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Lampioncini

 

suite vénitienne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

c’est un retour, et amer

comme tout retour

 

les leçons d’un cœur serré…

SOLEIL PENCHE

 

 

dans l’ensemble

les choses vues sont

le miracle qu’on attendait

 

j’ai lu et j’ai vu

l’ensemble concret et pauvre

retenant les effets

ou les reflets

les traits qu’on accorde au construit

(j’y admets les marques de la nature sans homme)

 

le sang tiède que Dante détesta

coule dans les canaux des villes

mais parce que mêlé

d’un passé encore brûlant

 

laisse-le par la crue monter à tes yeux

et le présent, incessant

aura fini sa mue

 

soleil penché sur San Zullan

d’une fenêtre de la bibliothèque

j’entends les cris du gondolier

 

initiation du canal dans le fleuve 

lequel des deux est l’infatigable ?

 

 

sur le Canal Grande

qui mène à San Marco

suite monotone de trésors

 

au fil de la lagune noire

on reprend l’âge

des peurs enfantines

 

à quai

(Venise doit être comptée au petit nombre des villes

où la lumière est architecture)

 

seul le monotone est inimitable

ligne phare de feux intermittents

elle est tracée

à l’intérieur de tous

(elle brille dans tous les cœurs

et les fait battre)

 

il faudrait à la ville un ars brevis

de sa forme et des émotions

du voyageur

 

une ligne tendue devant nous

dès qu’on voit, à Venise

l’étendue noire ou brumeuse

de la lagune, et l’idée d’un bonheur

seulement implicite

- je surnage et je vogue, sans but

vers l’implicite, peut-être

(mais ce dernier mot qualifie ce qui est déjà su)

 

ligne phare depuis ce bateau

le décor : une ruelle dans le Ghetto

d’où procèdent toutes les lignes

 

que tous vont à mourir, c’est certain…

pour une part fondation ébauchée

 

que le dessin lui-même se fasse

roche érodée, gomme des purs

message de pluie

 

 

 

tout choix procède d’un aveuglement

mais le choix est nécessaire

I MAESTRI

Testament d’un maître vénitien

 

 

 

les grands maîtres

sont plus vulnérables que vous

ils ont mis tout ce qu’ils sont

sur un plateau de la balance

 

à vous le plateau, nu

qui établira l’équilibre

 

nous pesons ce que nous sommes

à la balance de la transmission

 

le huitième ciel des Rose-Croix

sphère des étoiles fixes

et des manteaux blancs

 

plus rien ne se meut dans l’infini

 

 

il paraît à beaucoup que la pierre est fraîche

à Venise elle est chaude, presque brûlante

elle naît et se repaît toujours

froide

à l’intérieur

 

la pierre est comme ton cœur

elle s’exprime par des feux aux reflets clairs

 

la pierre a deux pouvoirs :

briser et être brisée

(l’homme et la pierre ont des fraternités)

le savoir silencieux qu’ont les femmes sur les hommes

 

les femmes berbères disent qu’une lampe s’allume à chaque naissance…

 

sacerdoce féminin : lampe à l’intérieur d’un rocher

Le secret, l’avant-projet du monde

 

la source aime être cachée

parce qu’elle se corrompt trop vite

au brouillon des rivières, nous aussi

nous aimons nous cacher car dehors

tout est diffus dans un brouillard menteur

 

 

si je dis « j’ai un pouvoir

particulier sur les choses »

alors j’ignore

que ce sont les choses qui me l’ont conféré

 

quand je crois être UN en moi-même

c’est que toutes les choses

sont entrées en moi

et ne me laissent pas

être moi-même

 

seul l’anonyme accède à l’immortalité

au loin San Michele

ici : affairement central qu’on doit fuir

 

deux animaux

qui semblent mutuellement s’ignorer

nagent au fond de la lagune

 

à la pointe de San Michele

leurs têtes se relèvent

alors on les voit

ce ne sont que des formes

qu’ont pris les eaux

 

*

 

couleurs posées

couleurs fugitives

(je crains d’être incapable

d’en venir à bout)

 

 

couleurs posées

déposées, pour ainsi dire

(avec le projet monstrueux

de léguer sa mort)

 

certaines hurlant à pleine gorge

d’autres chantaient

 

de telles eaux

ont insinué ma chair

 

séjours de grandes divisions

(j’irai racheter

ces terres qui s’enlisent)

 

insularis

couleurs posées

sur le visage de ton père

 

tu suivis sur le canal

o that great Plotinus swim…

la piste effacée

d’Anacharsis le Jeune

ANACHARSIS LE JEUNE

 

 

 

nage comme lui

détruis les buveurs en buvant

 

ne te satisfais de rien

et poursuis la route qui te fut tracée

 

 

 

« The Travels of Anacharsis The Young

In Greece,

during the middle of the 4th century

before the christian area”

 

abridged from the original work of the Abbe Barthelemi

illustrated with plates, designed and engraved

by H. Richter.

London, printed for Vernor & Hood, Birchin-Lane,

Conhill, 1797.

natif de Scythe, selon Pindare

et d’après les Ioniens

...

 

il meurt à Venise, a-t-on dit

 

que jamais magie ne s’éloigne de moi

par laquelle j’élève une ville et un temple

et le détruis

si je veux

 

a cire est tombée

sur Marie-Madeleine

tavola 58 par 107 centimètres

du grand Bellini

Madonna col Bambino

tra le sante

Caterina e Maddalena

 

 

 

statues de cire, encore

contempler un alphabet de gestes

dans la pénombre heureuse des enfantements

merveille de la nuit opaque

d’un réduit de bibliothèque

de là je contemple sans voir

la plus belle des villes

 

 

 

« The Rose, Thistle & Shamrock.

A selection of english poetry,

Chiefly modern.”

by F. Freiligrath,

Stuttgart, E. Hallberger, 1853.

 

 

 

avec Scott, Shelley

et la lucidité de Byron 

 

je marche dans une ville

mais je vis parmi les livres

 

Venise enseigne la lecture brûlante

 

Mon alphabet en bois

lettres pivotantes découvrant

fruits, animaux...

 

“ABC Lesenkasten für Schule

und Haus”

...

“Nouveau manuel complet

de typographie”

d’Emile Leclerc,

1931.

« Petit cours de typographie

à l’usage des apprentis

compositeurs »

par le typographe Edmond Morin,

1906

 

qui en grava sans doute les bois

“je fus un alphabet”, a-t-on dit

et sans le connaître

tu fais des phrases qui composent une

[vie

comme on bâtit un mensonge

avec des briques pleines de sens

et d’incertitude

je fus un alphabet

mais comment peux-tu connaître

l’exacte accumulation

de tous les éléments dont on fait une

[ville ?

 

la main sursitaire

n’est pas bien sale

 

bâtir des mensonges peut conduire à

[former

un alphabet

que celui de ces fous triomphe

parce qu’il accouche de vérité

(que les imposteurs échouent

dans les lettres qui

sur le rocher

disparaissent à la première vague)

les sous-sols

ont souvent des carrières inexploitables

mais comment prévoir sûrement

sans jeter le dé ?

 

à présent je poursuis échauffé

des rubans de Réel que le vent emporte

 

l’amour renaît en nous

quand les rubans toucheront terre

 

matérialisme dialectique :

j’aime deux corps qui l’un l’autre ne s’aiment pas

 

 

à la Giudecca

- Canale della Giudecca

on enlève des lanternes

quelque chose d’immobile et de limité

dans tout l’espace

chants immatériels faits de cris lointains

 

« surveillez mes yeux ! »

 

œuvre des sables

ou de son propre naufrage

- une ville

(mais l’ensorceleuse règne ; il est déjà tout à fait impossible

d’abandonner le navire)

 

« surveillez mes yeux ! »

 

bibliothèque de livres abats-jours

une ville doit être perçue

à partir d’un centre qu’on invente

 

« surveillez mes yeux ! »

une pincée de sel crépite entre mes doigts

beauté des sons faibles parmi les hommes

(on dirait que leur âme s’échappe des

[cristaux)

puissé-je porter encore

un dédale de silence

 

 

parcourir une ville en détails

c’est déchiffrer avec le corps

les oracles delphiques

 

on se réjouit des cendres

on se plaît aux ruines

car la ville vit toujours en creux dans

[ses plaies

 

 

 

va lire à la bibliothèque de Venise

ne te contente pas d’imitateurs,

[de livres

où on répète en mutilant

regarde ce petit livre

 

 

« Mercede di Castiglia

Romanzo

di

Fenimore Cooper

circa i tempi di

Cristoforo Colombo

voltato per la prima volta

dalle originale inglese in italiano

da

Ferdinando Grillanzoni.”

Vol. I.

Milano

Tipographia e Libreria Pirotta E.C.

 

1842

 

 

on y conte pour la première fois en italien

les aventures du Dernier des Mohicans

 

je repense à Marty promenant sa lampe [sourde

qui (il me l’apprit)

ne savait éclairer

que son propre visage

 

*

 

 

réquisition à six heures

réquisition de l’amour sans prix

le réel par quoi nous sommes là

 

repus et contrariés par nous-mêmes

 

et notre poids d’alluvions

l’éternité agrandit un instant minuscule

dès lors le calme n’est plus permis

et nous enrageons de ne pouvoir faire

ce que nous pouvons faire

 

 

le cœur se mutile de ses profits

(il doit choisir mais il ne peut

avoir raison)

 

malheureusement nous sommes romancés

 

 

*

 

 

à travers l’examen copieux de tout ce qui n’est pas

j’entrevois à l’instant

qui je suis

 

 

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