Moments fŽconds

 

 

 

 

 

Les confidences des fous, je passerais ma vie ˆ les provoquer.

AndrŽ Breton, Manifeste du SurrŽalisme

 

La Sphinx au chant obscur, la Sphinx, qui nous forait ˆ laisser lˆ ce qui nous Žchappait, afin de regarder en face le pŽril placŽ sous nos yeux.

Sophocle, Îdipe-Roi

 

 

 

 

Nadja relate une rencontre bouleversante qui se termina par un dŽsastre, lĠinternement dŽfinitif dĠune jeune femme qui reprŽsentait pour Breton lĠŽnigme de la vie et sa libertŽ la plus haute. Ce prŽnom quĠelle sĠŽtait donnŽe, Nadja, signifie en russe Ç le commencement du mot espŽrance È1. Mais chez elle, Ç les battements de lĠaile de lĠespoir immense se distinguent ˆ peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur È, et lĠŽmerveillement de Breton ne va pas sans angoisse. QuĠune espŽrance inaugurale soit aussi un signal terrifiant, voilˆ lĠorigine dĠun malentendu tragique.

 

            Comme Breton lui demande qui elle est, ˆ lĠissue de leur premire rencontre, elle rŽpond Ç je suis lĠ‰me errante È. Errant dans les rues et le mŽtro de Paris, elle regarde les gens. Nadja est la voyante (tout le texte est saturŽ du verbe voir). Il la rencontre ainsi au hasard : aussit™t saisi par son regard et le contour de ses yeux, il lĠaccoste, elle se confie ˆ lui. Ce moment sĠinscrit dans la sŽrie de co•ncidences troublantes dont la premire partie du livre faisait Žtat, et dans lesquelles Breton recherchait, plut™t quĠen la traditionnelle introspection autobiographique, autant de signaux rŽpondant ˆ la question du Ç qui suis-je ? È sur laquelle il ouvre son texte. Avec cette jeune femme la sŽrie se prŽcipite : Nadja attire en elle les co•ncidences comme le paratonnerre attire la foudre. LĠexpŽrience de la rencontre au hasard (une silhouette soudain repŽrŽe dans la foule anonyme dŽcide Breton ˆ la suivre : cĠest elle) se rŽpte ainsi trois jours de suite ; inversement, quand un rendez-vous est fixŽ, Nadja ne sĠy rend pas, ou Breton lĠoublie, comme sĠils ne pouvaient se retrouver que par inadvertance, inadvertance pourtant Žtrangement rŽcurrente. Avec les hommes quĠelle croise la rŽpŽtition tient du comique, comme ce garon de cafŽ troublŽ au point de casser onze assiettes dĠaffilŽe pour la seule durŽe dĠun repas.

Ignorant tout du surrŽalisme, Nadja semble en faire lĠexpŽrience quotidienne, et  rŽalise ainsi lĠidŽal surrŽaliste dĠune Žcriture qui rejoindrait la vie mme. Dans un jet dĠeau, par exemple, elle voit lĠunion spirituelle de ses pensŽes et celles de Breton ; celui-ci, qui venait de lire la mme analogie chez Berkeley, sĠŽcrie : Ç o prends-tu justement cette image qui se trouve exprimŽe presque sous la mme forme dans un ouvrage que tu ne peux conna”tre et que je viens de lire ? È Autre exemple : le baiser est pour elle un acte sacrŽ o ses dents sont lĠhostie ; le lendemain, Breton reoit dĠItalie une reproduction de La Profanation de lĠHostie dĠUccello. Et de se souvenir dĠun ancien texte de lui, Ç un baiser est si vite oubliŽ È. Plus frappant encore : dans lĠexemplaire des Pas perdus quĠil lui a donnŽ, elle nĠa dŽcachetŽ que les pages intitulŽes Ç lĠesprit nouveau È, dans lesquelles il raconte comment Aragon, AndrŽ Derain et lui, sans sĠtre concertŽs, et sŽparŽment, avaient aperu dans la rue la mme jeune fille, qui les avait tous trois fascinŽs ; sĠŽtant mis ˆ sa recherche, Ç ne pouvant renoncer ˆ conna”tre le mot de lĠŽnigme, [ils] explorrent une partie du VIe arrondissement : mais en vain È2. Les pas de lĠinconnue sont perdus. Deux ans aprs, la piste de cette Ç sphinx È est retrouvŽe, comme le confirme Nadja par ces quelques pages dŽcachetŽes, ou encore en repassant par hasard avec Breton devant le Sphinx H™tel, boulevard Magenta, o elle Žtait descendue lors de son arrivŽe ˆ Paris. Imaginons Baudelaire retrouvant la Ç Passante È disparue ˆ laquelle il nĠavait pu, par dŽfaut, que dŽdier son pome : des Fleurs du Mal ˆ la Ç Fleur des amants È (dessin de Nadja), lĠ‰me errante a rŽpondu. Par elle, la question inaugurale Ç qui suis-je ? È fait retour ˆ son Žmetteur sous forme dĠune Žnigme, et cette Žnigme lui annonait un destin triomphal. Pour sa part, Breton avait commencŽ par habiter, ˆ son arrivŽe ˆ Paris, lĠH™tel des Grands Hommes (place du PanthŽon), et Nadja vit dĠemblŽe en lui un feu, un dieu, un Soleil appelŽ ˆ la gloire. Cet avenir radieux la consuma : la rencontre dĠÎdipe avec la sphinx fit de lui un Roi, mais on sait ce quĠil en cožta ˆ la prophŽtesse.

Seule, Nadja sĠinvente des histoires sous forme de questions-rŽponses : dire un nombre au hasard (le nombre de personnages), une couleur (celle de leurs habits), etc. Comme dans les jeux surrŽalistes ou les jeux dĠenfants, ˆ cela prs quĠelle prŽcise : Ç cĠest entirement de cette faon que je vis È. Ç Ne touche-t-on pas lˆ, commente le pote fascinŽ, au terme extrme de lĠaspiration surrŽaliste, ˆ sa plus forte idŽe-limite ? È. Mais nĠest-ce pas plut™t lĠidŽe mme de jeu qui touche ici sa limite, ds lors quĠil est entirement vŽcu ? Incarner ˆ ce point le Ç gŽnie libre È, Ç libre de tout lien terrestre È, comme le rŽpte Breton, nĠest-ce pas tre terriblement ŽloignŽe de la possibilitŽ dĠun jeu ?

 

Dans le journal des neuf jours exceptionnels, du 4 au 12 octobre 1926, o il retrouva Nadja quotidiennement, Breton reproduit des crŽations de la jeune femme pour en souligner la force poŽtique. Formules : Ç une main de feu sur lĠeau (É) la main de feu, cĠest toi È ; phrases Žcrites dĠun trait : Ç la fin de mon souffle, qui est le commencement du v™tre È, Ç pour vous je ne serais rien, ou quĠune trace È, Ç la griffe du lion Žtreint le sein de la vigne È, Ç Homme de pierre, comprends-moi È ; dessins : Ç fleur des amants È, Ç le salut du Diable È, etc. LĠŽpisode dŽlirant ne saurait remettre en cause cette force ; Breton le prŽsente plut™t comme un mal ayant atteint une autre partie de Nadja. Ç Les lettres de Nadja, que je lisais de lĠÏil dont je lis toutes sortes de textes poŽtiques, ne pouvaient non plus prŽsenter pour moi rien dĠalarmant (É) LĠabsence bien connue de frontire entre la non-folie et la folie ne me dispose pas ˆ accorder une valeur diffŽrente aux perceptions et aux idŽes qui sont le fait de lĠune ou de lĠautre È. La poŽticitŽ est indemne du mal. Au contraire, lĠodieuse figure du psychiatre reprŽsente la sŽparation entre raison et dŽraison, en laquelle Breton repre la vraie cause de ce mal : cĠest lĠasile qui a rendu Nadja dŽfinitivement folle ; qui, lĠempchant de rencontrer celui qui aurait pu la sortir dĠun simple Ç mauvais pas È, lĠa perdue. Ainsi, la bouffŽe dŽlirante qui a provoquŽ lĠinternement, le 21 mars 1927, nĠest selon Breton quĠÇ excentricitŽs auxquelles elle sĠŽtait, para”t-il, livrŽe dans les couloirs de son h™tel È, quand Marguerite Bonnet prŽcise que Nadja Žtait alors Ç en proie ˆ des hallucinations olfactives et visuelles, criant de peur, appelant au secours È3 . Si la contradiction et le sentiment de culpabilitŽ ressentis par Breton, jusque dans sa violence antipsychiatrique, sont Žvidents4, il ne sĠagit pas de les lui reprocher, mais de sĠinterroger sur les conditions dans lesquelles lĠimagination peut tre source de Ç grand rŽconfort È : alors que le Manifeste du SurrŽalisme (1924) attribuait pŽremptoirement un tel rŽconfort aux dŽlires des fous, ce rŽcit nĠindique-t-il pas que rien nĠest moins Žvident ? Plus encore que le bon sens, cĠest dŽnier la psychose qui est la chose du monde la mieux partagŽe.

Mais chez Breton, ce dŽni est corrŽlatif dĠune idŽalisation de la folie, comme si la psychose en Žtait la part innommable. Comment mŽconna”tre, sous prŽtexte dĠadmiration, ˆ quel point les productions de Nadja ŽvoquŽes ˆ lĠinstant disent le lien sacrificiel qui lĠaline ˆ Breton ? Pas de mŽdiation, dĠŽcart, qui les libŽrerait de la passion dont elles sont issues, et surtout pas la consŽcration que leur offre le Pote. Comme si cŽlŽbrer les retrouvailles miraculeuses de la vie et de lĠart Žloignait, paradoxalement, de la possibilitŽ dĠentendre ce qui, de la vie, indique la souffrance. Quant au rapport aux livres, on conna”t lĠappel surrŽaliste ˆ lĠinconfort. Mais lĠinconfort de Nadja lectrice nĠest pas le Ç vŽritable frisson È recherchŽ par Breton chez un LautrŽamont, et dont il dira dans le premier chapitre de lĠAmour Fou la nature Žrotique : cĠest le danger latent de mŽtaphores lues comme des images rŽelles. Voyant dans les pomes des mondes animŽs, Nadja en referme le recueil avec effroi ds quĠune phrase ou un mot la menacent de trop prs. Ouvrir les yeux sur Paris, de mme, nĠa pour elle rien dĠune fl‰nerie : cĠest voir la foule de ses morts, sentir la prŽsence, sous les pavŽs, dĠanciens souterrains et de prisons ; entendre des voix menaantes, et leur rŽpondre dans un Ç soliloque que de longs silences commencent ˆ rendre intraduisible È ˆ Breton. Le corps ne fournit pas plus de rŽconfort que lĠimage : un seul baiser dŽclenche la flambŽe des visions (le 6 octobre), et lĠŽtreinte physique (le 12) dŽcide le pote, rŽalisant le Ç dŽsastre irrŽparable È qui guette Nadja, ˆ prendre ses distances avec elle, ce qui rŽpte lĠabandon par les deux Ç amis È prŽcŽdant Breton, et dont lĠun (le Ç Grand Ami È) en est manifestement lĠavatar. La vie de Nadja mŽlange ces liaisons impossibles avec des Žpisodes de prostitution dont le rŽcit est insupportable au pote. Comment se donner ˆ lĠautre dans lĠŽtreinte si on lui est entirement soumise, corps et ‰me errante ?

Breton finit par postuler un malentendu essentiel entre eux, eux pourtant livrŽs ensemble Ç ˆ la fureur des symboles, en proie au dŽmon de lĠanalogie È. CĠest quĠil nĠen va pas des mmes consŽquences. Le cri Ç  qui vive ? È, par exemple, lancŽ ˆ la fin du livre, ne rŽsonne pas de la mme manire selon quĠon y entend un dŽsir en alerte (sur le qui vive) ou un signal de dŽtresse. LĠun jouit dŽlicieusement du rŽel et lui ouvre sa porte, lĠautre nĠa pas mme une porte ˆ fermer pour sĠen protŽger. LĠun se livre au hasard comme garant de sa libertŽ, lĠautre sĠy voit sacrifiŽe par un implacable destin. Ç Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? È A lĠissue de ce cri, Breton reste seul en effet : Nadja, tout regard et tout ou•e, a disparu.

Seul ˆ tŽmoigner, par le compte-rendu de ces rŽpŽtitions de co•ncidences, quĠil nĠest pas seul ma”tre ˆ bord, et que ce qui lui Žchappe lui fait sens de la faon la plus intime. Breton appelle ces co•ncidences Ç faits-glissades È et Ç faits-prŽcipices È. Comment expliquer pourtant que, happŽ par les seconds, il nĠy sombre pas ; quĠil sĠen trouve mme Ç plus libre È, y gožtant Ç une source de plaisirs inŽgalables È ; que, si Nadja et lui se vouaient ˆ lĠerrance dans Paris, seul Breton ne sĠy soit pas perdu ? Deux fois dans son livre Breton en appelle ˆ un Ç instinct de conservation È, gr‰ce auquel nous devrions la possibilitŽ de Ç retour ˆ une activitŽ raisonnŽe È, de sortir des prŽcipices pour le plaisir dĠy retomber encore. Est-ce vraiment un instinct qui permet un tel mouvement sĠil faut bien constater chez Nadja son absence ? Si le fou nĠest pas lĠinsensŽ de Descartes mais seulement une personne ayant Ç un compte ˆ rŽgler avec la raison humaine È, lĠabsence ou la perte dĠinstinct ne fait-elle pas derechef de lui un tre dŽnaturŽ ? Une fois rendue caduque lĠopposition entre raison et dŽraison, le surrŽalisme peine ˆ dŽfinir la nature dĠune limite qui, chez le sujet humain, ne va pas de soi. Ainsi, quand Nadja, maintenant le pied de Breton pressŽ sur lĠaccŽlŽrateur, passe les mains sur ses yeux et lĠengage ˆ foncer dans les arbres, le refus de celui-ci est immŽdiat ; gr‰ce ˆ ce refus, il peut lire ensuite dans cet Žpisode la rŽvŽlation pour lui exaltante de lĠhorizon passionnel.

Cette limite fonde aussi implicitement la notion dĠautomatisme psychique par laquelle Breton proposait en 1924 de dŽfinir lĠactivitŽ surrŽaliste, en imitant la mŽthode freudienne de lĠassociation libre. Freud voyait dans les surrŽalistes des Ç fous absolus È et leur prŽfŽrait les nouvelles psychologiques de Zweig5 . Mais du point de vue de Breton, qui reconnaissait dans ce qui lui venait avec lĠŽcriture automatique Ç la voix surrŽaliste qui secouait Cumes, Dodone et Delphes È, le mot de Freud est lĠŽloge suprme, sĠil consacre en lui lĠhŽritage des fous inspirŽs auxquels le Phdre fait allusion : Ç lĠhomme qui, sans avoir ŽtŽ saisi par cette folie dispensŽe par les Muses, arrive aux portes de la poŽsie avec la conviction que, en fin de compte, lĠart suffira ˆ faire de lui un pote, celui-lˆ est un pote manquŽ ; de mme, devant la poŽsie de ceux qui sont fous, sĠefface la poŽsie de ceux qui sont dans leur bon sens È6. Breton sĠappuya sur Freud pour remettre en faveur cette antique inspiration, et la Ç fureur des symboles È ˆ laquelle il dŽclare avoir ŽtŽ livrŽ dans Nadja est lĠhŽritire du Phdre, ˆ cela prs quĠelle nĠest plus assignable ˆ un dieu. Automatisme signifie ici la levŽe dĠune censure rhŽtorique, soumise au bon sens, et qui rend sourd ˆ la voix. Mais la foi en un trŽsor linguistique dĠautant plus riche quĠon le travaille moins prŽsuppose une limite sans laquelle ce qui parle en nous ne saurait dispenser son prŽcieux minerai. Dans sa prŽsentation des Champs MagnŽtiques, Marguerite Bonnet montre, nombreux exemples ˆ lĠappui, quĠil y a inŽvitablement un travail du style dans les textes issus de lĠŽcriture automatique, une Ç permanence du sens critique jusquĠau sein de lĠabandon È. La levŽe de la censure, c'est-ˆ-dire de lĠidŽologie littŽraire, met ˆ nu sous la rhŽtorique honnie un autre code, une vigilance critique, Ç apprŽhension quasi instantanŽe de ce qui sĠŽcrit È, par laquelle le texte revient sur lui-mme, Ç se regarde en mme temps quĠil se fait È. Eliminations des clichŽs et des redondances, ajouts dĠŽtrangetŽs, etc : il y a inŽvitablement un travail de lĠŽcriture ; ainsi, conclut elle, Ç la veilleuse de la conscience demeure, au bord de la rive – et de la dŽrive – du langage È. Chez Breton, plus encore que lĠinspiration, cĠest cette veilleuse qui est irrŽsistible, sur le qui-vive ; elle est pour lĠŽcriture lĠŽquivalent de cet instinct de conservation quĠil Žvoque du fond des faits-prŽcipices.

Si lĠ Ç automatisme psychique È, forme moderne de lĠinspiration, dŽsigne donc lĠŽlan qui sĠempare de la main du pote, non seulement il nĠest pas lĠautomatisme mental du vocabulaire psychiatrique (ClŽrambault), o les paroles et les voix sont imposŽes, mais il en est comme le double inversŽ. Quel luxe inou•, si la langue est un trŽsor, de pouvoir jouer ˆ lĠautomatisme ; jeu non pas ludique, mais supportant lĠimpossible au lieu dĠy sombrer. CĠest par fidŽlitŽ que Breton assimilait lĠhistoire de lĠŽcriture automatique et du surrŽalisme ˆ Ç celle dĠune infortune continue È7 . Le contresens reviendrait ˆ y entendre un dŽsaveu, alors que Breton tenait ˆ cette infortune comme ˆ ce quĠil avait de plus cher, sĠexposant, comme le dit Blanchot, Ç ˆ se contredire de la manire la plus Žtrange et, probablement, la plus heureuse È8. Dans ce paradoxe dĠune inspiration choisie contre lĠÏuvre, dĠun trŽsor inŽpuisable dĠune extrme pauvretŽ (puisquĠil se rŽvle inapte ˆ faire Ïuvre), Blanchot voyait lĠexpŽrience la plus intime de la littŽrature : le luxe dont nous parlons nĠest pas une facilitŽ, le jeu nĠest pas un aimable divertissement. Mais si lĠŽchec de lĠŽcriture automatique ˆ saisir le rŽel quĠelle traque est Ç irrŽmŽdiable È, comme le dit encore Blanchot, Breton en supporta la dŽtresse et la renversa en une expŽrience merveilleuse, ˆ lĠopposŽ du Ç dŽsastre irrŽparable È dans lequel sombra Nadja. CĠest un tel renversement qui nous semble crucial. Quelque chose permet de sĠexposer ˆ la parole errante, dĠen suivre la trace avant de la perdre ˆ nouveau : que le chasseur rentre bredouille lui vaut la gr‰ce dĠavoir fait des rencontres et dĠen tŽmoigner comme autant de moments fŽconds 9 . Il en va de mme avec lĠamour, dont Breton chanta lĠŽternitŽ (Ç ce que jĠai aimŽ, je lĠaimerai toujours È) quand sa vie multiplia les ruptures et les sŽparations douloureuses : les interrogations bouleversŽes sur lĠamour sont insŽparables de la foi en la vŽritŽ de lĠamour rŽciproque.

LĠobjection majeure ˆ un tel luxe revient peut-tre ˆ Artaud, qui y voyait une mascarade voire une supercherie. Exclu par les surrŽalistes en 1927 (lĠannŽe de Nadja) comme Ç ennemi de la littŽrature et des arts È, il leur rŽpondit en traitant leurs textes, Ç resplendissants quoique vains È, dĠ Ç impuissants bavards È. Comment la dŽpense fastueuse du bavardage pouvait-elle tre supportŽe, en effet, par celui qui, pour dŽfinir sa diffŽrence avec eux, proposait cette formule dŽcisive : Ç ils aiment la vie autant que je la mŽprise È10 ? La limite, que Breton attribuait na•vement ˆ un instinct universel, lui permit dĠaimer la vie, comme le lui indiqurent avec la luciditŽ la plus grande ceux auxquels cet amour fut inaccessible.

 

 

 

GaEl Gratet

 

 

 

 

sommaire

 

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1 AndrŽ Breton, Nadja (1927).

2 Les Pas perdus (1924).

3 Notice de lĠŽdition PlŽiade, Îuvres Compltes I, p.1513. AndrŽ Breton lĠavait Ç arrachŽe au prŽcaire Žquilibre dans lequel elle parvenait encore ˆ vivre È (Ibid., p.1512).

4 Ç Le mŽpris quĠen gŽnŽral je porte ˆ la psychiatrie, ˆ ses pompes et ˆ ses Ïuvres, est tel que je nĠai pas encore osŽ mĠenquŽrir de ce quĠil Žtait advenu de Nadja È.

5 S. Freud, S.Zweig : Correspondance, Ç Rivages poche È, lettre du 20 juillet 1938, p.128 : Ç jĠŽtais jusque-lˆ enclin ˆ considŽrer les surrŽalistes, qui semblent mĠavoir choisi comme saint patron, comme des fous absolus È. Ce qui a semblŽ fou ˆ Freud, selon nous, cĠest que Breton ait rapportŽ la technique psychanalytique ˆ la vieille fureur platonicienne, en laissant de c™tŽ la souffrance qui conduit ˆ la cure – cure o toute intention esthŽtique dans lĠassociation libre serait une rŽsistance ˆ lĠanalyse.

6 Platon, Phdre, 245a, trad. Luc Brisson.

7 Dans un passage cŽlbre de Point du Jour (1934).

8 La Part du Feu (1949) ; voir aussi lĠEspace LittŽraire (Ç lĠinspiration, le manque dĠinspiration È) et LĠEntretien infini (Ç le demain joueur È).

9 Expression que Jacques Lacan proposa dans sa thse de psychiatrie (1932) ˆ propos du dŽlire parano•aque.

10 Antonin Artaud, A la grande nuit ou le bluff surrŽaliste, in Îuvres, Ç Quarto È Gallimard, p. 237.