Une vie rectifiŽe

 

 

 

 

 

            Il nĠest pas rare que la vŽritŽ en art doive prendre des masques et des postures incongrues. Ce fondement dramatique peut tenir en une traduction, par exemple celle de la photographie, ˆ partir dĠune vie rectifiŽe : le photographe, comme le metteur en scne, tient la rŽalitŽ comme ce quĠelle est (ou appara”t) et comme ce quĠelle devrait tre, tout ˆ la fois. Est-il donc impossible pour un artiste de travailler dans les pŽriodes les plus honteuses de lĠhistoire ? LĠartiste ne se convertit pas au sujet de la reprŽsentation – il doit lĠaimer et y para”tre, mais dans un sens bien ŽloignŽ de la pitiŽ ou du ressort Žmotionnel de la sympathie.

            Une premire constatation dĠensemble : lĠensemble des sujets reprŽsentŽs dans les photographies sous lĠoccupation ont les mmes grimaces que les sujets reprŽsentŽs ˆ la LibŽration. En aožt 1944 sur les Champs-ElysŽes les visages des sujets libŽrŽs semblent inquiets. Aucune liesse. Un drapeau sĠagite flou ˆ une fentre. Or, ce que nous montre AndrŽ Zucca, de 1935 ˆ 1945, ce ne sont que somnambules, tres dŽrivŽs de lĠtre, p‰les passagers dĠun dŽcor p‰le. En ce cas, AndrŽ Zucca a tenu une certaine promesse : il est un misanthrope accompli – ce quĠil dŽtestait de lĠhomme en gŽnŽral en 1935, il le dŽteste tout autant en 1945.

            Bien sžr, il y a Longchamp en 1943 et ses femmes couleur Belle Epoque, les affiches sur lĠavenue de Wagram, et les expositions sur le bolchŽvisme ou lĠantisŽmitisme. Mais, presque en face, il y a le zoo de Vincennes. En avant-plan, trois singes regardent la foule attroupŽe. La foule nous regarde. Les singes sont le seul relais dans lĠimage de notre regard de spectateur individuŽ, mais pour en dŽfinitive nous rendre notre image dans un miroir.

            Il nous faut considŽrer ˆ chaque fois toute cl™ture de la reprŽsentation ; ici, la succession de photographies qui semble uniquement se tenir du document. On critiquera toujours cet aspect documentaire comme Žtant anomique au point de tout laisser passer sans Ïil critique. Mais dans tout document, dans toute reprŽsentation, on doit toujours se demander : mais o est le verrou ? Or, je crois quĠil y a toujours un verrou.

            La foule piŽtine. Non quĠelle piŽtine les idoles ou les oppresseurs aprs les avoir renversŽs, mais elle piŽtine dans un non-lieu (et cĠest mme la foule anonyme qui a fait de Paris un non-lieu, alors que lĠoccupant avait fait quant ˆ lui de Paris une rŽserve indigne, un zoo et un terrain de chasse). Le photographe a peut-tre mis le regardeur en face de sa propre perversion. On pourrait reprocher encore ˆ sa misanthropie de ne pas fournir de remde au ressentimentÉ Mais la foule en liesse sĠest figŽe ˆ la LibŽration, prise dans un rve, comme lĠoutil ou lĠinsecte qui reste pris dans la chape de mortier. 

 

*

 

D'un individu nommŽ AndrŽ Zucca on ne peut, et on ne doit surtout rien dire. Si j'avais ˆ juger quelqu'un ˆ travers le temps, c'est-ˆ-dire son comportement supposŽ sŽditieux, je devrais m'en tenir forcŽment ˆ une mŽmoire dŽfectueuse et ˆ des jugements dŽjˆ Žtablis et historicisŽs. Le cas est exemplaire en ce sens : on ne porte un regard (mme s'il doit tre jugement) que sur les oeuvres des individus. Si je veux apprŽcier la beautŽ du chant d'un oiseau, je ne saurais juger la qualitŽ de son chant en imaginant sa vie dans une coquille d'oeuf. Or je crois que l'art et l'individu qui produit l'art ont presque toujours de telles singularisations dans la diffŽrence des temps.

Lire une image, ne serait-ce que la voir, enfin y accorder un regard durable, est devenu apparemment chose si difficile qu'on ne sache plus distinguer entre un chant d'oiseau et le brisement d'une coquille.

Les photographies d'AndrŽ Zucca ne sont certes pas tout ˆ fait indŽpendantes de son auteur. Mais les rapports entre l'oeuvre et l'homme ayant ici et dans le cas connu une inflation polŽmique publique hors normes, il nous para”t simplement juste d'y rŽpondre par un dŽbat, que nous souhaitons authentique.

 

 

 

Olivier Capparos

 

 

sommaire