Veiller au grain
O tout, mme lĠhorreur, tourne aux enchantements
Baudelaire
Clov, personnage de Fin de Partie, a plant quelques graines qui ne germeront jamais. Elles ont perdu leur pouvoir de semence. Si malgr tout elles le pouvaient encore, il faudrait les dtruire. Deux prcautions valent mieux quĠune. CĠest comme le Dieu de Bakounine : il nĠexiste pas, mais sĠil existait, il faudrait sĠen dbarrasser. Pas de pire injonction, de message plus funeste que Ç croissez et multipliez È : cĠest la vermine qui pullule ainsi. Et de toute faon, a fait trop mal dĠentendre cela. Cela mme provoque la douleur qui fut pour dĠautres source de rjouissance. CĠest la Cration elle-mme qui est la chute. Non, il nĠtait pas bon quĠil y et quelque chose plutt que rien. CĠtait une mauvaise nouvelle. Une profanation du silence, dira Beckett de son propre travail.
Mais chez Beckett, le refus de la fcondit ne revient pas une strilit. Rejeter la semence de vie ne revient pas cultiver la pulsion de mort. Par cette mlancolique haine de lĠAutre quelque chose a lieu qui Ç suit son cours È sans fertilit, sans promesse, sans espoir, mais qui nous retient, nous touche, nous fait rire. Et cela pleinement. Nous ne sommes pas dsesprs. Enigme de ce qui nous retient en se passant de la puissance du souffle potique, de la force cratrice de la mtaphore. Nous y voyons mme, avec Adorno, une libration : de la Ç pure ngativit È ou Ç ngativit absolue È sortirait Ç une sorte de positivit È, Ç quelque chose dĠinfiniment mancipateur È[1]. Ou, avec Peter Brook, une Ç affirmation È, un Ç dire oui la boue È[2]. Mais quelle libration, quelle affirmation, peut-elle rejeter la voie royale de lĠassomption du verbe ? Pouvons-nous avancer ces termes sans cder sur ce rejet, dans la tentative de sauver une part de vie, dĠespoir, sortis indemnes de la ngativit par on ne sait quel mystre ? Oui, si nous distinguons ce processus nigmatique dĠune heureuse exception du type Ç je sais bien (la ngativit) mais quand mme (il subsiste de lĠaffirmation malgr tout) È. Il semble au contraire quĠune positivit surgit quand il nĠy a plus rien sauver. Elle affirme par, et non malgr, le refus.
Nulle complaisance ou cynisme ici. Dire oui la boue nĠest
pas lĠaimer. Dans la complaisance la boue nĠest plus affreuse, elle devient
rconfortante. On y est, on sĠy vautre, cĠest russi. La littrature
complaisante est obscne donc sans intrt. Une pice de Beckett vivifie mais
ne rconforte pas. Cette Ïuvre est juste et rigoureuse parce quĠelle rate sans
cesse le nant quĠelle vise. CĠest la mise nu de ce ratage qui nous touche.
On dcouvre quĠen raclant le fond on ne lĠatteint pas, la raclure quoi est
rduit le sujet nous en spare. Impossible de dire une bonne fois le point
dĠorigine du dire lui-mme. Ç Comment pour en finir enfin une dernire
fois mal dire ? È[3].
Mme mourir lĠhumain choue, ne pouvant que rver une maldiction jamais
atteinte : la limite, Beckett nous montre quĠil nĠy a pas de maldiction
qui fasse Ïuvre, parce que dans lĠÏuvre le maudire est mal dit. Une positivit est produite par cet chec maudire. Elle nĠest pas
pour autant une bonne nouvelle. Mais si elle est inapte au maudire la
littrature ne peut que nommer la maldiction, la
faire sienne, et la nommant la rendre moins dure : elle est
Ç lĠinnommable È. Moins dure cause du ratage de la nomination, pas
grce une attnuation. LĠattnuation, cĠest la rhtorique,
Ç lĠloquence È comme dit Beckett, qui lui tord dfinitivement le cou
parce quĠelle ramnerait selon lui une complaisance obscne (Ç si
vous touchez le fond du dsastre, la moindre loquence devient
insupportable È). LĠcriture de Beckett ne rend pas la maldiction moins
dure en lĠattnuant, mais, au contraire, en lĠextnuant, faute de lĠaccomplir toute.
Cette ascse voque la saintet : un saint ne Ç pratique È pas la charit, il Ç dcharite È[4], faire le dchet jusquĠ lĠextnuation. Pour introduire sa rflexion sur la mystique Michel de Certeau rapporte lĠhistoire de lĠidiote dĠun couvent, relgue aux cuisines o elle ramasse les miettes. Un anachorte lou par tous comme un saint homme arrive, exige de la rencontrer, sĠagenouille devant elle et lui demande de le bnir, aprs avoir dclar aux religieuses que les idiotes, ce sont elles, de nĠavoir pas compris que la vraie sainte cĠest cette moins que rien. Cette intervention imprvue dclenche un bouleversement salutaire pour la communaut : voil le dchet dont on ne voulait rien savoir reconnu comme ce qui soutenait la folie des autres. Ç LĠobjet de dgot, elles ne le rejettent plus, elles le prennent leur compte È[5]. NĠest-ce pas une prise en compte du mme ordre quĠAdorno appelle libration ? Cette histoire illustre le grand renversement carnavalesque du christianisme. Le trs haut dans le trs bas. La reconnaissance du dchet, vers quoi sĠavance lĠanachorte dans un acte fou (au sens de la folie paulinienne), provoque chez les religieuses, par transfert, une cascade de confessions, sorties de soi libratrices. Pour la communaut, bonne nouvelle, regain de joie. Mais lĠhistoire est moins rjouissante pour lĠidiote elle-mme: ne supportant pas cette inscription elle disparat sans laisser de traces. Elle qui ne se soutenait que dĠtre le rebut du symbolique, errante et sans nom, lĠintgration dans le symbolique la tue. Ç Pitroum [lĠanachorte] sĠavance, lĠidiote se retire È, commente Certeau : lĠextase salutaire correspond une soustraction, fatale dĠtre dfinitive. Il y a des charits qui tuent.
Deux paradoxes, deux nigmes. On ne peut ni les sparer ni les concilier, comme lĠanachorte qui sĠavance vers lĠidiote qui se retire. Le premier paradoxe promet la fertilit mais au prix dĠune disparition : Ç si le grain de bl qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. È. Ou encore : Ç Qui veut sauver sa vie la perdra ; mais qui perd sa vie cause de moi la sauvera. È[6] Cela exclut toute stratgie, tout pari sur le salut : on ne perd pas pour gagner[7]. La promesse (la transcendance) est immanente un acte sans autre fin que lui-mme - acte fou, insens – qui parce quĠil nĠa pas dĠautre fin que lui-mme sĠouvre Autre que lui-mme. Second paradoxe, seconde nigme : un grain qui ne meurt pas mais se retire de la dimension de la fertilit, produisant une positivit ngative, un Ç dire oui È sans assomption. Grain dpouill de graine, ni fertile ni strile : dsensemenc. Dsmantis. Mot forclusif, comme on lĠutilisait autrefois avec dĠautres dsignant la petite chose insignifiante, sans valeur : Ç il nĠy a grain È, Ç il nĠy a goutte È, Ç il nĠy a mie È, mie de ces miettes ramasses par lĠidiote. Mais le forclusif aussi insignifiant soit-il ne peut lui-mme tre forclos. Dans Cap au pire : Ç Le moindre jamais ne peut tre nant. Jamais au nant ne peut tre ramen. Jamais par le nant annul. Inannulable moindre. È Dans Fin de partie : Ç les grains sĠajoutent aux grains, un un È. Cette numration ne fonde aucune srie dĠvnements, aucune histoire que la mort viendrait conclure. Chez Beckett la mort est asymptote (Adorno la dclare pour cette raison la seule vritable utopie) : encore et-il fallu commencer vivre pour pouvoir mourir. Si le grain ne nat la graine, il ne mourra point. La srie se soutient alors paradoxalement du dlitement qui la menace dĠeffacement. Elle se maintient de risquer la fin (c'est--dire le commencement) sans jamais la trouver : Ç criture en marche, sans cesse relance de son propre fiasco È[8]. LĠimpossible dsir de ne pas tre n dit Ç encore È ce quĠil y a avant le commencement. La poussire dĠavant le souffle.
Il est question dans Fin de Partie dĠun fou qui lĠon montre un champ de bl en pleine croissance et qui sĠenfuit pouvant parce quĠil y voit des cendres. Ce serait rabattre lĠnigme dĠy lire une vision apocalyptique, une anticipation de ce que deviendra la semence[9] dans le genre du memento mori. On ne comprendrait pas lĠpouvante du fou. Au contraire, cĠest lĠimpossibilit dĠanticiper un devenir du type Ç tu retourneras en poussire È qui est terrible : le bl est cendre. Cette identification nĠest ni une mtaphore ni une mtonymie. De plus, est-il prcis propos de ce fou, Ç lui seul a t pargn È. Epargn par le langage, il est en effet indestructible ; mais parce quĠil est indestructible, il est ananti par un rel pouvantable.
Dire oui la poussire, la cendre. Basculer dĠun paradoxe dĠpouvante un paradoxe vivifiant. La poussire dans la Bible dsigne la fois lĠinestimable valeur de la vie et ce qui a perdu toute valeur. A la fois la promesse et lĠabandon. Dieu dit Abraham : Ç Je rendrai ta postrit (ta semence) comme la poussire du sol È. Job sĠcrie : Ç Il mĠa jet dans la boue, je suis comme poussire et cendre. Je crie vers Toi et tu ne rponds pas È[10]. La bndiction se dit dans les mmes termes que la drliction. Cette ambigut nĠest pas une contradiction, une incohrence, un smantisme oppos. La littrature nous vivifie de sĠy tenir rigoureusement. CĠest quand ce nĠest plus ambigu que a devient terrible.
Gal Gratet – mars 2010
[1] Theodor Adorno, Notes sur Beckett, Nous d., p.20 et 87
[2] Peter Brook, Ç Dire oui la boue È, in Samuel Beckett, Cahier de LĠHerne, 1976. Blanchot quant lui parle de lĠtre nouveau qui surgit Ç peu peu du fond de la nuit et par le moyen mme de la nuit È (dans Le Livre venir).
[3] Mal vu mal dit, p.75
[4] Jacques Lacan, Nouveaux Ecrits, Seuil, p.519. Quant Beckett, il Ç sauve lĠhonneur de la littrature È, avouer ce qui Ç fait dchet de notre tre È (Idem, p.11).
[5] Michel de Certeau, La Fable mystique, Ç Tel È Gallimard, p.57
[6] Jean 12, 24 et Luc 9, 24. A cause de moi, pas grce moi.
[7] LĠaporie du pari pascalien nĠest pas un credo de son auteur mais un raisonnement par lĠabsurde destin sidrer lĠimagination des libertins.
[8] A. Clavel, article sur Beckett dans le Dictionnaire des Ïuvres littraires de langue franaise, t.1, Bordas, p.221.
[9] En latin Semen dsigne aussi le bl.
[10] Gn 13, 16 et Jb 30, 19