La Loi du silence

 

(synopsis / rcit)

 

 

 

Au volant de son flambant Range Rover gris, immatricul 78, il se sentait beau et intouchable. Ca a tout de mme de la gueule un tel carrosse. Lui, patriarche aux yeux bleus noys dans un regard sombre, impressionnait sa courte famille : une femme irrprochable aux longues jambes et deux enfants : Antoine et Julie.

Lintrieur de sa voiture empestait le tabac froid. Il fumait en conduisant pour faire passer le temps ou se faire disparatre dans ce nuage de fume. Quimporte au fond. Ses tiges de bonheur qui dfilaient au coin de ses lvres, acclraient son propre processus de mise mort.  Oui et alors ? . De toutes manires cet homme tait condamn et le savait trs bien.  Cigale ou fourmi, tarrtes la clope ou tarrtes pas tu crves quand mme , se disait-il dans les bas fonds de son cynisme philosophique.

Le dsert lui manquait, comme les longs sjours en bateau au cur du rien, au centre de tout, face lui mme. Il repensait souvent toutes ces toiles de fond arpentes par laventurier bohme quil tait. Disparu quand lhiver fut venu.

Ce jeudi 2010, il repartait Collectionner la routine et les habitudes du bureau en oubliant le souvenir de ses poches creves.

Le trajet ne le laissait toujours pas indiffrent. Il aimait cette campagne priphrique la capitale, o loin de ses rues bruyantes et de ses boulevards pollus, il pouvait soffrir un large terrain avec ses curies. Savait-il monter ? a, personne ne peut le dire. Mais laccumulation de richesses, dans certains cas de frustrations, laisse entendre, celui qui le dsire, une particule.

Pourquoi travaillait-il ? 9000 par mois taient la raison principale. Du reste, il sennuyait. Par exemple, quavait-il faire aujourdhui ? Pas grand-chose en ralit.

Le  boss, cՎtait lui , comme il le rappelait chaque occasion. On ne le craignait pas vraiment, on ne lՎcoutait que vaguement, mais jamais personne naurait contrari son autorit. Sauf elle,  la grosse blonde hystrique . CՎtait bien l le surnom charmant et raffin quil lui avait trouv. Il dtestait, mais se gardait bien de lui dire sous peine de maintes reprsailles, de la retrouver dans son bureau, affale sur la chaise face la sienne, les pieds sur le mobilier. Elle, qui ne pouvait sempcher de toucher tout, dՐtre indiscrte et impolie, de dcorer et redcorer nouveau, nouveau et encore leur bureau de   chefs .

Elle :  Peut-tre un petit peu de violet et des lampes. Oranges les lampes et des fleurs, cest beau les fleurs 

Lui :  Jadore les coquelicots

Elle seule possdait les pleins pouvoirs et ils ne le savaient que trop bien tous les deux. Elle, en mastiquant bruyamment ses chewing-gums quelle senfilait par trois, et lui, rsign acquiesant chacune de ses propositions grotesques ou drisoires. Il se voyait humili, insult par cette icne de la vulgarit. Jamais une femme ne sՎtait adresse lui avec autant de mpris. Elles, qui sont toujours trop douces et dociles, trop facilement. Il avait honte, se sentait ridicule et malgr son masque de gentillesse quil enfilait pour lui plaire, son absence dhumanit se lisait sur son visage abm par la vie et la mort.

Malade. Et pourtant, il acceptait loppression dune madame plus jeune de dix ans. Lhumiliation. Avait-il rellement le choix ?

En descendant de son Range Rover, mallette la main, lunettes sur le nez, il se donnait une allure autoritaire, simposait au rang des  suprieurs . De qui au fait ? Lui-mme ne le savait pas. Sa mdiocrit le rongeait. Elle le dvorait chaque jour davantage, jusquՈ lemporter.

 Maman cest quoi la mort ? 

 Cest quand on a trs trs trs mal et que lon ne peut plus rien faire  

 Plus jamais ? 

 Non, plus jamais 

 Comme papa ? 

 Oui comme papa 

Il craignait le pouvoir absolu de cette femme qui lui demandait de se comporter tel un matre fou battant de rage son esclave, tel un roi jaloux offrant aux flammes certains  blasphmateurs  plus puissants que lui, tel un dictateur mauvais expdiant les mcontents discrets et les neutres anonymes au fin fond dun goulag gel. Connaissait-il les rpercussions de ses mots, de ses actes ? Vide, dpression, suicide. Laimait-il ce point la grande cour pour accepter de nՐtre quun de ses rouages indispensables sa survie ? A une poque, pas si lointaine, il aurait t un chef de camp idal, dnonant, accusant, jugeant sans procs pour satisfaire le  fhrer  (reprenons ici la signification premire allemande), conservant ainsi sa place encore chaude aux cts des dcisionnaires. Avait-il conscience de sa laideur humaine ? Cet homme tait terrifiant, bien plus que cette femme blonde, parce quil devait chercher, trouver, aboyer et mordre comme le meilleur des chiens fidles et constituer ainsi lun des maillons essentiels de cette police de contrle et de torture do rien ni personne ne sՎchappe.

A qui le tour aujourdhui ? Une gamine de 23 ans. Douce proie, mais trop originale, trop chiante, trop juste pour marcher dans linjustice et la corruption et peut tre trop jolie aussi. Enfin le genre de peste qui ne pratiquait pas le baise-main, ni mme la bise o, dans cette confrrie de  potes  tout le monde sembrasse. La victime idale pour les plaisirs de la grande dame.

La blonde :  Qui ? Elle ? 

Lui :  Un mal qui rpand la terreur

La blonde :  Mais qua fait lanimal ? 

Lui :  Troubles sur nos terres 

La blonde :  Soit, faites lui bien voir 

La gamine montait son tour les tages de ces bureaux sans vie et sans joie. Elle ne prenait jamais lascenseur. Cest vrai, elle avait peur de leur ressembler mais ne lavait jamais formul ni mme montr. Elle, perdue dans ses rves, coince dans sa vie, sillonnait les longs tunnels de cette fourmilire acceptant le chemin du quotidien. Illusions en couleur, ralit grisaille.

La Gamine elle-mme :  Pourquoi tout a ? On nest pas grand-chose seule Paris. Et bien change de ville alors. Non, moi je veux faire du cinma, mais pour le moment jen reste mes nuits blanches. Ty crois au fond ? Je suis la scnariste de ma vie mais je ne connais toujours pas la fin de ce film interminable. Cest flippant. Grave. 

Arrive en haut du 5me tage, elle emprunta le mme couloir que les autres jours, mais devait pousser ce matin jusquau bout de celui-ci afin de se rendre son rendez-vous avec le grand patron. Mauvais signe, trs trs mauvais signe. Elle ne voulait pas y aller mais prenait sur elle. Quavait-elle se reprocher ? Elle ne le savait pas. Elle navait quasiment pas dormi de la nuit, sՎtait rveille en sursaut, ses cauchemars plein la tte, les larmes chaudes sur ses joues roses, langoisse dans les yeux. Ses yeux verts tristes et inquiets. Elle sՎtait leve dun bond avec ce mot dordre au fond de lՉme :  va affronter ton destin Loli. Elle ne laimait pas cet homme chef. Elle le trouvait lche et hypocrite mais ne lavait jamais dit, ni lui, ni personne dailleurs.  Mfiance, on ne sait jamais . Elle avait mal au ventre dans lequel il ny avait plus rien depuis lappel de cet homme qui la convoquait ce jeudi 9h. Elle voyait trs bien ce que cela prsageait : de la mchancet gratuite et de linjustice mal faite. Ses deux opposs. Elle qui tait balance.

Loli elle-mme :  Mr Ferr aidez-moi ! 

Lo Ferr imagin :  Il ny a plus rien 

Loli  toujours elle mme :  Un peu despoir je vous prie 

Lo Ferr rv :  Quon soit de la balance ou du lion on sen balance on est des lions 

Loli :  Merci ! 

Ah, si la vie tait aussi simple quun dialogue invent. Elle avanait le long de ce couloir qui lui parut tellement court cette fois-ci. Le cur battant, les mains moites, serres lune contre lautre, elle sen remettait son destin. Non pas Dieu, mais bien son destin. Elle y voyait une grande diffrence. Elle toqua timidement la porte. Une voix dhomme lui dit dentrer. Elle ferma les yeux et prit une longue inspiration.

Loli :  Bonjour .

Lui :  Bonjour, assieds-toi 

Loli regarda autour delle il ny avait pas de sige libre. Le seul habituellement vacant, tait occup par la femme blonde. Loli la connaissait, elle et lՎtroitesse de son esprit. Elles avaient t complices toutes les deux une poque o cette femme avait besoin de la gamine pour appuyer son crasant monopole. Lutilisation avait laiss place lignorance puis au dgot. Mais pourquoi ? Loli navait jamais chang, elle tait toujours reste la mme jeune fille nave, sincre et fidle. Cest quoi cette mascarade ? Elle en avait tellement vu des anciens, des moins anciens, des nouveaux, se faire jecter comme des malpropres sans un merci ni un au revoir, juste par crainte dune rbellion ventuelle de ces personnes.

Loli :  Je vais prendre un sige ct 

Lui :  Non ce sera bref 

La femme blonde navait pas dit un mot. Elle navait mme pas lev les yeux de son iPhone avec lequel elle jouait en permanence. Loli paniquait. Elle le sentait au fond delle-mme. Elle suait, tremblait, se voyait rouge carlate. Mais pourquoi ? Elle navait rien fait.

Lui autoritaire : Votre complot avec Jonathan dure depuis combien de temps ? 

Loli :  Un complot ? Contre qui ? Contre quoi ?

Lhomme a ouvert violemment un tiroir du bureau, en a sorti des feuilles dactylographies quil a poses sur celui-ci en hurlant :  Et cest quoi a ? 

Loli tonne:  Je ne sais pas. Je peux voir ? 

Il la fusille du regard. La blonde sest allume une cigarette. Tiens ! Moi aussi je me grillerais bien une blonde.

Lui :  Cest quoi ces messages entre Jonathan et toi ? 

Loli :  Tu parles de quoi ? 

Lui :  De tous ses mails entre vous deux 

Loli :  Tu veux parler de ses mails quil envoie tout le monde ? 

Lui :  Pas moi en tout cas ! 

Loli :  Je suis accuse de quoi ? 

Lui crachant toute sa haine:  Tu te fous de ma gueule 

Loli dsespre:  Pas du tout. Quest ce que tu veux savoir au juste ? 

Lui :  Cest un poignard dans le dos. Jamais jaurais pens cela de toi 

Loli :  La preuve que non, tu as fouill dans mes mails personnels. Cest moi qui suis trahie. Je nai fait que recevoir des mails de Jonathan comme tant dautres 

Lui :  Et tu ne nous as pas prvenus 

Loli :  Mais de quoi ? 

Lui :  Quil souhaite saboter lentreprise par exemple, en nous trainant en justice 

Loli :  Mais il vous la toujours dit. Ses mails napportent rien de nouveau 

Lui :  Et tu dfends un mec comme a toi ! 

Loli :  Cest un ami mais je ne le dfends pas

Lui :  Il te fait bosser lui ? Et cest cause de lui aujourdhui si tu nas plus de boulot. Tu ne fais plus partie de mon quipe 

Loli :  Mais je nai jamais rien fait, rien dit contre vous. Je suis neutre, sans parti pris .

Cette phrase vint rsonner ses oreilles comme un bruit sourd. Le temps stoppa, ses penses se bousculrent aux portes de ses lvres comme une foule affame devant des victuailles. Germinal. Comment pouvait-elle dire cela ? Elle se remmora alors la phrase de Saint Just sous la rvolution franaise :  Il nous faut chtier non seulement nos ennemis mais ceux qui restent neutres, tous ces gens qui restent passifs envers la rpublique et ne font rien pour elle . Elle comprit alors la raison de son renvoie.

Loli sortit du bureau en larmes. Le patron lui hurlait dessus et sur quiconque qui oserait dfier son autorit et sa puissance. Il menaait de son poing. Ses cris se propageaient dans le couloir. Plus personne nosait bouger ni mme parler. Ses mots, ses phrases navaient plus aucun sens. Il parlait de sa famille, de ses origines, des insultes quils avaient pu endurer au fil de lhistoire.  Des lions traits comme des rats . Lui tait l pour remettre de lordre et duquer de jeunes dsinvoltes comme cette jeune tratresse.  Un malade  pensait-elle. Et il lՎtait. Dun double cancer. Foudroyante sera sa mort. Il devait tre malheureux au fond. Trs mauvais aussi pour que la mort ait choisi de le grignoter de lintrieur. A moyen feu.

La mort :  Doucement, tout doucement. Jai tout mon temps. Hahahaha. 

Elle redescendit les cinq tages pied. En sortant par la porte principale des bureaux elle croisa Antoine, le fils Range Rover. Elle sarrta pour lui dire bonjour. Elle le connaissait aussi, vu quelle avait dj mang chez lui, son pre, sa mre, lՎt dernier. Antoine venait darrter une fois de plus ses tudes dans une cole prive que son pre senttait lui payer au prix fort malgr les checs conscutifs.

Loli :  Salut Antoine, lՎcole a va, a se passe ? 

Antoine :  Papa veut que je travaille avec lui pour me surveiller 

Loli :  Une place vient de se librer 

Antoine :  Ouais je sais 

Loli :  Les nouvelles vont vite 

Antoine : Vaut mieux natre fils de patron, quand je vois comment papa a galr, jai pas envie de vivre a 

Loli :  Je comprends 

Antoine :  Bon plus 

Il est entr dans les bureaux sans compassion ni aucune humanit. Le fils de son pre.  

Elle est partie se dessiner un avenir meilleur.

La morale de cette histoire na hlas rien de nouveau ni rien de dmod :  Selon que vous serez grand ou misrable les jugements de cour vous rendront blanc ou noir .

FIN

 

 

 Lola Breton

 

 

 

 

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