Que faire de ce corps ?

 

Fin 2003, deux films sont sortis sur les écrans presque simultanément, Eléphant de Gus Van Sant et Ken Park de Larry Clark. Chacun me semble poser la question du devenir des corps adolescents dans la société américaine du XXI e siècle : comment ces corps rencontrent-ils la mort et la sexualité ? Et les rencontrent-ils, d’ailleurs ? Car dans les deux cas, même si la perspective est très différente, c’est toujours une déconnexion qui nous est indiquée.

S’éclater

Deux adolescents regardent distraitement une émission sur Hitler : images d’archive de foules marchant au pas, aboiements du Führer, scènes de la seconde guerre. « Qu’est-ce que c’est ? » demande l’un. « Je sais pas », répond l’autre. Tout cela ne les intéresse guère. Mais la caméra glisse peu à peu par dessus l’écran de télé, et l’on voit arriver, à travers la fenêtre de la chambre, un camion de livraison à domicile. Voilà ce qu’ils attendaient : une panoplie militaire complète. Après avoir testé leurs fusils dans le garage, les deux garçons vont au lycée et y tuent le plus de monde possible.
Cette séquence du film Eléphant (2003), basé sur la tuerie du lycée de Columbine, en 1999, nous livre ainsi clé en main, prête à porter, une interprétation possible de cet acte, pour l’annuler aussitôt : non, ces jeunes n’ont pas subi l’influence d’une idéologie nazie, tout cela ne leur dit rien ! A quoi le pédagogue répond : « mais justement ! Ils n’ont plus aucun repère, Hitler ne signifie plus rien pour eux : tout cela s’est banalisé, et voyez ce que ça donne ». Et de s’employer à enseigner aux jeunes générations le « devoir de mémoire », afin que « plus jamais ça » ne recommence, et qu’ils ne deviennent pas les exécutants d’une nouvelle barbarie. Or le film nous indique précisément que ce n’est pas « ça » qui recommence : il s’agit d’autre chose, que le réalisateur, Gus Van Sant, se propose de nous indiquer en levant, pour commencer, toutes les clés interprétatives traditionnelles. Rester fixé à ces ficelles rabat l’événement dont il s’agit de rendre compte ici sur une série de significations certainement valables, mais inadéquates ou inconsistantes. Ainsi, les armes sont en vente libre aux Etats-Unis et de jeunes mineurs se les font livrer comme de simples pizzas : oui, mais ce n’est pas ça. Les parents sont réduits à d’inconsistantes figurines, ou à la déchéance d’un père tellement saoul que son fils doit lui-même conduire la voiture et se débrouiller seul : oui, mais ce n’est pas ça. Chez les adolescents, il y a de beaux couples, des groupes de pimbêches qui se font vomir pour ne pas grossir, et puis des moches dont personne ne veut. L’un des tueurs, ainsi, fait clairement partie des « exclus » : tous les clichés des sitcoms américains sont présents, mais ce n’est toujours pas ça. Critique politique de la vente libre d’armes à feu, dans l’empire du libéralisme ; critique sociologique de ce qu’il advient chez ces jeunes rendus parfaitement autonomes par nécessité ; critique psychologique de l’exclusion dont certains sont victimes : ces discours sont valables, mais Gus Van Sant nous les présente comme autant de leurres qui ne tiennent, qui ne « prennent » pas. Ainsi délesté de la pesanteur des significations, Eléphant est d’une étonnante légèreté (d’où son titre peut-être). Cela ne veut pas dire qu’il traite la violence avec légèreté : celle-ci relèverait alors d’une théâtralisation, c’est à dire d’une nouvelle signification. A l’époque moderne, de Gide à Camus, le crime gratuit avait pour fonction d’opposer à la culpabilisation religieuse le pur blasphème d’un acte qui ne portât point à conséquence. La tuerie de Columbine, au contraire, réalise la gratuité puisque aucune théorie de la gratuité ne vient plus l’arrimer : ni « désespoir », ni « provocation », ni même « folie meurtrière ». Exit la fureur de vivre et de mourir : les deux tueurs surgissent dans un monde qui n’est plus touché ni par la pesanteur ni par la Grâce.
Mais quelque chose de la Grâce s’est déplacé dans la façon de voir et d’entendre : la caméra, la bande-son, la composition. Gus Van Sant renonce à délivrer le moindre « message » sur les adolescents pour mieux les filmer. Nous rentrons dans le lycée, dans les heures qui précédèrent le déclenchement de la tuerie. On a envie d’écrire le lissé, tant ce monde est vaporeux, traversé de jeunes gens qui font des photos, du sport, assistant parfois à un cours de physique (sur l’énergie nucléaire !). Mais surtout, ils marchent dans les couloirs. La caméra les suit de dos, longuement, sans commentaires. Renversement de la conception classique : traverser un couloir n’est plus un interlude, une rapide transition entre deux scènes ; c’est au contraire la seule dynamique. Eléphant montre ainsi, essentiellement, des trajets. Des trajets, mais jamais de trajectoire individuelle : celle-ci supposerait un projet, une consistance, une signification minimale, comme dans un précédent film de G.V.Sant, Will Hunting, histoire d’un adolescent surdoué mais « bloqué » pour cause de névrose paternelle. Le père boit, frappe son fils, tout le film est construit là-dessus. Dans Eléphant, ce thème est encore présent mais à l’état de reste, laissé derrière soi par les déambulations. Les adolescents se croisent, échangent quelques mots. La structure temporelle du film reproduit cette absence de trajectoire : elle ne forme pas une ligne mais un réseau, un tissu de quatre ou cinq circuits, que l’attaque finale vient déchirer. Et ce qui remplace la signification, c’est l’art de filmer : quand les acteurs sont immobiles, elle ne les suit pas, mais voltige autour d’eux, sans « coupés » dans les plans. Trois filles entrent ainsi au réfectoire, mangent, sortent, sans que jamais la caméra ne les désaccorde de l’ensemble ni qu’elle-même ne cesse de se déplacer. Comme un ange-gardien, elle poursuit ses boucles autour du groupe, voltige à d’autres jeunes, revient aux filles, etc.
A l’inverse, seuls Alex et Eric, les deux tueurs, sont filmés dans un lieu extérieur au lycée (une chambre) et dans un temps qui précède de plusieurs jours la tuerie. Eux viennent vraiment d’ailleurs. Au lieu de croiser les autres, ils font irruption dans le réseau. Ils font décrochage dans l’espace-temps du film. Leur différence n’est donc pas de « personnalité » mais de non-insertion dans la structure : aucun signe ostensible qui les destinerait à massacrer les autres – tous les visages du film, tueurs ou pas, sont pâles, éthérés, et n’expriment rien. Enfermée avec eux dans la chambre, sans appel d’air qui lui permettrait de faire des boucles, la caméra tourne en rond de plus en plus vite ; ça bourdonne visuellement, comme bourdonnaient les bruits du réfectoire pour Alex, alors qu’il y prenait ses « plans ». Dans sa chambre, il balbutie au piano la Lettre à Elise : lettre sans mots et sans adresse, envoyée nulle part. Voilà ce que nous propose Gus Van Sant : dans le réseau, la déchirure induite par une absence de connexion, une désintrication.
Le jour du massacre fait alors résolution. Il procure aux deux adolescents leur première sensation réelle. C’est la seule recommandation qu’ils se donnent avant de pénétrer dans le lycée : surtout, prends ton pied, éclate-toi. Rien d’érotique là-dedans. Ils ont pris une douche ensemble et se sont embrassés, pour voir ce que ça fait avant de mourir, mais précisément ça ne leur fait rien. La complicité érotique à la « Bonnie and Clyde » est elle aussi reléguée au rayon des significations inadéquates. S’éclater, c’est traiter le corps des autres comme les cibles d’un jeu vidéo. Quand dans la chambre Alex jouait La Lettre à Elise, Eric suivait des silhouettes sur une « play station » (comme la caméra de Gus Van Sant dans les couloirs du lycée) et leur tirait dans le dos. Mais la jouissance gît dans l’écart qui subsiste entre les corps réels et les corps virtuels, car les seules cibles virtuelles ne provoquent rien. C’est la destruction de cet écart qui est recherchée : il faut anéantir les corps réels, pour faire taire le bruit qui en émanait encore. Dès qu’Eric se met à « théâtraliser » le meurtre, en déclarant à Alex qu’il a tué de telle ou telle façon, il se fait à son tour flinguer. La légèreté d’Alex et Eric est finalement redoublée : non seulement leur corps n’est pas arrimé par les idéaux, mais il ne l’est pas davantage par un Eros qui leur donnerait chair. C’est leur propre corps qui est une virtualité. S’éclater, c’est le contraire de la joie de vivre et de détruire : rien de plus léger que la pulsion de mort, qui fait disparaître les corps comme par enchantement.
Peut-être n’y a-t-il pas qu’une plaisante coïncidence à retrouver, dans l’actualité récente, écho à ce que nous indique Gus Van Sant. Depuis quelques mois le débat sur la laïcité se noie dans le siphon des signes religieux, qu’il s’agirait de repérer et d’interdire pour parer à tout risque d’embrasement, une tuerie dans un lycée par exemple : « nous ne voulons pas que nos enfants arrivent à l’école armés de signes militants et prêts à s’entre-tuer les uns les autres », a récemment déclaré Luc Ferry . Le contraste avec le lycée de Eléphant est saisissant, puisqu’on ne peut y déceler aucun « signe militant ». Du coup, l’affolement est d’abord sémiotique : « visibles », « ostensibles », « ostentatoires », on n’arrive ni à fixer le bon mot ni à définir une fois pour toutes ce qui serait « signes religieux » et ce qui n’en serait pas. Et pour cause : c’est impossible !
Ainsi, plus les significations s’avèrent inconsistantes, plus le Maître contemporain impose un retour du sens, dans une inflation que rien ne semble pouvoir arrêter. Et surtout pas le « bon sens » qu’invoque le même Luc Ferry (« je fais le pari que le bon sens sera ultramajoritaire »). Interdire le voile, puis le bandana, puis telle longueur de barbe : cette spirale grotesque est elle-même religieuse,  puisque tout devient susceptible d’y faire sens selon un système de signes préétablis. Quelle violence que de prendre au pied du signe, au pied de la lettre ce que peut montrer un adolescent ! Quand bien souvent l’ostentation lui sert à se cacher pudiquement. Quel soulagement au contraire, le jour où, demandant pour la énième fois à ce trublion « hyperactif » de venir s’expliquer avec moi à la fin du cours, je lui ai demandé d’être moins timide et d’oser davantage prendre la parole : il avait fallu que je laisse tomber le consensus éducatif pour que chez lui aussi quelque chose « tombe » effectivement.
Si au contraire l’autre est réduit à ses insignes, il n’a plus à être reconnu mais à être identifié dans le champ scopique. Contrôle d’identité. Dans Eléphant, la seule véritable discussion porte précisément sur cette question : les membres d’un « groupe de parole » se demandent s’il est possible de distinguer des homosexuels dans une foule. Il faut faire parler le corps de l’autre dans le silence du regard, alors que les visages restent muets et parfaitement opaques. L’œil qui suit les adolescents n’est plus, comme dans le film de Gus Van Sant, celui d’un ange gardien ; cet ange gardien s’est retiré pour laisser place à un Argus aux mille yeux, toujours ouverts. Les usagers vont pouvoir dormir tranquilles. L’adolescent ne parle pas mais la législation des signes le forcera bien à lever le voile sans équivoque. L’évaluation répond à ce qui fuit dans tous les sens, et les termes « suivi » et « repérage », appliqués aux lycéens, sont devenus les maîtres-mots des nouvelles directives adressées aux enseignants et éducateurs, le tout, évidemment, pour le Bien de l’enfant. Tant il est vrai que c’est toujours dans le monde du Souverain Bien que surgit le pire, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.

 

Le détournement des mineurs

Dans son film Ken Park, Larry Clark montre la vie d’adolescents américains à travers de petites histoires : ici, celles de cinq jeunes habitants d’une ville de Californie. Pas de filtre moralisant ou idéal, d’où pour le spectateur une impression de grand réalisme, et de totale crudité pour les scènes de sexe. Techniquement, cette crudité est pornographique (pas de « simulation » des coïts par les acteurs), mais cela n’explique pas la censure très sévère exercée contre Ken Park, interdit quasiment partout dans le monde. On ne peut pas mettre à distance ce que montre ce film en lui plaquant l’étiquette « pornographie ». Examinons de quoi il est vraiment question.
Bully, le précédent film de Larry Clark, montrait des adolescents pleinement autonomes grâce à leur origine aisée et qui s’adonnaient à toutes les jouissances. Les seuls adultes que nous croisons, mères ou parents, ne sont que de passage : on les voit faire la cuisine, rentrer du travail, mais jamais ils ne pénètrent dans le monde clos de leurs enfants, la chambre par exemple. La caméra nous montre ce que les adultes ne voient pas ou ne veulent pas voir, en nous projetant à l’intérieur de la bulle : « bully » en anglais, c’est le tyran, leader sadique d’une bande de copains, et qui a tellement abusé d’eux qu’ils décident de l’assassiner. L’interdit n’apparaît alors que sous sa version répressive, quand à la fin du film tous ces adolescents partent en prison. Ce premier modèle place les jeunes dans un monde autonome et clos qui répète le schéma de Totem et Tabou : une jouissance finit par se distinguer des autres en étendant sur elles son emprise, ce qui provoque le meurtre du « bully ». Dans un tel circuit le meurtre est donc la seule limite que des jeunes trouvent à opposer à un excès de jouissance et cette limite est hors-la-loi, d’où le redoublement de leur rupture avec un monde adulte sans réelle consistance.
Dans ce nouveau film, Ken Park, une autre bulle se constitue, sans tyran, mais elle arrive au terme d’un processus dont les adultes sont cette fois-ci partie prenante. La caméra pénètre dans le foyer familial et nous présente le rapport entre générations sous l’angle d’un ravage incestueux dont les enfants tentent de sortir en s’inventant une jouissance réservée. Cela se montre sans ostentation ni goût du scandale blasphématoire (comme dans Théorème de Pasolini par exemple). Larry Clark diffracte ce ravage en quatre variantes dont chacune constitue une petite histoire.
- Peaches : sa mère, dont elle est la sosie, est morte lors de sa naissance. Depuis, le père voue un culte mortifère et délirant à la défunte. L’inceste suggéré par l’absolue ressemblance entre la mère et la fille, et celle entre le père lui-même et le petit ami de Peaches, est maintenu refoulé dans les rituels pieux, jusqu’au jour où le père les surprend en plein coït. Stupeur, puis furie : il roue de coups le jeune homme, et exige de Peaches (on pense bien sûr au mot « péché ») qu’elle revête la robe de mariée de sa mère et mime avec lui (le père) une parodie de mariage dans lequel elle lui jure de lui être à jamais fidèle, de ne plus l’offenser, etc. On devine comment finiront ces noces.
- Claude : son père ne cesse de lui tourner autour et de lui reprocher son manque de virilité. Claude pense partir depuis longtemps mais un autre jeune lui a dit combien, pire qu’une loque de père, il y a pas de père du tout. Une nuit le père de Claude finit par rentrer saoul dans sa chambre, et tente de lui faire une fellation. L’adolescent part dès le lendemain.
- Tate : on ne sait rien de ses parents. Il vit chez ses grands-parents qu’il exècre car rien chez eux ne fait barrage à la somme d’insultes qu’il leur adresse. Leur éternelle gentillesse, leur sollicitude sans faille sont un déni de toute parole et le rendent malade de haine. Il finit par les assassiner une nuit avec le couteau de cuisine.
- Shawn : il couche avec la mère de sa petite amie. Le père et la petite amie ne se doutent de rien ; Shawn est régulièrement invité à dîner avec toute la famille. Seule la plus jeune des filles est témoin muet de ce qui se passe. Ici l’inceste est dans le mimétisme mère-fille, jusque dans leur identique façon de jouir d’un même garçon d’après ce que lui-même en révèle à la mère. Il est le seul des quatre à ne pas vivre dans la violence, puisque tout se joue dans une autre famille. De la sienne on ne sait rien, mais c’est dans « sa » maison que les deux autres trouvent refuge à la fin du film : autrement dit, il n’y a que l’absence des parents, partis sans laisser d’adresse, qui puisse préserver de la violence. Reste donc peut-être une place pour l’amour ? Shawn espère le trouver chez sa maîtresse, mais il n’en est pas question pour elle. Elle le lui dit d’ailleurs. S’il y a bien une chose impossible dans ce film, ce n’est pas l’inceste, ordinaire, mais l’amour.
Chacune de ces histoires est singulière mais toutes pointent un blocage de transmission d’une génération à la suivante. On se demande alors quelle issue vont trouver ces jeunes qui ne rencontrent aucun support identificatoire et aucune parole de la part d’adultes eux-même pris dans la palette de la consommation, de la douceur hédoniste à la brutalité d’ivrogne en passant par le délire religieux. Et c’est là que Larry Clark nous annonce quelque chose de singulièrement nouveau, rompant avec tout romantisme : pas de désespoir, de révolte ; des jeunes qui savent que « c’est comme ça ». Mis à part Tate, qui répète l’issue meurtrière du film précédent (à cela près que c’est ici le tyran l’assassin, rendu fou par le vide affable de deux vieillards), les trois autres cherchent au contraire à se débarrasser de la violence en même temps qu’ils quittent leur famille. La fin du film les montre réunis dans de longs accouplements, saisissants de douceur et de volupté : au sortir de l’inceste ils inventent une bulle érotique, sorte d’Eden qui correspond au seul « idéal adolescent » décelable dans ce film. Claude évoque comme son Utopie une île paradisiaque dont les habitants passent leur temps à faire l’amour : c’est tellement merveilleux, ajoute-t-il, qu’ils arrivent même naturellement à ne pas avoir d’enfants. Phrase importante, et qui va amener le dénouement du film : si la transmission est empêchée par l’inceste, il ne reste pas d’autre innocence que celle d’une pleine et heureuse jouissance des corps, miraculeusement exempte de la violence comme de l’engendrement. Claude, Peaches et Shawn rêvent d’une sexualité angélique, délestée de la violence réelle de l’inceste, et la condition de ce rêve est le rejet de l’engendrement. Précieuse indication de Larry Clark : l’alternative ne se pose plus entre l’inceste et la reconnaissance d’une différence entre générations, mais (puisque personne ne semble être à même de signifier la Loi) entre l’inceste et l’isolement absolu des membres d’une génération vis à vis des autres. Le sexe n’est plus un moyen de rejoindre le monde adulte en se séparant des ses parents ; il est l’accès des adolescents à un monde-autre, « dans un moment de joie et de rédemption qui leur appartient », commente Larry Clark avec le vocabulaire chrétien du Salut.
Et c’est ici que les trois compagnons en évoquent un cinquième, Ken Park. Au tout début du film, une sorte de prologue le montrait se suicidant devant un caméscope, sans un mot, avec un étrange sourire. Lui, apprend-on à présent, n’avait pas eu la chance des habitants de cette île, sa copine était tombée enceinte. Suit l’épilogue du film : on voit Ken Park quelque temps avant son suicide, employé dans un fast-food. Est-ce pour « gagner sa vie » en tant que futur père de famille ? Il retrouve cette copine enceinte sur un banc, et lui demande si elle compte garder l’enfant. Elle ne sait pas. Mais elle ajoute : « je ne suis pas une tueuse de bébés. Tu aurais été content que ta mère avorte de toi ? ». A quoi Ken ne répond pas, sinon par un drôle de sourire, qui évoque celui qu’il aura devant la caméra en se suicidant.
Il n’est donc pas question pour ces adolescents d’occuper une place d’adulte, marquée pour eux d’abjection : si quelque chose les pousse à sortir de l’impasse familiale et à chercher une issue, celle-ci exclut que quelque chose ou quelqu’un vienne après. « No future », c’est à dire : dans le futur qui se cherche, pas de descendance possible. Si le réel insiste de ce côté-là il n’y a rien d’autre à faire qu’à se donner la mort, sans parole mais avec un sourire d’ange heureux. Et le film se conclut par une chanson bizarre, fausse, maladroitement interprétée par des voix d’enfants, intitulée « Who are parents ? ».

            Finalement, qu’est-ce que Ken Park nous apprend sur notre époque ? Certainement pas la révélation sordide de ce que l’inceste mène le monde et que la normalité morale ou idéale est là pour imposer silence là-dessus : cela, chacun le sait, même s’il ne veut pas en entendre parler, et a connu dans sa propre adolescence des histoires du même genre. Elles n’ont vraiment rien d’exceptionnel. Ce qui l’est davantage c’est d’inviter le spectateur à voir comment ces jeunes se débrouillent avec cela sans en passer par l’allusion, ou l’évocation. Larry Clark déclare d’ailleurs vouloir montrer la réalité quotidienne de ce qu’il rencontrait dans sa jeunesse, et dont personne ne parlait ouvertement. Voilà sa passion, et son film est de ce point de vue une grande réussite. Mais pourquoi «  montrer », pour faire un témoignage ? Dans le film il y a très souvent des échos entre des images enregistrées et ce qui se passe : petite fille mise devant des émissions publicitaires avec des femmes en string, pendant que sa mère couche avec Shawn ou avec son mari ; père de Claude disant son dégoût de son fils à sa femme devant un « réality-show » où des téléspectateurs s’insultent et se battent ; match de tennis féminin sur lequel Tate se masturbe pendant que ses grands-parents font du tennis ; et pour Peaches, photo de la mère-sosie que le père va embrasser au cimetière. A chaque fois l’image renvoie au personnage sa propre situation en miroir, comme le substitut d’un Autre radicalement absent. Jusqu’au suicide de Ken Park, devant un camescope : message visuel, sans parole et sans adresse, pure monstration. Il ne s’agit pas de témoignage, mais de pointer au contraire l’absence de témoignage.
            Larry Clark ne cherche pas à incarner cette position Autre dont il montre l’absence ; au contraire il cherche lui-même à abolir toute séparation, toute distance entre lui, ou les spectateurs, et les personnages-acteurs. L’abolition recherchée de sa propre différence d’adulte est censée lui faire atteindre le mystère adolescent, et c’est cela que Larry Clark appelle « montrer » : «Gagner leur confiance a été l'une des choses les plus difficiles. (…) Ce fut un travail délicat : intégrer ce clan, payer mon tribut. C'était des gosses et j'étais un adulte, un parent, un mec de presque cinquante balais, qui tentait d'apprendre le skate-board. Tu ne peux pas prendre des photos de skaters si tu n'es pas toi-même sur ta planche à les suivre. Mais je voulais tellement percer ce mystère... Un jour, en traversant la rue avec eux, je n'ai plus senti cette différence. J'étais eux, je n'étais plus derrière eux. C'est l'un des moments les plus forts de ma vie.» Et quand on lui demande son sentiment quand il les filme ou les photographie : «L'amour. S'inquiéter pour ceux que l'on photographie. "Love" est le mot juste.» Voilà donc la rédemption annoncée : l’amour, absent dans ce tout ce que montre le film, fait retour dans le projet même de montrer cela. Contre l’inceste, c’est aimer les adolescents que d’être, ni « pour » eux, dans la démagogie par exemple (la démagogie est une hypocrisie qui conserve les distances jalousement), ni même « avec » eux, mais eux-mêmes. En retour, évidemment, un culte absolu est rendu à celui qui les a révélés à eux-mêmes : « Larry est un grand artiste, Larry m’a sauvé », déclarent les jeunes acteurs aux journalistes. Cette position de Sauveur-Ami est pédophile : montrer, finalement, c’est pour Larry Clark promouvoir et accompagner un détournement de mineurs (ou de jeunes gens majeurs), qui accomplissent leur jouissance heureuse en se détournant du monde. Il est pour le moins problématique que la seule relation possible entre un adulte et des adolescents, dans cette perspective, évacue toute différence au nom d’un amour censé tenir bon contre la violence du réel.


Texte initialement publié dans la revue Thérapie psychomotrice et recherches, n°139, 2004


Ce titre fait en tout cas énigme. Les revues spécialisées que j’ai consultées ne s’accordent pas sur l’allusion qu’il serait censée contenir : cette énigme n’est-elle pas en soi un défi à l’univocité des significations ?

Dans Orange Mécanique par exemple, les jeunes gens tuent dans une sauvagerie et une provocation phallique affichées, et donc dans une mise en scène qui rend cette légèreté insoutenable. Le film se termine d’ailleurs sur la révélation d’une violence érotique qui solde le parcours de l’ancien meurtrier.

Dans Orange Mécanique, on entendait non pas la Lettre à Elise mais la Neuvième Symphonie, et plus précisément  son « hymne à la joie ». Mais Eléphant n’a plus rien à voir avec une telle exultation du corps.

Le Monde du 21 janvier 2004.

Idem.

Qu’on lise là-dessus l’édifiant « programme quinquennal de prévention et d’éducation » pour « la santé des élèves », dans le B.O. n°46 du 11 décembre 2003 : l’Education Nationale devient désormais partenaire officiel du Ministère de la Santé, sa mission but est désormais, dit la première phrase, de « veiller à la santé des jeunes qui lui sont confiés ». Laquelle santé comporte un volet psychique, détection des troubles du comportement et du langage, etc. L’annexe 3 (pages XXIII à XXV) prévoit l’extension du suivi à la famille de l’enfant, notamment dans le cas des parents indignes qui refuseraient de se plier aux campagnes de dépistages systématiques.

En Australie par exemple, non seulement le film a été interdit mais les critiques de cinéma qui l’ont vu en avant-première ont été embarqués par la police.

« Libération » du 8 octobre 2003, article de Philippe Azoury.

« Libération », art.cit.

« Le Petit Bulletin » du 8 octobre 2003

 

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