Les morts du thŽ‰tre contemporain : du fant™me au mort-vivant.

 

 

 

 

La foule des gens de thŽ‰tre a fait de la scne un mausolŽe et des textes dramatiques la voix des morts. Le monde a trouvŽ commode de laisser au thŽ‰tre, en partie du moins, le soin de faire dire aux morts leurs volontŽs posthumes. Sans rentrer dans des considŽrations historiques[1], le thŽ‰tre depuis lĠantiquitŽ est le lieu o lĠon vient entendre les morts. Ces morts prennent lĠapparence de lĠinvisible et de lĠimmatŽriel, de lĠantiquitŽ ˆ aujourdĠhui. Ils se manifestent le plus souvent dans les textes dramatiques contemporains ˆ travers une esthŽtique de la dissipation, de la blancheur, de la dŽmatŽrialisation. Les fant™mes prennent la parole. Les personnages se dissolvent dans le spectral, dans une temporalitŽ et un espace de moins en moins dŽfinis. La mort, telle quĠelle est traitŽe par exemple par Jon Fosse, Claude RŽgy ou Samuel Beckett, est un ŽvŽnement qui supprime le corps et qui ne fait subsister de lĠindividu que sa voix ou sa silhouette. Les auteurs et metteurs en scne qui sĠinscrivent dans ce courant esthŽtique tentent de mettre en lumire un ensemble dĠinquiŽtudes et de questions insŽparables de la pensŽe contemporaine de la mort : la forclusion de la mort, la dŽgradation de lĠacte de mourir et la perte de substance de lĠindividu dans la sociŽtŽ actuelle, qui le transforme peu ˆ peu en fant™me. Dans cette optique, mettre en scne les morts cĠest entrer dans un processus de deuil, de mŽmoire et de revendication dĠune place rŽelle pour la mort.[2]

Mais le thŽ‰tre se dŽgage parfois de lĠancienne voie. Les fant™mes trouvent porte close. Leur chemin est barrŽ dĠun mur de cadavres. SĠils veulent passer ˆ la scne ils doivent prendre corps : cĠest le changement majeur des dramaturgies contemporaines. Certaines voix fantomatiques persistent, mais les cadavres parlants envahissent les textes thŽ‰traux ˆ tel point que je veux comprendre, dĠun point de vue littŽraire au moins, ce besoin impŽrieux de fournir un corps ˆ nos morts.

La mort Žtant toujours dŽcrite comme une crise, une dŽlinquance, deux rŽponses ont ŽtŽ adoptŽes par la sociŽtŽ dĠune part et par lĠesprit dĠautre part : la forclusion et lĠabjection. Dans les deux cas, la mort est dŽsappropriŽe tant par la pensŽe, la thŽorie, que par les faits. La forclusion transforme la mort : dĠune Žtape intŽgrŽe aux existences tant des sujets qui envisagent leur mort que des survivants ˆ un dŽcs, elle devient une anormalitŽ que la loi ou lĠinstitution doivent rŽgler dĠun point de vue gŽographique, symbolique et Žconomique, sans que lĠindividu puisse intervenir. Le concept mme dĠabjection pose le cadavre comme menace pour mon identitŽ. Seule la sublimation littŽraire de lĠabject permet ˆ lĠauteur de ne pas mourir de peur. LĠindividu non artiste, lui, est forcŽ de considŽrer le corps mort comme pŽrilleux. Il nĠa pas le droit de sĠen approcher

Ce courant dĠincarnation des morts au thŽ‰tre vise sans doute ˆ la rŽappropriation de la mort, tant du point de vue de la forclusion que de celui de lĠabjection. Le thŽ‰tre, en plaant les corps morts face ˆ mes yeux de spectatrice, me permet de considŽrer le cadavre dĠune manire inŽdite.

 

 

La conservation du cadavre comme lutte contre la forclusion.

 

 

 

La forclusion de la mort et son lien avec le thŽ‰tre ne sont pas neufs. Genet, dŽjˆ, dans LĠŽtrange mot dĠÉ affirme :

 

Ç Dans les villes actuelles, le seul lieu – hŽlas encore vers la pŽriphŽrie – o un thŽ‰tre pourrait tre construit, cĠest le cimetire. (É)

QuĠon songe ˆ ce que serait la sortie des spectateurs aprs le Don Juan de Mozart sĠen allant parmi les morts couchŽs dans la terre, avant de rentrer dans la vie profane. Les conversations ni le silence ne seraient les mmes quĠˆ la sortie dĠun thŽ‰tre parigot.

La mort serait ˆ la fois plus proche et plus lŽgre, le thŽ‰tre plus grave. È[3]

 

Une lecture contemporaine de ce texte soulve ces questions : la mort doit-elle tre rendue plus lŽgre pour tre supportablement plus proche ou peut on lui rendre son corps ? Le thŽ‰tre est-il obligŽ dĠtre plus grave aujourdĠhui pour parler de la mort ?

Dans Mariages Morts, dĠAsja Snerc Todorovic, les rŽponses sont claires. Une fille et son pre ont dŽcidŽ de conserver dans leur armoire le cadavre de leur mre et Žpouse, cadavre qui continue ˆ communiquer avec eux, parce quĠils ne supportaient pas lĠidŽe de la perte, de lĠenterrement dans la terre de la ville, de la disparition du corps. La forclusion est dŽnoncŽe explicitement:

 

Ç La mre : La loi interdit strictement de garder les cadavres dans les maisons. La loi aime les affaires propres. Les vivants dans les villes, les morts au cimetire. Le moment pour rendre visite aux morts est trs prŽcis, et cĠest tout.

Le pre : Vous pouvez avoir une amante, mais ˆ partir du moment quĠelle meurt elle devient la propriŽtŽ de la ville.

La mre : Vous ne pouvez mme pas enterrer un enfant mort prs de chez vous. CĠest interdit. Tous au cimetire public. È[4]

 

Todorovic rŽpondrait donc ˆ Genet que la mort ne doit pas tre rendue plus lŽgre mais seulement plus proche et plus rŽelle. Ce qui parait affreux ici nĠest plus la proximitŽ du corps mort, qui devient dÔautant plus familier et inoffensif quĠil se meut devant le spectateur, mais la violence de lĠŽloignement des morts : a-t-on rŽellement besoin quĠau deuil sĠajoute la perte du corps ? LĠappropriation du cadavre induit une logique qui fonctionne parfaitement et brise lĠidŽe mme de la forclusion, toute sa lŽgitimitŽ. Il existe un renversement de lĠordre habituel, le thŽ‰tre est bien Ç lĠordre des morts È[5].

A la question de la gravitŽ du thŽ‰tre face ˆ la mort dĠautre part, une sŽrie dĠauteurs rŽpond franchement par le rire. La mort est le sujet dĠune blague, le prŽtexte dĠun humour noir. CĠest un dŽtour qui permet dĠŽviter la forclusion. Certes il serait difficile dĠaffronter directement lĠidŽe de la mort, mais la forclusion ne permet plus de lĠenvisager. Alors le thŽ‰tre en rit, et plus particulirement rit de la matŽrialitŽ de la mort. Ce qui est dr™le cĠest la pourriture, lĠodeur, les vers, la dŽcomposition. On permet au spectateur de voir ce qui lui arriver dans ses moindres dŽtails. Citons par exemple Tabori, dans JubilŽ :

 

Ç Helmut : Je nĠai pas dĠautre joue ˆ tendre.

Arnold : Les vers ?

Helmut : Le gel. È[6]

 

 

Le caractre matŽriel de cet humour permet la rŽappropriation de la mort : le cadavre que lĠon voit pourrir devant ses yeux est proche, la confrontation, possible seulement par le rire, avec la dimension physique de la mort apporte la comprŽhension des processus physiques de dŽgradation du corps, qui se transforme en une chose palpable, que potentiellement on peut conna”tre, au contraire du spectre.

 

 

La monstration du cadavre et lĠabjection : rŽalisation du fantasme et accomplissement de la synesthŽsie.

 

Le sentiment dĠabjection fait fuir le cadavre parce quĠil menace notre conception unie de nous mme, parce que la constitution mme de notre pensŽe de la mort fait que nous ne pouvons pas envisager le cadavre, nous ne savons pas penser son statut. Selon Kristeva, lĠabjection na”t face ˆ Ç un Ç quelque chose È que je ne reconnais pas comme chose. Un poids de non sens qui nĠa rien dĠinsignifiant et qui mĠŽcrase. A la lisire de lĠexistence et de lĠhallucination, dĠune rŽalitŽ qui, si je la reconnais, mĠannihile. È [7] Dans cette optique, le corps mort mĠest arrachŽ par lĠabjection[8] dans sa simplicitŽ matŽrielle.

Le mouvement de rŽappropriation des cadavres propre au thŽ‰tre contemporain va se manifester par une monstration du corps mort, une exposition qui constitue une lutte contre le sentiment dĠabjection. Ce thŽ‰tre me force ˆ envisager lĠabject et plus encore ˆ me dŽgager de lĠabjection. Si le corps mort est menace pour mon identitŽ, le thŽ‰tre rŽalise ˆ la fois lĠobjectivation - il nĠest pas dans la mme rŽalitŽ, il nĠest pas menaant parce quĠil est sur scne ; et le fantasme - il est devant moi, il me fait peur, il est menaant et dŽgožtant, mais il nĠest pas rŽel.

Le fantasme se manifeste par une prŽsentation outrancire de la mort. Le fant™me est un dŽtour pour montrer la mort sans faire face ˆ lĠabjection, le cadavre une provocation par lĠabject, une volontŽ de montrer la mort dans sa totalitŽ. Alors que le mort se manifestait exclusivement par sa voix, puisquĠil Žtait immatŽriel, il devient une figure synesthŽtique par excellence. La mort se voit, cĠest un cadavre en dŽcomposition quĠon nous montre, il sĠentend, et de manire extensive, les morts ressassent des litanies, il sent, ou du moins on nous dit quĠil sent la putrŽfaction, ce quĠil mange a un gožt pourri. Et si le toucher nĠest pas directement ŽvoquŽ dans les textes que jĠai pu rencontrer, la confrontation du spectateur avec le corps en dŽcomposition lors du passage ˆ la scne approche le tactile. Cette synesthŽsie est la manifestation la plus Žvidente du fantasme qui rŽside dans lĠabjection : la pourriture envahit la vie. LĠenvahissement par le corps mort prend racine dans le thŽ‰tre de lĠabsurde. Dans AmŽdŽe ou comment sĠen dŽbarrasser de Ionesco, un couple cache un cadavre dans son appartement. Ce corps grandit, comme les ongles des morts continuent de pousser il continue de grandir, il envahit compltement leur espace intime. Le cadavre est objectivŽ par ce procŽdŽ : mme si les personnages nĠarrivent pas ˆ contr™ler lĠenvahissement par le corps, mme si il y a aussi du fantasme, le corps est un objet sans identitŽ. Il est une chose encombrante, on ne sait jamais qui Žtait le vivant, on ne parle que du mort. Cette chosification permet lĠappropriation. Autant il est difficile de se saisir dĠun fant™me, dĠune idŽe impalpable, autant le cadavre peut tre envisagŽ comme sien par le personnage et comme proche, saisissable par le spectateur.

 

 

Enfin, cĠest une piste explorŽe par Naugrette, dans la rŽappropriation il y a aussi lĠidŽe de quelque chose qui nous soit propre, et peut-tre aussi que cette transformation des fant™mes en cadavres parlants vise ˆ dŽnoncer lĠimpossibilitŽ de mourir telle que la dŽcrit Rilke :

 

 

Ç O mon Dieu, donne ˆ chacun sa propre mort,

Donne ˆ chacun la mort nŽe de sa propre vie

O il connut lĠamour et la misre.

 

Car nous ne sommes que lĠŽcorce, que la feuille,

Mais le fruit qui est au centre de tout

CĠest la grande mort que chacun porte en soi. È

 

 

Juliette Prayer

 

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[1] Monique Borie, dans Le fant™me ou le thŽ‰tre qui doute, Actes Sud, Le temps du thŽ‰tre, Arles, 1997,  est une rŽfŽrence en la matire, historiquement et anthropologiquement.

[2] A ce propos, cf. Catherine Naugrette, Paysage DŽvastŽs, CircŽ, Belval, 2004.

[3] Jean Genet, LĠŽtrange mot dĠÉ Îuvres compltes IV, NRF, Gallimard, Paris, 1968, p 14.

[4] Asja Snerc Todorovic, Mariages morts, Les solitaires intempestifs, Paris, 1998, p 42.

[5] JĠemprunte la formule ˆ Claude RŽgy.

[6] Georg Tabori, JubilŽ, ƒditions thŽ‰trales, Paris, 2001, p 44.

[7] Julia Kristeva, Pouvoirs de lĠhorreur, essai sur lĠabjection, Paris, Seuil, 1980, page 9.

[8] LĠabjection est un fait culturel, il ne sĠagit pas dĠun sentiment de dŽgožt sanitaire : Ç LĠabject et lĠabjection sont lˆ mes garde-fous. Amorces de ma culture. È Julia Kristeva, Pouvoirs de lĠhorreur, essai sur lĠabjection, Paris, Seuil, 1980, page 9.