Auto-fictions, I
Une introduction
En France, l'auto-fiction littŽraire dŽlie les langues et les
plumes, elle agace autant qu'elle sŽduit, rŽvŽlant ˆ travers les passions
qu'elle suscite son caractre insaisissable, scandaleux et nŽanmoins
Žnigmatique. A en juger par les titres les plus rŽcents qu'elle a pu Žveiller :
Est-il je ? ; Ç La nŽbuleuse de l'auto-fiction È ; Ç Je
interdit ? È ; Ç Contre soi mme È ; DŽfense de Narcisse ; Ç La Promo du
moi È ; Auto-fiction et autres mythomanies littŽraires,[1] on comprend que le
simple fait de tenter de dŽfinir l'auto-fiction, voire de lui faire miroiter
l'accession au titre de noblesse d'un genre ˆ part entire, relve du tour de
force. Car en effet, l'auto-fiction est polymorphe. Telle la nymphe Echo un peu
trop loquace, Ç condamnŽe ˆ avoir le dernier mot sans jamais pouvoir
parler la premire È,[2]
elle rŽitre sans fin son amour ˆ un Narcisse dŽdaigneux qui n'aura de cesse de
l'Žconduire, se condamnant lui-mme ˆ une mort prŽcoce. Et si l'on en rŽfre
ici au rŽcit mythologique, ce n'est pas par pur attrait pour les amours
impossibles mais bien parce qu'au-delˆ de la prŽoccupation intellectuelle que
trahit la tentative de dŽfinition du concept, on est en droit de se demander si
l'auto-fiction ne dŽvoilerait pas une angoisse : celle de subir le mme destin
fatal que le couple mythologique. Ainsi, les soupons pesant sur les Žcrits
d'abord autobiographiques puis auto-fictionnels ne se feraient-ils pas l'Žcho
de cette peur morale collective tout archa•que, directement hŽritŽe du sort
lŽtal que connut le trop narcissique Narcisse ?
Potentiellement
pathologique, le concept de narcissisme initialement utilisŽ par la
psychanalyse est ˆ entendre Ç dans le sens restrictif d'une perversion
sexuelle dans laquelle le sujet a pour objet prŽfŽrŽ son propre corps È.[3]
Philippe Vilain
n'ignore nullement les racines psychologiques de la rŽsistance ˆ l'objet
auto-fictionnel. C'est sans doute pourquoi,
tout empreint de vigilance, il en vient en 2005, dans son essai DŽfense de
Narcisse, et
prs de 30 ans aprs l'invention du mot par l'Žcrivain Serge Doubrovski, ˆ
Žcarter la crainte morale qui pse encore, semble-t-il, sur les Žcrits dits
auto-fictionnels : Ç Ecrire sur soi n'est pas forcŽment cŽder au
narcissisme, ˆ l'impudeur ou ˆ la thŽrapie È.[4]
Et pourtant, on sait que les Žcritures du moi francophones s'abreuvent
largement ˆ ces sources, pour la plus grande
joie de ses amateurs et le plus grand tourment de ses dŽtracteurs. On pense, ˆ
tort ou ˆ raison, ˆ Annie Ernaux, Catherine Millet, Christine Angot, GrŽgoire
Bouillier, Philippe Vilain, Camille Laurens, Anne Buisson, Catherine Cusset, Marie Darrieussecq, Serge Doubrovsky,
FrŽdŽric Beigbeder pour n'en citer que quelques-uns. Par ailleurs, aujourd'hui,
l'aspect transgressif de l'auto-fiction n'est plus uniquement ce qui heurte
les esprits mais c'est bien davantage son caractre Žquivoque, ici
dŽcrit par Philippe Gasparini : Ç les Žcritures du moi ont toujours ŽtŽ
critiquŽes mais en plus l'auto-fiction se permet de mŽlanger les genres. È[5]
A la prŽoccupation morale a donc succŽdŽ une
inquiŽtude scientifique. A la question de savoir si c'est bien ou mal d'Žcrire
sur et ˆ partir de soi, s'est ajoutŽe la
question de la classification, de la catŽgorisation. Apanage de l'esprit
scientifique, la classification dŽmontrerait la toute puissance de l'esprit
logique sur l'intuition, le sentiment, la sensation, considŽrŽs comme fonctions
acceptables parce que dŽclassŽes pourrait-on dire, secondarisŽes.
L'auto-fiction met ainsi en danger l'ordre
rationnel, elle rverait d'tre, au-delˆ du rŽcit autobiographique, le moi,
l'agent du moi et la destinataire de la fiction qu'elle construit ou, pour tre
plus proche des dŽfinitions canoniques donnŽes depuis sa crŽation, d'embrasser tout ˆ la fois les positions d'auteur, de narrateur
et de personnage principal : Ç Car chez Barthes comme chez Robbe-Grillet,
l'auteur, le narrateur et personnage principal se confondent. È[6]
Elle
rverait d'tre. Rver d'tre c'est dŽjˆ accepter de mourir un peu, c'est
avouer que le moi n'est plus seulement cette Ç concrŽtion
rationnelle È[7] qui,
victorieuse parce que dite objective, dominerait la conscience mais plut™t une
position subjective encline ˆ vagabonder et vagabondant imaginant et imaginant
refusant d'tre corsetŽe. Acceptons donc la proposition de RŽgine Robin :
Ç Nous savons peu de choses de ce que serait l'auto-fiction. [É] Nous
dirons tout simplement que l'auto-fiction constitue une famille textuelle dont
la rŽception serait en voie de constitution.È[8]
Partant du caractre gravidique de l'auto-fiction conjoint ˆ cette
impossibilitŽ ˆ le reconna”tre comme genre littŽraire ˆ part entire, il est alors intŽressant
de savoir si l'auto-fiction peut se dŽfinir dans un autre champ disciplinaire
et si c'est bien le cas, de quelle manire. RŽgine Robin a dŽjˆ abordŽ le sujet dans le cadre de l'art contemporain
ˆ travers Christian Boltanski et Sophie Calle, virtuoses de l'auto-fiction ˆ la
franaise, qui lui inspirent cette analyse :
Fant™mes de soi !
n'est-ce pas ce que nous allons trouver chez les artistes narratifs ? Dans
leurs poŽtiques personnelles, dans leurs multiples fictions de soi, dans des
dispositifs variŽs (photos lŽgendŽes, peintures, multimŽdia, installations),
tous traquent leurs doubles, leurs ombres, leur absence d'ombre, une place
vide, une absence. Que ce soit ˆ travers des itinŽraires, des dates, des
autoportraits artŽfactualement constituŽs, des histoires de vie figŽes dans des
vitrines, tous cherchent ˆ se conserver ou ˆ se trouver ˆ travers un autre, un
inconnu ou un tre imaginaire. C'est toujours ce vampire-Narcisse que l'on
poursuit.[9]
PrŽcisons
que l'attention de
la sociologue est ici centrŽe sur la problŽmatique de la mŽmoire personnelle
conjointe ˆ celle de l'identitŽ et du nom propre. Ainsi rŽunit-elle Žcrivains
et artistes dont les pratiques et les prŽoccupations rejoignent, selon elle,
celles de l'auto-fiction. Seule la mention Ç artistes narratifs È,
retiendra pourtant notre attention ici car c'est la seule chose indŽniable :
l'auto-fiction touche au rŽcit, elle touche ˆ la narration, elle touche au
discours, utilisant pour se dire, indistinctement les codes de l'Žcriture et
ceux de l'art visuel. Ainsi aux c™tŽs de Sophie Calle et de Christian
Boltanski, pouvons-nous d'emblŽe ajouter les noms d'Annette Messager, de Jean
le Gac, et de Pierre Klossowski, qui entretiennent des rapports Žtroits entre
Žcriture narrative et visuelle et sans doute pouvons-nous Žgalement considŽrer
certains travaux de Victoria Robinson (Je ne dors plus que pour rver de toi, 1998),[10]
de Pierrick Sorin et ses cŽlbres autofilmages, rŽalisŽs en super-8, ds 1987.
Quant
ˆ la mention Ç vampire-Narcisse È que l'on trouve ˆ la fin de la
citation de RŽgine Robin, elle se trouve tre
inappropriŽe dans le cadre de l'art contemporain anglo-saxon auquel nous allons
nous intŽresser au travers des contributions de Nan Goldin (1953), Tracey Emin
(1963) et Kara Walker (1969). Car en effet, si ces artistes puisent dans
le rŽcit introspectif, l'auto-portrait et l'Žcriture auto-biographique ce n'est
pas simplement parce que, comme RŽgine Robin l'affirme, elles Ç traquent
leurs doubles, leurs ombres, leur absence d'ombre, une place vide [ou] une
absence È ni qu'elles cherchent Ç ˆ se conserver ou ˆ se trouver ˆ
travers un autre, un inconnu ou un tre imaginaire È. Si chacune d'elles
utilisent leur Moi, c'est comme moyen de transport pour ouvrir de nouvelles
sentes narratives, pour Žcrire et dessiner, ˆ partir de leur traits, une lande
mi familire mi sauvage et mettre en scne ce que nous pourrions appeler un
trans-personnel, littŽralement un au delˆ du personnel. En ce sens la
proposition de dŽfinition de Isabelle de Maison Rouge mŽrite rŽflexion :
L'autofiction n'est
pas se mettre en fiction, c'est ˆ dire romancer sa vie pour la rendre plus
belle. Ce n'est pas non plus la Ç fictionnalisation È de soi,
s'inventer des situations possibles : ce qui pourrait ou aurait pu avoir lieu
dans la rŽalitŽ. L'autofiction, c'est transposer sa vie dans le champ de
l'impossible, celui de l'Žcriture ou de la mise en images, comme un lieu qui
n'aura jamais lieu.[11]
Si nous pouvons souscrire aux
dŽsapprobations de l'auteure quant ˆ la mise en fiction et la fictionnalisation
de soi, la seconde partie de la citation pose problme pour les artistes de
notre corpus. En effet, il semble encore une fois improbable qu'il soit
question, chez elles, d'une transposition de leur vie dans le Ç champ de
l'impossible, [É] un lieu qui n'aura jamais lieu È mais plut™t d'une
rŽflexion plastique sur ce qui n'a plus lieu, mais aussi sur ce qui n'a pas eu
lieu, et mme sur la survivance de ce qui reste actif aprs la mort et surtout
comment le Moi s'approprie cet entre-deux et ce qu'il en restitue.
Il
n'est donc pas inutile de chercher ˆ dŽfinir le concept dans un contexte
artistique Žtranger ˆ la France, mme si nous Žcartons l'idŽe d'une Žtude
comparative. Plusieurs raisons ˆ cela. Premirement et comme nous venons de le
voir, l'auto-fiction divise et ce qui est dŽfendable dans la production
franaise s'avre discutable c™tŽ anglais. L'Žtude approfondie des productions
et pratiques artistiques de ces plasticiennes aidera ˆ rŽvŽler des
particularismes auto-fictionnels anglo-saxons qui se nourrissent de traditions
esthŽtiques, littŽraires et mythologiques diffŽrentes des franaises. Le second
argument est plus vaste et issu de l'observation : l'auto-fiction relverait
d'un attrait, d'un penchant voire d'une affinitŽ inconsciemment partagŽe par
nombres d'artistes de diverses traditions d'origine pour ce que Jean-Franois
Lyotard appelle Ç les petits-rŽcits È[12]
au dŽtriment des Ç grands-rŽcits È[13].
Une forme de narration non pas fleuve mais ruisseau dont le modle serait non
pas de tendre ˆ l'universel dit objectif parce que validŽ par la majoritŽ, mais
de valoriser les particularismes de l'individu et leur empreinte subjective.
Nous touchons ici bien entendu ˆ la thŽorie post-moderniste dont
l'auto-fiction, sa contemporaine, recycle nombre des invariants.
Nous
retiendrons dans notre Žtude trois de ces fondamentaux comme autant de pistes
analytiques ˆ explorer. Premirement, la production de ce que Lyotard appelle
les Ç petits rŽcits È, qui selon lui, ne prŽtendent pas ˆ
l'universalitŽ, la vŽritŽ, la raison et la stabilitŽ. Deuximement, le rejet
des distinctions entre formes hautes ou basses de l'art : Ç a rejection of
the distinction between "high" and "low" or popular culture
[...] a rejection of rigid genre distinctions. È[14]
Enfin et pour terminer, un intŽrt portŽ sur les modalitŽs du voir, du lire ou
de la perception elle-mme, plut™t que sur ce qui est peru : Ç an
emphasis on HOW seeing (or reading or perception itself) takes place, rather
than on WHAT is perceived. An example of this would be stream-of-consciousness
writing. È[15] A ces trois valeurs expressives,
nous avons adjoint la composante auto-biographique pour dŽterminer notre corpus
d'artistes. Ainsi avons-nous prŽfŽrŽ Žcarter Cindy Sherman ˆ cause de l'absence
chez elle d'une production d'Žcrits autre que ses carnets de recherche. Jenny
Saville et Ann Hamilton empruntent certes par touches aux invariants que nous
venons de citer incluant bien souvent des rŽfŽrences au discours fŽministe pour
Saville (Propped,[16]
1992) et aux rŽcits fondateurs de l'identitŽ amŽricaine pour Hamilton (Malediction,[17]
1991) mais nous souhaitions, dans cette Žtude, traiter des formes pleines de
l'auto-fiction et non pas d'occurrences partielles et ponctuelles.
Par
ailleurs, nous avons couvert une pŽriode d'une vingtaine d'annŽe en fŽdŽrant
des artistes nŽes au dŽbut des annŽes 50 et s'Žtalant jusqu'aux annŽes 70. Un
Žcart gŽnŽrationnel prŽcieux puisqu'il a donnŽ forme ˆ des expressions
artistiques singulires, qui, si certaines s'originent dans les annŽe 70-80,
ont accŽdŽ ˆ une visibilitŽ accrue seulement depuis les annŽes 90. Ainsi Nan Goldin
et ses trs cŽlbres diaporamas : The Ballad of Sexual Dependency (1976-1996), The
Other Side: 1972-1992 (1994), Trio to the End of Time (1994-1995), All
By Myself (1992-1996), Heartbeat (2001), SÏurs, Saintes et Sibylles (2004).
Tracey Emin a remportŽ le Turner
Prize de 1999 pour sa pice alors scandaleuse, My Bed, actuellement
ˆ la Saatchi Gallery de Londres. Elle a rŽcemment reprŽsentŽ la Grande-Bretagne ˆ la biennale
de Venise 2007 et sa prochaine exposition monographique se dŽroulera en aožt
2008 ˆ la Scottish National Gallery of Modern Art.
Quant ˆ Kara Walker, Gone,
an Historical Romance of a Civil War as It Occurred Between the Dusky Thighs of
One Young Negress and Her Heart, fut la pice qui dŽtermina sa renommŽe. Elle fut exposŽe pour la premire
fois en octobre 1994 au Drawing Center de New York. Depuis elle n'a cessŽ
d'exposer avec en moyenne quatre expositions annuelles en solo sans compter les
multiples contributions et participations ˆ des expositions collectives. Du 20
juin au 9 septembre 2007, le MusŽe d'Art moderne de la Ville de Paris a
accueilli la premire grande exposition monographique en Europe de l'artiste,
sous le titre : My Complement, My Enemy, My Oppressor, My Love.
Transfrontalires
entre le XXme
et le XXIme sicle,
ces femmes ont grandi dans un contexte o Ç l'art Žlargi È, selon la
formule de Beuys, voit une gŽnŽration d'artistes s'engager dans des pratiques
innovantes comme le ready-made, l'installation, le happening, la performance
mlant l'intime au politique, abolissant les distinctions entre culture
Žlitiste et culture populaire comme avec le Pop Art. Notre sujet, parce qu'il
ramne et dŽfend cette position subjective ardemment revendiquŽe depuis les
annŽes 60, oblige ˆ tre spŽcifique lorsque nous essayons de tracer les
influences que ces artistes admettent ainsi que celles dŽcelables dans leurs
pratiques artistiques. Nous distinguerons les influences intellectuelles, ˆ la
fois artistiques et littŽraires, ainsi que les choix et emprunts techniques qui
ont prŽsidŽs ˆ l'Žlaboration des Ïuvres. La notion d'hŽritage esthŽtique nous
poussera surtout ˆ considŽrer la manire dont celui-ci a ŽtŽ digŽrŽ. La rŽfŽrence ˆ une
activitŽ organique est ici volontaire car l'omniprŽsence du corporel, de
la reprŽsentation du corps, fŽdre ces artistes, certes diffŽremment de la
recherche de performance du Body Art mais dans le mme effort de revitalisation
ou plut™t de rŽincarnation de l'expression artistique. Kara Walker s'en rŽfre
quant ˆ elle, ˆ des formes de reprŽsentation du corps antŽrieures ˆ celles du
Body Art : Ç the work that I really dig is that done by artists such as
George Grosz, Otto dix, Robert Colescott È, admet Kara Walker. Pour nos
artistes le corps importe, il est porteur de vŽritŽ dans son individualitŽ. Et
si Nan Goldin et Kara Walker reconnaissent l'impact du pop art et de Warhol,
c'est pour la premire au regard de ses films et pour la seconde pour sa
personnalitŽ :
[...] perhaps it was more Warhol's persona than his work that interested
me early on. I mean, I was fascinated by the way he operated in the artworld,
and by the fact that people for the longest time, perhaps to this day, couldn't
figure out if he was a genius or an idiot savant.[18]
Le Pop Art propose une autre
faon de juger l'art en rendant caduque la distinction entre ce que Pierre
Bourdieu nomme Ç le gožt pur È et le Ç gožt barbare È,[19]
le Ç high art È et Ç low art È anglo-saxon. Comme je l'ai
mentionnŽ plus haut, cette rŽvolution Žthique et esthŽtique est explicitement
visible chez les artistes de notre corpus ˆ la fois ˆ travers les matŽriaux et
techniques utilisŽs, la manire de prŽsenter les Ïuvres et certainement aussi ˆ
travers une certaine forme de dŽculpabilisation ˆ l'Žgard du
savoir savant. Ainsi, Nan Goldin avoue tre influencŽe par tout ce qu'elle
voit et aime, y compris certains ma”tres italiens, sans toutefois tenter de les
imiter : Ç Anything that I see and love is an influence, but I never try
to replicate somebody else [...]. I love Caravaggio, but I never studied Caravaggio. I
never made Caravaggios. È[20]
Chez Kara Walker, l'art de la silhouette
du XVIIIme,
trs prisŽ ˆ l'heure victorienne, est rŽinvesti pour la composition de fresques
murales o les figures dŽcoupŽes rappellent la culture amŽricaine du Sud, avant
tout populaire. C'est certainement le groupe des Young British Artists auquel
Tracey Emin appartient qui a poussŽ le plus loin ce dŽpassement des catŽgories
de l'art. Chez cette dernire comme chez beaucoup de cette gŽnŽration des
annŽes 90, le ready-made affleure, supplantŽ par ce
que nous appellerons l' ''Objet-rŽcit''.
Quant
ˆ l'hŽritage narratif, il a une place de choix chez ces quatre artistes. En
effet Nan Goldin Ç [...] poursuit une tradition autobiographique qui s'est
surtout exprimŽe dans la littŽrature et a aussi connu un grand Žpanouissement
dans les annŽes 60 aux Etats-Unis, ˆ travers les contributions de David
Wojnarowicz et Bruce Benderson. È[21]
Tracey Emin a Žcrit deux romans autobiographiques, Exploration of the Soul et Strangeland, qui n'ont d'ailleurs pas cette
dŽnomination gŽnŽrique car ils occupent une place singulire au sein de son
Ïuvre plastique. Kara Walker puise dans le Ç Slave Narrative È mais
aussi le roman Harlequin et la culture noire du spectacle : Ç minstrel
show È. C'est la faon dont ces artistes se rŽfrent au narratif qui nous
importe ici. En effet, chacune, ˆ travers des emprunts narratifs explicites,
laisse advenir ce que William James a thŽorisŽ sous le nom de Ç stream of
consciousness È, courant de conscience qui entrevoit la conscience
Ç non ˆ la manire d'une entitŽ stable, mais comme le rŽceptacle d'un flux
de perceptions sans lien rationnel a priori entre elles È[22]
et qui a pŽnŽtrŽ la littŽrature d'avant-garde du XXme, celle de James
Joyce, Virginia Woolf et William Faulkner.
Une
Žcriture qui favorise l'affleurement de l'inconscient avec ses disjonctions
syntaxiques, sa morphologie fragmentaire, sa prŽdilection pour le monologue
intŽrieur, la pensŽe associative, le sensoriel. A bien des Žgards, nos trois
artistes empruntent au dynamisme des tropismes de Nathalie Sarraute qui, selon
l'auteure Ç [...] paraissent encore constituer la source secrte de notre
existence È.[23]
C'est l'univers du lapsus, de l'inou•, du cachŽ, du pathologique. Chacune
propose ˆ l'Ïil une Žcriture visuelle ˆ la recherche de la parole perdue, de la
parole comptŽe, de la parole b‰illonnŽe et surtout d'une parole de l'intime,
gravŽe tout contre la doxa collective et historique. Ainsi posent-elles la
question de la position du sujet crŽateur. Non plus seulement la question de
savoir ce que le Moi de l'artiste dit ou ce qu'il donne ˆ voir, ˆ lire, ˆ
dŽcrypter mais plus fondamentalement le Ç d'o a parle ? È ˆ travers
lui. La question est certes maladroite mais elle a le mŽrite d'tre au plus
prs des prŽoccupations de ces plasticiennes qui ont dŽcidŽ de se situer
Ç en-dea de la conscience È.[24]
Mlant, dans le champ de l'Ïuvre d'art, les mŽandres de leur inconscient
personnel ˆ ceux du collectif, elles Žpousent l'exigence auto-fictionnelle qui,
si elle est parfois gŽnŽratrice de scandale, n'en reste pas moins contraignante
et rŽparatrice comme le montre le rapport au travail minutieux, vŽritable
labeur, auquel ces artistes se livrent par le biais de la couture (Tracey
Emin), du dessin frŽnŽtique (Kara Walker Ç I draw like a madwoman È[25]) et du vouloir-tout-photographier
obsessionnel (Nan Goldin Ç It allows me to obsessively record every detail
È[26]).
Typiquement
fŽminin ? Je ne pense pas. Il faut cependant tout de mme Žvoquer le pourquoi
du choix exclusivement fŽminin de ce corpus. Je choisirai pour justifier cette
sŽlection une citation de Jenny Saville, autre artiste appartenant au groupe
britannique des Young British artists et qui, ˆ travers ses recherches, entend
bien toucher ˆ l'histoire des mÏurs autant qu'ˆ celle des images : tre celle qui
regarde et non plus celle qui est regardŽe. Oeuvrer ˆ la rŽ-appropriation d'un
certain droit de regard de la femme sur sa propre production artistique mais
aussi sur les canons, presque unilatŽralement masculins, d'une reprŽsentation
du corps de la femme ˆ travers l'histoire de l'art: Ç Over history,
conventionally women have been looked at, rather than being the people who
look. As an artist your role is to look È.[27] Tenter de cerner ce qui fait
figure d'auto-fiction chez ces artistes, permet d'approcher un champ artistique
trop peu considŽrŽ parce que du c™tŽ de la femme. Constituer un corpus fŽminin
d'artistes anglo-saxon qui rŽponde ˆ certains invariants de l'auto-fiction
permettra de fonder un modle d'Žtude qui pourra par la suite tre Žtendu ˆ la
production artistique masculine, si cela s'avre pertinent. Il semble
simplement qu'avec l'auto-fiction nous touchions ˆ une spŽcificitŽ de
l'expression du fŽminin, une expression o les femmes excellent et innovent.
Je
fais donc l'hypothse que chez ces trois femmes l'auto-fiction impose des
stratŽgies narratives singulires qui, remettant en question les canons de
genres littŽraires reconnus, proposent des rŽgimes de lecture interlopes ou le
verbe et l'image dŽcrivent un Žtrange ballet o la position d'auteur
intrinsque ˆ tout rŽcit vient flirter avec celle d'artiste, inhŽrente ˆ
l'Ïuvre plastique.
Pour
entrer dans ce travail d'observation et d'analyse, nous confronterons les
univers de ces trois artistes. Dans une premire partie, nous aborderons l'ensemble
narratif de Kara Walker rŽalisŽ en 2001 Ç Narrative of a Negress È
qui touche ˆ l'Žcriture du rŽcit d'Žmancipation. Nous dŽcouvrirons comment le
moi de l'artiste, faisant mine de retrouver les accents rŽvolutionnaires de
l'Žcriture du manifeste, se met en retrait d'une lutte qui n'est plus ˆ mener.
Passant au travail de Nan Goldin, nous apprŽhenderons le journal intime.
ContrŽe de l'expression du moi par excellence, nous Žtudierons la place que
celui-ci prend au cÏur d'une narration photographique qui nous arrive par le
biais du diaporama, plus spŽcifiquement celui de The Ballad of Sexual
Dependency. Cette
fois, nous observerons les effets d'une dissociation volontaire entre Žcrits
autobiographiques et fresque narrative. Riches de l'Žlucidation de cette
relation artiste/auteure, notre analyse se centrera sur l'auto-fiction explorŽe, cette fois, en
tant que figure symbolique de gense.
C'est
alors que nous aborderons notre seconde partie. L'idŽe de gense et celle du
retour ˆ l'origine qu'elle embrasse, laissera affleurer d'autres hypothses
interprŽtatives concernant les pratiques de Walker et qui ont trait ˆ
l'esthŽtique de l'excs et de la prodigalitŽ, elle-mme chevillŽe ˆ une autre
question : celle de l'utilisation du corps comme instrument de recherche et
comme lieu de tous les commencements et de toutes les fins. Les fresques et la
production vidŽo seront cette fois abordŽes. Leur efficacitŽ narrative nous
poussera ˆ traquer les traces de prŽsence de l'auteure comme autant de preuves
de l'activitŽ auto-fictionnelle au cÏur de l'Ïuvre plastique. La pratique
artistique de Tracey Emin apportera enfin un ultime Žclairage ˆ notre analyse.
Le roman autobiographique, ici ˆ l'honneur, nous amnera ˆ repŽrer ˆ quels
moments prŽcis du parcours artistique il intervient. Nous verrons que lorsque
la voix de l'auteure affleure, c'est pour retrouver la sente narrative du
Bildungsroman. Un roman initiatique inŽdit dont la progression suit la mise en
Ïuvre d'une Ç pensŽe sauvage È[28]
qui recycle interminablement les mmes matŽriaux autobiographiques pour
construire une iconographie radicalement anti-collective.
(É)
Rachel Bernard
Photo tirŽe du journal de Nan Goldin, The Ballad of Sexual Dependency, New-York Aperture, 1986
|
Kara Walker, Gone, An Historical of a Civil War as it Occured Between the Dusky Thighs of One Young Negress and Her Heart, 1994. Cut paper and adhesive on wall. (13 x 50 feet).
|
Tracey Emin, It's Not The Way I Want to Die, 2005. Reclaimed timber and metal (310 x 860 x 405 cm)
|
[1]
Philippe Gasparini, Est-il je ? (Paris : Seuil,
Ç PoŽtique È, 2004). Michel Contat, Ç La nŽbuleuse de
l'autofiction È, Le Monde, octobre 2004. Anne
Grignon, Ç Je interdit ? È, Le Nouvel Observateur, fŽvrier 2005. Mark Wetzmann, Ç Contre soi-mme È, Les
Inrockuptibles, janvier 2005. Philippe Vilain, DŽfense
de Narcisse (Paris : Grasset, 2005). Michel Abescat et
Michle Gazier, Ç La promo du moi È, TŽlŽrama, n¡2863, novembre 2004. Vincent Colonna, Autofiction et autres
mythomanies littŽraires (Paris : Tristram, 2004).
[2] Vincent Pomarde, Ç La mort et le renouveau È, http://www.ac-creteil.fr/lettres/tice/ovide/narcisse/,4 novembre 2006.
[3] Roland Doron, Franoise Parot, Dictionnaire de psychologie (Paris : Quadrige P.U.F, 1991), p. 475.
[4]
David Rabouin, Ç L'autofiction en procs ? È, Magazine littŽraire, n¡440, mars 2005.
[5]
Anne Grignon, Ç Dis, c'est quoi l'autofiction ? È, Le Nouvel
Observateur, novembre 2004.
[6] Ç L'autofiction : une rŽception problŽmatique È, http://www.fabula.org/forum/colloque99/208.php,12.04.2008
[7]
Roland Barthes, Roland Barthes par lui-mme (Paris : Seuil, 1986), p. 123.
[8]
RŽgine Robin, Le Golem de l'Žcriture : de l'auto-fiction au cybersoi (MontrŽal : XYZ., 1998), p. 31.
[9]
Ibid. p. 36.
[10] L'installation de Victoria
Robinson combine, de faon subtile, visuel et narratif. On entre dans une
chambre Žtroite occupŽe d'un seul lit aux dimensions singulires, il n'est ni
fait pour deux ni simplement pour une personne. Le couvre-lit est brodŽ de
fleurs violettes, des pensŽes, et l'on peut aussi lire ˆ la place du traversin
le titre de la pice : Je ne dors plus que pour rver de toi, brodŽ, lui aussi, au fil violet. Lorsque l'on s'approche de la fiche
descriptive, un texte de Colette appara”t, lassant entendre que la pice est
tout entire contenue dans cette bulle narrative.
[11]
Isabelle de Maison Rouge, Mythologies personnelles
(Paris : Editions Scala, 2004), p. 21.
[12] Jean-Franois Lyotard, La condition
postmoderne (Paris : Les Editions de Minuit,
1979), p. 98.
[13]
Ibid., p. 7.
[14] Mary Klages, Ç Postmodernism È, http://www.colorado.edu/English/courses/, avril 2003, 8 novembre 2006.
[15] Ibid.
[16] Jenny
Saville, Propped, 82 x 72
in (213 x 183cm), Saatchi Gallery, Londres.
[17] Ann Hamilton, Malediction, Louver Gallery, 7 dŽcembre 1991.
[18] Alexander Alberro, Kara Walker: Upon My
Many Masters (San Francisco: Museum of Modern Art, 1997),
document non paginŽ.
[19]
Pierre Bourdieu, La Distinction ([1979] Paris : Les Editions de Minuit, 2003), p. 31.
[20] Adam Mazur, Ç An Interview With Nan
Goldin È, http://fototapeta.art.pl/2003/ngie.php, 8 novembre
2006.
[21]
Alfred Pacquement, Catherine David, DŽsordres : Nan Goldin, Mike Kelley,
Kiki Smith, Jana Sterback, Tunga (Paris : Galerie
Nationale du Jeu de Paume, 1992), Introduction.
[22] Patrice Bolon, Ç Les versets pragmatiques È, Le Figaro littŽraire, janvier 2006.
[23] Jean-Yves TadiŽ, Oeuvres compltes (Gallimard, Ç Bibliothque de la PlŽiade È, 1996), p. 1553.
[24] Ibid.
[25] Alberro, Kara Walker: Upon My Many Masters.
[26] Nan Goldin, The Ballad of Sexual Dependency (New
York: Aperture, 1986), p. 2.
[27]
Ibid.