ORGANIQUE IMAGINATION NOIR


Notes sur Annie Le Brun


par Frédéric Neyrat



« Et si personne ne m’attend à l’arrivée,

il y aura toujours mon ombre

pour dire Non »

(Annie Le Brun)


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Au plus profond de l’énigme git ce qu’Annie Le Brun nomme le noir. Le négatif absolu, le « bloc d’abyme » que Sade a mis à découvert dans Les 120 journées de Sodome, « l’espèce de trou dans l’obscur » dira Hugo à propos d’une montagne sur la lune qu’il a contemplée en 1834 grâce au télescope d’Arago. Dans la seconde partie du 18ème siècle et jusqu’à un certain romantisme allemand (celui de Iéna, du premier Schlegel et de Novalis), le discours religieux et son appareillage optique sont ébranlés : l’Obscur semble se dégager peu à peu de tout ce qui a pu le contenir, il échappe à sa conjuration, se donne comme à la fois le plus intérieur à l’homme, son cœur « inhumain », le fond de son désir, et comme la matière de l’univers – on parlera au 20ème de « matière noire » et de « trou noir » (comme si l’astrophysique, au dernier terme des Lumières scientifiques, retrouvait Sade et Hugo). Il est, nous dit Annie Le Brun, « la couleur d’un infini qui est autant en l’homme qu’en dehors de lui ».

Le noir prendra différents noms : le danger, le Mal, la folie de chaque être, la sauvagerie, la férocité de l’animal, et l’inconscient freudien. Le lecteur consultera la lente généalogie de cette découverte, qu’Annie Le Brun trace dans Si rien avait une forme, ce serait cela (2010), et auparavant dans Les Châteaux de la subversion (1982) consacré au roman noir.


Qu’il me soit permis de rappeler à quel point le 19ème siècle aura été placé sous le signe du Néant, des ténèbres dont la mort de Dieu - proclamée par Hegel, Rimbaud et Nietzsche – aura été l’un des noms. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : le dit nihilisme, l’« appétit furieux du Néant » que Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine, attribua au 19ème siècle, aura été l’émanation de l’obscur absolu, et non pas son équivalent. L’activité destructrice (les pulsions de mort) incarne partiellement le noir ; mais celui-ci est le Grand Désincarné avant que d’être puissance de désincarnation. Contre un Sartre, et avec Heidegger (n’en déplaise à Annie Le Brun), il faut affirmer que la négativité n’est pas première : elle est, déjà, conjuration du noir, sa transformation en activité – à l’opposé de cette « négativité sans emploi » dont parlera plus tard Bataille, précisément contre Hegel, celui qu’on accuse d’avoir enrôlé le négatif dans le Grand Œuvre de l’Esprit. La négativité dissimule ce qu’aura vu le plus allemand des romantiques français, Gérard de Nerval : « En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’une orbite / Vaste, noire et sans fond / d’où la nuit qui l’habite / Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours » (Les Chimères).


Nous voici au cœur du plus difficile à comprendre : qu’est-ce qu’un rayon noir ? À cette question, on ne répondra qu’en associant, comme le fait Annie le Brun, le noir, le corps – elle dit plutôt l’« organique » - et l’imagination. Comme si, en définitive, l’énigme n’était pas tant ou pas seulement le noir que l’articulation ou plutôt la transfusion de ces trois termes.


NOIR : il pourrait sembler étrange de soutenir que le noir est le Grand Désincarné, et je ne suis pas certain qu’Annie Le Brun en tomberait d’accord : le noir n’est-il pas massif, profond, explosif ? Certes, il est « bloc d’abîme », c’est-à-dire la forme qu’aurait le rien, « si » le rien en avait une. Mais pour qu’il y ait bloc, ou forme, il faut qu’il y ait formation. Et le noir, qui n’est pas la Transcendance, est au monde, il est dans les corps. Il est les corps, au sens où il les fait être (un verbe être devenu transitif). L’« organique » atteste, par la profondeur intolérable du désir, le sans-fond qui fait du désir non pas une machine ou un agencement mais la salve foudroyante qui s’identifie parfois au Mal. Et seul l’organique permet de le voir. Il ne s’agit donc pas de dire que les corps sont des lunettes posées sur le néant, mais que les corps seuls, en tant qu’existants, mordants de vie, attestent le noir – sans les corps, il n’y aurait que le noir, c’est-à-dire rien : moins que le noir. L’organique sauve le noir du rien dans lequel on veut le maintenir pour le conjurer – pour en conjurer la forme.

Tout processus de civilisation semble d’ailleurs tendu vers ce but : oublier le noir, le dénier. Mais l’on sait ce qui arrive à chaque fois que la forclusion est complète, à chaque fois qu’aucun Gérard de Nerval ou qu’aucune Annie Le Brun ne peuvent être entendus : la dés-incarnation fait rage, elle devient Hiroshima, Fukushima, le dépeçage des corps - le refus de l’inhumain en l’homme (et dans le monde) devient dés-humanisation réelle (immonde). Comme si alors le Grand Désincarné Noir devenait immédiatement ce qu’il est dans les corps, sans imagination et sans formation – tel un démembrement instantané ;


IMAGINATION : on comprend qu’une sorte de double contrainte concerne le noir : dire qu’on ne peut pas le voir est la meilleure manière de le ramener à rien, de ne pas le prendre en considération, de ne pas chercher à le peindre – comme pourtant, ainsi que le rappelle Annie Le Brun, l’auront fait les peintres Cozens et Goya; mais dire qu’on peut le voir serait aussi une manière d’amoindrir son obscurité. Voici comment Hugo tente de résoudre le problème (ce passage est cité par Annie Le Brun) :

« Chose inouïe, c’est au dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. Le profond miroir sombre est au fond de l’homme. Là est le clair-obscur terrible. La chose réfléchie par l’âme est plus vertigineuse que vue directement. C’est plus que l’image, c’est le simulacre, et dans le simulacre il y a du spectre. Ce reflet compliqué de l’Ombre, c’est pour le réel une augmentation. En nous penchant sur ce puits, notre esprit, nous y apercevons à une distance d’abîme, dans un cercle étroit, le monde immense. Le monde ainsi vu est surnaturel en même temps qu’humain, vrai en même temps que divin. Notre conscience semble apostée dans cette obscurité pour donner l’explication. »

(Hugo, Proses philosophiques
- Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie).

On notera d’une part que le noir - le « sombre », l’« obscurité » - est le lieu où communiquent le dedans et le dehors, l’homme et l’univers. D’autre part, l’image qui vient de l’obscur n’est pas une simple représentation : le regard direct ne pourrait que représenter ; or c’est « plus que l’image », une image « augment[tée] », « simulacre » et « spectre », qui s’incarnent de l’obscur. Tel est le rayon noir. Et l’imagination primordiale, dont la représentation n’est qu’un aspect dérivé, participe de cette vision. On ne voit pas le noir comme un objet posé devant un sujet, on doit y plonger par une vue abyssale secrétant son miroir.

C’est cette imagination-là qui aura toujours été refoulée, nous dit Annie Le Brun (après les analyses déterminantes de Cornelius Castoriadis). A chaque fois qu’un philosophe lui donne une place centrale (Kant, Fichte, Hegel, Heidegger), c’est pour mieux l’évacuer juste après. C’est d’ailleurs une question : peut-on faire autre chose que la refouler ? Le noir ne peut-il rayonner autrement que par éclat, éclipse, éclair ? Peut-être, et c’est alors pour cela qu’il faut la poésie, l’art, une philosophie sachant se contrer, pour relancer sa flamme…


ORGANIQUE : … ou relancer le corps capable d’incarner le noir. Si l’organique est rattaché par Annie Le Brun au noir et à l’imagination, c’est parce qu’il n’y a de désir que rayonnant noir, c’est-à-dire émettant – aimait tant – qu’il y a de l’obscur à l’épreuve de toute clarté, de toute déclaration amoureuse, de tout éros. Certes, avons-nous dit, sans les corps, il n’y aurait que le noir ; mais sans le noir, les corps seraient pleins de tout, sauf du désir. Le noir sauve l’organique de ce qu’Annie Le Brun aura par ailleurs nommé le « trop de réalité », le surplus de réel, l’immersion dans les anesthésiants techniques ou pharmaceutiques. Il permet une percée.

Annie Le Brun s’en prend cependant à cet art contemporain qui aura cherché à affirmer le corps par ses déjections, ses convulsions, en le mutilant. Son attaque n’est pas morale ou réactionnaire, elle vise à montrer qu’il aura manqué à ce corps mis en morceaux, réduits à des objets partiels, une « projection imaginaire ». Annie Le Brun ne tombe pas dans le panneau - publicitaire - de la célébration du corps pour le corps. Sans le noir et l’imaginaire, écrit-elle, le corps reste « prisonnier de son existence organique ». Réduit à des objets, dégradé, le corps est alors soustrait à « ses pouvoirs érotiques, symboliques et métaphoriques », il devient incapable de s’opposer à l’aliénation techno-capitaliste. Sans imagination, il n’est nul refus et nulle organisation érotique. Fondue au noir, l’imagination seule nie ce qu’il faut pour que puisse s’individuer un corps. Annie Le Brun cite Novalis :

« la liberté est une matière, dont les phénomènes singuliers sont les individus ».

Car chaque singularité doit accepter sa solitude, et seule cette acceptation promet la possibilité d’une « communication par l’abîme ». Toute apologie unilatérale du neutre, de l’absence et de l’indicible rend impossible la figuration, si l’on entend ainsi non pas la représentation, ou même l’œuvre de l’art comme telle, mais bien ce qui advient avec l’art, à savoir une existence organique désirante – mais ces trois termes ne sont-ils pas synonymes ? N’est-ce pas en les séparant absolument qu’on les désactive ? N’est-ce pas l’un des effets du « capitalisme recombinant » (Franco Berardi), qui synthétise le travail parcellisé sur fond de transparence et de communication à distance ?

En définitive, il faut de l’obscur pour qu’il y ait de la singularité. Et c’est aussi ce qu’un autre philosophe engagé dans le premier romantisme, Schelling, aura compris : pour qu’il y ait des êtres finis, il faut que l’infini de Dieu contienne un non-fond, un sans-fond qui n’est autre que la possibilité du Mal, de l’écart vis-à-vis de la loi divine. Toute individualité s’organise à partir du sans-fond, s’imaginant ce qu’elle désire être contre ce qui la réduirait à n’être que ce qui est déjà (un passé qui ne serait jamais passé à l’acte).


À plusieurs reprises, Annie Le Brun prend soin d’opposer le noir à l’ombre, qui n’est pour elle au mieux qu’une dénégation de l’obscur absolu qui gît au fond de l’homme comme de l’univers : « le noir n’est pas l’ombre ni les ombres » ; « l’indétermination » de l’ombre sert à masquer la « menace » du noir. Il est vrai que l’ombre semble seulement s’ajouter à une réalité, et l’on parlera d’ombre au tableau pour désigner un défaut local - ainsi, pour reprendre son exemple, « l’ombre des Lumières »… Je comprends tout à fait cette critique. Mais Annie Le Brun dit aussi par ailleurs – phrase sublime : « Et si personne ne m’attend à l’arrivée, il y aura toujours mon ombre pour dire Non ». Pour reprendre ce que j’ai dit du rapport entre l’obscur absolu et la négativité, on pourrait avancer que l’ombre est un effet du noir ; mais aussi qu’elle est un certain genre de noir, et que ce dernier se décline en une multiplicité de teintes, en brun foncé par exemple, jusqu’à se perdre en lumière blanche. De cette manière, on insistera sur la finitude des organisations de l’imaginaire, chacune incorporant à sa façon le Grand Désincarné, chacune exprimant sa propre teinte d’obscurité, sa relation à l’énigme. Chaque expression est imparfaite, la « communication par l’abîme » n’est jamais pleine et entière. Comme si le noir se préservait du noir en devant ombre – ce qu’on peut considérer tout aussi bien comme approfondissement de l’obscur que comme sa perte.




Frédéric Neyrat


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