L'ÎLOT DE BÉNARÈS

 

 

(sanctuaire fluvial)

 

 

 

Il est des réalités ici-bas qui sont comme des issues sur l’inconnu,

par où la sortie de la pensée semble possible.

(...)

Pour que la matière morte nous trouble, il faut que l’esprit y ait vécu.

 

V. Hugo.

 

 

 

Suivre les lignes de force qui se déploient à la surface du monde et dans les nervures profondes du réel, accompagner ce mouvement invisible qui ensevelit conjointement les vivants et les morts, amasse des objets lointains, des corps en putréfaction, et sculpte des souvenirs plus vivants que nous-mêmes, faits de chair et d’os – peut parfois nous aider à concevoir des histoires et des images, des récits initiatiques. Car les images que nous portons en nous, comme celles que nous pouvons recueillir, sont faites de cela même : elles ont été moulées dans la matière de l’esprit.

 

Mais l’esprit ne s’éveille que là où le monde connu, probablement, cesse de se faire entendre. Il faut du silence pour se faire voyant.

 

Dans les premiers moments d’une quête, toujours, c’est par cela que nous commençons. Puisque nous n'avons entre nos mains que quelques bribes de cartes et des morceaux de papiers épars, de squelettiques ébauches, idées de directions probables, l’horizon qui se profile n’est ouvert que par l’appel que nous avons lancé. Mais cet appel vient de loin et c’est nous-mêmes qui en sommes l’écho. L’intuition à laquelle nous acceptons de nous en remettre ne nous appartient alors pas plus qu’elle n’appartient aux êtres que nous reconnaissons, indistinctement, comme des ombres fraternelles, entrevues sur le seuil de la demeure des aïeuls. L’impression muette qui nous guide est la part commune de ce qui nous fait être, et nous relie à tout ce qui dure.

 

Cet îlot de Bénarès est comme la résurgence éloquente de la matière universelle et spirituelle où se dessinent à la fois la chair de l’humanité et le sol de nos rêves. Fait de quelques points, tracé de quelques lignes frêles, dune fragile à la limite de disparaître, il surgit là-bas au beau milieu du fleuve comme à travers la grande constellation d’âmes qui orne la voûte céleste. Il émerge des eaux millénaires pour porter quotidiennement secours aux vivants, afin de les protéger d’eux-mêmes, et de ce qu’ils croient être. Les dépouilles qu’il accueille et couve dans ses linceuls de terre nous rappellent qu’il y a inévitablement une part de nous-mêmes qui flotte en un lieu inconnu, tombeau ou sanctuaire, et que depuis toujours nous sommes à sa recherche. Nous ne sommes nous-mêmes qu’à raison de nous engager dans cette quête, au risque de nous perdre en elle.

 

Il est de singuliers phénomènes où nous nous reconnaissons dans ce qu’il y a de plus étranger, de plus insoutenable, de plus improbable.

 

Mais une image peut accueillir d’autant plus d’inconnu qu’elle impose de laisser de côté l’idée connue de ce qui existe.

 

L’image, comme sanctuaire, commande au silence, et cède la place à l’indétermination profonde dont le règne apparemment funeste rend possible la venue de l’esprit. Nous avons besoin de la mort afin que de véritablement connaître l’essence de ce qui est.

 

 

Ainsi des berges de cet îlot de Bénarès : elles sont le flanc d’une patrie originaire que hante la sagesse des morts, mais qu’elle seule peut nous permettre d’approcher, de sentir, de voir, parce qu’elle accueille en elle les corps dans cette aura d’inactualité qui les protège et les préserve de toute maîtrise, de toute possession, et qui les fait communiquer avec la bouche de l’âme universelle. Les débris sacrés qui s’y déposent sont des fragments d’inconnu. Ils font de ce lieu non pas une aire pour le repos de l’esprit mais un sol pour l’inquiétude de celui qui s’y rend. Dans la présence des contraires, corps en vie et dépouilles voisinent et se partagent enfin l’expression mystérieuse de leur communauté.

 

L’îlot est là depuis toujours comme une image sans fin, sans limite, errant dans des limbes où la témérité provient de la crédulité. Il est un oeil au milieu des eaux qui nous regarde et s’ouvre sur la totalité de ce qui l’environne. Et les environs deviennent les contours d’un visage qui nous ouvre la voie.

 

Le sable de cet îlot n’est-il pas fait de la poussière éternelle dont nous sommes également issus ? Ces plages ne constituent-elles pas un fragment du registre de l’univers ? Ne participe-t-il donc pas du cycle permanent du devenir et de la renaissance, du mouvement et du passage de l’être ?

 

Îlot, livre de sable où sont conservées les traces infimes et pourtant inaltérables du souffle vital qui reflue dans les êtres, dépôts immatériels et signes d’une présence, qui font que l’on peut alors se souvenir de ce que l’on n’a jamais vécu et que l’on peut voir à nouveau ce que d’autres ont vu.

 

 

Il faut un semblable îlot pour accéder à nous-mêmes.

Il faut un ailleurs où exister en soi, un lieu où l’expérience se fasse rencontre avec ce qui n’est pas de ce monde, où le réel rejoint son double, cet autre fait d’une texture inconnue et dont l’altérité pourtant nous incombe.

 

 

Îlot est le seuil d’où toute création surgit, puisqu’une création n’émerge du mystère qu'en réponse au fait qu’il y a quelque chose, et que ce quelque chose d’abord respire, comme au bord du réel, cette indétermination profonde qui est la toile d’où toute chose paraît et où prennent forme et vie l’ensemble des phénomènes que nous pouvons connaître. Notre conscience artiste n’est qu’une bribe de ce tissu mouvant, un monceau de ce vivant réceptacle, une oreille invisible faite pour vibrer à l’orée de ces lieux dont l’énergie indéfiniment nous parcourt. En elle entre la lumière qui conserve l’obscurité, en elle se fait jour un dieu qui n’a pas de visage mais dont le souffle parcourt la longue chaîne des étants, l’éternelle procession des êtres. En chacun de ces anneaux est un regard qui attend d’être vu afin que de mieux voir encore.

 

 

 

E. Beauron

L'auteur répond au travail de N. Dusollier : Mappig Research

 

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