FRONTEIRA
Jardins, espaces, frontires de Lisbonne
Dsigner lĠendroit o se situe lĠespace, devenu espacement, nĠest-ce pas soumettre les corps un va-et-vient ? Une rponse prcise ncessiterait de relater ce quĠil en est du rapport entre lĠespace et le langage. Toutefois, nous pouvons comprendre que nous assistons une sorte de ptrification du temps lĠintrieur du dispositif architectural. Celui-ci contient certaines reprsentations. Par ce biais lĠarchitecture porte par sa dcoration peut fasciner, pouvanter, provoquer la compassionÉ par une contemplation soutenue.
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Que nous ne puissions penser le lieu que sur
un fond de vide incorporel donne au lieu, bien que rempli de corps, la touche
dĠincertitude et dĠindfinition ncessaire son entre dans le quadrige des
incorporels.
Anne Cauquelin, Frquenter les incorporels
Considrons le mode froid et fascinant du dispositif dcoratif et observons quel lien il peut nouer avec une conomie visuelle et perceptive.
LĠespace entre les corps sĠest rduit. A lĠtendue des rythmes sĠest substitu un mode plus synchronique des perceptions et des vitesses. Ce caractre sensuel (ces prsences de motifs et dĠchos caressent davantage nos corps) interroge dj le lien entre spectateur et scne, thtreÉ La position de spectateur ne rsulte-t-elle pas dĠune dette contracte lĠendroit du lieu o les actions se droulent ?
Voil peut-tre la raison dĠun mode de la fascination perverse : offrir un lieu dĠexplication et de reprsentation l o elle nĠest pas attendue. LĠarchitecture perue offre un lieu lĠaction autant quĠ la rflexion, alors cependant quĠelle ne tend pas en dialectiser les positions, encore moins les opposer.
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La
mmoire prcde la perception.
LĠaction (dimension essentielle de la perception ici) prfigure le jugement de got (la vue participe dĠune action, non pas seulement dĠune activit). Cette vise permet la reconnaissance de quelque chose dĠuniversellement communicable, non rductible un jugement de got individuel. LĠintersubjectivit est construite par lĠordre de la vue panoramique, qui implique lĠhorizontal dĠune circulation extensive. Aucune autre limite ne se prsente au regard que lĠensemble dĠune humanit qui a exist, existe et existera. LĠabsence dĠune histoire pourrait vacuer la notion de got, qui peut tre historicisable (class) : les conflits individuels sont dpasss par cette vue englobante. Toutefois, cette dernire semble demeurer le privilge du roi qui lĠordonne. La vue est fortement territorialise depuis cette dtermination.
Plus prcisment, lĠaction limine dans le got ce quĠil peut y avoir de personnel. Les corps dispenss de sentiments de dplaisir se meuvent dans un ciel sans pesanteur. Inversement le caractre de Lisbonne et de la nation fait retour dans ce vide.
Les vues sur le Tage et lĠestuaire semblent participer dĠune structure dont les parties sont corrles entre elles.
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Le
Palacio da Fronteira (Ç Palais
de la Frontire È), avec son jardin (quinta), est un difice remarquable en
priphrie de Lisbonne, Sao Domingo de Benfica.
Son
prestige provient de ce quĠil a rsist au terrible tremblement de terre, mais
galement de ce quĠil incarne un moment o le destin du Portugal se joua.
Datant
du dix-septime sicle, il voque cette anne de 1640, o la domination
espagnole est mise bas par une conspiration de nobles. Leur ambition est de
restaurer la monarchie sur le trne du Portugal.
Le
Duc de Bragance devint ce roi, un roi qui une lourde tche incombait, celle
de relancer une conomie au plus mal.
La
politique suivie fut la restauration de la prsence royale en sa terre, au sein
de la nation.
Les
paysages et lĠurbanisme eurent jouer un rle de premier plan dans cette
restitution, qui sĠapparentait
la rvlation dĠune histoire nouvelle. LĠeffort pour relever le pays se
confondit alors dans un temps avec la destine dĠune terre qui ne pouvait
manquer lĠexpression partage dĠune
puissance capable de surmonter ses propres checs et solitudes.
LĠusage
performatif des images et des espaces marque ainsi, encore aujourdĠhui,
lĠemprise pique des hommes sur un paysage, dont les formes et les fonctions
doivent permettre la reconnaissance dĠune monarchie divine, et
Ç incarne È en une terre dsigne.
Les
jardins gographiques refltent parfaitement lĠambition de la ville. DĠabord
parce quĠils mlent ouvrages artisanaux et richesses naturelles, ensuite parce
quĠils soumettent,
imperturbables, lĠespace des territoires temporels.
LĠimmersion
des habitants de Lisbonne dans un dispositif sacr et circulaire associant
mythe, lieu et histoire de la ville leur parcours personnel, se prolonge au
travers de lĠurbanisme. Quand une sphre se prsente au sein dĠun parcours, il
faut se rappeler quĠelle occupe une position de figure au mme titre que les
dcompositions de cercles, de carrs et de triangles dans les glises de
Brunelleschi.
A
la diffrence prs quĠil ne sĠagit pas dĠune lecture spatiale
distancie dlimitant les thtres urbains. Le
cube, la sphre s'immergent comme corps dans un parcours fictif.
Ces
objets renvoient des partitions purement optiques des espaces ; ils
dfinissent des champs de vision individuels, convexes et concaves (primitifs
si lĠon considre que la perspective curviligne participe de la premire
reprsentation spatiale).
Nous
pouvons considrer que ce sont les substances mmes du paysage, en particulier
les fluides (la lumire, les sons), qui reprennent lĠautorit sur ces figures.
La lumire participe la coordination urbaine du jardin et du
paysage ; elle explique la rciprocit du jardin gographique et de la ville
sous la monarchie divine.
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Lisbonne
participe dĠune expression fort trange qui participe juste titre de son
exception et de son mystre : lĠazulejo et la talha dourada y ont remplac peinture et sculpture dans la combinaison
scnographique de la ville. La lumire de la ville est en cela peut-tre
devenue celle des muses, celle qui luit sur les
Ç faades È des tableaux.
LĠclat
des murs nĠa rien envier celui des icnes, le caractre vernaculaire des assemblages ne suit pas en second le trait
irrgulier et aux surfaces onduleuses et couvertes dĠor ou de couleur vives de
leurs surfaces peintes.
Le
sentiment dĠintriorit renforc en cet estuaire provient peut-tre de cette
limitation dĠexprience. Les corps sont pris dans le rsultat de leurs actions,
alors quĠen dehors de la ville, la lumire est plus diffuse – elle semble
se mouvoir par elle-mme sans rencontrer dĠobstacle.
Le
contraste est ainsi dj pos. LĠenclos dĠun intrieur
ici, dans les murs, en rapport un ailleurs sur les terres, dont certains
clats rappellent la ville, et un ailleurs plus loin encore, derrire la
barrire bleue du Tage, sĠouvrant lĠocan.
Le
dispositif se retrouve au travers de la fascination que peuvent oprer
les ombres des arbres dans les jardins, o chacun peut se protger des clats
minraux de la ville.
Cette
dernire, depuis le dix-septime sicle, ne cessera de renforcer cet clat,
depuis les faades jusquĠaux sols couverts en partie de pavs ds le
dix-huitime sicle.
Il
apparat ici que les conditions de la jouissance ne peuvent tre prvues en dehors dĠun niveau
domestique (importance et qualit
des espaces privs et de leurs relations amnages avec la ville), Ç comme
lĠintrieur dĠune lgislation fonde sur la cellule familiale È (P. Klossowski).
Nous
comprenons assez vite que le dispositif urbain sĠaccompagne ds la reprise en
main monarchique dĠun systme optique qui, le renforant, redistribue diffrents
caractres en rapport aux vnements divers qui ont construit ou accompagn le
prestige dĠune identit.
LĠclat de la ville
se porte dj bien au-del de ses enceintes, blanche depuis les sommets ou
depuis les flots. A lĠintrieur, le jaune et le bleu sont, lĠinverse, les
tons qui la dfinissent intimement. Vritable ritualisation de lĠombre et de la
lumire dans la vue de Lisbonne.
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Si
la brillance voque lĠide dĠune Ç Jrusalem cleste È, son image
doit tre galement compose de toutes les mtaphores (comme une criture) nous
conduisant cette dsignation :
LĠclat
paralyse, il contient la quintessence dĠune part guerrire de lĠimage : il
aveugle, paralyse le corps (nous pensons aux diffrents usages mlancoliques
des scintillements sur les faades de Lisbonne), autant quĠil tient distance.
Il fascine et immerge, car au dix-septime sicle, le corps, dj, traverse le
noir comme une couleur.
Le
jet de lumire contient, et retient lĠÏil. Sa brillance renvoie au miroir, qui
est par excellence dans lĠItalie du Quattrocento une mtaphore du tableau. Le reflet, en lui, circonscrit
un pan restreint de la composition picturale, devient un paradigme technique de
la matrise de la peinture lĠhuile.
La talha dourada et lĠazulejo lĠutilisent selon les mmes intentions.
LĠclat de la lumire a la capacit de dvoiler lĠenvers de la reprsentation
(primaut de la peinture sur la sculpture dans le dbat sur
le paragone au XVI sicle - la peinture vnitienne,
qui est fonde sur le pouvoir vocateur du coloris, repoussera le point de vue
du spectateur1).
A
Lisbonne, il semble davantage que le corps soit convoqu vers une fiction, par
la perte de vigilance et la somnolence. Parce que dj elle assujettit le corps
son flux, la lumire participe dĠune fiction.
Jean-Marie
Schaeffer voque lĠimmersion fictionnelle de lĠart religieux mdival comme un
processus pornographique, en ce quĠil replace au sein des
reprsentations le dispositif depuis lequel le
spectateur les observe2.
Les
reflets varis et diffus entourant les corps au sein des rues de Lisbonne
annihilent la rsistance physique. Un Ç double ruban È invite
lĠauto-fiction, partir dĠune tentation allgorique qui reprend les fantasmes
des individus, partir de leur position sociale (cĠest le regard qui rend
vivant la reprsentation en provoquant une raction affective), et
simultanment ce double ruban empche et bloque lĠimagination par un
Ç ralisme È. En ralit le reflet substitue lĠesprance suprieure
dĠun ordre virtuel lĠordre actuel du prsent.
Le
grossissement dĠun objet renforce le cheminement rectiligne de la vue. Et parce
que certains traits vernaculaires du lieu transparaissent, nous les replaons
de faon fictive au sein dĠun univers familier et universel. La lumire, telle
un cran, permet cette surface de contact.
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La frontalit du fleuve construit un horizon
fictif : le rel nĠy est pas spar de la narration de la nation
portugaise.
En
termes optiques nous pouvons revenir sur la condition pacificatrice du creux : dans un espace infini o le subjectif est
rvl, sa dsignation est insuffisante dterminer des seuils de relations.
Les
formes du paysage doivent tre mises en relation avec les ouvrages
architecturaux, et urbains.
LĠhorizon
relev du Tage convoque le caractre terrass du rivage et la verticalit des
partages visuels.
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Tous
les informes, les ombres, les clats deviennent les chos de tonalits dont
nous pouvons nous saisir. Ainsi, la cartographie ne prdtermine pas seulement
un ordre prcis du visible, mais accueille tous les indtermins.
A
lĠinstar de Gilles Deleuze3,
qui qualifie deux types de cartographie, lĠune terrestre, lĠautre issue des
voyages sur mer o les repres sans cesse se transforment, le paysage portugais
est ds lors cartographi selon de multiples faons, et de multiples
temporalits. Les fictions prsident au regard, les dispositifs spatiaux aux
fictions.
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Les
descriptions ne se rsument point des formes acheves, mais aux cheveaux de
signes, de symptmes, de paramtres qui peuvent prfigurer - si la description
peut en tablir un discours spatial rebours - leur apparition et leur reconnaissance.
La
sensualit, les caractres courbes, peuvent contribuer affirmer la
Ç sympathie dĠun lieu È. Les formes naves sont donc le pendant
narratif dĠun vernaculaire
brouillon, effrayant, vivace, chaud, sympathique, sur lequel nous pouvons
projeter galement notre affection. Notre affectation est apaise par la
navet simple des lignes. Compassion et contemplation annoncent les
temporalits dĠun univers qui dsormais nous regarde.
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Les
jardins gographiques sont confondus avec le gographique. Ainsi, les signes participent de diffrents
modes de lecture et dĠidentification. Reconnaissances logiques, naturelles,
culturelles, numriques, linguistiques sont enchevtres et compactes au sein
dĠchos propageant toutes les sortes de symboles.
Nous avons tendance les rapporter une trame
simplificatrice. Les ombres des arbres, celles des balcons se teintent des
mmes couleurs et convoquent lĠide dĠune protectionÉ
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Cette
vue qui se diffracte sur lĠobjet, comment se retrouve-t-elle face aux autres
regards, inclus par eux, en lutte contre eux ? LĠlment commun de la
monstration est galement lĠlment commun occult. Celle qui nous pousse
contre le dtail, lis lui comme la quintessence dĠun rel, se trouve l o
on lĠattend le moins, l o chaque quidam, pris dans son quotidien, ne cesse de
regarder ce quĠil a sous les yeux sans le voir lĠinstar des scarabes dĠor de Borges. La lumire domine et lie lĠaction des lieux sur les
corps, participant un univers de reprsentations
concrtes dans un pays qui nĠa pu avoir recours la peinture. Elle nĠa point
ici une clart diaphane, comme Florence, mais elle est charge, depuis sa
sensualit, dĠun Ç devenir qui fait bloc È devant le regard. Les
comprhensions visuelles et optiques des Humanistes de la Renaissance, nes de
mditations et de rveries, semblent avoir t parfaitement assimiles. Ainsi,
la proximit des dtails vus sous un ciel humide, les consquences de la vision
floue de la perspective arienne É
Alors
que mon Ïil sonde la matire des autres cubes et globes, surfaces dont les
anfractuosits ressortent face au vgtal, je ne mĠaperois point que ma vue se
charge dĠambigut.
Un
reflet du soleil dpose le volume, tout en mĠimmergeant dans le son de son
clat, au sein des vibrations des reflets.
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Les
faades de villes, de par leur dnuement, dfinissent des crans scintillants
sous la lumire, et tels les reflets des boucliers, figent le spectateur dans
une contemplation, lĠimmergeant encore une fois dans un piquetage de reflets.
Le
bleu du Tage, les faades jaunes et blanches des demeures sous le soleil, les
manations colores des mosaques en azulejo fdrent des rayons colors que
nous traversons. A lĠinverse de la distance marque devant lĠdifice et le
thtre renaissant, nous traversons dsormais le discours spatial.
Nous
pouvons nous demander en quoi lĠensemble des visions ne participe pas un
changement de direction du regard. De lĠhorizontalit des villes dĠItalie,
absente mais simule depuis le
partage des taches et des couleurs, nous nous trouvons intgrs et pris dans
une conception verticale des regards.
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Avons-nous dj quelques pistes en ce qui concerne le discours architectural ?
JĠobserve un quilibre entre une convocation subjective de la perception, au travers des modes dĠorientation par exemple, et autre chose. Ceux-ci sont plus privatiss. Les images semblent instaurer nouveau une partition public-priv des territoires, comme Bruno Pinchard lĠavait observ4 : les azulejos marquent un signe de ralliement comme le dispositif architectural complet annonce et prpare une reconnaissance immdiate et affective des places. Le visiteur est prisonnier dĠune lumire sans limites et enferm dans les cadres dĠun regard, celui du Ç propritaire des lieux È.
(É)
Paul Girard
1 Confrence de Diane Bodard, Ç Le reflet, un dtail – emblme de la reprsentation en peinture (XVme-XVIme sicles), Colloque Daniel Arasse, 8,9,10 Juin 2006, CHETA, Paris).
2 Jean-Marie Schaeffer, in Pourquoi la fiction ?
3 Gilles Deleuze, Flix Guattari, in Mille plateaux.
4 Bruno Pinchard, in La raison ddouble.