recherche résolument raisonnante  (sans jeu de mot) sur un sujet propice aux obscurantismes faciles, poètes et écrivains soient fréquemment invoqués à côté de l’expérience concrète: s’il s’agit ici, en effet, de prendre le son au mot afin de lui donner sens, ce sont bien eux qui en ont parfois le mieux parlé, parce que les sujets les plus insaisissables sont ceux qui stimulent le mieux leur exigence de précision et de rigueur.

       Outre les responsables de publication mentionnés plus haut, je voudrais pour finir remercier très chaleureusement Olivier Bernard et la SACEM; mais aussi Christiane Sacco, source d’observations déterminantes, ainsi que François Bayle, Catherine Portevin et Didier Kuntz, pour nos échanges fructueux sur certains sujets abordés dans ce livre;  Michèle Durand-Vallade, plusieurs lecteurs et lectrices pour leurs échos et leurs encouragements; et enfin Anne-Marie Marsaguet pour sa complicité et son soutien constant.

               

M.C., 6 juillet 1993        

 

 

 

 

 

(...)

 

 

 

24. Le dedans et le dehors

 

       "Mais ce qui produit le son, dis-moi, est-ce le dedans ou le dehors?"

          Cette question génialement naïve, on l'entend poser au détour d'une oeuvre peu connue de Sophocle, Les Limiers, et le sujet de cette pièce (un drame satyrique conservé à l'état de fragments) nous concerne,  puisque c’est la naissance même de l’instrument musical qui est conté.

        Dans le passage évoqué, les Satyres - cohorte bruyante et confuse - sont à la recherche des vaches d'Apollon  mystérieusement enlevées, et leur attention est attirée par un bruit sortant d'une caverne; un son, disent-ils,  "étrange et bouleversant. Jamais mortel n'a entendu un bruit comparable" (traduction de Roger Pignarre, chez Garnier/Flammarion). Mais ce son, leur apprend une nymphe qui surgit alors de la caverne, était en fait celui d'un instrument de musique tout juste inventé par le jeune dieu Hermès: "c'est lui tout seul, en un jour, qui a fabriqué au creux d'une carapace un instrument de musique. Son art ingénieux a tiré d'une bête morte une caisse pour lui pleine de délices et il la fait résonner dans le souterrain." Stupéfaction comique des Satyres: comment d'un animal mort arrive-t-on à tirer une voix?

             En fait, de bête qui a servi à fabriquer l'instrument de musique, chez Sophocle il n'y en a pas une mais deux: une tortue dont le dieu a vidé la caparace, et l'une des vaches volées, dont la peau a été tendue - avec à l'intérieur un creux. D’où la question posée par le Coryphée:

         "Mais ce qui produit le son, est-ce le dedans ("tountos") ou le dehors ("touksô") ?"

              C'est ainsi qu'à tout son demeure sempiternellement associée, par les hommes, la question de la cause qu'ils lui attribuent. Tant qu’ils n’ont pas obtenu de réponse à cette question, ils ne peuvent le qualifier. Dans l’attente que sa source soit identifiée et visualisée, le son de la lyre est rien et tout; il demeure susceptible de signifier n'importe quoi, ne relevant pas encore d'un jugement esthétique. Pour les Satyres, qui l'ont entendu d’abord dans un contexte acousmatique (cause non visible) et anonyme (non identifiée), ce son divin commence par n’être qu'un "bruit insolite", un "bruit sourd", qui pourrait être aussi bien le mugissement d'une vache inoffensive que l'annonce d'un terrible danger. Ce n'est qu'ensuite, lorsqu’ils sont rassurés, qu'ils commencent à se demander si ce n'était pas l'empreinte sonore d'une voix humaine. Ce qui domestique et humanise le son ne vient donc pas de lui, mais de ce qu'on projette sur lui.

              Le mot que le traducteur a rendu par "bruit", c'est, chez Sophocle, le substantif "psophos". Un terme du grec ancien peu connu, car il n'a pas produit de dérivés dans notre langue, et qui veut dire "bruit non articulé". A en croire le Bailly, il se retrouve souvent opposé à "phonè" - la voix, et par extension le son -  et serait également employé pour désigner le bruit des consonnes ou le son de la  lettre Sigma. D'autres références renvoient à des emplois de "psophos" en rapport avec le bruit de la mer, les chutes de pierres ou le trot des chevaux. Mais dans cette cueillette terminologique effectuée en rouvrant un vieux dictionnaire, j’ai trouvé encore, parmi d'autres termes désignateurs de son, "phtegma" (qui a donné en français Apophtegme), désignant le bruit en tant qu'il résonne et le son articulé -  et "boè", le cri,  le son aigu et bruyant.

              Or, justement, dans le fragment cité de Sophocle, le même son qui effraie les Satyres est selon les moments un "psophos", un "phtegma" ou un "phonè". C'est ce dernier substantif, en tout cas, qui figure dans cette bizarre question venant au détour d'un échange de répliques serré, comme l'aime le théatre grec, entre le Coryphée et la nymphe Cyllène -  échange qui conduira peu à peu, comme pour un jeu de devinettes, à la reconnaissance jamais épuisée de la source du son:

               "Mais de quoi est-ce la voix - du dedans, ou du dehors?"

             Surprenante alternative. Pourquoi pas en effet l’un et l’autre combinés? Et pourquoi ne vient-il pas à l'idée des humains que ce qui produit un son, ce sont au moins deux choses mises en contact, vibration ou frottement: ici par exemple à la fois le dedans, comme vide nécessaire, et le dehors? Et pourquoi les langues du monde n'ont-elles rien prévu pour dire la multi-causalité du son? C'est comme cela, et ce qui était valable au temps de Sophocle, dans sa langue, continue de l'être en français, en 1990, où l'on s'accroche plus fermement que jamais au postulat de l'unicité de la cause, comme si c'était là le seul moyen de garantir l'unicité du son lui-même.

             En même temps, comme Denis Vasse l'a formulé à propos de la voix (L'Ombilic et la Voix, éd. du Seuil), et comme je l’ai analysé en détail dans mon essai La Voix au cinéma, le son est vécu dans cette oscillation même de l'intérieur et de l'extérieur.

           Chez Sophocle, il y a même si l'on peut dire du dedans au carré, puisque le son de l'instrument, boyaux et membrane tendus autour d'une cavité, provient d'une plus grande cavité qui contient la précédente, à savoir la caverne. De cette caverne, lieu de toutes les questions sur l'origine,  tout peut alors surgir: une nymphe, un son, la musique, un troupeau de vaches ou le dieu Hermès. Le son entendu par les Satyres était donc à la fois son de la caverne, son de la carapace et son de la peau. Une confusion inquiétante, à laquelle il convient de mettre bon ordre.           

       La fin, perdue, de la pièce de Sophocle montrait selon toute probabilité le dieu jouant lui-même, sur la scène, de son instrument. Le son était alors domestiqué, “désacousmatisé”. Qui sait si l'instrument de musique, ce n'est pas aussi cela: cette cause où l'on veut enfermer le son, comme dans une origine qui serait unique et localisée, mais où continue de battre, comme un coeur, la question du dedans et du dehors.

    

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Le silence de l'écoute (Lampe-tempête IV)

 

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