A la Mélancolie

de Friedrich Nietzsche

traduit par Dimitri Lorrain

 

 

Ne m’en veux pas, Mélancolie,
Si je prends la plume – et l’aiguise ainsi – pour te chanter,
Et si je ne me blottis pas la tête dans les genoux,
Assis sur une souche, reclus dans mes pensées.
Hier encore, tu m’as vu, comme souvent,
Dans le chaud rayon du soleil matinal,
Et le cri du vautour sonnait dans la vallée
Comme un désir de mort, de corps mort empalé.

Ah comme tu te trompais, sombre oiseau du malheur,
En pensant que je resterais assis, là, immobile !
Tu n’avais même pas vu l’œil de l’homme heureux
Balançant son regard, ça et là, courageux.
Lui qui ne céda pas à tes ruses célestes,
A tout jamais aveugle aux lueurs des nuages,
Il sombra au plus bas, au plus bas de lui-même
Pour éclairer – d’un coup – l’abîme de la vie.

Et je restais souvent abîmé dans l’horreur
Plié, tremblant – pareil aux barbares sacrifiés –
Et à ta pensée, Mélancolie,
J’étais un pénitent en ses jeunes années.
Et contemplant joyeux le vol du rapace,
Emu par le tonnerre de la blanche avalanche
Je découvris ta voix, ta voix qui dit le vrai
Ta voix qui ne triche pas, même si elle m’effraie.

O toi déesse amère, déesse au yeux de pierre,
O mon amie qui aime sauvage m’apparaître
M’amenant à me nier, tu me montres
L’emprise du rapace et la joie de l’avalanche…
… Encerclé par la mort et les dents acérées
Du rapace, se forcer à survivre !…
… Séductrice, une fleur perdue dans un désert de pierre
Rêve d’un papillon…

Et je suis tout cela – je le suis, puisque je tremble –
Je suis le papillon séduit
Je suis la fleur solitaire
Et je suis le vautour…
… Je suis l’impatient ruisseau de glace
Et je suis le cri de la tempête…
… Tout cela à ta gloire, ô déesse furieuse
A ta gloire humiliante j’abîme mon esprit
A ta gloire lugubre j’entonne une complainte
Et à ta gloire aussi je cherche – mort de faim – 
A vivre… vivre – oh que j’aime la vie !

Et ne m’en veux pas, mauvaise déesse,
Si je te pare de rimes douces.
Il tremble, celui que ton visage d’horreur approche !
Il tressaille, celui que ta main vengeresse frappe!
Et, tremblant, je balbutie ces quelques vers,
Et je tressaille, et danse et me change en rythme…
L’encre ruisselle, les mots jaillissent de la plume…
– Oh si seulement tu me laissais…
Oh oui, déesse, si seulement tu me laissais…
Choisir.

 

 

 

Titre original:“ An die Melancholie“,
Extrait de“ Lyrisches und Spruchhaftes“
(1858-1888)

 

 

 

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