Zenshin kore mimi nari – être tout ouïe

 

 

Courte improvisation :

           

JĠhabite un petit appartement dans la banlieue de Tokyo, ˆ un peu plus dĠune heure de train du centre, ˆ c™tŽ de la gare dĠInage. Le quartier est trs calme. Pourtant, dans ma chambre aux cloisons plut™t minces, jĠentends soirs et matins des annonces sur haut-parleurs. JĠai appris petit ˆ petit ˆ reconna”tre et dŽchiffrer ces paroles, ces musiques, ces sonsÉ Il y a le camion de recyclage des appareils Žlectriques, le marchand de Tofu, ou encore le vendeur de patates douces dont la ritournelle mĠest devenue si familire quĠelle est pour moi source dĠapaisement. Pendant les campagnes, quĠelles soient politiques ou publicitaires, les porte-voix prolifrent et sillonnent inlassablement le quartier. Les ambulances, en plus de leur sirne, prŽviennent poliment chaque fois quĠelles tournent ˆ droite ou ˆ gauche, et il est possible de suivre quelques minutes leur itinŽraire, jusquĠˆ ce que le son ne sĠamenuise et ne se perde au coin dĠune rue. Pour me rendre ˆ la gare ou aller faire mes courses je dois marcher quelques minutes. Des chants dĠoiseaux mĠindiquent lorsque le feu piŽton passe au vert. Les guichets automatiques pour retirer de lĠargent ou acheter un billet de train sont tous dotŽs de parole : ds que lĠon sĠen approche ils rŽcitent la formule de bienvenue consacrŽe : ÔÔirashaimaseĠĠ, puis diffusent leurs instructions. Lorsque je vais au supermarchŽ, une rengaine incessante mĠaccompagne, ainsi que de multiples rŽclames sur les dernires promotions du jour. Pratiquement chaque rayon a son refrain. Une voix me recommande Žgalement la prudence lorsque je prends lĠescalator, tout en me remerciant dĠtre venu faire mes courses ˆ cet endroit. A la gare, dĠautres voix me mettent en garde des arrivŽes et des dŽparts, pendant quĠune mŽlodie spŽcifique annonce lĠouverture ou la fermeture des portes. Lorsque je travaille ˆ la bibliothque de lĠuniversitŽ, ˆ la mŽdiathque municipale, aux centres communautaires, des airs de musique classique mĠindiquent une demi-heure ˆ lĠavance la fermeture des lieux alors quĠune nouvelle annonce me conseille de faire ds maintenant enregistrer mes emprunts. Certains jours, alors que je me trouve encore ˆ lĠuniversitŽ, jĠentends la cloche dĠun temple bouddhiste non loin de lˆ rŽsonner gravement huit heures du soir. Le simple fait de passer prs dĠun b‰timent de pachinko me donne mal ˆ la tte, tant le bruit y est diffus et puissant. Bien sur, lorsque je vais ˆ Tokyo mme, tout cela me semble dŽmultipliŽ.

 

Mon guide mĠavait bien prŽvenu : dans lĠabŽcŽdaire, entre ÔÔBonsaiĠĠ et ÔÔBunrakuminĠĠ, figure le mot ÔÔBruitĠĠ accompagnŽ de ce commentaire : Ç cĠest lĠune des pollutions les plus importantes au Japon. Que ce soit dans les rues, les gares, les trains, les bateaux, des haut-parleurs vomissent des flots de musique ou de discours sans interruption È1 . Alors que le Japon est devenu lĠun des leaders mondiaux en matire dĠŽcologie sonore, ayant dŽveloppŽ des techniques perfectionnŽes visant ˆ rŽduire les nuisances dues aux autoroutes, aux chemins de fer ou aux aŽroports, les grandes agglomŽrations japonaises laissent donc entendre une grande variŽtŽ de bruits et de signaux qui tendent ˆ organiser les itinŽraires du corps, ses mouvements 2 . Pourtant que lĠon ne se mŽprenne pas : il nĠy a pas de bruit partout et toujours, loin de lˆ. En fait, en faisant seulement quelques pas de c™tŽ en dehors des grandes artres, il est possible de trouver, ce qui ne manque pas de surprendre, des lieux extrmement calmes, des quartiers paisibles...

Ainsi lĠenvironnement sonore de Tokyo a t-il dĠemblŽe attirŽ mon attention ; peut-tre parce quĠŽtant venu faire une recherche sur la musique, jĠai ouvert les oreilles autant que les yeux. Mais en essayant de dŽcrire avec des mots ce que jĠentends quotidiennement, je mĠaperois aussi combien mon discours est chargŽ de jugements de valeur. En Žcrivant, je mĠŽcoute Žcouter, et une question surgit ˆ laquelle le musicologue Peter Szendi, comme dĠailleurs bon nombre dĠethnomusicologues, sĠest dŽjˆ efforcŽ de rŽpondre : ÔÔcette oreille que je prte, qui me lĠa prtŽeĠĠ3 ? Autrement dit, quĠest-ce qui a participŽ ˆ la construction, au faonnement de mon Žcoute ?

 

Ç Le musicien peut dire par excellence : ÔÔje hais la mŽmoire, je hais le souvenirĠĠ, et cela parce quĠil affirme la puissance du devenir È4 : quelques rŽflexions sur la musique de Sachiko M

 

Le livre Tokyo Nobody 5 du photographe Masataka Nakano ne pourrait-il pas tre considŽrŽ, par le principe mme qui a guidŽ sa crŽation, comme le pendant visuel de la musique de Sachiko M ? Tokyo Nobody est un agencement de photographies o le centre de Tokyo, ses rues et ses immeubles, sont vidŽs ou comme dŽpouillŽs de lĠhabituelle prolifŽration humaine, et se donnent ˆ voir comme de nouveaux territoires.

En observant ces photographies la premire chose qui vient ˆ lĠesprit est justement ce qui lui est davantage familier : devant le dŽnuement et la fixitŽ de ces images, nous replaons imaginairement le flot mouvant dĠhommes et de femmes dont ces endroits sont coutumiers. Ou encore nous cherchons la trace, le signe qui viendrait tŽmoigner de faon effective dĠune prŽsence passŽe dans ces lieux dŽsertŽs. Et puis on oublie : ce quĠil en Žtait, ce quĠil en est habituellementÉ LĠespace sĠaffranchi de la mŽmoire.

 

De mme la musique de Sachiko M, si lĠon se rŽfre ˆ lĠenvironnement sonore urbain japonais, laisse entendre un territoire ÔÔviergeĠĠ de tout code, exempte dĠintention signalŽtique ou de rŽminiscence affective, loin de toute musicalitŽ pourrait-on dire ˆ prime abord. Lors des performances de cette artiste, des spectateurs tournent parfois la tte dĠun c™tŽ et de lĠautre dans un mouvement rŽgulier, afin de modifier leur perception du son. Curieux spectacle que ces hochements ou balancements, qui nĠont dĠautre fonction que de rŽintroduire du rythme, des variations, lˆ o il nĠy a quĠun son unique et continu. Mais eux aussi, ils finissent par oublier.

 

Si Sachiko M a un parcours Žclectique 6 , sa musique, elle, semble donc tre dŽpourvue de toute influence : une onde sinuso•dale (ÔÔsine waveĠĠ) produite ˆ partir dĠun sampler dŽpourvu de tout Žchantillon sonore ou musical : un sampler ÔÔamnŽsiqueĠĠ.

Aucune ascendance, pas de racines. Et pourtant, je ne peux rŽsister ˆ la tentation de citer ici Toru Takemitsu, qui sĠest efforcŽ ˆ lĠŽpoque de bien saisir les diffŽrences esthŽtiques entre les conceptions japonaises et occidentales du son. Selon lui le ÔÔsawariĠĠ, terme polysŽmique servant notamment ˆ qualifier une certaine qualitŽ de ÔÔbruitĠĠ produit avec le Biwa ou le Shamisen, mais aussi les organes vocaux (par exemple dans le ÔÔGidayž-BushiĠĠ), est lĠun des principaux caractres distinctifs de la musique traditionnelle japonaise. Il fait remarquer, en illustrant son propos par la pratique du Shakuhachi, que Ç la musique japonaise pose un Žnorme problme : une seule note nĠest pas suffisante pour faire de la musique en occident. [...] mais dans la musique japonaise, lĠimportant est quĠil y a du sawari dans un seul son. En bref, cela ressemble ˆ du bruit. ComparŽ au son musical occidental, ce son est trs complexe, puisquĠil contient une grande quantitŽ de composantes sonores qui sont actives en lui È7. Musique Žlectroacoustique, musique Žlectronique, ce sont justement ces ÔÔcomposantes sonoresĠĠ qui se donnent de plus en plus ˆ voir et ˆ entendre. De ce point de vue il nĠest plus vraiment question dĠorient et dĠoccident, mais dĠune autre gŽographie, sans points ni repres, sans coordonnŽesÉ une gŽographie du corps et des sensations. DĠun autre c™tŽ, les sons de Sachiko M nĠont pas cette complexitŽ dont parle Takemistsu. Ils sont nets, incisifs, cĠest pourquoi ils pŽntrent dĠautant mieux le corps, le traversent, le transpercent.    

 

 Ds le dŽbut de lĠentretien que Sachiko M a bien voulu mĠaccorder, jĠai ŽtŽ surpris par lĠinsistance avec laquelle elle affirme : Ç je ne suis pas musicienne, je ne fais pas de la musique È. Cet ŽnoncŽ catŽgorique peut se comprendre en allant chercher du c™tŽ de Deleuze et Guattari, pour lesquels lĠÏuvre musicale est parcourue de devenirs, est toute entire tentative de crŽation de lignes de fuite, ou vecteurs de dŽterritorialisation : Ç Le systme-ligne (ou bloc) du devenir sĠoppose au systme-point de la mŽmoire. Le devenir est le mouvement par lequel la ligne se libre du point, et rend les points indiscernables : rhizome, lĠopposŽ de lĠarborescence. Le devenir est une anti-mŽmoire. [...] Le souvenir [,la ritournelle,] a toujours une fonction de reterritorialisation È8.

Sachiko M, en utilisant un sampler amnŽsique, semble nous dire : ÔÔpuisque lĠoubli est lĠapanage du musicien, nĠest-il pas logique que celui-ci oublie quĠil fait de la musique et, partant, ne se souvienne mme plus quĠil est musicien ?ĠĠ9 .

 

Il est vrai que Sachiko M, comme dĠailleurs un certain nombre dĠautres artistes du son, nĠa jamais reu de formation musicale. La relation quĠelle entretient avec son instrument, le sampler, est selon ses propos bien diffŽrente de celle quĠun musicien arrive ˆ tisser aprs des annŽes de pratique et dĠapprentissage, durant lesquelles se produit une sorte de faonnement rŽciproque entre le corps et lĠinstrument. Ç Il y a une distance entre le matŽriel que jĠutilise et moi-mme È, me rŽpte t-elle plusieurs fois. Cela va ˆ lĠencontre de ce que jĠavais imaginŽ ˆ prime abord, pensant ˆ des extensions technologiques du corps, comme cĠest le cas chez dĠautres artistes. La continuitŽ de sa musique abolit ainsi toute notion de dextŽritŽ, mais requiert malgrŽ tout une compŽtence corporelle, ou plut™t une aptitude qui dŽpasse le corps lui-mme. Et finalement, le rŽsultat est relativement similaire.

Mais je veux dĠabord mĠarrter un moment sur cette notion de distance, et lĠillustrer de quelques exemples. Sachiko M me dit quĠelle dŽteste les magasins de musique, car les vendeurs ne la comprennent jamais. De toute faon le modle de sampler quĠelle utilise (S 20) est dŽpassŽ : les sons quĠelle produit avec sont gŽnŽralement envisagŽs comme une nuisance que les concepteurs cherchent ˆ rŽduire autant que possible, voire ˆ faire dispara”tre. Sachiko M a achetŽ son sampler sur Internet. On peut remarquer en outre quĠelle nĠutilise pas un vocabulaire classique pour dŽcrire son activitŽ. Alors quĠune trs grande majoritŽ de musiciens associent le verbe ÔÔjouerĠĠ au nom de leur instrument (ÔÔje joue du trombone, du piano, de la clarinette ou du saxophoneĠĠ), Sachiko M ne parle pratiquement jamais de ÔÔjouer du samplerĠĠ. Elle remplace le nom de son instrument par le nom du son qui en Žmane, ˆ savoir ÔÔsine waveĠĠ : ÔÔwhen I play the sine-wave...ĠĠ dira tĠelle alors.

 

Etant donnŽ cette distance entre les positionnements, les gestes, et lĠinstrument on se demandera donc ˆ quelle(s) technique(s) du corps cette artiste fait appel lors de ses performances.

Car Sachiko M nĠeffectue que trs peu de mouvements pendant ses concerts. En fait, exceptŽ ses mains et ses doigts qui Žvoluent lentement au dessus de ses appareils, dĠun bouton ˆ lĠautre, son corps demeure presque parfaitement immobile, figŽ. Ses yeux et son visage entier sont baissŽs, et pas une seule fois elle ne les lve vers le public. Elle semble totalement absorbŽe. Lorsque je lui ai demandŽ la raison dĠune telle posture, elle a rŽpondu quĠil sĠagissait pour elle de pouvoir Žcouter, de se concentrer sur son Žcoute. Je lui ai donc demandŽ si elle percevait Žgalement les bruits Žmis par le public, les bruits du dehors, et si elle en tenait compte dans son improvisation : ÔÔJĠaime Žcouter les sons, mais je ne rŽagis pas ˆ ces sons dans ma performanceĠĠ. On retiendra principalement cette prŽsence, cette prŽdominance de lĠou•e au dŽtriment des autres sens. Ç CĠest pourtant par le geste que le corps sĠimplique dans la musique, si bien quĠelle prend corps et devient performance È pourraient rŽtorquer les ethnomusicologues comme Jean During10 . Il nĠen demeure pas moins que dans le cas prŽsent les choses semblent se prŽsenter sous un angle diffŽrent.

Peter Szendi a Žcrit un livre remarquable sur les connections multiples et inou•es qui sĠŽtablissent au fil du temps dans la pratique musicale, montrant comment les musiciens sont parfois ˆ mme de se crŽer des membres fant™mes, dĠajouter dĠautres organes ˆ leur propre corps, et ce ˆ travers la relation physique et fictionnelle quĠils instaurent avec leur instrument (page 12 : Ç la rŽinvention ou recomposition radicale du corps, sa destitution et son individuation nouvelle, dotŽ dĠune enveloppe et de membres inŽdits È11). Par exemple des pianistes qui paraissent, de faon effective, pourvus de doigts ou de mains supplŽmentaires. Il est intŽressant de remarquer comment lĠauteur rŽhabilite une vieille discipline appelŽe ÔÔorganologieĠĠ, consistant en la classification et la nomenclature des instruments producteurs de sons, pour justement Žtudier ˆ quel point le corps peut sĠassembler diffŽremment, se crŽer de nouveaux circuits, comment lĠorganisme peut se modeler et tre remodelŽ.

Mais si la technologie vient, rŽellement cette fois, de plus en plus pallier aux dŽfaillances du corps, le combler, Žtendre son champ dĠaction et de perception (idŽes bien souvent prŽsentes et poussŽes ˆ leur paroxysme dans lĠanimation et le cinŽma japonais), on assiste dans la musique de Sachiko M et de plusieurs autres artistes12 ˆ un phŽnomne diffŽrent. En fait, avec lĠutilisation dŽtournŽe du sampler le processus est presque inverse, puisque de par la distance entre le musicien et lĠinstrument le corps se vide plut™t quĠil ne prolifre. Dans un cas comme dans lĠautre, un ÔÔcorps sans organeĠĠ se fabrique, mais sur des plans distincts. Simple question de style. Avec Sachiko M, la proximitŽ nĠest plus ˆ rechercher dans le rapport avec lĠinstrument, mais dans le rapport avec le(s) son(s) qui traverse(nt), parcoure(nt) le ÔÔcorps sans organeĠĠ de multiples degrŽs dĠintensitŽ. Elle le dit elle-mme : Ç pour moi lĠŽcoute est trs importante È, Ç peut-tre que jĠentends les sons avec mon corps È (cette dernire phrase est tirŽe dĠun article de Michel Henritzi – cf Revue et CorrigŽe. NĦ43, mars 2000, pages 43/44).

LĠidŽe dĠune construction culturelle et sociale du corps est dŽjˆ prŽsente depuis longtemps, et les concepts de Marcel Mauss sont de plus en plus repris par les ethnomusicologues : Ç Les techniques du corps musicien semblent naturelles et paraissent nĠobŽir quĠˆ des impulsions intŽrieures, il nĠen demeure pas moins quĠelles relvent dĠune incorporation [...] de rgles comportementales culturellement dŽterminŽes et sĠinscrivant dans une histoire du corps È13. Pour Deleuze et Guattari, inspirŽs par Artaud, cĠest lĠorganisme mme, cĠest ˆ dire le corps organisŽ, qui rŽsulte dĠune injonction sociale dictŽe par la religion, lĠŽducation, la mŽdecine, les conventions, les coutumes, la sexualitŽ... Ce qui devient central cĠest alors la manire dont chacun tente de ÔÔse bricoler un corps sans organeĠĠ.

           

Dans lĠanalyse des performances artistiques, le discours porte gŽnŽralement sur la gestuelle, les techniques, les aptitudes corporelles, alors que cĠest peut-tre prŽcisŽment ce dont les acteurs, danseurs, musiciens ou autres, ne veulent plus se souvenir, ne veulent plus que lĠon se rappelle. Car si les techniques du corps musicien, pour reprendre les termes de Lothaire Mabru, ne semblaient pas naturelles, ne devenaient pas naturelles (ou plut™t ÔÔchimŽriquesĠĠ, ÔÔmonstrueusesĠĠ au sens de Jean-Claude Polack et Danielle Sivadon14), il ne saurait y avoir de vŽritable performance artistique, encore moins dĠimprovisation, mais simplement une reproduction ou imitation. LĠŽtude des performances pourrait ainsi porter sur la faon dont le musicien entra”ne les techniques du corps, la mŽmoire corporelle vers des zones inconnues, fictionnelles. De la mme faon, une Žtude ethnoscŽnologique devrait ˆ mon sens prendre en considŽration la manire dont un lieu de spectacle sĠouvre parfois sur un ÔÔailleurs de la scneĠĠ, ˆ travers les performances quĠil contextualise (Off Site, la petite salle de concert ˆ Tokyo, dans le quartier de Yoyogi, en Žtait une bonne illustration).

 

LĠŽcoute nĠest-elle pas une technique du corps ˆ part entire, trop souvent nŽgligŽe comme telle, technique que Sachiko M en lĠoccurrence, sĠefforce dĠoublier et de faire oublier ˆ son audience (de mme que Ç la musique est lĠopŽration active, crŽatrice, qui consiste ˆ dŽterritorialiser la ritournelle È15 ) ? Ôԃcoute rŽduiteĠĠ, agencements nouveaux. Mais la question qui se pose est alors : est-il vraiment possible dĠoublier une technique du corps, dans la mesure o celle-ci est, par dŽfinition, inconsciente ? A moins que ce ne soit le corps qui oublie, ˆ moins que ce ne soit ici lĠoubli lui-mme, la vŽritable technique du corps. LĠoubli, dans lĠart, est une condition du devenir 16.

Dans le cas de Sachiko M il convient de faire subir ˆ la notion de Schaeffner : ÔÔlisibilitŽ corporelle de la musiqueĠĠ, une mutation qui nous amnerait ˆ parler plut™t de ÔÔlisibilitŽ sonore du corporelĠĠ. Car les sons quĠelle produit traversent vŽritablement tout le corps, qui ne se dŽfinit prŽcisŽment plus que par des degrŽs dĠintensitŽ, des frŽquences.

 

Je lĠai Žgalement interrogŽe sur la durŽe, lĠimportance du temps dans sa musique. ÔÔDevenir molŽculaire, devenir imperceptibleĠĠ... elle ne prŽfre pas jouer longtemps car son positionnement est difficile ˆ maintenir. Tout est question de dosage. Elle a finalement ajoutŽ, pour mon plus grand Žtonnement, quĠelle avait peur que son corps fasse du bruit, que lĠon entende les bruits internes de son corps. Son ventre gargouiller par exemple : retour intolŽrable de lĠorganisme alors que le corps Žtait prt ˆ se vider, ˆ sĠabsenter.

 

Ses installations, qui consistent ˆ exposer son sampler sur une table, au fond dĠune pice dŽpouillŽe, et ˆ diffuser de faon alŽatoire les sons de deux Cds prŽparŽs, sont comme lĠaboutissement dĠune telle rŽflexion : le titre qui est ˆ chaque fois donnŽ est ÔÔIĠm hereĠĠ. Lorsque je lui ai demandŽ dĠexpliquer la contradiction entre ce titre et ce qui est donnŽ ˆ voir et ˆ entendre, elle a expliquŽ : Ç jĠai rŽflŽchi sur ce qui pouvait diffŽrencier une performance dĠune installation : cĠest la prŽsence ou lĠabsence de lĠartiste. Dans mon installation, je veux que les visiteurs aient comme le sentiment que je viens de partir È. Le corps sĠest effacŽ, reste sa trace : le son.

 

 

  Y. Leblanc

 


1 Petit FutŽ, Japon, Nouvelles Editions de lĠUniversitŽ, 2002, p. 122

2 Ç La musique sĠinscrit entre le bruit et le silence, dans lĠespace de codification sociale quĠelle rŽvle. Tous les codes de la musique sĠenracinent dans les idŽologies et technologies de son Žpoque, tout en produisant celles-ci en mme temps. [...] Ce qui doit tre construit, donc, ressemble davantage ˆ une cartographie, une structure des interfŽrences et dŽpendances entre une sociŽtŽ et sa musique È. ATTALI Jacques, Bruits : essai sur lĠŽconomie politique de la musique, Paris, Fayard, 2001

 

3 SZENDI Peter, Ecoute – une histoire de nos oreilles, Paris, Les Editions de Minuit, 2001

4 DELEUZE Gilles et GUATTARI Felix, Mille Plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 364

5  NAKANO Masataka, Tokyo Nobody, Tokyo, publiŽ par Sun Chiapang (Little More), 2000

6 cf The queen of the sine wave kingdom explains herself, an interview by Takashi Azumaya, in Improvised music from Japan 2002-2003, Tokyo, EditŽ par SUZUKI Yoshiyuki, p. 12 ˆ 14 de la traduction anglaise.

7 TAKEMITSU TORU, On Sawari (1969), in Everett/Lau, Locating East Asia in western art music, Middletown, Presses Universitaires de Wesleyan, 2004, p. 202, traduction personnelle : Ç Japanese music poses a huge problem : a single note is not enough to make music in the West. [É] but in Japanese music, the point is that a single sound has sawari. In short, it is noiselike. Compared to Western musical sound, it is extremely complex, as it contains many component sounds that are active within it È.

8 DELEUZE Gilles et GUATTARI Felix, Mille Plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 360

9 Dans une nouvelle pleine dĠhumour NAKAJIMA Atsushi raconte lĠhistoire de Chi ChĠang, qui voulait devenir le meilleur archer du monde. Il nĠest parvenu ˆ ses fins quĠaprs avoir oubliŽ lĠutilisation de lĠarc, jusquĠˆ nĠtre mme plus en mesure de se rappeler le nom de cet objet. Et de conclure : Ç On prŽtend quĠˆ la suite de cet incident les peintres jetrent leurs pinceaux aux orties, les musiciens brisrent les cordes de leurs instruments [É] È, Le Ma”tre, in LĠiris fou, Paris, Stock, 1997, p. 53

10 DURING Jean, Hand made – pour une anthropologie du geste musical, in Cahiers de musiques traditionnelles NĦ14 (Le geste musical), 2001, p. 40

11 SZENDI Peter, Membres fant™mes des corps musiciens, Paris, Les Editions de Minuit, 2002

12 Otomo Yoshihide, qui fait fonctionner des tourne-disques sans y placer aucun disque... ou Toshimaru Nakamura avec sa table de mixage bouclŽe sur elle mme, ÔÔno input mixing-boardĠĠ. 

13 MABRU Lothaire, Vers une culture musicale du corps, in Cahiers de musiques traditionnelles NĦ14 (Le geste musical), Genve, Georg Editeurs, 2001, p. 96

14 Je renvoie ˆ leur ouvrage LĠintime Utopie, Paris, P.U.F., 1991

15 DELEUZE Gilles et GUATTARI Felix, Mille Plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 369

16 Cela a dŽjˆ ŽtŽ dŽbattu ˆ maintes reprises. On trouve des points de vue intŽressants sur la question dans les numŽros 3 et 4 de la revue Inharmoniques : Musique et perception en mars 1988, et MŽmoire et crŽation en septembre 1988.

 

 

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