Danse d’argent

 

 

 

 


La Compagne

Viens donc, ne reste pas derrière, le jour de nos noces d’argent. Marcher d’un pas égal, côte à côte, jusqu’à la salle de bal, voilà qui convient à ce jour, tu ne crois pas, hein ? Qu’est-ce que tu en dis ?

Tu ne dis rien ?


L’homme

Doigt sur la bouche.


La Compagne

Doigt sur la bouche ? Alors, avance.

Eh, vieil homme, tu m’entends ? avance.

Tu ne fais que trébucher.

C’est aujourd’hui que nous fêtons nos noces d’argent. Dis au moins que tu t’en souviens.


L’homme

Oui, oui, tu me l’as déjà dit. Pour la millième fois, je m’en souviens.


La Compagne

Voilà que tu trébuches encore. Fais donc attention.


L’homme

Oui, je trébuche.


La Compagne

Pour la millième fois aujourd’hui.


L’homme

Encore. Encore et encore. Je n’arrête pas de trébucher.

Est-ce que j’y peux quelque chose ?

Hein, est-ce que j’y peux quelque chose, vieille compagne ?

Je trébuche, et alors ? Doigt sur la bouche.


La Compagne

Je ne sais pas si je vais supporter encore longtemps tes doigts sur la bouche, vieil homme.

Doigt sur la bouche

doigt sur la bouche

j’en ai assez.

Et voilà que tu trébuches encore.

On s’arrête.

Repose-toi.


L’homme

Ce n’est pas que je sois fatigué  –––––– je ne suis pas si fatigué.

Tu marches d’un pas si

assuré


La Compagne

Tu ne tiens pas debout et ta langue trébuche.

Viens à côté de moi.

Viens mon compagnon de toujours,

Viens à côté de moi, ta compagne de toujours.


L’homme

Tu sais ce que tu veux.

Tu marches devant moi. Je te suis.

Tu marches d’un pas si

assuré.

Dans ta démarche, pas de brusquerie. Rien de forcé. Rien qui trahisse l’effort.

Tu marches vite.

J’ai du mal à te suivre.

Mais la vitesse fait partie de ton être.

Rien de forcé.

Tu vois ce que je veux dire ?

Je veux dire, ça coule de source.

On continue ? Même dans l’état où je suis, ça me plait de te suivre comme ça.

J’ai l’air ridicule –––––– tous les efforts que je dois faire pour ne pas me laisser distancer.

J’ai l’air un peu ridicule, n’est-ce pas ?


La Compagne

On n’est rien qu’un vieux couple, vieil homme. C’est ça qui coule de source. C’est ça le ridicule si tu veux.


L’homme

Tu devrais être épuisée –––––– épuisée, comme je le suis.

C’est que nous avons le même âge –––––– c’est même toi la plus vieille.

Doigt sur la bouche,

ne laisse pas mes pensées divaguer.


La Compagne

Tu as toujours tellement pensé.

Tu penses encore à beaucoup de choses, non ?


L’homme

Non.

Pas beaucoup.

Je ne veux penser qu’à accorder ma démarche avec la tienne.

Voilà à quoi je pense.

Je ne pense qu’à ça.

Et puis quand je pense trop –––––– doigt sur la bouche.

Ne sois pas agacée. Avance.

Je vais derrière parce que je ne suis pas si vif.

Tout en moi est forcé.

Avance donc.

Va, va.


La Compagne

Aller derrière moi. Tu m’agaces, le vieux. Je te voudrais à côté de moi.

Le jour de nos noces d’argent.

Je vais ralentir le pas pour que tu puisses marcher à mes côtés.


L’homme

Le jour de nos noces d’argent. Oui oui, pour la millième fois.

Mais ne change pas ton pas. J’irai derrière toi.

Te voir marcher devant moi me donne des forces, rend ce sol qui me fait trébucher

léger.

Tu vas d’un pas si

assuré.

Ne sois pas agacée. Si tu sens l’agacement te monter aux lèvres, mets le doigt sur la bouche.

Ne sois pas agacée.   

J’ai mis

j’ai mis du temps.

J’ai mis du temps à –––––– je ne sais pas quoi te dire.

Mais ce temps-là est derrière moi, n’est-ce pas ?

Comme il est derrière toi ?


La Compagne

Plus d’arrière-pensées ?


L’homme

Avance.

Je t’ai suivie comme on ne suit que sa compagne de toujours.

Plus d’arrière-pensées ?

Plus d’arrière-pensées.

Avance.

Va avec ta démarche si franche.

D’elle-même si

assurée.


La Compagne

Voilà que tu trébuches encore.

Tu ne trébuchais pas tant quand ––––––


L’homme

Doigt sur la bouche.


La Compagne

Quand tu disais que ma démarche était irrégulière.


L’homme

Ce que j’ai dit –––––– oublie.

Comment je dis ce que je dis –––––– doigt sur la bouche.

L’infirme, c’est moi.

Celui qui avance entravé –––––– moi.


La Compagne

Je n’ai pas changé, vois comme elle cloche du pied la vieille.

 

L’homme

À chaque pas que je fais derrière toi mon pied se libère un peu plus de sa gêne –––––– Avance.

Je veux suivre ta démarche douce et rapide et m’accorder à elle.

C’est tout ce que je veux.


La Compagne

C’est tout ce que tu veux ?


L’homme

Ne te moque pas de ma façon de trébucher. Je vais derrière toi, j’aime ta démarche si

assurée.

Au lieu d’avancer tu ne cesses de me regarder et tes lèvres remuent de toutes ces questions qui me font trébucher.

Si tu continues, je vais penser à toutes ces choses.

Non : pas penser –––––– doigt sur la bouche.

Va.

Avançons.

Mais tu ne bouges pas. Tu me regardes d’un air bizarre.


La Compagne

Qui est celle-là qui s’approche de toi ?


L’homme

Je ne vois personne qui s’approche de moi.

Il n’y a ici que toi

et moi.


La compagne

Je vois une autre à la démarche vraiment rapide et assurée qui s’approche de toi.


L’homme

Donne-moi la main.


La compagne

Elle est dans la splendeur de sa jeunesse. Qu’est-ce qui lui prend de s’intéresser à un vieux comme toi ? Elle te donne la main.


L’homme

Prends ma main.


La compagne

Je veux la prendre mais elle est déjà prise,

et je vois celle qui n’a pas la moitié de notre âge t’entraîner d’un pas si rapide –––––– je ne peux pas vous suivre.


L’homme

Allons

main dans la main.


La compagne

De quelle main parles-tu ?

Mes mains essaient encore d’attraper la tienne.


L’homme

Ta main est brûlante.


La compagne

C’est sur une autre main que ta main s’est refermée.

Les miennes ne se referment que sur du vide.

 

L’homme

Ta main est brûlante

ah

c’est à peine si je peux la tenir.


La compagne

Je veux venir avec vous.

Laissez-moi vous suivre.


L’homme

Ah.


La compagne

Qu’as-tu ?


L’homme

Ah.


La compagne

Comme tu sembles souffrir soudainement.


L’homme

Ah.


La compagne

Dis-moi donc ce que tu as.


L’homme

Ta main me brûle.


La compagne

Regarde, mes mains sont libres, mes mains n’arrivent pas à se refermer sur toi.


L’homme

Qu’y a-t-il que je ne vois pas et que tu vois ?


La compagne

Tu souffres.

J’entends que tu souffres.


L’homme

Je brûle.


La compagne

Tu pousses des cris de douleur.

Cette main que tu tiens, lâche-la, c’est elle qui te fait souffrir.


L’homme

Ce

feu.


La compagne

Quel feu ?

Il n’y a rien.

Je ne vois pas de feu.


L’homme

Ce

feu

qui soudain s’est allumé,

qui me brûle la main

et court le long de mon bras.


La compagne

Un feu ?

Que veux-tu dire ?

Il n’y a rien.


L’homme

Ce

feu

qui me brûle.


La compagne

Ce feu qui te brûle ?

De quoi parles-tu ?


L’homme

Ah, je souffre.

Ça me brûle.

Aide-moi.


La compagne

Je veux bien t’aider, j’entends combien tu souffres.

Tes cris me font mal.

Arrête-toi.

Lâche cette main qui te fait mal et prends la mienne.


L’homme

Le

feu

descend.

Il a détruit mon ventre, il galope sur mes cuisses, il lèche mes genoux.


La compagne

Je ne comprends pas ce que tu dis.

Il n’y a pas de feu ici.

Il n’y a que cette main qui t’entraîne et mes mains qui cherchent encore la tienne.


L’homme

Le

feu

monte.

Il monte aussi vite qu’il descend.

Mais si je garde la tête haute,

si je tends mon cou,

si je hausse le menton,

je pourrai tenir tête aux flammes.

Retire ta main.

Retire ta main, c’est à cause d’elle que je brûle.


La compagne

Tu marches trop vite devant moi.

Je n’arrive pas à te suivre.


L’homme

Ah.


La compagne

Je vois,

je vois que tu n’es pas dans ton état normal.


L’homme

Comme je souffre. Ah.


La compagne

J’entends combien tu souffres.

Mais ce qui m’étonne c’est que tu continues malgré tout à marcher comme si de rien n’était.


L’homme

Ah.


La compagne

J’entends combien tu souffres, j’entends tes cris de douleur.

En même temps on dirait que tu n’as rien, ta démarche est si vive, plus vive qu’elle ne l’a jamais été.

Si

assurée.


L’homme

Ah.


La compagne

Tes cris de douleur me font mal.


L’homme

Ah.


La compagne

Ta démarche est si vive

Tu ne trébuches plus.

Qu’est-ce qui t’arrive ?


L’homme

Le

feu

ne me laisse pas en paix,

il ne cesse de gagner,

il continue à descendre,

il continue à monter,

il encercle mes chevilles, il dévaste mon thorax.


La compagne

Je suis essoufflée.

Je n’arrive pas à reprendre mon souffle.

Il faut que je m’arrête.

Je n’en peux plus de courir après toi.

Je ne peux plus te suivre.

Tu ne restes pas en place.

Tu ne cesses d’avancer d’un pas si vif que je ne peux pas te suivre

en même temps tu pousses ces cris de douleur qui s’accordent si mal avec ta démarche.

J’entends bien tes cris de souffrance.

Mais en te voyant avancer devant moi je ne vois rien qui soit souffrance.


L’homme

Ce

feu.


La compagne

Que veux-tu dire quand tu parles de ce feu ?

C’est une image ?

C’est une image que tu emploies pour me dire quelque chose que je ne comprends pas ?


L’homme

Tu ne vois rien,

tu n’entends rien.

Tu ne veux pas voir ce

feu

qui me dévore.


La compagne

Je vois ce que je vois

je te vois aller d’un pas si vif

avec une autre qui n’a pas la moitié de notre âge.


L’homme

Mon ventre est calciné,

la plante de mes pieds est en feu,

mes épaules et mon cou flamboient.

Je dois garder mes forces pour maintenir ma tête haute au-dessus des flammes,

il me faut garder la tête haute au-dessus des flammes pour ne pas disparaître entièrement dans le

feu.


La compagne

Ne t’agite pas tant.

Ne t’épuise pas.


L’homme

Ah.


La compagne

Comme tes cris sont des cris de souffrance.

Je veux souffir avec toi même si je ne te vois pas souffrir.


L’homme

Mes lèvres me brûlent.

Mes yeux sont des boules feu.

Tout mon corps me brûle,

les flammes me recouvrent entièrement,

je n’ai pas pu garder la tête haute,

les flammes sont partout sur moi.


La compagne

Je te vois qui souffre et je te vois danser.

Et ta danse n’exprime pas la souffrance.

Te voir danser me donne envie de danser.

J’essaie de reproduire tes gestes mais je n’y arrive pas.

Pardonne-moi d’être si maladroite.

Ne m’en veux pas d’être ridicule.

Je veux danser aussi, je veux être toute joyeuse.

Je veux que ma danse soit aussi joyeuse que la vôtre.


L’homme

Je brûle

ah

tu dis que je danse

c’est cela que tu dis ?


La compagne

Tes cris n’empêchent pas ta danse d’être une danse joyeuse.

Ta danse m’entraîne à danser.

Loué soit ce plaisir que je prends.


L’homme

Ce n’est pas moi qui te donne du plaisir.


La compagne

Tant de plaisir.

Je suis maladroite.

Qui me voit clopinante doit se moquer de moi.

Tu ne m’as pas habituée à tant de plaisir.

Je ne suis pas habitué à danser une danse si endiablée.

Je bats des bras.

Je fais de grands gestes dans l’air.

Je cogne mon menton avec mes genoux.

Je frappe mes fesses avec mes talons.


L’homme

Pourquoi me frappes-tu ?


La compagne

Je vous cours après, toi et celle qui t’entraîne.

Laissez-moi vous attraper.

Meuh meuh je meugle comme une vache.


L’homme

Pourquoi t’acharnes-tu sur moi ?


La compagne

Hou hou

je lève haut les cuisses

je bats mes flancs

je vous tiens, toutes les deux,

je m’immisce entre vous deux.


L’homme

Cette main qui s’était saisie de moi

n’est plus qu’os et cendres.


La compagne

Hou hou

mes pieds frappent le sol

mes paumes sont tournées vers le ciel


L’homme

Os et cendres

cendres et os

pourquoi ne nous laisses-tu pas en paix ?


La compagne

Hou hou

je m’élance avec vous

je bondis en même temps que vous bondissez


L’homme

Os et cendres

cendres et os

tout est fini

 

La compagne

Quoi ?

La danse –––––– plus de danse ?

La joie de danser –––––– plus de joie de danser ?

Ce plaisir immense ––––––

cette danse magique ––––––

d’un coup disparus.

Je suis épuisée.

Je suis sans force.

Ce tas d’os sur lequel je pose mon derrière

cet amas de cendres qui me recouvre

c’est quoi ?


L’homme

Je suis d’une tristesse

d’une tristesse infinie.

Je n’ai jamais été aussi triste de ma vie.

Je ne sais pas si j’oserai me souvenir de cet incendie.

Jamais pourtant je n’en ai connu de pareil.

 

La compagne

Mon vieux compagnon

tu peux me dire ce qui s’est passé ?


L’homme

Doigt sur la bouche,

ce qui s’est passé,

je mettrai les années qui me restent à me l’expliquer.

 

 
Nicolas Vatimbella

 

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