La souverainet
comme hallucination du fondement [1]
Ç Comme
dans la constitution de lĠhomme lĠaction de lĠme sur le corps est lĠabyme de
la philosophie, de mme lĠaction de la volont gnrale sur la force publique
est lĠabyme de la politique dans la constitution de lĠEtat. CĠest l que tous
les lgislateurs se sont perdus È (Rousseau, Manuscrit de Genve, chap. IV, Oeuvres III, Pliade, p. 296). Le commandement de
soi-mme constitue lĠvidence premire, modle de toute action –
Ç pour tout tre libre vouloir et faire sont la mme chose È (ibid.) – et lĠon ne peut
concevoir la souverainet dmocratique autrement que par lĠquation de
Rousseau, sur laquelle sĠappuient les lgislateurs. Et, cependant, ils
sĠabment en elle ; les racines de lĠquation leur sont inconnues. LĠabme est
fondement et le Grund se perd dans lĠAbgrund. Telle est aussi la
condition de toute pense. Il sĠagit de reconstituer cette nigme dans ses deux
versants : penser cĠest fonder et provenir du fondement (la pense
Ç faible È, Ç rhizomatique È,
Ç dconstructioniste È, est misologie) – le fondement nĠa pas
de fond et occulte la fondation. Sans y parvenir pleinement.
Les
Six Livres de la Rpublique de Jean Bodin – dont la contribution, souligne
par lui-mme, a consist dcouvrir dans la souverainet Ç le principal
fondamental de toute Rpublique È – tmoignent de la souverainet,
fondement du politique, saisie dans son moment inaugural ; en tmoignent aussi,
pour revenir en arrire, le Dieu dĠAnselme et les Analytiques. La thorie
aristotlicienne de la science recle la formulation du fondement et indique le
secret de la fondation. Les Ç principes È ncessaires qui sont la
base de la science dsignent une souverainet autodsigne, ils sont par soi, kathĠauto, leur vidence – le nos qui les capture est lumire
– interdit toute recherche en de dĠelle-mme. Mais la ncessit du
fondement ne dissimule pas entirement la contingence de la fondation.
Comme
le Dieu dĠAnselme, le Souverain de Bodin se dcrit ngativement : les deux sont
des noms plus que des concepts. La dduction de Dieu se fait partir dĠun
minimum de sens, lĠinverse de la preuve Ç ontologique È
cartsienne, construite partir de lĠessence de Dieu, et des thories du
Ç transfert È du commandement de soi-mme la souverainet publique.
La souverainet est un pouvoir tel quĠaucun autre pouvoir qui lui soit
suprieur ne peut exister. Bodin crit Ç plus grand È la manire
dĠAnselme : Dieu est lĠid ou lĠaliquid tel que nihil maius cogitari possit. Bodin procde aussi une
preuve. Elle porte non pas sur lĠexistence de la souverainet, mais sur son unicit (ne peut exister quĠun seul
souverain). Dieu ne peut tre pens que comme un fondement unique : reste
tablir son existence. La souverainet ne peut manquer dĠexister, si elle est
unique : il faut toutefois en dmontrer lĠunicit. LĠunicit de la souverainet
comprend son existence. Notre conjecture se formule de la faon suivante : si
le mme oprateur rien de plus grand peut prouver deux choses aussi diffrentes que
lĠexistence dĠun Dieu pens au dpart comme unique et lĠunicit dĠun souverain
donn au dpart comme existant, cĠest parce que la localisation de lĠinfini
dans le singulier tend, pour ainsi dire naturellement, la position de lĠexistence, comme
la localisation de lĠinfini dans lĠexistence tablit la singularit de
cet infini existant[2]. Les dfinitions de Dieu et
de la souverainet amnent compulsivement reconnatre lĠtre du premier et la
singularit de la seconde parce que existence et identit numrique (unicit)
sont lies et parce que lĠinvestissement de lĠexistant ou de lĠunique par
lĠinfini produit le mme passage la limite et lĠacte. Cette motion secrte de la
pense et de lĠesprit est le nom vritable du mouvement auto-instituant (per
se) du Dieu
dĠAnselme et du Souverain de Bodin.
LĠinstauration
du concept de souverainet permet de comprendre comment lĠunicit contient
lĠexistence. Comme Bodin, Hobbes, Spinoza, Rousseau (ainsi que Grotius,
Pufendorf et dĠautres) exploiteront dans leurs dductions de la souverainet
cette possibilit interne quĠa la pense du Ç commandement de
soi-mme È (Bodin) – ou de ses figures quivalentes chez Hobbes,
Spinoza ou Rousseau – de se transformer en une seule unit abstraite et inconditionne,
par lĠaction de Ç rien de plus grand È (Bodin, Hobbes), ou de Ç la
direction dĠune multitude comme par une seule me È (Spinoza), ou de la
Ç volont gnrale È (Rousseau) : on a l trois oprateurs de
lĠinfini. Les dductions se font effectivement la lumire de Ç lĠunit È
de la souverainet, mot qui dsigne chez ces auteurs lĠidentit conceptuelle
(la souverainet est indivisible, inalinable, inaccessible, imprescriptible,
perptuelle : sans ouvertures, selon lĠexpression de Bodin), aussi bien que lĠidentit
numrique (il ne peut y avoir plus dĠun souverain). La dduction de la
souverainet, dont la formule peut facilement sĠextraire des traits de la
souverainet, se fait par un saut qui comble de faon hallucinatoire –
cĠest l son secret – le foss entre le matriau de la souverainet et
son unit fantasmatique. Les volonts particulires, agglutines en une
Ç force commune È par un acte dĠassociation qui est la mdiation
entre le sujet et le souverain, forment ce matriau. LĠopration de la souverainet
suit de trs prs le modle de lĠopration de lĠvidence.
Cette
opration est double : elle consiste en lĠ Ç acte dĠassociation È des
volonts et dans le passage de la communaut des volonts au souverain,
Ç personne morale qui nĠa quĠune existence collective et abstraite È
(Rousseau, Manuscrit de Genve, ibid. p. 295). Sa meilleure formulation se trouve encore dans
cette premire version du Contrat Social : Ç Il y a donc dans lĠtat une force
commune qui le soutient, une volont gnrale qui dirige cette force et cĠest
lĠapplication de lĠune lĠautre qui constitue la souverainet È (Manuscrit
de Genve, ibid. p. 294). Spinoza et Hobbes
ne dcrivent pas autrement la gense de la souverainet.
Mais
lĠhallucination ne russit pas compltement. Ë lĠinverse dĠAnselme, depuis
Gaunilon jusquĠ Kant et au-del, la disparit totale entre existence et
raisonnement a t mise en vidence. La pense ne peut pas poser lĠexistence.
Anselme le sait aussi, reconnassant par dĠautres voies que lĠexistence est
impensable. Malgr la preuve, lĠme reste insatisfaite, Dieu ne quitte pas
entirement le concept pour devenir un tre. Dans la pratique,
lĠoprateur rien de plus grand ne peut tre pens se retourne contre
lui-mme. Contrairement Bodin ou Rousseau – qui a pourtant bien expliqu
que la volont ne se transmet pas – et, plus encore, contrairement la dissolution
de la volont souveraine en une Ç norme fondamentale È (la
constitution de lĠtat dmocratique telle que Kelsen lĠa dfinitivement
lucide), Carl Schmitt –
mais aussi Marx et dj, avant la lettre[3], Machiavel – a pu
montrer que lĠvacuation de tout
Ç lment personnel È de la constitution est un vÏu pieux. La
volont abstraite et collective nĠlimine pas totalement les volonts individuelles
; la souverainet rvle une ambigut instable entre cette volont abstraite
et un pouvoir de dcision qui ne peut rsider que dans lĠeffectivit de son propre
exercice.
Le
fondement sĠobtient travers une formule que nous pouvons reconstituer. Son
instance est hallucinatoire, tel est son secret.
LĠ Ç application È (Rousseau) dĠun oprateur de lĠinfini lĠindividuel
pens
produit lĠexistence (Dieu) ; son application la volont individuelle produit lĠidentit
numrique (lĠunicit) et lĠidentit conceptuelle (lĠunit de la souverainet)
qui dsigne une existence abstraite. Passage la limite travers une
gnralisation sans faille – lĠassociation et le pacte doivent tre unanimes – lĠopration ralise
aussi un passage lĠacte : Dieu existe au fondement de tout et le souverain
unique existe aussi au fondement de la Rpublique. Leibniz a imagin cette
espce dĠeffet comme un embrasement : Ç la joie cleste conduit la
concentration (concentrerierung) de la beaut infinie en un point infime de lĠme ; les
miroirs et les loupes en sont le modle È. Mais la machine de lĠinfini
comporte une brche. LĠhallucination reste ambigu, le fondement garde les
traces de la fondation, savoir : le nom de Dieu ou les dcisions des volonts
particulires.
Le
propre de lĠhallucination est dĠocculter son origine. LĠhallucination existe,
peut-tre, pour occulter une origine. Quel irreprsentable la preuve de la
souverainet cache-t-elle (quel irreprsentable la preuve de lĠexistence de
lĠinfini actuel de Dieu cache-t-elle ?) ? SĠagit-il dĠun irreprsentable, ou
seulement dĠun imprsentable [ inapresentvel ] selon nos modes de
prsentation[4] ?
Le
Dieu du Prosologion habite une lumire inaccessible – il est imprsentable –, dans la
mesure o elle brille trop (chap. XVI) : lĠimprsentable a dans son fond un
irreprsentable. Le Monologion se rfre galement au lumineux (qui comprend la
lumire, le luire et le luisant), qui nĠappartient pas directement Dieu, mais
au per se de son autoposition (chap. VI). Conceptuellement irreprsentable –
comme le dmontre largement Anselme – le par soi nĠest pas imprsentable.
LĠhallucination nĠest pas un voile de lĠirreprsentable ; son registre serait
plutt celui de lĠhallucination Ç primitive È, puisquĠen ralit il
nĠy a rien reprsenter : la prsentation du par soi se fait par le lumineux
pur, cĠest une position sans rien. Elle ne dcoule pas dĠune preuve de lĠexistence avec
laquelle le per se nĠaurait rien voir.
Rcapitulons
: la preuve ou dduction de la souverainet se fait par une opration de lĠinfini
qui (ne) comble (pas) le hiatus entre le support de la preuve et ses effets :
Ç lĠaction de la volont gnrale sur la force publique est lĠabyme de la
politique. È Question : quĠest-ce que la preuve hallucinatoire a prtendu
abolir et pour quĠelle raison lĠhallucination ne parvient-elle pas occulter
entirement son origine ? LĠhallucination primitive du par soi dispense la preuve : elle
est Ç la position mme È. Question : cette lumire a-t-elle un quivalent
dans le politique (= Rpublique) ? Une troisime question sous-tend ces
interrogations : quel type de relation lie la preuve hallucinatoire de
lĠexistence et de lĠunicit lĠhallucination primitive ? Je laisse en suspens
les trois questions.
La
souverainet est un fondement. Effectivement, elle renferme en elle-mme les
catgories du fondement telles quĠelles se dgagent de La Quadruple racine
du principe de raison suffisante de Schopenhauer, (on pourrait choisir une autre
rfrence, mais Schopenhauer est intressant par son aspect positiviste). On
trouve dans sa liste des composants du principe, selon les formes quĠil peut
revtir – elles sont diverses –, les ingrdients des arkhai aristotliciennes : la
causalit, lĠidentit et lĠide dĠun principe de connaissance qui justifie le
jugement. LĠanalyse des Seconds Analytiques permet de voir dans le
fondement des sciences une opration analogue celle de la souverainet. Un
oprateur, le nos, apprhende les principes qui sont universels, ncessaires, par soi (kathĠauto) et autarciques. LĠanalyse
consistera rvler, ici aussi, un refoul qui est une autre modalit du
principe de raison suffisante selon Schopenhauer : la volont, qui gnre la possibilit
permanente de lĠindtermination. Le per se se propose de dissimuler par son
infaillibilit la contingence et les Ç conventions È la racine du
choix du fondement. Le fondement sĠtaye sur des dcisions hors de porte du
principe de raison suffisante. Elles sont contingentes parce quĠelles se basent
sur une exprience qui est contingente (cĠest le problme aristotlicien de
lĠarticulation de lĠintuition des principes par le nos avec leur extraction
– par Ç induction È – de lĠexprience). Les dcisions
reposent sur une autodsignation qui constitue le point aveugle de
lĠentendement. Le mot convention – chez Kelsen, pour ce qui est de la
constitution ; chez Wittgenstein, entre autres choses, pour ce qui est de
lĠpistmologie – voudrait attnuer sa virulence. Ç On ne peut pas dire
dĠune chose quĠelle ferait un mtre de longueur, ni quĠelle ne ferait pas un
mtre de longueur, et cette chose serait le mtre talon de Paris. È
(Wittgenstein, Investigations philosophiques, I, ¤ 50[5]).
Ainsi sĠnonce, sur un mode paisible, Ç pragmatiste È, lĠabme du
fondement.
Le
cercle se referme sur lui-mme car (premire question laisse en suspens) le
refoul de lĠopration de la souverainet est lĠabyme de lĠaction de la
volont o,
avant la lgislation, chacun de nous se trouve perdu. En matire de
souverainet, son nom est excs : la dcision absolue – les Ç semences
de la souverainet È qui gisent dans les volonts individuelles
(Pufendorf) sont celles dĠune souverainet en dehors de la loi (Bodin, Hobbes,
Spinoza, Rousseau) –, tout autant que la soumission et la
Ç servitude volontaire È, jusquĠ lĠakrasia et lĠadynamia. LĠvidence du commandement
de soi masque mal ces autres facteurs dĠindtermination.
La
lumire de lĠhallucination primitive (deuxime question) sĠappelle ici
dessaisissement, amour, prophtie, utopie. Ses Ç oprateurs È sont
multiples. Dans la thorie du fondement comme dans la prophtie, ils sont
subsums par des dsignations qui sont des botes noires (Ç vision È,
Ç intuition È) peut-tre impossibles ouvrir. Je laisse de ct la
troisime question. LĠhallucination du concept (Ç Dieu È, Ç fondement È,
Ç souverainet È) reoit tout son pouvoir dĠanimation de
lĠhallucination primitive de la flicit. Pourquoi la transforme-t-elle en mme
temps, jusquĠ la transformer en son contraire ? La flicit, la vision,
lĠintuition sont transparentes pour le sujet ; Dieu, le fondement, la
souverainet, se ddoublent en systmes de contraintes et en la tentation
permanente de la tyrannie.
Fernando Gil
(traduit du Portugais par E. Beauron)
[1] A Soberania como alucinao do fundamento
a t initialement publi dans MODOS DA EVIDĉNCIA, Imprensa
Nacional-Casa Da Moeda, Lisbonne, 1998, pp. 409-414 (N. d. t.)
[2] Il est
certain que ni la dfinition de Dieu ni celle de la souverainet ne se
rclament de lĠinfini : dans les deux cas, seule une limite suprieure est
marque. Nanmoins, les contenus respectifs de ces deux concepts renvoient
directement lĠinfini, cf. Monologion, chap. VIII, et Rpublique, livre I,
chap. 10.
[4] Dans ce passage, Gil
fait jouer lĠopposition entre reprsenter (representvel/irrepresentvel) et prsenter (apresentao/inapresentvel), qui rejoint la distinction
entre comprendre et penser. Dieu est incomprhensible
(irreprsentable), mais il nĠest pas impensable (inapresentvel). La difficult vient
du terme inapresentvel, que je traduis littralement par imprsentable afin de marquer la
distance, problmatique, qui rattache lĠvidence de lĠide de Dieu,
fonctionnant travers lĠoprateur dĠinfini (rien de plus grand) nos modes finis
de prsentation (o il faut sans doute entendre lĠallusion au sens kantien de
la dmonstration, cĠest--dire dĠune prsentation du concept dans
lĠintuition ; cf. par ex. Critique de la Facult de Juger, ¤ 57, remarque 1). Un
passage de La Conviction claire celui-ci : Ç Annonant Descartes
(ÒintelligereÓ contraste avec ÒcomprehendereÓ) ou Kant (penser nĠest pas
connatre), Anselme rpond en sparant pense et comprhension. Dclarer que Dieu
est plus grand quĠon ne peut penser indique son incomprhensibilit, non son inconcevabilit.
Dieu nĠest pas comprhensible, son ineffabilit est cependant pensable, nous comprenons
rationnellement lĠincomprhensible. È (F. Gil, La Conviction, Flammarion, 2000,
p. 192 ; je souligne (N. d. t.).