La bote de nylon
Acte I
LĠenfant
LĠhomme
LĠpouse
La petite fille
Un homme et son enfant dans une grande pice trs lumineuse de sorte que chacun peine regarder lĠautre dans les yeux sans les froncer. LĠenfant doit avoir 17 ans et lĠhomme 50. Ils se ressemblent. Dans la pice une cage en nylon, trs grande, comme pour des oiseaux gants, des ptrodactyles.
LĠhomme
Ç Et bien quĠattends-tu, que fais-tu, cĠest lĠheure ! CĠest lĠheure dj qui a creus pour moi la terre. La terre a t dloge pour quĠen elle je sois bien.
Que tu sois bien ? Mais sais-tu ce quĠ Ç tre mort È veut dire ? TĠa t-on chuchot dans lĠoreille la vrit toute crue, celle qui effraie les enfants et moi aussi, celle qui a des dents en pointe et une queue immense ?
Je serai bien. Je suis prpar. JĠai vu ce quĠil y avait voir, les contres, les rivires, les montagnes. JĠai vu des hommes mourir, des enfants qui luttaient comme des grands, des enfants comme toi aussi qui refusent de vieillir et attendent la fin du jour pour compter jusquĠ trois et sĠendormir comme si demain cĠtait aujourdĠhui le mme air, le mme rien, le mme bien.
Si tu le voulais je te prterai un morceau de mon rien et chaque jour te semblerait si court que tu voudrais en vivre un millier encore.
Et toi sais-tu ce que la vieillesse cache en son sein ? La faiblesse, la peur. Etre vieux cĠest tre estropi. JĠaurais lĠair fin, ne crois-tu pas, une patte en moins ?
Le pre mime un pantin croche pied. Il se tient sur une jambe. Il sourit grand.$
Tu ne jouais jamais au pitre avant. Pourquoi avoir tant attendu ?
Je ne sais.
Moi je sais ce que cĠest que vieillir, mes dents de lait me manquent. Je voudrais un jour par hasard les rencontrer. Il y aurait du soleil. Avec la lumire blanche, elles se confondraient. Confusion de lait, la lumire amoureuse de mes dents de lait. JĠen sais bien plus que tu nĠen devines. Je sais aussi que lĠon nĠen revient pas, pas mme pour Nol. Mais Nol a tĠest bien gal, tu ne revenais plus jamais. Tous les quatre autour du sapin et quelque part la figure de ma mre, gare. Quelque chose ne tournait plus rond, dj. Pourquoi nĠes-tu pas l ? Tous le pensaient mais les bouches encloses, comme dehors il faisait froid, ne sĠouvrirent point pour dnoncer ton absence. Tu nĠtais pas l. CĠest bien ce que tu voulais, nĠest-ce pas ? Pouvoir tĠvaporer comme une bulle de soda.
Tu pourrais me mesurer au champagne ! Tous les tres ptillants se lassent vite. On aime, on aime plus. Il me faudrait un harem pour toutes mes femmes : les yeux ronds pour lĠt, les hanches larges pour lĠhiver. Lorsque lĠune viendrait me lasser, je la mettrai quelque part dans un coin jusquĠ ce quĠelle retrouve grce mes yeux. Ce nĠest pas comme abandonner, cĠest comme attendre la promesse dĠune closion au clair de lune. La lune peut beaucoup.
LĠenfant
La lune. Tu ne devrais pas te moquer ainsi. Tes enfants ne sont pas comme tes femmes. Si tu claques des doigts sur une bulle elle clate mais si tu essaies sur ma joue. Sur ma joue, lĠempreinte rose de lĠabsence. Avec le temps, elle sĠtend et se creuse et dans les plis lĠattente.
Apporte-moi quelque chose de mousseux, jĠai soif.
Silence appuy
Toujours aussi imprieux. Comment feras-tu l bas ? Point dĠchos tes ordres. Point de sujets pour satisfaire tes envies. Tu seras pris au dpourvu. Cette ide mĠeffraie un peu et ta srnit me stupfait.
LĠhomme frotte le fond de la cage dĠun ballai. Il coute son enfant en souriant. Il frotte doucement comme pour ne pas prcipiter la fin.
CĠest bien comme tu dis. Je risque dĠtre un peu perdu au dbut sans boussole et puis sais-tu que les tres sont plastiques et quĠ la fin ils parviennent trouver la lumire. La mme quĠici. La mme lumire qui dit oui ou non, qui oriente le regard sur tel objet plutt que tel autre, qui illumine lĠun plutt que lĠautre. Vois comme tu scintilles. Et moi dans ma cage tout lĠombre, je te regarde et des larmes viennent se poser sous mes yeux pour te dire que rien, jamais nĠest plus prcieux quĠun enfant. Puisque cĠest lĠheure, dis-toi que tout est bien. JĠai plus de souvenirs que toi. Longtemps je tĠai aperue mais toi tu n me percevais pas encore. Tu ne parlais ni ne marchais et un matin lorsque veill plus tt, cĠtait lĠt, je vins vers toi, tendue comme la page paisible dĠun livre quĠon vient peine dĠouvrir, jĠai cru que nĠtait apparue jamais aussi belle image. Et souvent aprs encore et encore, je fus surpris de dcouvrir que lĠimage tait plus belle encore, chaque fois. Tu es ne plusieurs fois dans ma mmoire. Et dans la tienne, jĠespre que je ne mourrai quĠune seule fois.
Si ma mmoire est encore petite, jĠai l tout prs un grand sac. Je voulais attendre un peu et vider le sac lĠintrieur. JĠai vol les souvenirs des autres. Je suis en train de les classer. Il y a les bons et il y a les autres. Tu sais quĠil y en a plein des souvenirs douloureux. Tu le sais, nĠest-ce pas ? JĠai pens que cĠtait ta faute. Ce nĠest pas si grave dĠaimer parfois. CĠest inutile de le cacher, de feindre que ce nĠest pas vrai, de dissimuler lĠaffection. Tu confectionnes des masques. Toujours. Si nous tions si prcieux pourquoi si peu de souvenirs de tes doigts se promenant dans mes oreilles. Ils faisaient le tour. Ils sĠy trouvaient bien.
Il y a beaucoup dĠenfants plus malheureux que toi. NĠai-je pas veill toujours ce que tu nĠaies pas faim, ni froid ? JĠai veill ce que tu ne tombes pas malade, ne sois jamais seule. CĠest difficile de veiller sur dĠautres que soi. Etre pre ce nĠest pas mathmatique. CĠest plutt chimique. Certaines solutions ragissent, dĠautres non. Je crois que jĠai bien fait de mon mieux. Demande-leur si ce nĠest pas vrai. JĠai fait mon devoir envers toi et mes infidlits nĠont rien voir. Il y a une chimie des corps aussi. Certains composants sĠaccordent, voire fusionnent et dĠautres non. Je ne te demande pas pardon. Je ne suis pas coupable.
Une femme apparat en robe de chambre. Ebouriffe. Elle traverse la pice dĠun pas rapide mais incertain.
LĠpouse, part soi.
Mais quĠen ai-je fait ? CĠest incroyable. Ma mmoire mĠabandonnerait-elle, dj ?
SĠadressant lĠenfant.
Sais-tu o se trouve mon collant ? CĠest bien ridicule mais alors que jĠallais le porter mes jambes, on a sonn. NĠavez-vous pas entendu ? Non bien sr vous teniez conseil. LĠair moqueur. Saura-t-on jamais ce qui vous traverse lĠesprit au point de vous maintenir ainsi lĠcart aussi longtemps? A son poux. Ne crois-tu pas que la caisse est assez propre pour descendre. Tu en fais toujours trop quoiquĠil en soit. CĠest pnible de te voir ainsi disperser ton nergie. Mais je mĠen vais. Je vous sais tous deux complices. Oh puis-je tĠannoncer du courrier ton adresse. Le croque-mitaine cĠest bien probable te rappelle ton devoir.
LĠhomme
Je nĠy manquerai pas et cĠest une joie de te voir si rjouie lĠide que je disparaisse.
LĠpouse
Que vas-tu imaginer. Nous y sommes tous vous. Bientt ce sera mon tour et dans lĠÏil de ta chre enfant la mme lueur de convoitise que dans le mien.
LĠenfant
Sorcire ! dit-elle tout bas. Si je pouvais tĠtouffer avec ton collant, sache que je mĠy adonnerais tout entire. Mais tu ne mĠentends plus, affaire dans tes dentelles, et tous ces dtails qui clignotent sur ta peau, dans tes cheveux mme tes os rappelleront quel point tu tais futile.
LĠpouse
Ah le voici !
La femme sort de la pice en sautillant.
LĠhomme
Tu la vois comme je la vois. Tu devines alors vers quoi jĠai souhait aller lorsque sans les attraits que jĠavais invents pour elle, elle sĠest spare de mon image dĠelle, de celle qui avait donn le jour mes enfants. Dans mes tempes un sang souill battait et battait encore. JĠai eu honte de sa compagnie, de sa frivolit, de son moindre tre, chaque fois plus inexistante.
LĠenfant
Je devine un peu. CĠest juste que, si cĠest bien ma mre, jĠai peur alors dĠavoir la fin, les mmes traits cruels et hautains, la mme indiffrence, la mme indigence lorsquĠil sĠagit dĠaimer son prochain. Enfant avait-elle les joues rondes et un petit nez ? Se promenait-elle nue dans les jardins ? Dis-moi que ce nĠest pas vrai. Dis-moi que ce nĠest pas assez dĠtre lĠenfant de quelquĠun pour nourrir les mmes vices.
LĠhomme
Un jour, elle a dcid quĠelle tait belle et sĠest mise regarder les autres hommes qui la regardaient aussi. Elle a apport plus de soins sa toilette, mis du rouge partout, sur ses joues, sur ses lvres. Son visage tait rouge et lĠintrieur elle bouillait de me voir lĠhumili subir ses assauts plus hardis chaque fois vers les autres. Un jour elle a dcid que si je nĠtais pas jaloux, cĠest que je ne lĠaimais point, moi qui lĠaimais tant et elle prit du plaisir se jouer de moi. CĠtait trange mais je ne ressentais rien. Et puis jĠai connu des gorges abondantes, pour donner le change, jĠai jou au dom juan. Je nĠavais pas dĠpe pour provoquer en duel les intrigants mais je prenais garde de ne jamais tre tromp. JĠtais toujours le premier prendre la fuite ds que les premiers signes dĠpuisement devenaient trop tangibles.
LĠenfant
Et jamais tu nĠas cherch faire lĠexprience de la solitude ? Comment est-ce avec la solitude ? NĠest-ce pas lĠtat quĠil faut esprer plus que tout autre ? Tu as prfr la loi du talion. Mais comment est-ce avec la solitude. JĠaurais souhait que tu puisses me lĠapprendre. Beaucoup de choses que jĠaurais souhaites et peu importe. Peu importe. SĠil faut partir alors, si cĠest vrai que tu es prt. Partons.
LĠhomme redresse la cage et passe sa main une dernire fois sur les tentures de nylon. Sa main est amicale comme sĠil tchait de consoler un ami.
LĠhomme
Il faut porter la cage au dehors et prendre garde aux herbes folles qui pourraient la grever. Aide-moi. CĠest un peu lourd pour un seul.
Ils peinent transporter la cage. La femme passe doucement entre eux. Ironique.
LĠpouse
Et bien, on faiblit ? Comment est ton cÏur, mon bon ami ? Je tĠavais prvenu. Tu te croyais fort mais avec toutes ses poules alentours pour toi seul, nul doute que tu tĠpuiserais les combler toutes.
LĠhomme
Epargne moi tes sarcasmes.
Tu nĠes pas trs belle aujourdĠhui.
LĠpouse, le visage tordu par la honte et lĠair mesquin quoique cherchant une voix dtache.
Pardonnez-moi de ne pouvoir vous porter secours mais je risque de dchirer mes collants. CĠtait dj une quipe fantastique pour mettre la main dessus. Et puis jĠai une multitude de mains serrer ce matin.
LĠhomme
Vas ! Nous nĠavons pas besoin de toi.
LĠhomme lance un regard entendu lĠenfant qui rpond par une grimace de dgot lĠattention de la femme.
LĠenfant
Tu sais, je sais que je ne lui ressemble pas. Mme de prs. Mes amis me disent toujours Ç dis donc quĠest-ce quĠelle est bien ta mre È mais quĠest-ce que Ç bien È veut dire. Bien veut dire bien, ni plus ni moins. Comme on parle dĠune paire de chaussures ou dĠune robe. Mais sans conviction. DĠailleurs mes amis nĠen ont point, de convictions.
LĠhomme
Tiens, tiens. Comme tu y vas. Tu ressembles Pnlope qui finit par har tout tre part Ulysse. Quel est ton Ulysse ?
LĠenfant
Je nĠen ai pas. Ou bien si. Mais je ne suis pas comme toi qui te prcipites tout entier sur une gorge abondante parce quĠelle promet dĠtre tendre. Je suis prudente. Prudente et avise. Et les atours des hommes sont moins vidents que ceux des femmes, nĠest-ce pas ? Il nĠest pas grand, il nĠa pas les yeux bleus mais il est plus beau que quiconque. Tout le monde le voit et je nĠaime pas que tout le monde le voit. CĠest ma douleur. Le monde entier me provoque parce quĠil est mien et non point celle dĠune autre. Pourtant je suis colle. Colle. Sais-tu ce que cĠest que dĠtre coll un tre dont on sait pourtant quĠil nĠest pas fait pour vous ? Non tu ne sais pas. Tu es bien plus vieux et pourtant tu ne connais rien de la peine dĠaimer. SĠil ne mĠaimait plus, le monde entier ricanerait entre ses dents. Il me regarderait tomber tout en bas, plus bas encore que le lieu de ton trpas. Je sais bien quĠil mĠaimera toujours parce que je suis essentielle. Je fais monde et peu importe lĠautre monde o conspirent mes ennemis. Pourtant quelque fois il a su sĠimmiscer entre nous, il est perfide. Il mĠa accus de le garder prisonnier de mon moi. De lĠempcher de sĠpanouir au-dehors. Moi je sais que dehors a ne sent pas bon. Je sais quĠil est assez grand et fort et bon pour se dbrouiller avec ses envies et ses dsirs. Ca mĠest gal.
LĠhomme
Je te crois. Nous sommes faits de la mme toffe. Il y a ceux qui ne peuvent exister sans tre aim et dĠautres qui ne peuvent exister sans aimer et nous en sommes. Voil pourquoi nous serons toujours les plus malheureux. Seuls ceux qui donnent peuvent perdre. Tu perdras cĠest sr mais lĠorgueil te soutiendra lorsquĠil le faudra. Ceux qui connaissent la peine peuvent sĠen accommoder plus aisment. CĠest un peu obscur mais tu comprendras vite par toi mme.
Un jeune homme, dpenaill en habit de sport et chaussures uses intervient sans crier gare.
Et bien sÏur, voil bien longtemps que nous nĠavions connu la joie oh combien inestimable de votre prsence parmi nous. La maison sĠenfle de visages nouveaux, chaque jour un peu plus mais les visages anciens se font rares. Si lĠon mĠinterroge sur ce quĠil en advient de vous, que dois-je rpondre ?
LĠenfant
Qui vous interrogerait, qui sĠen soucie ?
Le jeune homme
Certains. Et puis, est-ce l une faon dĠexister ainsi replie comme le jaune de lĠÏuf dans le blanc ?
LĠenfant
Prenez garde que le jaune ne fende un jour son manteau blanc.
Le jeune homme,
Et ?
LĠenfant
Et rien. Dites simplement, je ne sais pas, que je persvre dans mon tre et que jĠai peu dĠenvies.
Pas mme de toi, je ne suis envieuse. Je nĠenvie pas tes obsessions, ton irascibilit, ta domination. Mais tu nous joueras bien un air de flamenco pour nous ravir.
Le jeune homme
Est-ce une provocation ?
LĠenfant
Peut-tre bien. Mais nĠest-ce pas vrai que tu tĠy puises tout entier ? Sais-tu au moins ce quĠil en est encore du penser ? Approche que je puisse te voir de plus prs.
LĠenfant le regarde peine.
LĠenfant
JĠai vu. Tu peux tĠen aller. Nous devons rejoindre la fosse. Il est impatient.
Une petite fille traverse la pice toute allure en mimant un avion, elle fait quelques tours en soufflant comme un moteur puis sĠarrte subitement, droite comme un i, dans lĠattitude du soldat. Elle sĠadresse lĠhomme qui attend, les yeux poss sur le sol, il se gratte la tte, perplexe.
La petite fille
Papa, porte-moi sur tes paules. JĠai rv que tes cheveux poussaient en plante grimpante. JĠtais sur tes paules, je les arrosais puis en coupais les fleurs pour les offrir ma sÏur tresses en couronne.
LĠhomme
JĠai peur que mes paules ne soient un peu fatigues. Un long soupir. Nous pouvons essayer. Allons.
Il porte lĠenfant ses paules. Elle rit grand et lve les bras au plafond comme si elle en supportait le poids.
La petite fille
Voyez comme je suis grande. A-t-on jamais imagin un tre plus fantasque que mon pre et moi confondus, animal deux ttes et quatre bras et quatre jambes. Je cultiverai tes cheveux papa.
Descends maintenant. Il est lĠheure pour moi. Je dois rassembler mes affaires.
Il la fait descendre de son paule comme si cĠtait un oiseau, doucement pour ne pas plier ses ailes, elle est toute petite et reposerait presque en entier dans sa main.
Elle le regarde dans les yeux, mutine.
La petite fille
Papa, est-ce vrai que ce soir tu partiras dans la bote avec ma sÏur et quĠelle seule en reviendra ?
Et toi, demeurerais-tu auprs de moi ? Accepterais-tu de ne plus voir les fleurs closes, le sable du jardin, de ne plus courir dans la fort, glisser sur la montagne, de ne plus voir tes camarades, de ne plus te baigner, de ne plus sentir la pluie, les treintes, les baisers, de ne plus voir grandir tes enfants, les saisons, les arbres revtirent leur manteau ?
Il sĠinterrompt. Ses yeux sont rouges et son visage comme puis. Il le cache entre ses mains. LĠenfant voudrait absorber son tourment. Elle lui prend la main et fait signe la petite fille de partir au plus vite.
Pars, mais pars !
Je suis malheureuse, si malheureuse, je tĠaime papa. Ne vois-tu pas que je tĠaime. Plus peut-tre que les gouttes de pluie, les fraises la crme, mes poupes, la luge et tous mes camarades !
Petite fille, petite fille, ne crois rien de ce que tu vois, je ne suis pas triste, juste un peu fatigu et cette bote qui nĠest pas encore prte pour le voyage, le dernier. JĠai tant faire et je suis puis. Pardonne-moi.
Ce nĠest rien papa, rien du tout. Je reviendrai plus tard. JĠai mes devoirs faire. Je dois crire un pome sur le printemps en alexandrins. Et cĠest mardi gras demain, je vais essayer mon costume de libellule.
Vas, libellule, ne te retourne pas encore. Attends dĠtre un peu plus loin et pense moi trs fort comme si tu me voyais pour la dernire fois.
CĠest dĠaccord. Je le ferai.
La petite fille retrouve lĠnergie arodynamique de lĠavion et se retire en vrombissant les bras carts fendant lĠair.
LĠenfant
CĠest toi qui ne souhaite pas que je demeure auprs de toi. Tu me lĠas si souvent dit et aujourdĠhui encore, je pensais te tenir compagnie quelques jours mais tu refusais.
Je refuse un enfant mort mes cts. Comprends-bien que je ne pars pas en vacance petite Orphe. Je sais que tu nĠas pas peur. Mais moi si, jĠai peur. Depuis longtemps je redoute cette heure o il faudra finir. Il nĠ y aura plus rien pour moi et je ne serai plus pour vous. JĠy ai pens et repens tant que je peux dornavant donner une figure ma pense. CĠest curieux mais lĠimage mĠpouvante moins. La mort en image est presque ridicule. On lui donne les attributs de lĠhumain, des dsirs, des passions, un corps, un visage. Je la vois belle et longue, tu reconnatras ton pre dans cette fantaisie.
LĠenfant
Oui. Mais alors, est-ce pour cela que tu as dit lĠinstant que tu y serais bien ?
Bien sr. Sous de tels attraits, la mort est on ne peut plus dlectable. Sucre, rose, presque candide. Je me plais penser que je pourrais peut-tre, je ne sais pas. Peu importe. Je pense trop. Allons, il faut finir de prparer la bote.
LĠhomme retourne lĠintrieur de la bote. LĠenfant le suit des yeux.
LĠhomme
Il y a des trous ici et l dans la toile. Je peux tre chirurgien. Avec un fil et une aiguille je peux gurir les plaies.
Mais comment sans eux pourras-tu respirer ?
(lĠenfant mime une asphyxie)
LĠhomme
Respirer ? Que veux-tu dire ? Pourquoi respirer ? Au commencement on me donnera une bouteille. Dans cette bouteille il y aura de lĠair. Avec une paille jĠy puiserai une fin de vie, chaque heure, un morceau dĠoxygne. Lorsque la bouteille sera vide, je ne serai plus. Tu sentiras du ct droit comme une poche qui explose. Un liquide comme de la glace la vanille se rpandra dans tes poumons. Ce sera moi, mon expression. Dans ton souffle, je demeurerai.
De la glace la vanille ?
Oui. CĠest trs curieux, nĠest-ce pas, ces transformations du corps ? Trs trs curieux. Je mĠy intresse depuis peu. Dans mon cerveau des rubans de glycrine se font et se dfont. CĠest un laboratoire. JĠy apprends partir ou bien je ne sais pas, ne plus vouloir rester peut-tre. JĠai eu un soudain besoin de clart. O en suis-je et pourquoi suis-je ici, je me demande parfois. Je voudrais, je voudrais. Non rien. CĠest cela quĠil faut vouloir.
LĠenfant le considre, dubitative.
Tu commences et jamais ne finis. Tu ressembles un oiseau de papier. Tu te chiffonnes seul et tĠtonnes ensuite de ne plus pouvoir voler.
Je sais que je ne peux plus voler et cĠest bien ce qui importe, savoir. Le savoir est un bouclier qui prserve de la peur.
Tu sais et moi je ne sais pas. Ma peine est infinie. Je ne me figure rien. Je ne peux faire aucun croquis, aucun dessin. Lorsque dans la bote il nous faudra tomber tout en basÉ Je redoute la griffure des racines, les piqres de moustiques. Plus aucun arbre ne poussera l. Je remonterai seule, je rattraperai la terre avec mes ongles. Ca lui fera mal. Je ne le ferai pas exprs mais ce sera douloureux. Mes ongles dans les racines comme on arrache une molaire. Je suis si triste que jĠai mal la tte et de la fivre aussi. Tiens, touche mon front, cĠest chaud comme un pain au lait sorti du four.
LĠhomme appose deux doigts plat contre le front de lĠenfant et reste ainsi un long moment la regarder alors quĠelle maintient ses yeux terre et tourne et retourne la pointe de son pied droit contre le sol. Puis lĠenfant ferme les yeux et contracte tout son tre pour prolonger lĠtreinte.
Tu nĠas pas de temprature, cĠest juste, peut-tre,É Est-ce lĠinquitude ? Pour remonter la surface du monde, tu mettras des gants. Ainsi tu ne dois pas craindre dĠtre blesse.
Ca mĠest bien gal dĠtre blesse, les griffures, les piqres. QuĠon me coupe les doigts, les jambes, les oreilles, le nez ! Pourquoi, pourquoi donc ne parviens-tu pas mesurer la perte que je vais devoir endurer ! Tu comptes en centimtres, je souffre en kilomtres. CĠest toi que je vais perdre.
Noir.
Acte II
LĠhomme
LĠenfant
LĠpouse
Le jeune homme
LĠhomme et lĠenfant sont assis dans la caisse en nylon. LĠenfant gratte la toile avec un ongle.
LĠhomme coud la toile avec une aiguille aussi immense quĠune pe.
LĠhomme
CĠest terrible. JĠai lĠimpression de ne parvenir quĠ agrandir les trous. Je mĠattendais plus d discipline de cette bote.
Peu peu tu deviens pareil la toile, gris et tnu. Est-ce vrai que les gens qui vont mourir finissent par se ressembler ?
Nous nous ressemblons tous. Sous nos oripeaux cĠest toujours le mme tre chaque fois qui vient au monde, fait monde et sĠen loigne. Regarde bien autour de toi, ta petite sÏur et ton grand frre.
LĠenfant
Tu exagres. QuĠai-je de commun avec une guitare ou un avion ? Et puis je hais le flamenco !
Le jeune homme passe entre lĠhomme et lĠenfant. Il tient sa guitare contre son sein et joue la srnade.
Pardon de venir ainsi encore couper votre complicit qui nĠest que trop visible mais jĠai cru quĠun peu de musique vous serait profitable. Savez-vous que lĠon peut mourir de silence comme on meurt de soif. Les liaisons nerveuses sont affectes par lĠabsence de son et se dtriorent rapidement, sĠengourdissent, la matire grise devient pteuse comme du dentifrice et se fluidifie mesureÉ Mais vous semblez agacs.
Tu te mprends, nous tĠcoutons. Je viens dĠapprendre ta sÏur en quoi nous sommes tous comme un seul. CĠest si vident. Nous brillons ensemble et puis nous teignons de mme.
Jeu de lumire, noir, lumire, noir, lumire.
LĠhomme
JĠai rencontr il y a peu une jeune femme qui recherchait des personnes volontaires pour animer les samedis de personnes subissant un handicap. Je lui ai pos beaucoup de questions, avidement, je tenais ce quĠelle me dise par maints dtails cette condition. Elle est devenue plus confuse mesure que mon attention pour elle grandissait puisque aussi bien je ne semblais pas vouloir me destiner ce volontariat. Je lui ai fait connatre mes mobiles. Je souhaitais provoquer un accident, provoquer ma paralysie. Ainsi contraint lĠimmobilit, je me plaisais deviner ce quĠil en serait de mon tre prt tre croqu par la communaut des hommes normaux et sains. Elle fut effraye par ma requte. Dans son effroi toute la piti et lĠhorreur que je lui inspirais dj, quoique indemne. Les hommes sont fragiles et froids. Ils cherchent combler leur vide affectif en se prouvant leur capacit dĠabngation. Combien de temps supporte-t-on dĠtre expos un tre au visage rong, aux doigts replis comme des serres de harpie , au menton gonflÉ La plupart des hommes ne sĠessaient pas mme la compassion et ceux qui sĠy adonnent tout entiers sont dignes dĠadmiration et nous font plus odieux , nous qui avanons masqus. Si on enlve une lettre un mot, plus jamais on ne peut le prononcer comme avant. Enlevez une jambe un enfant, plus jamais il ne pourra courir comme avant. Le handicap est une mort en avance comme on arrive en avance un spectacle, dans lĠattente et le visage des autres, cĠest dj le spectacle qui advient.
Tes propos sont incohrents. Que veux-tu dire la fin. Prfrerais-tu partir amput ? Veux-tu que nous tentions quelque chose avec lĠauto. Un accident propre et discret, entre nous ?
Non, bien sr mais je crois que la mort devrait tre une dcision. Si lĠon ne demande pas tre au monde, on devrait pouvoir demander sĠen dfaire, le mettre de ct. Comme on se dfait dĠune pouse ou dĠun mtier.
Le jeune homme
Demander qui ? As-tu dj entendu parler de ces gens qui mettent leur tte dans le four, allument le gaz, se pendent aux arbres, avalent des annes lumire de sommeil dans des pilules, se noient un rocher nou la cheville ? Ceux-l dcident bel et bien.
Je ne suis pas dĠaccord. Ce nĠest pas eux qui dcident cĠest leur peine ou leur impossibilit demeurer ici. Ce nĠest pas une dcision, cĠest une rsignation. Moi je parle de quitter la vie de plein gr, par choix parce que jĠen ai envie comme parfois dĠun verre de vin, dĠune partie de tennis ou je ne sais. Je refuse de penser quĠune dcision relve du remde, cĠest entirement faux et pire cĠest garant. On ne se dcide pas pour un moindre mal. On se dcide pour un vnement qui viendra rompre le cours des chose mais non pas en rponse un mal dont on chercherait se dbarrasser.
CĠest trs confus. Tu le vois bien, tu ne parviens pas tĠexprimer correctement. Comment le pourrais-tu dĠailleurs. Tu invoques quelque chose qui nĠexiste pas. Que tu le veuilles ou non, toute dcision a ses mobiles, se motifs, ses ressorts. Ce que tu dis l relve dĠun tat o lĠaffectivit serait un non-lieu. Je vois bien que tu as peur et honte surtout de devoir finir alors que tu ne le souhaites pas. Tu inventes des conditions dans lesquelles ton honneur serait sauf mais elles nĠont dĠtre que pour toi. Si au moins tu avouais ta peine et ta peur, peut-tre en serais-tu un peu dlest. Mais non, tu persvres. Comme dans cette horrible bote que tu voudrais faire ressembler un palais. Je te plaints. Non pas que je me figure en te disant cela que tu prendras conscience de ta lchet que tu voudrais dissimuler dans une fausse lucidit. Je tĠai toujours ha pour cette fichue sagesse que tu exposais partout avec toi.
Tu parles de har mais seuls ceux qui aiment peuvent har. Et toi tu es si froid, si prsomptueux, si plein de toi-mme que cela tĠest refus, lĠamour comme la haine. Tu nĠas jamais pris la peine dĠessayer de te commettre avec les autres et tu oses ici tĠadresser ton pre comme ton gal alors que tu ne le connais mme pas.
Je ne suis curieux que de ce qui mrite que je mĠy arrte. Et toi qui crois-tu tre ? Toi qui nĠas jamais tant aim ton pre que depuis que tu sais que dans quelques heures, il ne sera plus. Pense cela, penses-y trs fort. Concentre-toi et regarde bien quel genre dĠtre tu vois. Regarde-le longtemps, tiens le devant toi et tu verras comme il te brlera les doigts, tt ou tard la fin.
LĠenfant voudrait parler mais se retient.
LĠhomme
Tu as tort de nous malmener ainsi. Tu deviens bien impudent la fin avec ta vanit et ton orgueil. Laisse-nous maintenant. Tu es bien incapable de discuter de quoi que ce soit, tu ne fais que discourir et cĠest bien assez dj de devoir te subir sans cela. Mon indulgence nĠen finit pas de se cogner toi, toujours plus mprisant, jĠen perds patience. Allez, vas. Le monde tĠattend pour que tu lĠmerveilles de tes mille et un talents. Moi cĠest la mort que je me vois convi et je vois que celle-ci ne nous rassemble pas. Et cĠest bien peine si nos vies ont su sĠaccorder parfois.
Le jeune homme qui ne cherche point le repentir, sĠen va avec ddain.
LĠenfant triomphante.
Tu as bien parl. Si seulement il tait moins but. Il comprendrait peut-tre. Je ne sais pas, peut-tre, tu ne crois pas ? Je lĠai bien regard cette fois et jĠai pens tu as raison, jĠai cru un instant quĠil tait le mme que moi. Ainsi donc tu aurais raison et ce pourrait-il que mĠinsultant comme il lĠa fait cĠest lui-mme quĠil condamnait aussi dans un mme emportement ? Ce serait bien. Ainsi je ne serais pas seule penser que peut-tre bien oui cĠest depuis lĠannonce de ta mort que jĠai commenc tĠaimer. Et puis quĠimporte ! Ce nĠest pas grave, nĠest-ce pas ? Je suis prte rester auprs de toi si tu le souhaites. NĠest-ce pas l la preuve de ma bonne foi ?
LĠhomme
Je nĠai pas besoin de preuves et ta prsence sera inutile l-bas. Une fois encore, je ne veux pas dĠenfant mort. Pourquoi dĠailleurs investiguer sur ton attachement. Nous ne sommes jamais tout entiers tendus lĠun vers lĠautre. Et si ce nĠest quĠ moiti cĠest dj beaucoup. Je souhaite parce que je tĠaime quĠici on puisse continuer tĠaimer pour moi. Tu es sensible et veille lĠaffection. Peut-tre bien veilles-tu le meilleur en chacun. Je nĠai pas peur que tu sois seule quand je ne serai plus l. Je pars, cĠest tout et ne tĠavise pas de mĠattendre, petite Orphe, ou mme de me rejoindre. Tu aurais des cheveux blancs sans mme que tu tĠen aperoives, qui pousseraient sur tes tempes, le long de ton doux ovale, tu serais devenue une vieille femme en deuil. Ce nĠest pas moi ton Ulysse. Jamais je ne serai tel pour toi. Parfois tes yeux mĠeffraient si gorgs dĠamour. Je ne suis pas ton Ulysse.
Jazz. LĠpouse vient danser dans la pice o se trouve la bote en nylon. Elle porte une fine charpe son cou quĠelle tient deux mains et la fait coulisser en rythme. Elle relve ses jambes et montre ses cuisses avec ostentation comme si elle sĠattendait ce quĠon vienne y habiter, sous ses jupons.
LĠpouse
Oh, ainsi donc vous tes encore l. JĠavais besoin de me dfouler. CĠest harassant tous ces visages en mme temps. Ç Elle a tant dĠamoureux, quĠelle ne sait lequel prendre, lon la, quĠelle ne sait lequel prendre. È Peut-tre mĠaideriez-vous vous trouver un successeur dans ma couche. Je crois que cela vous revient. Aprs tout, je ne souhaiterais pas vous manquer de respect en faisant preuve de frivolit en ces endroits. JĠaime tant la jeunesse, cĠest vrai que jĠen perds la raison et le sens des affaires.
Vous ne cessez plus de me dshonorer depuis des annes. NĠest-ce pas l le moment adquat pour mĠexprimer votre mpris une dernire fois ? JĠai perdu toutes les belles images que jĠavais gardes de vous pour que votre prsence ici me soit moins insupportable mais je les ai perdues depuis. JĠai tant souffert de la honte que jĠen ai presque perdu la mmoire. JĠai perdu ma mmoire de vous. Dbrouillez vous avec vos amants rguliers et les autres, moi je nĠai aucun got. En lĠhomme jĠaime la loyaut et la constance. Mais je devine que ces vertus vont indiffrent. Vous avez toujours privilgi les corps et le vtre perd ses charmes alors dpchez-vous.
LĠpouse se dtourne, pitoyable malgr ses attraits, un rictus vacillant sur des lvres trop rouges.
LĠpouse
JĠespre que tu vas crever dans la douleur. Je nĠespre plus rien dĠautre que ta souffrance. Tu nĠas jamais rien su faire dĠautre que de me rendre ridicule auprs de tes amis, de tes enfants, tu mĠas diabolise auprs dĠeux. Ta fille, celle que tu appelles lĠenfant, mĠabhorre, elle est tout entire dans sa haine de moi et tu la laisses dire, tu la laisses me crucifier en pense, tu la laisses me meurtrir.
LĠhomme
CĠest vrai. Je ne te dfendrai pas.
Je nĠattends rien de ta part. Meurs, cĠest tout et dlivre-moi enfin de ta prsence qui contredit ma joie dĠtre en vie.
LĠhomme
Bien. Que ta volont soit faite mais sache que je ne disparatrai pas tout entier. Il y a mon odeur sur ses meubles, ses tentures, et sur ta peau, dans tes cheveux, un peu de moi qui survivra toujours que tu le veuilles ou non. Et crois- moi je ne mĠen rjouis pas. Tout ce qui me rappelle toi me fait mal aux dents.
LĠenfant qui a tout entendu cherche loigner lĠpouse furibonde.
Tes invits tĠattendent. Ils ne demandent que toi. Vas les rejoindre car cĠest bien, nĠest ce pas, vers eux que ton corps dborde. Je vois ton cou qui sĠpaissit, dpche-toi, il est lĠheure.
LĠpouse se retire en silence, une rougeur sur les joues.
LĠhomme
Tout glisse sur elle comme enfant tu glissais les pentes sur une couverture. Mais a nĠa pas la mme incidence. Si seulement elle avait pu mĠaimer un peu.
Pourquoi donc ? Tu en as eues tant dĠautres, des femmes. Si on additionne leur coefficient dĠaffection ton gard, on aboutit un nombre tel que peu dĠhommes mme les plus combls ont pu se vanter. CĠest si banal et attendu de regretter alors que cĠest la fin. NĠas-tu pas mieux penser, penser plus loin ? CĠest trange de tĠentendre te lamenter. Pour elle surtout, a sonne odieusement mes oreilles.
QuĠas-tu ? Tu es tout raide tout coup ?
LĠhomme se retient une commode.
LĠhomme
Je ne sais pas, une faiblesse. Me sont revenus en mmoire les journes lĠhiver la mmoire. Ca sentait le sucre et le sapin. La lumire alors me bouleversait toujours. Les regards coquins de ta mre, toutes ces choses de femmes, ses lunettes de soleil quĠelle portait sur le bout de son nez et qui tombaient toujours. Elle regardait les hommes, elle les regardait ces hommes, se mouvoir, depuis la courbe de leurs reins jusquĠ la pointe de leurs cils, elle buvait leur corps et moi je nĠy pouvais rien. JĠtais devenu si transparent quĠelle ne me voyait mme plus. Je nĠavais plus de chair, plus que cette prsence qui rconforte, lĠargent, le sens de la famille, le sens pratique, pour ainsi dire. En observant ta mre, je me demandais parfois, est-ce l une femme, est-ce l ma femme, celle que jĠai choisie et qui mĠa choisi ? Une envie de vomir mon cÏur me prenait la fin et je renonais nĠavoir ne serait-ce quĠune pense pour elle.
Ma premire conqute fut une enfant. Ma source vive, elle tait alors peine plus ge que toi. Elle jouait du violon pour moi. Et puis un jour elle a eu peur de moi et sĠest rfugie dans un ailleurs quĠelle avait conu pour elle et un autre homme.
Je me suis aperu quĠavec sa perte je ne ressentais rien. JĠai connu tant dĠautres femmes, plus belles, plus sensuelles, et pourtant cĠest celle-ci que jĠemmne avec moi la fin, elle et son violon, ses longues mains et ses dents qui disaient tout dĠelle en un rire.
Maintenant si a ne tĠennuie pas, je voudrais partir. Je ne vois pas ce que lĠon pourrait faire de plus pour la bote, jĠai recousu ce que jĠai pu, brosser la toile, renforc les anglesÉ QuĠen penses-tu ? Crois-tu toi aussi que nous sommes prts.
LĠenfant
Oui je le crois, allons-nous en.
Acte III
Des ballons sont suspendus partout dans le salon, la toute petite chantonne vive voix
CĠest mon pre, cĠest mon pre, je le vois, dans les ballons il remue, mon pre, mon souffle, tout autour de nous, tu te rjouis, parmi nous, dĠtre encore en vie. Tu vois, jĠai su que je serais celle qui tĠoublierait le moins vite, jĠai su , je sais tout, jĠai emport tous mes jouets avec moi afin de te tenir compagnie, ici, ton corps dĠair est lĠabri dans les ventres ronds en caoutchouc, tu peux dormir, tu peux lire aussi peut-tre, je ne sais pas, il y fait bon au-dedans ? Entends-tu l-bas cĠest mre qui sautille, elle semble joyeuse, peut-tre, peut-tre que tu ne lui manques pas plus que cela, peut-tre, jĠai tort ou bien, jĠai rv que je repassais ses joues au fer lectrique, elle avait du fard encore plus que de coutume, elle choisissait un autre papa pour moi, elle mĠa dit quĠil serait grand et beau et jeune et riche et courageux et fidle et je ne sais plus quoi, brillant peut-tre, il y avait de la lumire dans ses mots et jĠai pens nĠest-ce pas quĠelle devrait tre blanche et noire par gard pour mon pre qui est mort et bien mort, cĠest bien incroyable, je suis petite mais nĠempche je sais quelle cruaut il y a sur ses joues, dans sa bouche, je sais dj beaucoup de choses. SÏur sĠen est alle de bon matin, elle sanglotait, ses mains taient rouges, elles sont toujours rouges et froides aussi, elle disait toute seule, Ç mais moi aussi alors je suis blesse, jĠai vu lĠange, croyez vous que dans lĠintervalle, quelque part en son creux, je pourrais jamais encore gurir ? Croyez vous ? È. Je ne comprenais pas bien pourquoi sa peine et ses mains mais ce nĠtait pas grave, jĠavais mes ballons, je les ai gonfls de toi et jĠai souffl et souffl encore et je suis si fatigue, si fatigue, un instant, jĠai cru, et puis non, rien, je veux dormir.
La toute petite sĠendort, recroqueville sur le tapis.
Acte IV
LĠenfant
La petite fille
LĠenfant a lĠair puis, elle demeure pensive accoude la commode, elle a le visage un peu bleu et des pansements sur les joues et le cou. Elle songe.
La petite fille
Ç Me laisseras-tu, me laisseras-tu mourir ? È
La petite fille joue lĠtourdie et vient se perdre dans la robe de lĠenfant.
Tu sais, jĠai dormi.
CĠest doux, cĠest si doux. Est-ce que papa tĠa donn un message pour moi de l tout en bas ?
Je ne sais. Lorsque je lĠai observ tout occup trouver une position pour quĠil nĠait pas mal au dos, je me suis transforme en eau, je ne pouvais plus mĠarrter de pleurer. Je le voyais l tout seul, dj, dans un autre monde remuer dĠun ct puis de lĠautre. Dans la cage il ne pouvait tenir debout et son dos courb tout entier dans la recherche dĠune position un peu plus confortable, je ne le supportais pas. Peut-tre ne comprends-tu pas et cĠest mieux ainsi. Je tĠembrasse parce que je sais quĠil lĠaurait fait de toute faon.
LĠenfant prend la petite fille dans ses bras et la serre trs fort. La petite fille un peu effraye cherche fuir lĠtreinte et se faufile entre les bras de lĠenfant.
Non je ne comprends pas. Tu as raison, je ne comprends pas. JĠai fait comme il mĠa dit, je me suis retourne et jĠai pens trs fort lui et puis rien. Il ne sĠest rien pass.
Souffle, allez, souffle ! Il est ici dans notre souffle, il me lĠa dit. Moi jĠai senti en remontant vers la vie, la poche se rpandre dans mes poumons, le glace la vanille, a sentait bon, cĠtait lui qui venait habiter ma respiration.
La petite fille
Oh ? Mais si tu dis vrai, il nĠest pas vraiment mort, il a juste chang un peu de forme, perdu un peu de son bidon pour se transformer en air ? CĠest amusant, je nĠaurais jamais pens que papa deviendrait lĠair que je souffle. Quand je courrai alors en classe de sport il sera encore plus l ?
Oui cĠest ainsi et, essouffle aprs lĠeffort, tu le croiras disparu mais il sera toujours l. A lĠabri en toi, il veille.
Papa, si tu es l, dis-le moi.
La petite fille pousse un cri de surprise,
Il est l ! Je lĠai senti, il a pinc mon poumon droit, il est l, il est l !
La petite fille sĠen va, sautillante, se rptant par soi, Ç il est l, il est l È.
LĠenfant prend un feutre sur la table du salon et se dessine des points de barbe sur les joues et le menton et passe le feutre sur ses sourcils aussi. Elle sĠapproche du miroir et sĠy mire.
LĠenfant avec une voix grave
Je suis l, mon enfant, je suis l.
LĠenfant embrasse le miroir.
Noir.
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