Fragment et totalitŽ

 

 

 

ÒFigure porte absence et prŽsence, plaisir et dŽplaisir.

Chiffre a double sens : un clair o il est dit que le sens est cachŽÓ.

                Pascal, PensŽes, Article X, ÒLes figuratifsÓ, 677.

 

 

 

       Valeur et autoritŽ souveraines de la monnaie

 

 

       ÒPlut™t continuer ˆ devoir que de payer nos dettes avec une monnaie qui ne porte pas notre effigie ! CĠest ainsi que le veut notre souverainetŽ.1Ó CĠest parmi les premiers articles de Bataille que nous trouvons un Žcho ˆ lĠaphorisme de Nietzsche, Žcho qui nous renvoie ˆ la question de la souverainetŽ, indiquant tout ˆ la fois chez Bataille une gŽnŽalogie du concept de souverainetŽ. ÒLes monnaies des Grands Mogols au Cabinet des MŽdaillesÓ, ÒJean BabelonÓ, ÒNotes sur la numismatique des Koushans et des Koushan-shahs sassanidesÓ forment avec ÒLa collection Le Hardelay du Cabinet des MŽdaillesÓ et le ÒCatalogue of the coins in the Indian MuseumÓ la sŽrie dĠŽtudes numismatiques publiŽes entre 1926 et 19292. La revivification du culte de lĠempereur associŽe ˆ la frappe dĠune nouvelle monnaie, la multiplication des monnaies liŽe au ÒdŽlire des grandeursÓ de lĠempereur3, enfin les excs de tous ordres, la richesse inou•e et la propension ˆ la contemplation extasiŽe associŽs ˆ la souverainetŽ de la personne royale4, tels sont les points marquants de lĠexposŽ de Bataille dessinant la figure dĠAkbar, souverain de lĠHindoustan ˆ la fin du 16me sicle. LĠŽconomie monŽtaire se double dĠune Žconomie symbolique  ; lĠunitŽ de transaction est lĠimage du souverain, quelquefois son nom, et sa circulation est la marque de la souverainetŽ. Dans sa notice se rapportant ˆ lĠouvrage de Jean Babelon, Bataille dŽveloppe ce parallŽlisme entre effigie et souverainetŽ. Il note que ÒA lĠorigine la pice de mŽtal reprŽsente ˆ la fois les traits et lĠ‰me mme dĠun personnageÓ5, et de fait que ces qualitŽs garantissent la force dĠexpression  de la reprŽsentation du souverain. Mais lĠexpressivitŽ subit une dŽgradation, un appauvrissement o, prŽcise Bataille citant Babelon, le Ògožt pour lĠexpression individuelle manqueÓ6. ÒLĠeffigie du roi nĠest plus quĠune Òimage immobileÓÓ, Žcrit ˆ son tour Bataille. Il ajoute quĠainsi, la personnalitŽ du roi est dissimulŽe au bŽnŽfice de sa fonction sociale. Pour Bataille, la circulation des monnaies, des mŽdailles ne serait pas tant celle dĠune reprŽsentation du pouvoir que la circulation du pouvoir lui-mme. PassŽe de main en main, la monnaie rend le pouvoir ˆ la circulation brutale de lĠŽconomie humaine, ˆ lĠŽconomie de tous les hommes . Un principe de passation du pouvoir  dŽpend de la fluence  de ce pouvoir, et de sa puissance dĠinfiltration  dans le jeu socio-Žconomique.

       Les dŽsignations de ce que recouvre le domaine de la numismatique -  monnaies, mŽdailles, poinons - attestent de ce rapport profond au pouvoir, ˆ la loi. La monnaie, nomisma, reoit son nom de nomos, la loi. Elle appara”t comme instrument de la loi, et plus, en tant que symbole de la loi, et des usages possibles de la loi. ÒLa monnaie est un instrument de justiceÓ, dit HŽsiode7, elle renvoie au poids juste, ˆ la pesŽe judicative, et par consŽquence, ˆ lĠestimation et la distribution (nemo)8 des richesses, ˆ lĠinstar de la Nemesis du jugement et de la rŽtribution. Le latin "moneta" a originairement un sens prŽdictif, augural ; le nom provient de lĠŽpithte de Junon ÒlĠAvertisseuseÓ, la ÒJunon MonŽtaÓ qui signale (monere) la venue de pŽrils. CĠest ici que la monnaie donne son sens tragique ; annoncer le pŽril, cĠest dŽjˆ encourir lĠaffrontement mortel, cĠest devancer lĠaction - le rŽcit - et glisser plus vite vers le noeud tragique destinal. Le hŽros tragique est, ˆ partir de lĠoracle, toujours en avance sur sa propre destruction. De mme lĠinstitution de la monnaie expose lĠordre des valeurs ˆ sa faillite, par un vertige de la surenchre et de lĠauto-production. CĠest lˆ tout au moins ce dont tŽmoigne lĠimaginaire de la monnaie.

       ÒCĠest une monstruositŽ que la monnaie, chose de pure convention, puisse enfanter de la monnaie, et imiter ainsi lĠoeuvre de la nature et de lĠartÓ9. Or, que vise cette condamnation ? En quoi lĠinstrument de la loi est-il susceptible de se retourner contre la loi mme qui lĠinstaura ? La monnaie est dite Òinstrument de justiceÓ, prolongement, ÒmainÓ de la loi et de lĠordre, et cependant, elle nourrit ˆ partir dĠelle, en elle, un principe de dŽmesure, la menace dĠun irrŽpressible dŽbordement. La NemesiV nĠa-t-elle pas pour charge de rŽprimer lĠubris de la dŽmesure tragique ? Or nous voyons que ces deux instances - lĠune, rŽpressive, lĠautre, libŽratrice et transgressive - cohabitent au sein du cercle fermŽ de la monnaie. 1/ La monnaie est en sorte porteuse dĠun Òpouvoir infiniÓ. La puissance quĠelle recle, cĠest lĠauto-engendrement de sa valeur, lĠauto-rŽfŽrenciation de sa ÒsignificationÓ. Elle infirme par lˆ tout autre ordre que soi : elle est, pour ainsi dire, ÒsouveraineÓ. 2/ La monnaie suscite une adhŽsion inconditionnelle, la vŽracitŽ de son efficace est, en quelque sorte, ÒindubitableÓ. Pour Alexandre Le Grand, elle est un nomen, cĠest-ˆ-dire un nom  et une crŽance. En accord avec cette dŽfinition, la terminologie moderne de lĠŽconomie politique dŽtermine la Òmonnaie signeÓ comme valorisation sociale, ou lŽgale, de la signature, et surtout la Òmonnaie fiduciaireÓ en tant que dŽpourvue de valeur intrinsque, sa valeur dŽpendant dĠune forme suscitant de la ÒconfianceÓ (la forme du billet de banque). 3/ Il semble que la monnaie se dote de la valeur ˆ la fois cachŽe et ostentatoire de lĠeffigie ; dĠune valeur toujours intŽrieure, dans les profondeurs de lĠimage, et dĠune valeur exposŽe, toujours ˆ lĠoeuvre, munie dĠune efficience. 

       LĠefficacitŽ dĠun tel message ne peut tre rŽduite ˆ un ensemble de signes capitalisables, elle implique une force expressive distincte des signes et des significations auxquelles les signes renvoient, une force encore distincte des procŽdŽs, des techniques - la force du trait -, de la rhŽtorique - la ÒforceÓ dĠune scne, dĠun emblme -. LĠefficacitŽ premirement ÒfiduciaireÓ de la monnaie exige que la pice, le fragment, porte la trace dĠune pulsion non symbolisable.

       Dans le fragment de monnaie, fantasme dĠune totalitŽ, et dĠune ÒtotalitŽ singulireÓ dans le fragment - du livre, dĠŽcriture et de pensŽe -, prŽsence dans une parcelle finie dĠun infini comme totalitŽ. Novalis Žcrivit du fragment : Òsonde jetŽe dans lĠinfiniÓ, infini du lecteur, dimensions infinies de la lecture. Nous pourrions tout autant dŽclarer que ce jaillissement du fragment, ce Òcoup de sondeÓ est en lui-mme un Òacte infiniÓ.

       Le fragment (unitŽ de sens, unitŽ dĠtre) est concentration dĠautoritŽ, de valeur. Il participe du Òrve dĠautarcie et de monnaieÓ10.

       LĠeffet de ÒdramatisationÓ du personnage du souverain ne tient pas tout entier dans la scne, dans lĠalliance de lĠeffigie et dĠune ÒmarqueÓ symbolique de souverainetŽ. LĠefficace du rond de bronze ou dĠargent rŽsulterait dĠun certain Žclat, dĠun certain rayonnement. Au symbolique ÒmarquŽÓ, ÒsensŽÓ, de la souverainetŽ sĠajoute ou se substitue une efficacitŽ symbolique entra”nant une adhŽsion inconditionnŽe ˆ la valeur, au pouvoir, ˆ la force de crŽance  de la monnaie.

       En parallle de la circulation de la monnaie en usage, de la passation dont nous avons parlŽ plus haut, la monnaie qui concerne le numismate, lĠhistorien (et le chartiste quĠest Bataille) se caractŽrise par la perte de sa valeur dĠusage. Devenant objet de lĠarchŽologie, de la palŽographie, donc de la volontŽ de rŽtention et de collection, la monnaie devient objet fŽtiche. RenforcŽe avec la perte de la valeur dĠusage, lĠefficacitŽ symbolique de la monnaie-fŽtiche sĠaccro”t, la monnaie conquiert lĠautonomie de sa crŽance symbolique, comme si ne subsistait plus que lĠŽclat ou le rayonnement de ce fragment de pouvoir, de valeur, attendant dĠtre rŽinvesti par la puissance imaginaire, ou par lĠopŽration dĠune conversion symbolique, dĠune actualisation signifiante de ses forces. De mme quĠen amont, nous pourrions voir lĠaccs ˆ la valeur dĠusage comme une vŽritable dŽvaluation symbolique  de la monnaie. Faisant Žcho ˆ cette dŽvaluation symbolique de la monnaie, Blanchot voit dans le symbole devenu Òparticulier, fermŽ et usuelÓ sa dŽgradation. La pensŽe dĠune ŽnergŽtique du symbole, si elle est de mise dans nombre de philosophies, trouve chez Maurice Blanchot, dans ce quĠil nomme ÒlĠexpŽrience symboliqueÓ11, une accointance des plus intŽressantes avec le caractre de symbole de la monnaie. De plus, cette ÒexpŽrience symboliqueÓ a trait ˆ ce que nous aurons ˆ dŽcrire des conceptions batailliennes de lĠŽcriture, du corps, de lĠexpŽrience extatique, tout comme elle prolonge la notion de souverainetŽ appliquŽe ˆ Sade. LĠexpŽrience du symbole signifie que, devant le symbole, nous devenons objet pour lĠobjet, quĠil y a une inversion des points de vue qui confine ˆ une fusion du sujet et de lĠobjet. Lˆ se voit esquissŽ tout un espace de lĠexpŽrience.  A la diffŽrence de lĠallŽgorie chargŽe de sens, Òle symbole ne signifie rien, nĠexprime rien, Žcrit Blanchot. Il rend seulement prŽsente - en nous y rendant prŽsents - une rŽalitŽ qui Žchappe ˆ toute autre saisie et semble surgir, lˆ, prodigieusement proche et prodigieusement lointaine, comme une prŽsence ŽtrangreÓ12. Il faut aussi entendre dans cette prŽsence ce que Todorov entend par ÒprŽsence  du symbolisŽ dans le symbolisantÓ13. Il confre aux travaux de LŽvy-Bruhl sur les usages primitifs du symbole. ÒLe symbole est senti comme Žtant, de quelque faon, lĠtre ou lĠobjet mme quĠil reprŽsente, et ÒreprŽsenterÓ prend ici le sens littŽral de rendre actuellement prŽsentÓ14. Gestes, objets, et mots jouissent de cette capacitŽ de prŽsentification et dĠactualisation du symbole, et, ainsi que le fait remarquer Todorov, la dŽnotation Žtant proche de la symbolisation, lĠÓexemple privilŽgiŽÓ de cette acception du symbole en est le nom propre.

       Les noms propres dans lĠoeuvre de Maurice Blanchot cristallisent des actions, des processus, et des visages changeants. Si, en terme de procs et de puissance, le nom dissimule la force nŽgative du dŽsastre, les concepts (et notamment celui de ÒdŽsastreÓ) nĠapparaissent que dans un second temps du dŽveloppement de la pensŽe de Blanchot. Les noms (et, pourrait-on dire, lĠexpŽrience du nom) prŽcdent lĠinstitution des concepts. Le nom propre sera effacŽ, et par la puissance mme qui lĠinvestit. Le nom propre - mais cĠest un mot - nourrit en lui son principe de dŽsastre. Ce qui a lĠaspect de la prŽservation, dans la rŽpŽtition du nom, est ce qui subit la plus grande affection. Du dŽsastre, il nĠy a pas dĠexpŽrience15, moment du fragmentaire dŽsolidarisŽ de la phŽnomŽnalitŽ, et cĠest ce qui chez Bataille y rŽpond par un excs de phŽnomŽnalitŽ, par lĠexpŽrience, et la pensŽe mme de lĠexpŽrience. Chez Blanchot, le ÒdŽsastreÓ appara”t dĠabord comme la rigoureuse antithse du concept, et de la possibilitŽ mme du langage. Mais avant de sĠimposer de lĠextŽrieur, de la crise, de lĠŽvŽnement, la figure du dŽsastre est volontŽ, primitivement : ŽchappŽe hors de la totalitŽ donnŽe des tres, des mots de la langue, de lĠoeuvre. Le dŽsastre est une ÒpuissanceÓ contractŽe dans la plus radicale intimitŽ de lĠhomme, de celui qui sĠenferme et sĠisole dans lĠespace intermŽdiaire de la fiction de soi. Le subterfuge, le simulacre nĠest ainsi pas dissociable de la coupure dĠavec le monde. Dans un espace soumis ˆ ses propres dŽterminations, aux conditions de sa temporalitŽ propre, la pensŽe se retire, ainsi que pour Bataille la pensŽe quitterait la tte et sĠexilerait dans lĠune des parties du corps, mais emportant toujours avec elle le dŽsastre sans visage que la totalitŽ des existences assumait dans les manifestations du neutre. Ce retrait, cet enfermement, nĠaffirme pas la stabilitŽ dĠune identitŽ ˆ soi, ni un rapprochement de lĠtre, ou dĠune intŽrioritŽ salvatrice : il est la condition dĠun anŽantissement de soi. Ici, pas dĠassomption dĠun moi supŽrieur (le crŽateur, lĠauteur...) ou dĠune intŽrioritŽ triomphante, mais une consomption : seule une totalitŽ consomptive peut succŽder au retranchement de lĠipse, ˆ un premier dŽmembrement de la continuitŽ des tres, de la continuitŽ fallacieuse dĠune subjectivitŽ quelconque. Chaque mot porte le dŽsastre tel la menace de contamination par le neutre. Le mot ˆ la semblance de cadavre ne rŽsume pas toute la promesse du fragment : Žgalement promesse de recouvrer la force dĠun verbe. Nous ne pouvons pas ne pas reconna”tre dans la figure du dŽsastre la marque de la faute, du mal et de son Žconomie, la logique de ses dŽplacements. Une faute opŽrative qui, transmise de forme en forme, de mot en mot, va sĠintensifiant. Le poids du mot seul est ˆ la christianitŽ le poids de la chute adamique ; comme la souillure, lĠonction qui revt dĠun voile imperceptible le mot, le geste... Dans cette perspective, toute oeuvre en est dŽsormais souillŽe. Mais cette ÒmarqueÓ (qui nĠen est pas une) dŽpossde lĠhomme et lĠoeuvre qui le prolonge de toute espce de marque, de masque, dĠipsŽitŽ. Le plus discret et le plus puissant accident que rencontre une substance - le dŽsastre, ÒsouverainetŽ de lĠaccidentelÓ16.

       La monnaie ou le symbole, unitŽ brisŽe : ÒLĠanneau, la pice dĠargent, la tessre brisŽs, dont je garde une moitiŽ par devers moi, cĠest dŽjˆ le signe du signe - lĠattente de la rencontre qui refasse lĠunitŽÓ, Žcrivait Pierre Emmanuel dans ÒLa considŽration de lĠextaseÓ. La diffŽrenciation appara”t telle un mouvement de rejet, pour lĠunitŽ lĠexpulsion dĠune part de soi comme dŽchet, mais elle est dĠabord la simple scission de lĠunitŽ simple. Elle est aussi le mouvement par lequel une figure se dŽcline.

       Ainsi en va-t-il de la monnaie, cercle oculaire argentŽ et valeur fluente, image circulante, dans lĠHistoire de lĠoeil. Auto-engendrement insŽparable de la diffŽrenciation de soi, le mouvement dŽcoulant dĠun mot, dĠune pensŽe, marque lĠentrŽe en rŽcit de cette pensŽe, dĠun ŽvŽnement, dĠun ÒpointÓ, et, plus profondŽment, lĠentrŽe dans lĠhistoire dĠune figure originaire. Dans ÒLa mŽtaphore de lĠoeilÓ17 , Roland Barthes attire notre attention sur les dŽclinaisons du mot et de lĠobjet ÒoeilÓ ; un Òparcours mŽtaphoriqueÓ o ÒlĠOeil ˆ la fois permane et varieÓ. Les noms substitutifs de lĠoeil sĠŽgrnent avec la variŽtŽ des usages. Ce filage mŽtaphorique fait entrer lĠoeil, le soleil, la glande, lĠoeuf, la tache (lĠonction)... dans une double circulation mŽtaphorique : dŽplacement et substitution de lĠoeil, et de ÒlĠinonderÓ(pleur, Žpanchement, perte et liquŽfaction). ÒLes diffŽrentes stations de la double mŽtaphoreÓ dŽterminent le rŽcit, mais ce nĠest pas un rŽcit, Òfžt-il thŽmatiqueÓ18 . CĠest cependant la mŽtaphore filŽe qui double lĠŽnonciation narrative de la reprŽsentation dĠŽvŽnements dĠun autre dŽveloppement, tandis que cĠest ˆ la mŽtonymie quĠincombe la fonction dĠopŽrateur de lĠŽchange des images, de la confusion des substances. Barthes exprime par Òcontagion gŽnŽrale des qualitŽs et des actesÓ19 le croisement des deux cha”nes mŽtaphoriques. La variation mŽtaphorique de lĠobjet, du mot, la faon quĠont des ÒcontenusÓ de se Òverser les uns dans les autresÓ sont le mouvement, lĠhistoire de la pensŽe mme de Bataille. Alors que la notion de ÒfictionÓ sĠapplique usuellement au rŽcit, cĠest aussi dans le mot lui-mme - dans le concept - quĠil nous faut reconna”tre un Ґtre de fictionÓ, gros dĠun rŽcit irreprŽsentable. Reconnaissons dans le mot comme dans le nom propre la charge dĠune scne oubliŽe, dŽplacŽe.  Barthes note Žgalement que Òla migration de lĠoeilÓ cause les variations des usages du ÒvoirÓ20. Le statut allŽgorique du rŽcit qui inscrit lĠoeil dans une quasi-prosopopŽe fait de lĠorgane un symbole, et tel, symbole de la vie de la pensŽe et symbole de lĠexpŽrience.

 

 

 

       Force et valeur de prŽsence ne sont pas le privilge du symbole, loin dĠtre pour Bataille un mot prisŽ, il tŽmoigne cependant de lĠambivalence du code, de la contextualitŽ dĠune langue, et de la trace dĠune Žnigme intŽrieure, dĠune subjectivitŽ ˆ laquelle le symbole impose un miroir faillible. LĠŽpaisseur sŽmantique du symbole doit ˆ la prŽgnance dans le langage dĠune communautŽ. Et cette dimension du symbole de lĠimposition dĠun ordre des significations - une symbolique - est aussi la dimension de la valeur communautaire du symbole, toujours garante de la possibilitŽ de communiquer. Dans LĠobŽlisque 21 ce sont bien des symboles qui sont ŽgrenŽs, chargŽs dĠune autoritŽ et dĠun rayonnement subjuguant le Òmonde civilisŽÓ : Òla place publiqueÓ, ÒlĠobŽlisqueÓ, Òla pyramideÓ, Òla croixÓ, ÒlĠŽchafaudÓ, et, respectant la continuitŽ prescrite par Bataille, au mme niveau : Òla mort de DieuÓ, Òle mystreÓ, ÒHegelÓ, ÒNietzsche-ThŽsŽeÓ; le nom propre et le monument ont la mme Žpaisseur, la mme opacitŽ. Et, si nous tentons de circonscrire ce qui rend une oeuvre nŽcessaire, ce qui fait figure de ligne directrice constante, tant du point de vue esthŽtique que dans la pensŽe qui environne cette oeuvre ou la fŽconde, il semble quĠil aura toujours ŽtŽ question pour les protagonistes du groupe AcŽphale et du Collge de Sociologie, de manire collective et individuelle - pour Bataille, Caillois, Masson, Klossowski, Leiris (dĠune AthŽologie  au SacrŽ dans la vie quotidienne) - de crŽer une mythographie moderne, mais une mythographie armŽe de sa propre puissance critique contre les instruments et les p™les de la mythification. Si une pensŽe primitive et sauvage peut voir le jour, cĠest sous la forme - sous les  formes - dĠune mythographie. Si le mythe peut se dŽfinir comme une parole collective  et une histoire inoubliable, une mythographie moderne ne na”t que dĠune pensŽe totalisante de lĠhomme et du sacrŽ. Une mythographie sauvage doit sĠancrer, ˆ sa source, ˆ sa fin, dans un commun ˆ tous, mais une Žcriture du mythe trouve son sens et son efficace dans la rŽpŽtition et le simulacre ritualisŽs dĠune tradition, dĠune archa•citŽ, dans lĠimaginaire communautaire dĠune ultima fama - cĠest sa force de loi. Elle doit mettre en pesŽe et en circulation ÒsaÓ monnaie. Roger Caillois disait que la force de la croyance et de lĠadhŽsion au mythe interdit lĠidŽe dĠarbitraire du mythe. CĠest la force de loi du symbole. Mais laissons le symbole selon ses usages fiduciaires (le ÒsymbolismeÓ, la contextualitŽ dĠune langue...) pour une autre variŽtŽ de son statut et de sa fonction, une ÒexpŽrience symboliqueÓ, le symbole comme expŽrience. Le symbole, nŽ de la nŽcessitŽ dĠexhiber des plaies, les traces dĠun passage. Plaies du suppliciŽ, enfant plaie vivante nŽ de lĠindiffŽrenciation de la copulation. Le symbole est aussi le moyen dĠintŽgrer une filiation mythique, de se dŽgager de la parentle du nom, de lĠassujettissement de la gŽnŽalogie et de lĠorigine.

          ÒLe symbole est une forme sensible qui se reprŽsente elle-mmeÓ22, Žcrit Denis Hollier. DĠaprs Hegel, symbolique se dit dĠune oeuvre destinŽe ˆ ÒrŽunir les peuplesÓ, telle la Tour de Babel. ÒEn quoi cette destination est-elle immŽdiatement prŽsente, immŽdiatement reprŽsentŽe dans la matŽrialitŽ de la tour ?Ó23 . LĠinterrogation de Hollier aboutit en la distance qui sŽpare une symbolique de forme ÒpureÓ dont parle Hegel et la fonction dĠun symbole. Sous-entendu : un langage des formes (une sŽmantique de la matire et de la forme) serait idŽalement adŽquat ˆ la fonction de signification dĠun symbole24.  

       Le symbole se dŽfinit comme unitŽ de langage de la communautŽ, et unitŽ participative. Eliade insista sur les fonctions du symbole religieux ; lĠÓexpression simultanŽe dĠune multiplicitŽ de signification, solidarisation avec le Cosmos, transparence ˆ lĠendroit de la SociŽtŽÓ ; ÒToutes convergent vers une fin commune : lĠabolition des limites du ÒfragmentÓ quĠest lĠhomme au sein de la sociŽtŽ et au milieu du Cosmos et son intŽgration (moyennant la transparence de son identitŽ profonde et de son Žtat social ; gr‰ce aussi ˆ sa solidarisation avec les rythmes cosmiques), dans une unitŽ plus vaste : la SociŽtŽ, lĠUnivers.Ó25 Participer, dans un sens hŽritŽ de LŽvy-Bruhl, cĠest-ˆ-dire : pallier Òune discontinuitŽ dans lĠexpŽrience religieuseÓ26 par le symbole o lĠhomme se rend ÒsolidaireÓ de la sacralitŽ, de lĠunivers. Signes matŽriels, mŽdailles, figures Žvoquant un objet, un tre, doivent leur puissance et leur autoritŽ ˆ la prŽsence en eux (et susceptibles dĠextŽriorisation) de ce ˆ quoi ils rŽfrent. Les symboles sont pour Eliade solidaires des Òsources profondes de la vieÓ, dĠun ÒvŽcuÓ27. Comprendre le symbole, cĠest soi-mme ÒvivreÓ lĠouverture aux dimensions cosmologiques du symbole ; cĠest Òparticiper - bien que dĠune manire mŽdiate - au sacrŽÓ28. L-M. de Saint-Joseph dŽfend dans le symbole la propriŽtŽ dĠÒactualiserÓ lĠexpŽrience, propriŽtŽ qui excde selon lĠauteur la rhŽtorique29. 

 


 

 

       Quand Freud emploie dans ses premiers Žcrits le concept de Òsymbole mnŽsiqueÓ (Erinnerungssymbol), il entend dŽsigner la prŽsence et la persistance Òdu traumatisme pathogne ou du conflitÓ30 sous forme dĠÒinnervation motrice irrŽductibleÓ ou de Òsensation hallucinatoireÓ rŽcurrente. Ce concept sera plus tard recouvert sous lĠacception de Òsympt™me hystŽriqueÓ. ÒAilleurs Freud compare le sympt™me hystŽrique aux monuments ŽlevŽs en commŽmoration dĠun ŽvŽnement ; cĠest ainsi que les sympt™mes dĠAnna O. sont les Òsymboles mnŽsiquesÓ de la maladie et de la mort de son preÓ31. Ds lors, le symbole a la matŽrialitŽ dĠun corps, dĠune altŽration du fonctionnement (mŽtabolique), voire dĠune altŽration tissulaire, ou la phŽnomŽnalitŽ dĠun donnŽ perceptif, et dĠune sensation. Il jouit de rŽalitŽ, mais tout autant quĠil traduit  une rŽalitŽ qui ne para”t plus en tant que telle, en tant quĠŽvŽnement. Le symbole cristallise en lui une phŽnomŽnalitŽ, une expŽrience : le traumatisme. Et il induit une expŽrience : lĠhystŽrie. Mais cette relation, cette temporalisation du symbole, ne permet pas que lĠon y reconnaisse de relation de causalitŽ32. DŽclarer un signe muni dĠopŽrativitŽ, cĠest tenir soi-mme un discours fantasmatique o le dŽsir conna”trait la satisfaction de remodeler la rŽalitŽ, imaginairement ou effectivement, mais cela, avant le discours dĠun dŽsir impŽratif, appartient ˆ un inconscient du symbole, de mme que le sympt™me induisant la pathologie est une version (qui dissout la causalitŽ du sympt™me, et donc le sens de lĠŽtiologie) de lĠinconscient du signe. Le sympt™me est reprŽsentation, sa lecture lĠest tout autant (mais la lecture en propose un rŽcit) : tous deux sont interprŽtation par laquelle un ŽvŽnement, ou une absence dĠŽvŽnement, un manque, sont complŽtŽs et prolongŽs. Cette extension revient ˆ un investissement de signification prenant en charge une part absente, une origine manquante : elle est symbole. Mais encore, si le sympt™me est reprŽsentation - manifestation, et dŽplacement - dĠune source pathogne intŽrieure, non localisable, cĠest le corps entier qui est symbole. LĠopacitŽ du symbole ne doit pas en ce cas ˆ lĠŽpaisseur du code, de la contextualitŽ contraignante dĠune communautŽ, mais ˆ la prŽsence dont la signification fait dŽfaut. DĠune dynamique du symbole (celle de lĠemblme o nous Òsymbolisions le symboleÓ) nous passons ˆ une ŽnergŽtique du symbole.

       Dans La naissance de la tragŽdie, Nietzsche Žvoque la dŽgradation apollinienne dĠune unitŽ primordiale ˆ laquelle lĠartiste dionysien a su dĠabord sĠidentifier. Entre lĠartiste dionysien et lĠartiste apollinien se creuse lĠŽcart qui sŽpare identification  et reprŽsentation, souffrance et symbole. ÒSans le secours dĠaucune image, le musicien dionysien est ˆ lui seul et lui-mme la souffrance primordiale et lĠŽcho primordial de cette souffranceÓ33... ÒCe reflet, sans image ni concept, de la souffrance primordiale dans la musique, par sa dŽlivrance dans lĠapparence, produit maintenant un deuxime reflet, comme symbole ou exemple particulier. DŽjˆ lĠartiste a abdiquŽ sa subjectivitŽ dans le processus dionysiaque : lĠimage que lui montre ˆ prŽsent son unitŽ avec le coeur du monde est une scne de rve qui symbolise perceptiblement la contradiction et la souffrance originelles, en mme temps que la joie primordiale de lĠapparenceÓ. LĠinfluence apollinienne porte dans la Òvision symbolique rvŽeÓ quĠelle prodigue. LĠendormissement est propice ˆ lĠexhaustion du pome, Ҏtincelles dĠimagesÓ, par lĠintervention dĠApollon. Or le musicien dionysien doit se passer de la mŽdiation des images, comme reprŽsentations. Il doit se dŽfaire de la ÒcolorationÓ dĠÒun monde dĠimages et de symbolesÓ. LĠart plastique et lĠart Žpique se protgent Òcontre la tentation de se confondre et de fusionner avec ses figures, de sĠidentifier ˆ elles dĠune manire absolue, - les images du pote lyrique, au contraire, ne sont autre chose que lui-mme, et, en quelque sorte, seulement des objectivations diverses de lui-mmeÓ34 . Il peut dire ÒjeÓ et assumer cette position, ce ÒMoiÓ tout diffŽrent du Moi plongŽ dans le monde diurne. Seul le Moi de lĠartiste dionysien - Òcentre en mouvement de ce mondeÓ - a la vision de son propre anŽantissement, et la capacitŽ de le rŽaliser. Le Moi dionysien aurait pour symbole  le moi diurne et mondain, de la mme faon que le pome, le tableau sont symboles de la musique, distance thŽtique et reprŽsentative altŽrant, transformant sa source musicale. Mais, de lĠautre c™tŽ, la souffrance primordiale serait la face cachŽe du symbole apollinien. La prescription de lĠaphorisme 526 dans Aurore est la suivante : ÒNe pas vouloir servir de symboleÓ ; elle condamne la soliditŽ diurne de la personne du prince, qui nĠest que dissimulation, qui ne peut sĠanŽantir, dŽpendante dĠune contrainte de signification. Son propre vouloir, ses propres dŽsirs sont des interprŽtations et des cristallisations dĠun dŽsir, dĠune volontŽ (impersonnelles) plus amples que leurs objets, plus amples que lĠhomme en qui ils prennent source. Le symbole tel quĠil est critiquŽ par Nietzsche doit tre converti dans une symbolique supŽrieure, une symbolique (une sympt™matologie? une Žtiologie?) de la force de la musicalitŽ, de la force du mouvement et du changement. Pour Nietzsche, la musique qui lie la multitude et la subjugue est la musique qui traverse le corps et remue les entrailles ; le jugement de beautŽ dŽpend dĠune question de force, pour un individu ou pour un peuple. Les Òchoses problŽmatiques et terriblesÓ qui composent la tragŽdie reviennent aux ÒfortsÓ35. Le jugement repose sur lĠidentification, la participation ˆ lĠoeuvre, et sur la capacitŽ dĠune oeuvre, dĠune parole, dĠun geste ˆ attirer ˆ eux, en un point, une pluralitŽ de regards. Nous parlons dĠune oeuvre souveraine, dĠune oeuvre comme numen. Si le symbole peut tre geste dĠintelligibilitŽ, il pŽntre alors dans le rve du fragment et de la monnaie. Dans le symbole comme concentration dĠautoritŽ et de puissance sĠallient un geste silencieux qui nĠappartient quĠˆ soi et  lĠŽdifice commun de la tour de Babel, ou de la Concorde.

 

 

 

 

       LĠipse.

 

 

       LĠunicitŽ du moi, de la personne, doit tre mise en doute, ˆ sa racine. Notion ÒpolarisŽeÓ, ainsi quĠaimait ˆ dire Bataille des clefs conceptuelles par lui dŽveloppŽes, de la souverainetŽ, du sacrŽ... La persona, masque de comŽdie et de tragŽdie qui grossissait lĠartifice dĠun visage Ç Žtranger au ÒmoiÓ È36 reut le sens ultŽrieur du masque ҈ travers lequel rŽsonne la voixÓ. ÒPersonaÓ, dans la postŽritŽ du prosopon grec, dŽsigna le Ònom (nomen-numen) sacrŽ de la gensÓ et Òdes personae, masques et noms, des droits individuels ˆ des rites, des privilgesÓ. ÒPersonaÓ concernait les images des anctres, masques, statues. ÒLa propriŽtŽ des simulacra  et des imagines  est lĠattribut de la persona Ó.(...) ÒLe caractre personnel du droit Žtait fondŽ, et personne  Žtait aussi devenu synonyme de la vraie nature de lĠindividuÓ. LĠesclave est quant ˆ lui privŽ de personnalitŽ, de nom, de corps. Au deuxime sicle, persona prend le sens de personne. ÒOn Žtend le mot prosopon ˆ lĠindividu dans sa nature nue, tout masque arrachŽÓ37, mais on maintient lĠopposition entre artifice et intimitŽ, personnage et personne. Le christianisme marque le passage de la notion de persona et dĠÒhomme revtu dĠun ŽtatÓ ˆ la notion dĠhomme comme personne humaine.

       Or, que serait une conscience dans lĠacception quĠen donnerait Bataille, sinon une conscience en perte dĠelle-mme, et dont la raison dĠtre serait sa propre perte ? Bataille se reprŽsenta cette conscience comme une tte, une tte travaillŽe du dedans par le ver dĠun oeil bržlant, dĠun oeil pinŽal. Nous parlions du nom recelant une pluralitŽ de visages, mais cette composition prŽfigure la nuditŽ accomplie dans le dŽchirement du corps par ses ouvertures, dŽchirement de lĠimago  corporelle, dŽchirement de la personne. La tombŽe du masque est lĠapothŽose du masque, succŽdant au jeu de dŽformations grotesques, terrifiantes, parodiques, cĠest lĠapprofondissement de lĠimage par ses orifices.

       Toute conscience serait ainsi compromise en tant que totalitŽ. Pour Bataille, une tte humaine ne saurait se passer de ses orifices dŽfinitivement ouverts. On ne peut pas fermer les yeux ainsi que nous y invite la prescription de toute mystique traditionnelle. La tte, en dŽpit de son dŽsir de se clore,  demeure ouverte.

       Bataille dŽfinit une existence dont la totalitŽ est rompue par tout ce qui affecte le moi et nul autre que soi. Le moi comme totalitŽ sĠouvre sur la blessure qui sĠouvre en tout autre. La blessure est ici ce qui fait ŽvŽnement : la blessure dans lĠautre a toujours dŽjˆ eu lieu, et cĠest parce que la blessure sĠest ouverte en lĠautre que la possibilitŽ dĠune rupture de la totalitŽ est toujours rappelŽe au moi, au point o la totalitŽ visŽe devient improbable. Mais, improbable, cette totalitŽ perdure ˆ lĠŽtat de promesse ; totalitŽ promise, donc, et jamais conquise. La totalitŽ ne semble tre justifiŽe que par lĠaviditŽ dĠtre telle totalitŽ ; le moi, par lĠaviditŽ dĠtre moi. Le moi sĠŽtablit sur la succession hasardeuse dĠŽvŽnements et de conjonctions dont le point unique et aveugle constitue la cause improbable dĠune venue au monde. Cause originaire ˆ laquelle le moi est arrimŽ par le dŽsir, par ce mme dŽsir de totalitŽ et de mort qui veut faire du moi un cercle clos, et une tte souverainement apaisŽe par la fermeture de ses orifices. Le moment improbable de la conception ayant eu lieu, le moi qui se construit depuis ce point y est sans cesse ramenŽ par un dŽsir dĠunicitŽ et de totalitŽ, unicitŽ et totalitŽ qui ont prŽsidŽ ˆ la naissance du moi dans la rŽduction des multiples possibles ˆ une improbable conjonction. 

 

 

       LĠimpŽratif dĠtre Òmoi et lĠangoisse de ce moiÓ38 sĠexprime selon deux tendances essentielles. Tendance et adhŽsion au moi, resserrement des possibles sur le point, lĠajour, comme ajour dĠune totalitŽ. Secondement, tendance ˆ lĠimpossibilitŽ du moi que lĠangoisse met en pŽril. Le travail de lĠangoisse tend ici ˆ ouvrir le moi, ou lĠempcher de se refermer, donnant lieu ˆ un autre ajour, nŽgatif, nuit ˆ poindre sur le fond de la totalitŽ ajourante du moi.

       Le moi nĠest ainsi jamais posŽ, et lĠŽnoncŽ de cette approche ÒnŽgativeÓ du moi se trouve empchŽ, sa fermeture, interdite. Car, comme totalitŽ, le moi se creuse de son ab”me, et comme symbole, de sa face cachŽe.

       Bataille Žnonce le Ç primat dĠun ÒcontinuumÓ È39 identifiŽ ˆ lĠÇ tre humain È conu comme ensemble homogne, communautŽ humaine que touche et dŽtermine le point ultime de lĠexpŽrience bataillienne, le supplice, lĠextase. A priori, lĠexpŽrience ÒprivilŽgiŽeÓ ne sĠadresse pas pour autant ˆ une position dĠŽlection, ˆ un seul homme (seul capable dĠencourir lĠexpŽrience). LĠhomme ne se distingue pas comme sujet de lĠexpŽrience de la totalitŽ des hommes. Il adopte, de faon intŽgrative, une intelligence ne repoussant pas la ÒsottiseÓ hors de ses limites, et qui reconna”t en elle tout ce quĠest lĠhomme. LĠŽnoncŽ ÒLĠessentiel est inavouableÓ est ŽrigŽ en principe, en un ÒcommandementÓ impŽratif40 : ÒNĠavouez jamaisÓ ˆ lĠadresse de tous les hommes dont les raisons communes Òde rireÓ sont ignorŽes ou bannies par de ce qui subordonne et tient en servage.

        

       Bataille oppose ˆ lĠhomme fragmentaire la totalitŽ de lĠÒhomme entierÓ, tout en admettant que chaque fragment promet un dŽveloppement infini. ÒLe problme essentiel (...) est celui que Nietzsche a vŽcu, que son oeuvre tendit ˆ rŽsoudre : celui de lĠhomme entierÓ41. Dans la succession des Žpoques, des peuples, qui ont tous Òquelque chose de fragmentaireÓ, Žcrit Nietzsche dans la VolontŽ de puissance, surgit au hasard ÒlĠhomme total, pareil ˆ une borne milliaire qui indique jusquĠo lĠhumanitŽ est parvenueÓ, pareil ˆ un symbole numineux. Bataille explique cette ÒfragmentationÓ par le Òbesoin dĠagirÓ, et la spŽcificitŽ du but adonnŽ ˆ chaque activitŽ, ÒactivitŽ subordonnant chacun de nos instants ˆ quelque rŽsultat prŽcisÓ, et ˆ quoi Bataille oppose la libre gŽnŽrativitŽ de la plante. ÒLĠŽtat fragmentaire de lĠhomme est, au fond, la mme chose que le choix dĠun objetÓ42 , associŽ ˆ la limitation des dŽsirs, et cĠest alors que Òchaque moment devient utileÓ. La totalitŽ (insubordonnŽe) a Òpour essenceÓ Òla libertŽÓ, mais la libertŽ ne saurait tre la visŽe dĠactions convergentes, et lutter pour elle, ÒcĠest dĠabord lĠaliŽnerÓ. LĠobtenir, ce serait ainsi la rapporter ˆ la Òconqute dĠun bienÓ, tandis que la libertŽ est pour Bataille liŽe au mal. Plus encore, une Žconomie morale des affects fait place ˆ une Žconomie matŽrielle des affects. ...Òje ne puis acquŽrir, mais seulement donnerÓ. Cet impŽratif prime sur les soucis du bien ou du mal. Et il scelle les buts ultimes (libertŽ, totalitŽ...) dans leur inaccessibilitŽ - lĠimpossible  -. Le don entier (ˆ lui seul, et ˆ la dŽpense, est accordŽe la totalitŽ) nĠa pas pour fin le bien dĠautrui. Sa seule raison est Òle dŽsir mmeÓ, qui nĠest que dŽsir de bržler. Le sentiment de la totalitŽ nĠest pas sentiment de la plŽnitude, mais dĠune brche ouverte signe plus certainement dĠun Žvidement, dĠun corps fini dont la blessure organise la liquidation, et de lĠirrŽalisable ŽtanchŽitŽ dĠun corps contre sa propre soif, soif en laquelle se conoit lĠinnocence de la perte. ÒSi je veux effectuer ma totalitŽ dans ma conscience, je dois me rapporter ˆ lĠimmense, comique, douloureuse convulsion de tous les hommesÓ43. ...Òme rapporterÓ, cĠest dĠune autre faon mĠidentifier  ˆ la fresque bigarrŽe de lĠhumain, cĠest dramatiser et intŽrioriser  ce drame. ÒLa conscience dĠune totalitŽ immanente se fait jour en moi, mais comme un dŽchirementÓ. Une expŽrience de la totalitŽ est expŽrience de lĠab”me dŽchirant que la totalitŽ nourrit en elle ; cette expŽrience est ÒfolieÓ. De la faille en laquelle le ÒbienÓ, le ÒsensÓ, lĠordre sont abolis reflue ˆ la surface de lĠhomme lĠinstant immotivŽ, dŽchet de la conscience, dŽchet de la raison44 .

       Le symbole de lĠhomme total - de lĠHomme - est une totalitŽ flŽe, de par la nature mme du symbole, et celle de toute totalitŽ dans le monde de Bataille ; flŽe par la blessure du partage prŽcaire du cachŽ et de lĠapparent. Des bruits, des images tressent un fil traversant la blessure, lĠŽlargissant peut-tre jusquĠˆ lĠŽvidence dĠun sympt™me. Le sommeil est propice au rŽveil ˆ la face du symbole (ˆ la valeur cachŽe de la monnaie) de lĠhomme quĠest lĠanimalitŽ. ÒMes animaux sont ŽveillŽs, car je suis ŽveillŽÓ, dŽclare Zarathoustra, alors que les hommes supŽrieurs dorment. En lui sont ŽveillŽs les ÒinstinctsÓ, affects, tendances ayant conquis lĠautonomie de leur corporŽitŽ dans la corporŽitŽ de lĠhomme, auxquels il peut dŽsormais faire face sans Žvanouissement, sans dŽmission de la conscience. Une telle assomption des deux versants de lĠhomme, des deux faces du mme symbole, est pour Bataille lĠimpossible : centaure, ou satyre, lĠhomme total est le monstre, le refus de toute lignŽe, hŽtŽrogŽnŽitŽ manifeste marquant la dissolution de toute forme, de toute corporŽitŽ.

       Bataille met en Žvidence un Òprincipe dĠinsuffisanceÓ Òˆ la base de la vie humaineÓ45 ; Òle caractre composite des tres et lĠimpossibilitŽ de fixer lĠexistence dans un ipse quelconqueÓ46. LĠhomme se prŽsente tout dĠabord comme une particule sans ipsŽitŽ : ÒCe quĠon appelle un ҐtreÓ nĠest jamais simpleÓ47. La complexitŽ du vivant garantirait ˆ lĠhomme lĠipsŽitŽ, et ˆ lĠipsŽitŽ, la stabilitŽ, mais lĠipse sĠy Žgare : la complexitŽ est vŽcue comme de lĠintŽrieur dĠun labyrinthe. A la diffŽrence des tres monocellulaires se reproduisant par scissiparitŽ, lĠhomme au contraire est Òlui-mme (ipse)Ó48. Les tres scissipares sont incapables dĠencourir la moindre diffŽrenciation, la moindre altŽration de leur forme simple. En lĠhomme, la complexitŽ vivante peut tre ŽlevŽe ˆ une totalitŽ unitive : lĠipsŽitŽ49. Mais toujours lĠipsŽitŽ se perd : lĠerrance dŽfinit un dŽplacement du centre - centre du corps, centre de la pensŽe, centre en tant que moi, ou point-objet extŽrieur ˆ soi - dans le dŽdale du corps, ou du Òcontinuum des tresÓ. Les tres scissipares sont des Òapparences fugitivesÓ, sans durŽe. LĠipse est une apparition dont les mots seuls perdurent. Denis Hollier a mis en parallle le labyrinthe de lĠtre humain et le labyrinthe des mots. ÒLe langage est la nŽgation pratique du solipsismeÓ50. Le langage, dŽcentrement de soi par autrui et par le projet, entra”ne lĠipsŽitŽ ˆ sa perte, et le langage est objectivation de cette perte, objectivation par laquelle le dŽdale devient pyramide51.

       La diffŽrence entre tre scissipare et tre humain est comparable ˆ ce qui sŽpare lĠinstabilitŽ, la durŽe de vie ŽphŽmre des particules ŽlŽmentaires (proton, neutron, Žlectron, mais ceci concerne pleinement les particules subatomiques) de lĠunicitŽ de lĠatome. ÒIl nĠy a quĠune seule matire homogne, Žcrit Heisenberg, mais celle-ci peut exister sous divers Žtats discrets et stationnairesÓ52. Dans un continuum matŽriel, lĠunicitŽ simple dĠune particule stable (mme sĠil sĠagit dĠatome) est encore un Žtat - un Žtat du continu -. De lˆ, une correspondance sinon une Žquivalence de lĠun et du continu renvoie aux problmes de lĠatomisme antique. Dans lĠatomisme de DŽmocrite et de Leucippe, le pluralisme des atomes fait appara”tre par consŽquence le vide hypothŽtique entre les atomes, assurant le partage de la matŽrialitŽ et le ÒsolipsismeÓ de lĠatome. Mais ipsŽitŽ et continuum ne se distingue pour Bataille quĠen tant que lĠipsŽitŽ est unitŽ simple, ÒunitŽ fuyanteÓ dĠune singularitŽ ŽphŽmre. ÒDĠune particule simple ˆ lĠautre, il nĠy a pas de diffŽrence de natureÓ53.

       Mais il est aussi question pour Bataille de se rendre ˆ lĠinstabilitŽ de la scissiparitŽ, et ainsi, ˆ la chance. Le pur changement du moi le prive ÒdĠexistence rŽelleÓ54, et ÒlĠimprobable venue au mondeÓ55 accuse ce qui unit moi et fragment, moi et dŽchet. LĠapparente verbalitŽ active trouvant son marquage dans lĠŽquation Òmoi=qui=meurtÓ56 dŽnonce encore une circularitŽ infidle ˆ la rŽalitŽ du temps, de la mort dŽlivrant de ÒlĠirrŽalitŽ dĠun moi=qui=meurtÓ. LĠtre, comme verbalitŽ, y est dŽrobŽ ; verbalitŽ sĠŽtendant ˆ la phrase dont les contenus Òse versent les uns dans les autresÓ, abolissant la stabilitŽ de son noyau prŽdicatif. CĠest ainsi la pente du sens vers le continu du non-sens - diffŽrent du continu des tres - qui achve la conscience.

       Avec Blanchot, la parole de Thomas lĠObscur Òje pense donc je ne suis pasÓ est lĠanticipation dĠune expŽrience espŽrŽe de dŽpossession de soi, dĠune dŽpossession accoucheuse de pensŽe. CĠest une parole de dŽsir. Bataille reproche ˆ Descartes dĠavoir sacrifiŽ ˆ la Òconnaissance discursiveÓ et au ÒprojetÓ lĠintuition premire dĠun Òmouvement dĠespritÓ, dĠun Òmouvement de la pensŽeÓ analogue, dans lĠessence mme, ˆ Dieu57. Le cogito qui inclut en lui lĠimmŽdiatetŽ et la clartŽ du fait - du fait dĠtre (le Òfait dĠtreÓ est un autre nom de lĠexistence) - affirme (mais nĠimplique pas) lĠexistence quĠen tant que Òje penseÓ affirme ÒmonÓ existence. Penser est ici une activitŽ (dans un engagement personnel de la pensŽe) comprenant la vŽritŽ et lĠerreur, et non le rŽsultat de la pensŽe quĠest la vŽritŽ. La substance de la pensŽe est la substance de lĠego, mais ˆ la condition dĠune mise en doute de la permanence et de lĠindubitabilitŽ de toute substance. Nietzsche ne substantialisait en un sens que des ÒeffetsÓ, des ÒactesÓ, quĠune activitŽ tensive de la pensŽe et de lĠindividualitŽ58. Bataille rappelle la reprise de la position de saint Anselme dans le discours de Descartes : la perfection divine assigne ipso facto ˆ Dieu lĠattribut de lĠexistence. Eckhart commenta lĠÒego sumÓ du Òego sum qui sumÓ en Žtablissant lĠŽquation de lĠessence et de lĠexistence, que lĠessence de lĠEtre de Dieu est dĠexister. ÒJe suis celui qui suisÓ interdit a priori la sortie de soi de la substance, la verbalitŽ qui le dŽfinit en le voilant encl™t la DŽitŽ dans le mouvement fermŽ dĠune circularitŽ rŽflexive. Dans la circularitŽ du Òmoi=qui=meurtÓ, le ÒmoiÓ dans son rapport mme ˆ la mort sĠest dŽjˆ dŽrobŽ. DŽnotation rejetant le point substantiel dĠŽnonciation hors de tout ŽnoncŽ, hors de toute apprŽhension humaine, la signification de cette parole se perd en une nuŽe. CĠest de cette faon que le dŽpouillement eckhartien le rend libre de Dieu comme de lui-mme : il annonce la divinisation hors temps du je, lĠexpŽrience totalisante de lĠipse59. Le cercle de la DŽitŽ eckhartienne sĠŽtablit dans lĠŽquilibre dĠun approfondissement infini, centripte, orientŽ vers un Òfond sans fondÓ, et une gŽnŽrativitŽ centrifuge, expansive. Nous retrouvons cette structure en paradigme chez Bataille dans la polarisation du ÒjeÓ en lĠangoisse (dŽfaut dĠaction) abyssale qui ouvre le fond de lĠipse, et la prodigalitŽ du don et de la perte qui dissout les limites du corps, et de lĠipse. Et cĠest lĠipse qui chez Bataille met en question la substance, lĠautarcie prŽcaire de la substance comme sujet.

 

 

       LĠipsŽitŽ dŽtermine un atomisme du corps et de la pensŽe, une idŽe corpusculaire du corps, dĠune existence, dĠune cellule. Entre complexitŽ et unitŽ simple, lĠipse est ÒcomplexitŽ ŽlŽmentaireÓ, unicitŽ (immanente ˆ la complexitŽ), et ÒsymbolisŽeÓ par une entitŽ60. A la fois principe dĠunicitŽ et principe dĠindividuation, lĠipse peut tre conquis, il peut rŽsulter de lĠisolement dĠune particule du continu. ÒLĠhomme est une particuleÓ61 et, en tant que tel, son commandement est Òje veux porter ma personne au pinacleÓ. LĠipse, mme composite, se veut un et tout : il veut la transcendance. LĠachvement que conoit Bataille (devinŽ en Hegel) est lĠÒipse devenu toutÓ62 mais cette volontŽ mme nous devance et nous Žgare. Cet effort dŽmesurŽ accuse le tragique et le risible de lĠipse, car le ÒsommetÓ est pour lui inatteignable. LĠhomme Žtant ipse se pose pour lui le problme dĠatteindre lĠuniversel, mais ˆ la recherche de sa suffisance, il ne peut cependant Žtouffer tout-ˆ-fait lĠinsuffisance qui en lui appert et lĠattire. La totalitŽ symbolique de lĠipse, du ÒschŽma rŽgulateurÓ de la souverainetŽ, nĠaboutit quĠˆ un point ultime de conflit avec sa part interne, ombreuse ; lĠhybris, dans la saturation du dŽsir et de la volontŽ.

       LĠipse doit finalement ÒcommuniquerÓ, sĠexproprier de sa volontŽ, et Òne plus se vouloir toutÓ63.

       Blanchot Žvoque le ÒdŽsir du moiÓ - ÒdŽsir mŽtaphysiqueÓ - de sĠunir avec Òce ˆ quoi lĠon nĠa jamais ŽtŽ uniÓ64, dŽsir impossible, dŽsir de lĠimpossible et ÒlĠimpossibilitŽ qui se fait rapportÓ(ibid.). Le moi sŽparŽ, Òheureux de sa sŽparation qui le fait moiÓ, se veut tout. Bataille Žcrit : ÒLe dŽsir a pour objet : une suppression des individus (des autres); pour chaque individu, chaque sujet du dŽsir, cela veut dire une rŽduction des autres ˆ soi (tre le tout). Vouloir tre le tout - ou Dieu - cĠest vouloir supprimer le temps, supprimer la chance (lĠalŽa)Ó65. LĠaviditŽ du moi - aviditŽ mŽlancolique, serions-nous tentŽs de dire - expose le moi ˆ lĠencontre dĠune plŽnitude, comme remplissement  et comme enveloppement , et il faut ˆ la personne le ÒpinacleÓ pour sĠy affronter, la forme du concept, du symbole dans sa fonction de conscientisation dĠobjet, symbole nŽcessaire dans une rencontre du vide sans mots, sans images. Il faut disposer dĠun corps contre la contagion dĠun corps Žtranger ingŽrŽ, il faut ˆ la dŽmesure, ˆ lĠŽnergie un corps fini en lequel sĠŽpanouir.

       La difficultŽ consiste pour lĠipse ˆ vivre lĠalliance de mouvements dont le conflit sĠaccro”t ˆ la mesure du dŽsir. Le mouvement centripte qui, tout en le maintenant dans lĠŽtroitesse dĠun corps, le creuse et lĠincite ˆ se perdre en lui, ˆ sĠeffondrer sur soi. Le mouvement centrifuge dans lequel on reconna”t immŽdiatement un mouvement de perte o lĠipse sĠidentifie dĠabord ˆ la prodigalitŽ de sa chaleur et de son rayonnement, puis, rayonnement lui-mme, sort de lui-mme. Par cette rythmicitŽ, le corps ruine ses possibilitŽs de rŽserve.

       LĠipse possde un corps, mais dont les membres sont ҈ peine diffŽrents dĠun tre possŽdant lĠunitŽÓ66. CĠest ce fragment dĠun corps qui, devenu ipse, Žmergerait du tissu unitif dĠune organicitŽ afin dĠaffirmer sa ÒvolontŽÓ propre, son existence, et aspirerait ˆ son tour ˆ la totalitŽ uniciste dĠun corps nanti dĠune pluralitŽ de fragments.

       LĠipsŽitŽ semble devoir dŽfinir lĠunicitŽ (prolongeant le sens donnŽ par Bataille ˆ ÒlĠunicismeÓ du hŽros sadien). ÒJĠai Žcrit pour ma part ipsŽitŽ  dans le sens du dictionnaire de Lalande, ˆ cause dĠune Žquivoque sur lĠindividualitŽ - identique en tous points, cette mouche-ci pourtant nĠest pas celle-lˆÓ67. UnicitŽ reposant, suivant lĠexemple de Bataille, sur un principe de non-congruence et, suivant les dŽveloppements de lĠipse, sur un principe de distinction par la conscience - et par une conscience de soi -. Deux points attirent notre attention quant au sens et ˆ lĠimportance du concept dĠipse dans le langage bataillien : 1/La question de lĠunicitŽ (de lĠipsŽitŽ) de la particule sĠadresse ˆ la partie (lĠorgane, et le dŽchet) dans un corps, ˆ lĠhomme parmi les hommes, au fragment dans le livre. 2/ Le centre (ipse quand il se rapporte au ÒmoiÓ, au ÒpointÓ...) peut se dŽplacer dans le corps et dans le continuum des tres, ce dŽcentrement rŽvŽlant la possibilitŽ de lĠextase (ainsi quĠil serait question dĠun dŽcentrement de la vie dans la chevelure, dans un organe, en un point-objet hors de soi). Denis Hollier a proposŽ dĠapprŽhender chaque entrŽe du ÒdictionnaireÓ bataillien comme une Òextraction lexicographique dĠorganesÓ68. Peut-on envisager une cartographie du corps isomorphe ˆ une cartographie de lĠexpŽrience ? A la faon de Joyce, dans Ulysse, o le plan de Dublin est doublŽ dĠun plan organique distribuŽ en organes qui sont autant des lieux, lĠHistoire de lĠoeil dans laquelle Barthes a dŽcelŽ le rŽcit dĠun objet et dĠun mot peut aussi laisser voir le ÒplanÓ, la ÒcarteÓ dĠune expŽrience (itinŽraire gŽographique, expŽrience temporalisŽe par une succession dĠactions et dĠŽvŽnements), et la mme double carte du corps, o lĠoeil est ce centre ÒipsŽelÓ toujours dŽcentrŽ, toujours itinŽrant dans un monde de corps, et dans un corps-monde.

        

O. Capparos

 

 

sommaire



1 cf. aph. 252, in Le gai savoir, trad. H. Albert. Subsiste une ambiguitŽ liŽe au ÒLieber schuldig bleibenÓ qui peut sĠentendre aussi comme Òmieux vaut rester coupableÓ. Il est nŽanmoins certain que Bataille a lu Nietzsche (outre en allemand) dans la traduction de Henri Albert. Pour ce qui est de la souverainetŽ, cf. aph. 329 de Humain, trop humain /Opinions et sentences mlŽes, intitulŽ ÒSouverŠnitŠtÓ, o la souverainetŽ se signe par la reconnaissance et lĠacceptation des Òchoses mauvaisesÓ au nom dĠun principe de plaisir. Nous renvoyons ˆ ce quĠŽcrit Bataille de la solitude de Sade, et de la possibilitŽ de la nŽgation dĠautrui en vertu de la loi impŽrieuse de la satisfaction et de lĠassouvissement.

2 in O.C. I, Gallimard, 1970.

3 O.C. I, Les monnaies des Grands Mogols au Cabinet des MŽdailles , p.113.

4 ibid., pp.113-115.

5 O.C. I,  Jean Babelon  , p.120.

6 ibid., p.121.  

7 cit. par J.Babelon dans son article Numismatique , in EncyclopŽdie de la PlŽiade, LĠhistoire et ses mŽthodes , Gallimard, 1961, p.329, 332.

8 Cf. J.Patocka, LĠŽcrivain, son objet , P.O.L./Agora, 1990, p.44 : nemw est compris ainsi : Òje dŽcoupe, je partage et je distribue ˆ chacun la part qui lui revientÓ.

9 Aristote, cit. par J.Babelon in Numismatique , op. cit., p. 334.

10 P.Quignard, Une gne technique ˆ lĠŽgard des fragments , Fata Morgana, 1986, p.43-44. ÒCĠest trop souvent le rve du petit tout, du petit morceau blotti et enveloppŽ sur lui-mme. De mme lĠarcha•sme formulaire du proverbe, de mme lĠespŽrance de lĠaphorisme. ils Žtaient liŽs au rve dĠautarcie et de monnaie. Ils rvent dĠun petit cercle de mŽtal ou de voix valant ˆ jamais et pour tousÓ.  

11 M.Blanchot, LĠexpŽrience symbolique , in Le livre ˆ venir , Gallimard, 1959, p.121. Il Žcrit, p.122 : Òtout symbole est une expŽrience (...), un saut quĠil faut accomplir. Il nĠy a donc pas de symbole , mais une expŽrience symbolique Ò.

12 ibid., p.122. ÒLe symbole, sĠil est un mur, cĠest alors comme un mur qui, loin de sĠouvrir, deviendrait non seulement plus opaque, mais dĠune densitŽ, dĠune Žpaisseur, dĠune rŽalitŽ si puissantes et si exorbitantes quĠil nous modifie nous-mmes, modifie un instant la sphre de nos voies et de nos usages, nous retire de tout savoir actuel ou latent, nous rend plus mallŽables, nous remue, nous retourne et nous expose, par cette nouvelle libertŽ, ˆ lĠapproche dĠun autre espaceÓ. ÒCĠest comme si le symbole Žtait toujours plus reployŽ sur lui-mme, sur la rŽalitŽ unique quĠil dŽtient et son obscuritŽ de chose, par le fait quĠil est aussi le lieu dĠune force dĠexpansion infinieÓ.  

13 T.Todorov, ThŽories du symbole , Seuil, 1977, p.278.  

14 LŽvy-Bruhl Žcrit encore : ÒLe maxillaire de lĠenfant mort en est pour la mre le ÒreprŽsentantÓ au sens fort, cĠest-ˆ-dire, il en rŽalise la prŽsence actuelleÓ, cit. par Todorov, op.cit., p.278-279.

15 Cf. M.Blanchot, LĠŽcriture du dŽsastre , Gallimard, 1980, p.184. ÒLe dŽsastre, expŽrience inŽprouvŽeÓ...  

16 M.Blanchot, ibid.,p.11. La chute - la cadence, la chance - (Bataille a jouŽ la polysŽmie du latin cadentia, et de cadere (Cf. OC VI, p.85) : passage de lĠacte de nomination des choses et des tres ˆ lĠautonomie de mots privŽs de la force de la verbalitŽ.

17 R.Barthes, La mŽtaphore de lĠoeil , in Critique 195-196 , 1963, p.771.

18 ibid., p.774.

19 ibid., p.776.

20 ibid., p.770.

21 O.C . I, p.501

22 D. Hollier,  La prise de la Concorde ,  Gallimard, 1974, p.23.

23 D. Hollier, se rŽfŽrant ˆ Hegel (EsthŽtique , III), ibid., p.24. Hegel (EsthŽtique , IIe volume, Flammarion, 1979, p.251, Òla satireÓ) parle de lĠunion signification-forme o leur sŽparation est maintenue.

24 ibid., p.25 : Ò...il nĠest pratiquement pas question de symbolisme, mais de communautŽ humaineÓ.

25 M. Eliade, TraitŽ dĠHistoire des Religions , Payot, 1964, p.378.

26 ibid., p.375. ...discontinuitŽ ˆ lĠexemple de la sŽparation sacrŽ/profane.

27 M. Eliade, Le symbolisme des tŽnbres dans les religions archa•ques  , in PolaritŽ du symbole/Les Žtudes carmŽlitaines, DesclŽe de Brouwer, 1960, p.17;

28 ibid., p.27-28.

29 L-M. de Saint-Joseph, ExpŽrience mystique et expression symbolique chez saint Jean de la Croix  , in op.cit. DĠune tradition du symbole dans sa fonction religieuse et son lien ˆ lĠexistence, cf. Oracles Chalda•ques , texte Žtabli et traduit par Ed. Des Places, Belles Lettres, 1971. Les fragments 108/109 des Oracles Chalda•ques (op.cit.,  p.17) Žvoquent les sumbola (que nous retrouvons dans Le Banquet comme moitiŽs dĠtres coupŽs par les dieux) ou sunthemata en tant que ÒsignesÓ attribuŽs aux oracles. Le commentaire critique prŽcise la synonymie de sunthema et sumbolon, sunthema ayant ŽtŽ dŽcrit comme Òsigne imprimŽ par Dieu sur toutes les natures raisonnables pour leur permettre de le reconna”treÓ. Selon Des Places, Òil peut sĠagir de ÒsceauxÓ qui remplissaient des statues creuses et les animaientÓ. Marius Victorinus dans ses lettres rend sumbola par ÒfigurationesÓ; Òcorrespondances magiques avec le monde intelligibleÓ(p.32). Dans cette perspective, et chez Victorinus, sont ˆ mettre en parallle la ÒsphreÓ, le symbole et le mode monadique de lĠtre en soi, qui se meut par soi et se tourne vers soi, dans son repos et sa bŽatitude - dŽfinition de son ipsŽitŽ.

30 J.Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse , P.U.F., 1967, p.474

31 ibid.

32 Cf. J.Lacan, Position de lĠinconscient , in Ecrits II, Seuil, 1971, p.204. ÒLe nachtrŠglich ou aprs-coup selon lequel le trauma sĠimplique dans le sympt™me, montre une structure temporelle dĠun ordre plus ŽlevŽÓ.

33 F.Nietzsche, La naissance de la tragŽdie  (trad. J.Marnold, J.Morland, J. Le Rider),Robert Laffont, 1993, p. 49.

34 ibid., p. 50.

35 Cf. F.Nietzsche, Fragments posthumes / Automne 1887-Mars 1888  , textes Žtablis par G.Colli et M.Montinari, trad. P.Klossowski et H-A.Baatsch, Gallimard, 1976, p. 190. 

36 M.Mauss, Une catŽgorie de lĠesprit humain : la notion de personne, celle de ÒmoiÓ , in Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1973, p.353.

37 ibid., p.355.

38 O.C. I, Sacrifices , p.89.

39  O.C. V, MŽthode de mŽditation ,p.195.

40 ibid., p.196.

41 O.C. VI, Sur Nietzsche ,p.17. ÒEn vŽritŽ, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi des fragments et des membres dĠhommes !Ó, Žcrivit Nietzsche (in Ainsi Parlait Zarathoustra , De la RŽdemption).

42 ibid., p.18.

43 ibid., p.20.

44 Cf. ibid., p.24 : ÒLa part du feu, de la folie, de lĠhomme entier - la part mauditeÓ.

45 O.C. I, Le labyrinthe , p.433-434.

46 ibid., p.435.

47 O.C. V, LĠexpŽrience intŽrieure , p.110.

48 Cf. D.Hollier, La prise de la Concorde  , op.cit., p.130.

49 LĠindividualitŽ sĠaffirmant ˆ partir dĠune complexitŽ vivante fut redŽfinie au moment o la mŽcanique ondulatoire mit en doute la dŽterminitŽ et lĠunicitŽ du corpuscule. ÒLĠindividualitŽ est un apanage de complexitŽ, et un corpuscule isolŽ est trop simple pour tre douŽ dĠindividualitŽÓ, Žcrivait M.Boll dans LĠidŽe gŽnŽrale de la mŽcanique ondulatoire et de ses premires applications  (1923), citŽ par G.Bachelard, dans Le nouvel esprit scientifique , P.U.F., 1991, p.132. Bachelard souligna que cette position Žtait partagŽe par M.Planck, et P.Langevin auquel Bataille se rŽfre explicitement (cf. O.C. V, p.98).

50 D.Hollier, in op.cit., p.120.

51 Cf. ibid., p.132.

52 W.Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine , Gallimard, 1962, p.54.

53 O.C. V,, p.110.

54 O.C. V,, p.89.

55 ibid., p.90.

56 ibid., p.89-90.

57 O.C. V, LĠexpŽrience intŽrieure , p.123-126.

58 Cf. S.Kofman, Nietzsche et la scne philosophique , 10/18, 1979, p.245.

59 Cf. A. de Libera, La mystique rhŽnane/dĠAlbert le Grand ˆ Ma”tre Eckhart , Seuil, 1994, p.247.

60 O.C. V, LĠexpŽrience intŽrieure , p.98.

61 ibid., p.100.

62 ibid., p.105.

63 cf. ibid., p.110 et 135.

64 M.Blanchot, LĠentretien infini , Gallimard, 1969, p.76.

65 O.C. VI, p.140.

66 O.C. I, p.436.

67 O.C. V, p.474.

68 D.Hollier, op.cit., p.143.