Le
silence de lĠcoute
Dante est au
Paradis. Il vient d'atteindre, accompagn de Batrice qui a pris le relais de
Virgile, le quatrime Ciel (la Divine
Comdie en dnombre dix, de plus
en plus proche de lĠempyre suprme). Le quatrime ciel est celui du Soleil,
qui suit le Ciel de Vnus et prcde celui de Mars. Et soudain voil que...
(plongeons-nous un peu dans l'italien archaque):
"Io vidi piu folgor vivi e vincenti /
far di noi centro e di se far corona, / piu dolci in voce che in vista lucenti." (Paradiso, chant X, vers 64 66).
Ce
qui, dans la belle traduction de Jacqueline Risset chez Flammarion donne:
"Je vis
plusieurs feux vifs et fulgurants / nous prendre pour centre et se mettre en
couronne / plus doux la voix que brillants la vue."
Car
ces feux chantent, ce qui nĠest
pas pour surprendre dans un pome o des voix sortent de partout, de lumires,
d'arbres ou mme de nues.
Mais ici, le rapport comparatif entre voix et aspect, voce et vista
est trs singulier. Car deux
absolus de la perception sont poss l, et si possible, nous laisse entendre le
pote, un de ces absolus l'est plus que l'autre. L'absolu du son est intrieur
- la voix douce parle l'intrieur du corps, elle est en nous, de mme que
toute voix entendue rsonne en nous - , tandis que l'absolu de la lumire nous
est extrieur. Il est hors de nous, et insoutenable.
Ce qui intrigue cependant, dans la traduction Risset, c'est ce
"plus doux la voix" - o le " la" correspond un emploi
diffrent et dissymtrique, selon qu'il s'applique au son ou l'aspect. De
mme que "vue" en franais, vista correspond tout aussi bien l'objet peru qu'
l'action perceptive, alors que voce ne dsigne rien de l'acte d'couter... Mais
poursuivons la scne.
"Poi, si cantando, quelli ardenti soli
/ si fuor girati intorno a noi tre volte (...), donne mi parver, non da ballo
sciolte, / ma che s'arrestin tacite, ascoltando / fin che le nove note hanno
ricolte."
La traduction Risset propose: "Lorsque, chantant ainsi, ces ardents soleils / eurent
tourn trois fois autour de nous, (...) , ils semblrent dames, non dlies de
la danse, / mais s'arrtant , en silence, l'coute / pour recueillir le son
des notes nouvelles."
Comme ils
sont extraordinaires, les trois derniers vers, en tant qu'hommage rendu la
beaut de l'coute - cet acte invisible et important, et si peu dcrit, si peu
montr.
Andr Pzard,
dans la Pliade, prend quant lui sur le sens littral de ce mme passage des
liberts qu'explique son parti pris de transposer le pome en dcasyllabes et
dans une langue no-archaque, ce qui donne: "Le choeur cessa: entre deux tours de
ronde / ainsi font pose et silence les dames / guettant d'our nouvelle
salmodie (sic)". Seulement,
avec son "entre deux tours de ronde", Pzard interprte allgrement,
et nous prive de la vision qu'est l'tonnant "non da ballo sciolte", que Risset traduit littralement et qui
voque une ide bien concrte, dans le dynamisme de sa propre ngation: celle
d'une force entranante qui est le bal, force sonore et corporelle la fois,
et de dames qui y tant prises, sont comme arrtes dans le mouvement, et
invisiblement "recueillent" (ricolte) le son, en font le plein, s'en rechargent pour
danser nouveau.
L'acte
d'attention, et en particulier l'acte d'couter, est ici comme toujours chez
Dante merveilleusement peint. Tout comme le lien entre l'entendre et le voir,
o la voix dirige le regard et lui donne son intensit.
Au chant
XIX du Purgatoire, par exemple, le pote endormi rve d'une Sirne,
une de celles-l qu'a rencontres Ulysse, et dans le songe quĠil fait cette
Sirne chante si suavement ses oreilles "qu' peine, j'aurais dtourn mon regard d'elle" (Purgatorio, XIX, 17-18). Rappelons que chez Homre,
contrairement Dante, le hros grec ne cherche pas voir les Sirnes, dont
d'ailleurs l'aspect physique n'est jamais voqu. Ce qu'il veut, ligot son
mt, c'est simplement continuer les entendre.
Dans le
rcit de Dante, le mouvement fondamental qui revient constamment est donc celui
de "se tourner vers",
tel un nouveau-n, dans un lan de confiance et d'appel. Qu'il s'agisse
de s'adresser Virgile le guide ou la bien-aime Batrice, ou encore, comme
le pote nous montre celle-ci son tour se tournant "toute
dsirante" vers Dieu, vers "le
point o le monde est le plus vivant."
(Paradiso, V, 86-87). Or, il se trouve que ce mouvement
tournant vers la chose est
articul au son, qui en nous est son moteur.
Parfois
cependant, nous rappelle lĠauteur, il est des cas o comme Orphe il faut se
retenir de se retourner vers ce qui sonne, par exemple au moment de l'entre au
Purgatoire. On a prvenu le pote qu'une fois la porte franchie, il ne pourrait
plus regarder en arrire, sous peine d'expulsion. Il avance donc et "je compris au son qu'elle tait referme / et si j'avais
tourn les yeux vers elle, / quelle aurait t l'excuse mon erreur?". (Purgatorio, X, 4-6)
Mais le
plus formidable, c'est comme Dante nous parle de ces moments dans lesquels le
sujet vivant se tait pour en laisser parler un autre. Il arrive en effet
beaucoup des entits rencontres aux diffrents tages du Paradis de cesser
leur chant ternel pour se mettre l'coute du visiteur humain, et laisser
place la voix de ce dernier: "Comment
seraient-elles sourdes de justes prires / ces substances qui pour me donner
dsir / de les prier, se turent de concert?" (Paradiso, XV, 7 9). Encore une fois un silence
collectif et vibrant, diffrent du silence individuel, et plein d'invite.
coute et parole, silence et bruit: tout ici est prsent dans une
perspective de vie et de progression. Se taire ou prendre la parole, pour
Dante, nĠest jamais une posture passive ou mcanique, adopte par pur conformisme ou rflexe de comportement.
Jusqu'au mutisme chez lui est actif, et c'est le sens de ces feux divins, mes des Bienheureux, que l'on
voit s'arrter "tacite,
ascoltando", et qui, dans
cette pose d'immobilit et de silence, sont saisis et comme photographis par
le pote au maximum du dynamisme dsirant de l'tre humain.
Michel Chion
"Le silence de lĠcoute"
est extrait de Le promeneur coutant (Lampe-tempte II)