Printemps

(1955)

 

un poème de Jean Théron

 

 

3"34

 

lu par Bernard Théron, enregistré par Guillaume Beauron


                                       

 

 

 

 

 

Il greffait depuis le matin. C’était sa joie. Seul au bout du plantier, un genou à terre, il travaillait avec des gestes sobres de sacrificateur, rapides et recueillis. D’un seul coup droit, il fendait le plant qui s’ouvrait comme une gorge sous la lame. Il tirait un brin de raphia qui pendait à sa ceinture pareil à une chevelure et le nouait autour des deux lèvres de la plaie. La sève saignait déjà, l’écorce s’humectait lentement. Il affûtait le greffon trapu d’un tour de poignet sûr de lui, en l’effleurant, sans bavure ; il enfonçait la lamelle tendue dans l’ouverture trempée de sève et l’enfouissait sous un dôme de terre fraîche.
  


La pioche remuait de la cendre. La terre, tiède et humide, avait la consistance flasque d’une chair. Elle n’était plus le sol hargneux, durci par le gel ou bouleversée de mottes dures. Elle était redevenue, par miracle, le jeune limon primitif, la nouvelle terre, grasse d’humus. Il la pétrissait avec amour. Elle coulait, apprivoisée, sous la caresse de ses doigts et s’amoncelait autour du greffon immobile. Dans un pacte définitif, scellé par ses aïeux et journellement renouvelé, il  confiait une fois de plus une fragilité à blottir, un bourgeon à faire éclore et l’aïeule, inépuisable et sereine, ensevelissait la jeune pousse dans la profondeur de son giron.


  
Arrivé au bout, il se redressa. Au loin, jusqu’à l’horizon, les vieilles souches noires arboraient leur aigrette de feuilles tendres. Il abaissa les yeux. Au creux de leur sépulcre d’argile, les deux sèves se préparaient à l’accouplement, sous l’écorce frêle. Les bras pendants, les doigts recroquevillés dans leur gangue de terre, il présidait à ces noces mystérieuses : il participait au déroulement solennel du printemps.

 

Il parcourut du regard les innombrables taupinières larges et rondes comme des seins. Tout un pan de vallée dessinait à ses pieds les mêmes silhouettes familières.

 

C’était, allongé devant lui, le ventre même de la vieille Louve, couvert de ses mamelles distendues. 

 

                                                                                                                                                                                          

 

 

texte enregistré à la Société Des Gens de Lettres sous le n° 2008.11.0261.

 

 

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