LIVRE DES REVES

 

1990-2006

 

 

 

Enfant, j'avais du sommeil une connaissance et une saveur vagues. Mon petit lit était une aire de jeu où des personnages invisibles faisaient la guerre dans les plis du drap. Le jeu n'est peut-être qu'un sommeil, le rêve de la réalité diurne dont il accouche. Des plis, des affluents multiples dessinaient les contours et les creux d'un territoire inhabitable.
Il en est ainsi du jeu et de la nuit comme de toute matière, de tout chevauchement de rythmes, de nombres et de lettres : on ne peut y séjourner sans y subir la crémation du temps.
Ce sont ces dessins du sommeil qui regardent à la fois le plein de l'épaisseur du trait et le vide de l'étoile morte qui creuse toute la chair.

 

 

 

Une colline de terre grasse et humide - je ne parviens pas à remonter sa pente, tombe, me relève, m'écroule, paniqué, rampe à quatre pattes.

Disposition de mélange. Un livre, un tremblement de terre, un lit défait. La beauté effraie, l'horrible main, elle, rassure.

Mélange et désordre. Je m'éveille, mais je rêve que je m'éveille. S'éveiller en rêve, et même, quelque fois, faire le rêve de rêver s'éveiller.

Sur l'expression "faire un rêve"... Que veut dire "faire un rêve" ? Qu'est-ce qu'on fait, en rêve ? Et le rêve est-il fait, comme fabriqué, bâti, etc... ?
"J'ai fais un rêve" (ou un cauchemar, bien sûr).
"Tu as fais de rêves ?"
L'expérience irréelle.  Conjugué au présent, "faire un rêve" signifie "faire l'expérience de quelque chose d'irréel".

J'ai rêvé de F. avec beaucoup, beaucoup de désir. Un climat rassurant, lumineux des excès érotiques...
De la sexualité en rêve.

Auriez-vous déjà vu, en rêve, l'image d'un oeil vissé sur vous ?

L'année du rêve. Un signe nommé "rêve" déterminant la vie, les actions, les errances de certains. Le rêve comme destin... Le destin du rêve.

L'impression de vertige laissée au réveil par un rêve de funambule dansant sur un fil à cinquante mètres du sol, sans la moindre hésitation, sans la moindre sensation de vertige.
Chiens dérisoires. Bave et écume aux dents. Endroit gris.
Une fille.
La séparation délivre.

Fille de verre. Difficulté. Risque de la briser, ou d'être coupé...?

Problème de groupes sanguins.

Dans ce monde, ce qui semble à première vue inaccompli relève du plus profond... du plus lointain...
Si se perdre dans ce regard libérait seulement de la contagieuse conservation de ce monde.

Sommets enneigés.
Lumineux de glace impure.

La persistance du rêve. Analogon des persistances rétiniennes, entoptiques. Une survivance des images, bourrées de couleurs affectives, de températures et de matières contrastées.

Pour les "interprètes" du rêve, existe-t-il encore un possibilité de rêves incohérents, c'est-à-dire ouverts, jouisseurs de leur propre prolifération de couleurs et de timbres ?
Dans le rêve l'incohérence est en définitive un sentiment, mais cela n'a aucun sens.
... Il y a de la méthode dans le rêve. C'est une méthode invasive de la variété, de l'exubérance et de la prodigalité des formes.

Invention de possibles, ou de nouvelles combinaisons d'éléments du réel ?... Ou encore invention de possible élémentaires nouveaux ?

Tous les rêves... Y a-t-il un rêve qui ne fut pas déjà rêvé par au moins un être doué de rêve ?

Captation d'une nouvelle dimension. On ne la ressent pas vraiment en tant que telle, mais l'espace en semble comme prolongé.

Cauchemar. Une divinité hindoue terrifiante, qui n'est qu'un voisin de palier.

Folie de l'interprète. Dissidence de la psychanalyse : " les psychanales ont remplacé les Bacchanales."
Enfin, l'interprète est dans le rêve. Banal. Toujours à déchiffrer.

Julie, dix-huit ans, élève au lycée : "le psychisme inconscient est situé à l'intérieur de la psychanalyse."

Freud avait bien pressenti le dilemme : interpréter  à l'état de veille des états insubjugables du rêve. Hypnose et divan sont les noms des tours de passe-passe qu'il nous a infligés après une première défaite de la pensée.

Abuseurs paresseux qui prêchent rêves et vérité des rêves.

La hantise. On perçoit mieux en rêve qu'éveillé les territoires hantés du monde terrestre.

Le centre vers lequel converge les pensées les plus étrangères...

Paroles notées pendant un rêve oublié : "la flûte qui chante aigu tout en bas"... "J'avais un flanc d'animal et ça grimpait là".

Irrémissible poison - une tristesse sombre envahit toute la nuit, jusqu'à en voiler les dernières lueurs.
Coquille.

Moments sombres et douloureux. J'appelle sommeil ce dernier degré de la vie en moi, où la mort vivante resurgit en parlant. Rêve de ce même degré.
Et tout en même temps, dans ce séjour, du sommeil et du rêve, être libéré de l'exil dans une boite.
Le dehors, de jour, ressemble à une boite. Minuscules enchevêtrement d'escaliers à vis...
Dedans, la nuit est sans degrés.

Le 12 juin 1989. Fièvre ordinaire. Endormi à quatre heures. Début d'un cauchemar. Images télévisuelles : interviews de femmes torturées... d'hommes, aussi, peut-être... "J'ai été mise en triangle." Impression d'horreur primaire, à l'état pur. Réveil. Revenu à moi, un sentiment de gravité. Tout prend un sens et une importance essentiels, comme après une épreuve intime, personnelle. Scène de sensibilisation du réel. Un cinéma d'un sensibilité extrême au détail, les profils, les coupes détaillées d'une expérience - de l'expérience humaine - au ralenti.
Une autre fois : une souche d'arbre tranchée jetée dans un feu. Une voix dit : "C'est elle."

Maxime de Tyr à propos d'Epiménide : "Il avait su ces choses, les choses divines, sans les avoir apprises : son seul maître, affirmait-il, avait été un long sommeil, habité d'un rêve."

Presque toujours surpris d'être dérangé, il n'est point de sommeil qui ne soit la circonstance d'un rêve. La réciproque n'est pas vraie.

La géographie d'une table, une mémoire inscrite, conte toujours l'histoire de sa nature changeante et des dures variations que des mains d'hommes y ont imprimées. Je m'y éveille seulement en rêve.

Certains rêves exagèrent tragiquement les maladies jusqu'à la farce.
Comédie de rêve.

Le songe profond du poète, écrit Bachelard, retrouve "les images de sa chair enfantine". Matière, inconscient de la forme. L'enfant : inconscient adulte... Matière dont rêve la forme qui va la réaliser.

... Où la mobilité rêve de l'immobile... dans la suspension périodique de moi-même.

15/10/1994
J. dans la demeure familiale. Le parc. Deux fleuves. la rive de la fortune, merveille du lierre comme antique. Mes parents invités. J., soulevant son pull, me montre son flanc qui présente deux petites excroissances, deux pointes de chair. "- Regarde ce qu'il m'a fait." Je ne savais pas qu'elle avait connu mon père. Ce que tous avaient tenu secret. J. me dit de ne rien répéter. "Personne ne le sait", croit-elle.

La course en rêve. Accélération, nausée.

Scène de rêve, comme en rêve.
Quatuor. herbe fraîche. Je suis étendu. D. lit, assise. E., allongée. D. se lève et s'en va. E. s'endort face à moi. Quelle composition. Quel rite...

L'ombre devient une apparition prestigieuse dans un rêve où les corps en sont privés.

L'étrange occasion de s'endormir, du côté de l'envers de ce corps mouvant et vivant de la veille.
... Mais est-ce vraiment "de l'autre côté du miroir"... être dans une doublure, inversée, de l'étoffe du jour ?

Du rêve.
La réalité nous le rend peut-être supportable ne l'oubliant, ne serait-ce qu'en partie, ou le biffant, le mutilant, en opérant sur lui, après coup, une oeuvre de montage. Récit.

Hypothèse. Qu'est-ce qu'un rêve sans images ?... Un autre espace ?

Hypnose. Programmer le rêve. Programmer le rêve pour programmer la vérité en paroles. Programmer le rêve pour programmer le corps. Reprogrammer.
On ne "programme" pas la sidération commune au rêve et à la perception vigile. Force de la présence. Et de l'évidence de la présence.

La fabrique de pluie. Non, la fabrique de gouttes que seule peut rendre une vitre claire.
La surface polie du sommeil rend seule toute la profondeur du rêve.

Bestiaire... Des valeurs affectées aux choses en rêve.
Le crabe, ou encore l'écrevisse ont la démarche de la rancune.

Oiseau, repose ton esprit dans ce cahier ouvert. Fais battre tes ailes infatigables à la place de mes pages.

Le loup est préventif : soit que l'on entre plus avant dans le lieu sombre d'un rêve, soit qu'on en sorte bientôt en nage, comblé de peur.

Le chat. Il défait la maille patiente d'un vêtement invisible. Parure de sommeil, nourriture du sommeil, dont il forme la pelote de déjection des rêves.

Nid d'abeilles. Rayon de miel. Dans le rucher, l'abeille construit l'habitacle et la géométrie précise du rêve.

Un scolopendre. La route prend les aspects de ce mouvement d'ondes.

J'ai à l'esprit le rossignol qui déborde la nuit.

Hippopotame, allié du crapaud : maîtrise du marais et du fleuve.

Discipline de l'aigle. Rose écorchée, écrasée et souillée dans la petite terre humide du jardin, indifférente dans un jardin de pétales. Le ciel ne me paraît pas vain, lui seul peut me donner des yeux, et me les renouveler, et me les rendre quand il faut, avec toute l'existence et la perspécuité possibles. Discipline de l'aigle : discipline de l'oeil naissant, inexorable.

Invulnérables et primitifs fondateurs : lions, serpents, chimères, etc.

Le roitelet. Son arme de prédilection : sa vanité élastique. Sa ruse : la douceur insidieuse de son chant.

Il y a un style de la tortue. Le vigilant, devant le ridicule de l'obstacle.

Terre présente de l'éléphant.

L'araignée et la jeune fille. Air bleu au coin d'une fenêtre bouchée d'une toile noire. Un souffle du dehors fait trembler la toile, et l'araignée sur la toile.

Le livre des mouches. Victoire de grouillements sonores sur la viande.

Un singe. Petit et lourd. Épuisement de ses chances de sortie.

Méduse, la cloche et l'ombrelle insoumise, bordée de tentacules lisses ou granuleux. Obélia. Tête et chaines de verre. La méduse, radieuse, ou la croissance d'une étoile.

Cheval. Flèche dont le trait menace dans l'espace. Galops, coursiers. Martèlements d'orchestre.

 

Détail. Vers la fin d'un rêve, une sorte d'épingle odoriférante nous soulève soudain, nous remue. C'est le réveil qui est annoncé.

Dans les rêves, l'inégalité de l'attention fait l'événement. Une intensité focale du regard en rêve, ou l'intensité d'un rapport, entre la distraction que suscite une scène banale (comme au réel) et un drame aberrant - un crime. L'intervalle.
Joie de l'intervalle.

Rez-de-chaussée. Etages. Toiture. Ferme, charpente. Sous-sols... De l'architecture en rêve.

Rêve du 26/11/94.
Longues conversations avec A.F. et K.C.V. ("Lucy"), au dîner. Quelqu'un d'autre... V.? Eloquence obscure. Lacustre. Luttes, combats, course-poursuites alentour. Des ouvriers d'A.F., des ouvriers du crime, les Hindous... A la fin du repas, Lucy nous donne congé.
On entend une musique au loin, A.F. me tend une photographie. Je l'observe, puis après avoir levé les yeux, découvre la même scène à travers l'immense baie vitrée du salon. Images, ou "phénomènes" : trois feux se dressent dans la nuit, trois grandes flammes verticales dansent dans un décor sombre et flou de forêt, de fleuves, de ville.
Changement - cut : la représentation d'une pièce dans un amphithéâtre. Nous sommes nombreux face à B., riant d'elle et la montrant du doigt, elle et sa perruque ridicule. Le r$eve se termine.
Perruque... épingle, ou détail, amorce de la fin du rêve ?

 

Un temps révolu. Je sors du sommeil et du rêve, étourdi, rescapé de la vindicte venimeuse de tout un village, une persécution sans nom.

Parfois à la tombée du jour... l'humain.

Brasier du ciel. Ville rouge. A quand l'extinction froide de l'aurore ?

Fernando Pessoa, du 15/01/1928:
"Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde."

 

Nuit blanche dans l'espace. Espérance insatiable du sommeil où je me résorbe en un point.

Captivité. Dans un jardin de pétales.

Rechercher le regard du rêve, lui-même. (Et non le récit de ce regard, même si un regard probant s'y logerait...)

Comme recherche un faisceau, un rayon qui de loin semble unique, mais de près est tressé de mille traits.

Prospecteur du lointain campement des rêves.
Virgile, Enéïde VI. Somni portae. Campis. Aires et vestibules du sommeil et du rêve.

Tâter le pouls d'un corps disparu.
Corps prisonnier d'un rythme. Captivité. Echappée de vie par le rythme.

Toutes sortes de questions pesant sur "sommeil", "rêve"... succèdent à un culte de la gemellité. Jumeaux : Hypnos et Thanatos, dont la forme populaire est celle des Dioscures, enfants de la Nuit. Ressemblance et parenté entre deux guerriers en lutte, ou deux cadavres presque indiscernables. Hypnos, comme un oiseau, ou une volonté penchée sur notre épaule. Une nécessité, une fatalité, peut-être... et toujours un piège. En Grèce, on meurt comme on s'endort, par un détournement de l'attention, une variation du sens du regard change du sommeil à la mort.

Heures.
Musique et silence. A partir de quatre heures. Jusqu'à sept heures, selon les saisons. Musique quand l'air est clair, réveil encore plein de rêves. Musique en silence. Papier, crayon...

 

 

deux ou trois pièces
s’emboîtent
sans produire de vérité

la partie perdue
l'agrégat se dissout
et appelle
une autre partie

 

 

Allongé tout près d’une petite table, je rêve d’instruments irréalisables détenteurs d’un univers haptique propre. Non qu’ils règlent des rapports indéfinis ou inconnus de la préhension et de la manipulation, mais que leur univers, où ils existent, ne suppose aucune possibilité d’usage manuel. La main ne les fit pas, la main ne les usera pas.

 

deux ou trois pièces s’emboîtent
sans produire de vérité

 

Le choix des images en rêve. Ou la production. Qui "choisit"? Qu'est-ce qui "produit"... forme, figure, et enfin éprouve tout ce qui en résulte comme un rêve ? (ou, comme en un rêve) ?

 

Tout ce qu'on vous dira d'humain, de sensible, à propose de la vie en rêve n'est que l'effet d'humanité, ou d'humanisation qu'on doit au langage. Langage qui fait récit, raconte des histoires, affabule et dramatise.

Rêve du 1-2/01/95.
Le nouvel an. Ravel. Girouettes en papier.

 

 

 

Le “manque”, aporie fondamentale comme effet d’une origine, d’un passé forclos. Alors que “trace”, “manque”, “événement”... toujours tendu vers un avenir, une lumière inappropriable de ce qui sera. Même l’expérience perdue qui introduit en nous la lenteur, la fadeur, l’ennui, nostalgie, ou mélancolie, est une attente trop longue de l’expérience qui ne vient pas. Bien que celle-ci ne puisse que venir. Le moment de doute radical, comme celui de l’acédie, est la certitude du vrai. Si être est désir et prophétie. Heimweh... Le mal du pays, toujours le mal errant de la terre promise.

 

les deux couteaux de la terre
fondeurs d’animaux
sculpteurs
de solides platoniciens

...
les deux matières de nos rêves,
l’une d’images douées de paroles,
l’autre de vitesses vides
d’image et de parole

les deux font un piège,
le vide attire la sonde,
le rêve phosphorescent

la sonde, c’est toi

lumière burinant
le marbre veiné des yeux

(ceci à contester,
“etc.” pince coupante)

 

Cette musique qui s’ébrase et se dissout, tout près, est l’hospitalité d’un corps offerte à des voix insufflées.

La lumière subit parfois d’infimes déplacements qui ont en nous l’effet d’une secousse. Comme si en réponse à un puissant réactif ou à une impulsion électrique quelque souffle remontait à la surface du corps, depuis le fond de la gorge, le fond du ventre, ou ailleurs. Un mot extirpé d’une phrase antique venant remplir la bouche d’une voix indue.
Nous nous voyons abusés par deux forces étrangères, l’une en nous et l’autre au dehors, qui se rencontrent et se parlent à notre insu.

 

Parmi les archives connues du souffle, le mot, la phrase, le paragraphe sont les traces d’un passage, d’un arrêt, ou d’une attente creuse. Le paragraphe n’est appelé fragment qu’en comparaison du souffle infiniment plus vaste dont il fixa la venue. Le mot, et de façon analogue, est une contraction du souffle. Ce qui est passé par le mot ou la phrase s’est désormais absenté d’une certaine réalité de l’écriture et de la lecture. En vertu d’un affinement, d’un certain rapetissement de la main, du pinceau ou de la pupille, le temps risque le feu de sa réduction, et le souffle à la surface de la lettre surnage.

 

 Car quelles sont les deux conditions de l'aveuglement? Le noir total et la pleine lumière. L'oeil s'est définitivement fermé au monde: le vu  n'est plus qu'obscurité, et il s'ouvre à la lumière: ce qui est su  , c'est la vérité de la tragédie, la lumière faite sur l'histoire du sujet. Il n'y a rien à savoir , qu'une lumière blanche à voir .

 

 

 

je cours sur ce fil
suis une flûte
pour m’en séparer

je cours à droite
je cours à gauche
la musique me sépare

je retourne à la route,
le sentier se perdait
et ce retour me perd

 

 

Ces points sont en moi l’entrée de gorges musicales. Seule négation de leur dimension unique : un petit flot sonore qui atteste qu’une piqûre a eu lieu. Je me demande encore si le compositeur est le point, le geste révolu du piqué, ou l’espace plan où se distribuent les points. Je détruis cette question, cette fausse question  dont je dénonce le préjugé atavique d’une cause  individuelle : un Dieu personnel, un auteur, une origine qui porte un nom...
Pour ma méthode, je pose une hypothèse, je reçois des questions pour mener à bien l’enchaînement déductif d’une fiction.

 

le fond de ce sentiment
est conflit
entre deux points irréductibles

 

Je cours sur la jetée qui se perd à l’horizon, convaincu que cette traversée est impossible. Mais elle est sans fin, sans limite. La compétition est le vice permanent de la controverse. En courant, je vois qu’une pensée doit être la construction d’un dialogue d’où la compétition est bannie.

 

Même terrassé par la culpabilité et la honte, je dois reconnaître ces moments de vraie expérience où quelque chose d’autoritaire est dit que je ne peux faire mien et que j’oublie peu de temps après.
Une douleur m’envahit dans la même mesure qu’une jubilation sans bornes, je ne suis que ce jet intarissable sans passé ni lendemain, s’ignorant lui-même, sourd et aveugle au dedans comme au dehors. Mais c’est que, par lui, il n’y a plus ni dedans ni dehors.
Emotion hypnotique.

 

je suis calmement
installé à la racine
de toute chose,
clarté rafraîchissante
toute chose s’efface
sans jamais être saisie

 

C’est le seul émerveillement qui doit tenir lieu d’une révélation première, celle du sens, celle des sens.

La vision de déploiements infinis, de sourds encorbellements de la pierre en hauteur, ou de la multiplication des grains, tout cela n’atteste que d’une peur qui se vainct elle-même. C’est l’oeil qui ne voit plus simplement ce qu’on nous dit de voir ou, davantage, ce qu’on ne nous dit pas de voir.

 

Il faut simplement se figurer le corps tout entier comme fondu en un liquide. On ne peut jamais rien d’autre que cela : il faut le vivre...

Presque tout ce qui se produit se ramène à des problèmes de place et d’énergie. On en a parlé, l’a-t-on vécu ?

 

 

 

Associer la multiplication envahissante de grains, de points de couleur à un essaim, une prolifération d’insectes, à des mouches, et plus : à leur bourdonnement, et à un son droit d’accumulations de fréquences, c’est exprimer un peu de toute la vie, de toute l’âme vibrante qui anime cette vision.
Sens rhétorique de l’expression d’une vision par le son, d’un son par une image. Et rhétorique de la distribution ontologique quand elle met en scène, par exemple, l’expression de l’Eternel Retour par le sablier de Nietzsche.

...”Comme la mer se retire” ?
Comment renaître à la moindre de ces expressions vraies ou mensongères que l’horloge du sens a usées ?

 

 

Un parc de bruits, une folie monotone, voilà toute ma propriété. Une rangée d’arbres, une maison en bordure, une allée plantée toujours humide, un sac et une pelle sur la porte.
Disposer dans l’esprit d’un petit pays désert. Y composer une vie grouillante, un vent, une lumière. S’y incarner en gardien, jardinier ou promeneur. Construire chaque jour une nouvelle série d’actes.

 

j’écris la moitié d’une pensée
dans une moitié de livre
pour en voir les changements
sans fixer mon attention

avec tous, j’aspire à la lumière
et réclame mon destin de plante

 

Que vaut ce mince jet d’encre au milieu de toute la lumière ? Une absence, un évanouissement, une démission temporaire.

L’expérience du désert est celle-là du filet d’encre devenant tache et remplissant toute la lumière.

 

Je parle interminablement depuis la jonglerie de foire qui fait danser les sphères. Comme un bateleur à la voix cassée.
La parole et moi vivons une rencontre émerveillée.

L’accès à la liberté de l’âme, au moins dans le christianisme le plus exact, se produit dans le passage de la dévotion au dévouement.
Mais il y a une voie contemplative. Mais il y a un accès au corps, et par le corps.

Je dis l’âme , et j’indique ton  corps.

 

Qu’y-a-t’il de plus en nous qu’en moi seul ? Il y a que nous  sommes l’ouvrier.

 

nos objets sont comme nos vitres
battus par des doigts de soleil et de pluie,
il est difficile de trouver à la vie
d’autres raisons
que le jour et la nuit

 

Il apporta les premières brindilles de bois sec, un autre les premières bûches, et avec moi et d’autres, nous élevâmes un feu premier au visage et aux yeux de tous.
Nous avons été nombreux à n’être que des caractères, des personnages sans ampleur ou sans pli, et seulement occupés à lire les livres qui contaient notre histoire.

Pouvoir aujourd’hui fournir un vocabulaire de l’image, une typologie des images... revient simplement à ouvrir les portes du paradis.

Jeu, abreuvé de oui et de non.

 

c’est la robe de pluie
ou de vin
qui porte la vie
parce qu’elle sait
mettre ses yeux hors d’elle
et sous elle

 

l’Image m’a rendu méconnaissable
je ne sais si cette défiguration
ou cette simple courbature
me laissera vivre et voir
encore longtemps

 

des ilôts de nuit dérivent dans le jour
jusqu’au port de Bouche
Sommeil qui les anéantit
et nous les appelons des ombres !

 

miroir, bas de l’étang
erreur qui nous fonde
habitant
et étranger

 

dormir entre tes jambes,
déraciné

oiseau, oiseau
si haut
que sa chair est vide

 

 

“La richesse des Nations” comme schéma de capture. Une table en bois pauvre pourvue de bocaux et de verres rebondis. Des perles, des sables variant de l’ocre à la terre battue, des huiles (noix, olive, amande) protectrices de petits corps immergés.

Un travail de mes mains, que mes mains ne peuvent réaliser seules, est-ce un drame purement haptique ou purement optique ? S’il existait un moulage de mes propres mains dans des gestes arrêtés, il lui aurait nécessité d’autres mains, mains d’homme ou de machine.

 

 

Comment la croyance dans son effet et dans son interprétation ignorerait-elle les formes supérieures du croire ?

 

“- Je comprends la mort, reprend l’étrange vieille sur un ton de confidence. Je comprends très bien aussi les morts. A ton âge, ils me faisaient peur. A présent, je leur parle, - façon de dire - et ils me répondent. Ils me répondent à leur manière. Tu dirais un murmure, on ne sait quoi, un petit souffle qui a l’air de venir des profondeurs de la terre.”

Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette.

 

Ratifier la présence par l’attention durable.

 

Visages formé dans l’irridente lumière entoptique, rétinienne, se composant et se décomposant à grande vitesse. Anadyomènes. J’en suis malade. Ils m’effraient, me donnent envie de pleurer, de vomir... Les images les plus terrifiantes ne sont pas de sang et de coups, de visions monstrueuses; elles sont des visages inconnus, d’abord attirants, qui me sourient, me considèrent de façon étrange. Un instant plus loin, je les ressens, les vis tel des menaces et des visions de terreur incomparables. 

 

(…)

c/ SCAM, SGDL, OLIVIER CAPPAROS

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