Sofia di Natale

 

Odes, Fumées

suivi  de

poèmes toscans

 

 


 

Présentation

par Olivier Capparos

 

 

Il y a une poésie transitoire, et de chaque jour, mais comme une poésie de visages, des heures, des jours d’un visage unique, et dont chacun reçoit un nom propre. Sofia Maria di Natale (Novare 1929 - Paris 1970) ne nous a laissé que les rudiments d’une œuvre, une poésie sans œuvre écrite pour une grande part en français lors d’un long séjour à Paris, au lendemain de la guerre. Nous ne savons presque rien de son enfance sicilienne à Novare, de son adolescence à Florence. Son père Antonio di Natale, ancien professeur de littérature italienne à l’Université de Palerme, alors en retraite, dut entraîner Sofia encore enfant dans la librairie d'Umberto Saba, lors d’un voyage à Trieste, au cours de l’année 1936. Sofia consignera des années plus tard dans ses carnets que Saba lui avait donné lecture de ses poèmes. Elle dira se rappeler ces vers :

E l’ora grande, l’ora che accompagna                 

meglio la nostra vendemmiante età.                 

 

C’est la grande heure, l’heure qui  accompagne

le mieux notre âge aux vendanges fécondes.


“E morte m’aspetta”, notera-t-elle aussi. Mais la jeunesse du poète se nourrit d’abord d’une pensée de la mort, pensée fascinée qui conquiert une place prépondérante dans les dernières réflexions, les derniers poèmes. La moisson première du poète consista en souvenirs rattachés à sa généalogie - souvenirs historiques ou imaginaires - et en images de la terre de sa naissance, de la campagne sicilienne, puis de la campagne toscane. De la Sicile, elle évoqua le sol brûlé qu’elle aimait par les yeux et la langue de Pavese “Tu e come la brulla campagna”  -, celui d’une terre trop rapprochée du soleil, celui des révoltes, où l’histoire politique et sociale de la Sicile se confond avec l’histoire familiale et intime. Elle n’inscrira que tardivement le sceau de cette généalogie, en quelques mots, et dans sa langue la plus abstraite, au cœur du poème Novara di Sicilia. Au cours de son œuvre, elle se souvint à maintes reprises du Risorgimento, du renouveau, de l’insurrection des peuples dont le baron Girolamo Sofia (1780-1861) fut l’un des plus actifs protagonistes, initiateur du premier mouvement révolutionnaire en Sicile en 1820. Elle puisa dans les ancestrales révoltes - celles d’un Sofia, d’un Bertolami ou d’un Garibaldi lorsque la révolte s’identifie au sort de l’Italie entière - la violence d’une guerre qu’elle poursuivit contre elle-même, et particulièrement dans la séquence des Psaumes, poèmes religieux contruits à partir de Psaumes issus de l’Ancien Testament. C’est en la personne de Cristina Anselmo (1820-1860) - poète, philosophe, musicienne née à Palerme et dont la sépulture se trouve dans l’église de S. Miniato al Monte, à Florence - qu’elle trouve son “reflet”, sa “racine personnelle”, selon le mot dont elle use dans ses carnets. Elle puise à travers cette figure à la douceur et à la diaphanéité d'un ensoleillement, indirect de la terre, des vents de la Sicile et de la Toscane. Cristina Anselmo écrivit :

Poi miravo nel centro la serena

valle cui rammentar m’è sempre dolce.

Ensuite je contemplais au centre la

vallée dont le souvenir m’est toujours doux

 

Elle fut toujours pour Sofia di Natale la présence simple d’une poésie de la pauvreté et de la suavité, et le rappel, la remémoration du Dolce Stil Nuovo, de la Vita Nova  de Dante qui avait bercé son enfance auprès de son père.
Et en même temps que des cris la divisaient, le silence voulait en elle élire demeure. Des mots de Pavese rendent un écho de ce désir de silence...

Nel cuore

hai silenzio, hai parole

inghiottite. Sei buia.

Per te l’alba è silenzio.



Dans ton cœur

silence, paroles

englouties.

Tu es sombre.

Pour toi l’aube est silence.

 

A Paris après la guerre, elle vit seule. Son père est mort. Enfermée dans sa chambre de la rue Madame, elle lit Gadda, Luzi, et Pavese. Elle note dans les pages de son journal ce bref extrait de La terra e la morte  (1945) :

Terra rossa terra nera,

tu vieni dal mare,

dal verde riarso,

dove sono parole

antiche e fatica sanguigna

e gerani tra i sassi

 

Terre rouge terre noire,

tu viens de la mer,

du vert rivage,

où sont les paroles

antiques et la fatigue du sang

et les géraniums parmi les pierres

 

Les “paroles antiques”, anciennes, durent résonner en elle comme l’archaïcité d’une parole toute déliée de ses ramifications historiques et culturelles. Sofia di Natale ne se rendit pas disponible au souvenir, à l’enfance que nous avons évoquée, en ce sens qu’elle eut à combattre ce souvenir et, tout au contraire d’une anamnèse, d’une remontée dans les enrochements de l’origine, elle œuvra à obscurcir la profondeur de la mémoire, et approfondir la distance que le temps avait creusée. D’après elle, c’est de la même façon - ou à la façon d’un isomorphisme suggestif - que le mot doit obscurcir sa force biographique intime qui est aussi sa teneur de chose, de la chose à laquelle il réfère en premier. Le mot en quelque sorte résultat d’un déplacement de sa source, de son image originaire qu’il a d’abord désignée. Elle parla d’une “migration des âmes” à propos de ses mots transhumants, voués à une errance infinie. La trace enfouie n’en demeure pas moins le point inertiel, le centre actif de la sphère élargie du mot réel, du mot inscrit. “Les mots sont tous des noms propres”, a-t-elle dit, c’est-à-dire des visages particuliers déclinés, ou traduits depuis la source unique d’un visage humain. Ce visage est celui d’une personne, il porte lui aussi un nom, mais ce nom est absent : c’est celui d’un faiseur de théâtre prisonnier d’un théâtre de marionnettes qu’il anime en secret.

Elle meurt en 1970, laissant une œuvre inachevée. Parmi les dizaines de feuillets retrouvés dans sa chambre de la rue Madame, les notes en préparation d’un long poème qu’elle qualifie elle-même de “poème physiologique”, ou encore de “grand tableau clinique des passions”. Les notes pour le plan de l’ouvrage sont nourries du lexique médico-chirurgical de notre temps et de grandes époques de l’histoire de la médecine, celles de Padoue au XVe siècle ou de Fracastoro.
Elle regroupa sous le titre “Odes, Fumées”  les poèmes “Apprentissage” , “Feuillets émargés”  comprenant des poèmes en prose, et les “Psaumes”. Parmi les “Poèmes toscans” : “Vita”  et  “Novara di Sicilia”.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sofia di Natale

 

Odes,  Fumées

 

 

 

 

Apprentissage

(1951)

 

 

j’apprends ma mort grâce à toi
un tout petit peu       par son anticipation, son dard royal
la douleur
que tu sais et ne sais pas prodiguer

je fais des mots                        mais je suis bien au bord,
les rails d’un train,                        ou la fenêtre ouverte
quelle belle sirène froide

et ce poignard, tranquille dans le noir
suspendu dans la chambre noire,

blanc d’œuf            imité de la gelée d’or
mon cœur dans un corset de cuir sec,
l’oubli vient vite,
le souci et le désir du pleur sont punis par l’indifférence

je sais et je ne sais pas ce qu’aimer veut dire, c’est pourquoi
l’impudence me pousse parfois à vous le demander

cherche ce qu’avale de vie dure            le sable,
une pierre du sommeil,
qui m’aidera à chercher ces astres enfouis ?

je me fais dormir, injustement
pour ne plus me rappeler les plus éminents instants 
que je passai contre toi,
tu sais et tu ne sais pas me réveiller,

et mes yeux            fermés par des paupières tremblantes
tels                        bouchés par du givre

quelque chose m’échappait, je ne savais quoi,
un reste de ta bouche, de la nouvelle fraîchement annoncée

 

je suis appelée Noire, à cause de mes larmes
et quand je descends          je deviens invisible à tous les regards
qui ont dit m’aimer

que tu saches et ne saches pas m’entendre

on piétine mes larmes noires,
on m’accroche comme un peau pourrie            lambeau pelé
à son crochet
mais tu sais et tu ne sais pas m’achever
par tes dents coulantes                        je prie le toit de venir
me couvrir chaud, et plus tôt

j’ai mâché une gousse d’ail, et peu de pain trempé

épinglée à la plinte
et aux commissures
de lèvres murales
de lèvres épanouies

 

 

 


Feuillets  émargés

 

(1950-1958)

 

 

            Le fer et le froid qui ont requis tes cendres, ils te froissent maintenant.

*

            Dégivrés, au mois de Mai, la peau et les os encore diaphanes entrent de verre dans la gallerie d’églantiers. Les jeunes pics, les branches barbues, tout ce qui brûle te salue.

*

            Le vaisseau était noir, lancé sur la nappe plissée, trouble tablier. L’étendue se fendait sous la proue, le vert sous le bois, tablier froissé d’un sourire.
            - C’est une servante qui s’ébahit, disait l’écolier accroupi sur sa berge.

*

            Eviction, d’un hochement de tête : l’oiseau de tête s’en retourne sans un chant.

*

            N’escompte rien de l’abîme noir qui te sonde, de mains qui te regardent et te palpent, elles ont pour toi trop de bienveillance, trop d’amertume, trop de déchirantes caresses.

*

            Peine et regret quand le soir se couche. Les demeures embaumées des parfums de la récolte sont maintenant vides. Les parfums à force d’être respirés ont avec l’habitude volatilisé les corps habitants.

*

            Rien ne s’accomplit dans la lumière décourageante du matin, il faut au geste clair un fond d’obscur et fragile recueillement.

 

 

 

 


 

Psaumes

 

(1955-1962)

 

 

I

Sauve-moi, ô Dieu !
Car les eaux menacent ma vie. 
Tu conduis l’exécution
Depuis ton rang élevé,
Mesurant à l’aune de la rosée
Dans la coupole renversée d’une fleur,
Sauve-moi, ô meneur rigoureux !
Car ma vie au fond de la coupe
Est la lie imparfaite de la rosée.

Nous sommes sortis,
En mâchant des feuilles aigres,
Nos dents lacées par la douleur
Le cri proche s’évanouit pourtant
Loin de nos bouches.

 

II

La parole impie du méchant est au fond de mon cœur.
Le mal ignorant tes cachots
Me maintient dans la justice
Et l’insolation de mon amour.

 

III

Eternel ! ne me punis pas de ta colère
Et ne me châtie pas de ta fureur !
Vois combien je suis fragile
Devant ta méchanceté.
Je te traite de tous les noms,
Et mes seins se gonflent devant toi.
Ordure, putain, mon amour,
Je parle dans la mesure de tes jours.

Je brûle de désir, et te refuse ma bouche,
Je lutte contre les ténèbres de ta justice,
La mienne est de désir,
C’est là ma seule fureur,

Je t’oppose le feu de ma fidélité.
Je rougis de ta colère, j’en frémis,
Remembre-toi, amant forcené,
Mes freins réduits en poudre
Propre à enflammer tes yeux si amers.

 

IV

J’avais mis en l’Eternel mon espérance.
O périssable déception,
Quand je vis que tu étais las de mes cris.
Alors j’ai plié sous le boisseau
De ton jugement, de ta main lourde;

Il fait noir dans ma maison,
Le froid vient qui statufie mes pleurs.

J’ai fait périr la déception
Et le ressentiment,
Je me fie à toi,
Et j’accepte tes coups.

 

V

Eternel ! je cherche en toi mon refuge :
Que jamais je ne sois confondu !
Je devine le paradoxe de ton enlacement,
Que ma bouche te soit amère
Et aigre ma langue
Toute debout sur la chair molle.

 

VI

Je lève les yeux vers les montagnes...
D’où me viendra le secours ?
Combien de têtes tombées
Sous le sabre de Garibaldi ?
Et comment seront abolies les lois impies
Des chefs de guerre ?
Ma terre est souillée,
Et la porcherie familiale
Que mon chant veut laver,
Irrigue l’écurie d’une haleine liquide.
Le soufre qui me meut et me ronge
S’apprête aux dernières violences diluviennes.

 


 

 

poèmes  toscans

(1944-1952)

 

 

 

le poème est immense
la sente, praticable,
descend dans la coudraie ombragée

des vents sifflent,
et dans les sillons
que la bêche entretient

tu n’es pas nue.
Ma paume, entravée
voulait suivre le cours
de ta peau

troublée, peau
les dents y avaient creusé leur gîte,
les mots y firent leur nid

des vallées, les flaques
immobiles où défilent
les nuages du ciel

sur le bouton frémissant
une guêpe, silencieuse
s’est figée

je dis ton pas caressant
au frôlement de tes cuisses
qui en haut se séparent

là où elles se touchent et se fixent

voilà l’arme inondée
par la poudre
et l’eau sanguine
que la balle a touchée

ton profil dans l’escalier
ombre jetée
le patron immense d’une étoffe plus dense
toi            sinueuse            grimpante

l’étreinte misérable en haut des marches froides
punie par la pauvreté sans regard

en haut de l’arbre,
j’ai revu ton visage
où les routes noueuses
s’hérissent
les branches se contredisent

le tronc dans l’ampleur et la fragilité de ses membres hauts
prolongations sans âge

le masque froissé
balloté au croisement,                        au départ des branches
par le vent                        suspendu
à la branche et au vent

 

 


 

Vita

(1947)

 

 

je ne t’ai point connu, et
non loin de ma ville dans le sud,
striée de canaux, évinçant les bras puissants de son fleuve,
je me remémore les veines vieilles
des fils de Girolamo et de Cristina.

Par la campagne de Sienne,
par la poussière et le blé vaste,
j’exposais au soleil ma jeunesse
qui brûlait sans mûrir.

N’accorde pas un temps trop court
à mes années de joie encore immaculée
où je ne connus rien hormis toi,
sans pourtant te connaître.

O ma fenêtre sur l’Arno
Et l’écran ocre qui en répète            la calme modulation,
et le fils, et la fille,
et l’amant aux joues grises.

 

 

 

 

 

 

Novara  di  Sicilia

(1967)

 

 

con lui i sassi e la colta madre      

avec lui les pierres et la mère docte

                                  

ha legato le acque                           

a lié les eaux

 

che combattè                           

qui combat

scolpita                                   

écoutée

la morte                                  

la mort

 

contro i sassi della tua chiesa             

contre les pierres de ton église

la liberazione m’è ardente                    

la libération m’est ardente

e falsa                                  

et fausse

 

mezzogiorno nelle strade                    

mi-journée dans les rues

c’è un lago del fuoco                    

c’est un lac de feu

 

nelle strade                                  

dans les rues

nelle strade                                  

dans les rues

non dice niente ma                

ne dit rien mais

il fuoco fugè marcato e                   

le feu fuit martelé et

fugamo i libri                            

chassant les livres

 

ovest, scosceso                            

ouest, escarpé

veniamo a Montecroce, e nella rocca      

nous venons à Montecroce, et dans la roche

 

 

 

 

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