Ç Paysages
comme on se tire un drap sur la tte È (H. Michaux)
DĠabord une crte en demi-cercle, qui trace un
passage pour le regard. Sur la droite, au premier plan, un bouillonnement de
rochers. A lĠarrire des taches sombres, un peu floues, comme la lente
progression dĠun troupeau de pachydermes.
Le climat, ici, est une gangue pour le corps. Rve
dĠune grotte, dĠun refuge sombre o se blottir. Je me souviens dĠune plage sur
une le lointaine. Des pyramides de galets avaient t riges l, patiemment.
Il y en avait de toutes tailles. Je me souviens avoir particip, moi aussi,
ces empilements de pierres. Je mĠtais demand qui pouvait tre lĠorigine de
cette tradition que jĠtais en train de perptuer. Juste un touriste peut-treÉ
pour laisser une trace de son passage ; un lien, pour tromper lĠennui, un
enfantÉ
Ç Depuis
lĠexplosion de leur norme aeul, et de leur trajectoire aux cieux abattus sans
ressort, les rochers se sont tus È (F. Ponge)
DĠabord un
dferlement de pierres.
Un peu plus loin
une trace, mais de quoi ? Un tout petit terrier,
ou un norme
cratre.
La progression est lente et difficile. Le bruit de
mes pas cre le silence tout autour. Les Inuits appellent Inuksuit, Ç de forme humaine È, ces
monticules de pierres servant marquer les bons emplacements pour camper,
chasserÉ Ici, devant le ciel sans oiseaux, je me fais lĠeffet dĠun pouvantail
de chair et de sang, dĠun pouvantail vivant. Rassembler mes penses. Rve dĠun
arbre, mme mort, sous lequel sĠabriter. Un galet, puis un autre. De la base au
sommet, combien dĠeffondrements ?
Ç La montagne se levait, flacon
empli dĠombre quĠtreignait par instants le geste de la soif. Ma trace, mon
existence se perdaient È (R. Char).
DĠabord la terre
barbouille de
basalte.
Le silence ?
Ecoute, dis-je en
chuchotant, ce murmure minral,
Lorsque le magma
se fraye un chemin vers la surface et jaillit,
Eclaboussures,
A la face du
monde.
La terre a des
entrailles incandescentes.
LĠimmensit mĠoppresse. Rve dĠune faille o
sĠengouffrer, pour chapper au paysage. Les pierres grouillent dans mes yeux
devenus secs. Lorsque je mĠarrte quelques instants pour reprendre mon souffle,
il y a ce lger crissement, presque imperceptible. Le sol qui tremble ? Et
le bourdonnement de tout lĠheure, tait-il dans mes oreilles ? Enfant,
le bruit dĠun moteur dans le lointain, avion ou tracteur, me donnait toujours
une impression trangeÉ dĠternit. LĠair grave, je mĠarrtais de jouer.
Ç [É]
cette obstination de pierres qui se frottent pour sĠarracher un baiser
crpitant È
(O. Paz)
Eboulis dĠabord.
Glissements de terrain.
Le bruit de pierres qui tombent
sur dĠautres pierresÉ
un accouplement de cailloux.
Marcher. Au dbut je cherchais des pierres dont la
forme aurait pu mĠvoquer un visage, un animalÉ Partout le regard de mduse.
Puis je me mis les compter, nĠen plus finir, jusquĠ ce que les nombres
sĠentrechoquent dans ma tte. Maintenant je commence comprendre : cĠest
le dsert qui progresse, pas moi. Je pressens le moment o je devrai lui cder
jusquĠ mon nom. Bien sr jĠai peur, mais cĠest curieuxÉ je ne peux mĠempcher
dĠattendre cela avec une certaine jubilation.
Ç Le sable est cet
lment qui, en succession continue, prend naissance du profond de la terre,
puis, de ce moment, semblable en toute dmarche un tre vivant, partout, sans
pargner aucun lieu, va et va, tournant et rampant È (Kobo Abe).
A quelles sortes de sacrifices
Peut bien se livrer lĠinsecte sous terre ?
Enfoui sous le sable qui sĠcoule
En minces filets, sĠimmisce partout,
Insecte et sable se ressemblent.
Sont faits lĠun pour lĠautre.
(LĠhomme dit peu prs cela : Ç je
nĠy comprends plus rien. Est-ce que tu vis pour enlever le sable, ou est-ce que
tu enlves le sable pour vivre ? È
Elle resta silencieuse, fouissant le sol de ses
pattes.)
Marcher. Pour me donner du courage, je me suis mis
chantonner. Et soudain jĠai eu envie de lancer un appel, de crier haut et
fort, mĠpoumoner. Ma voix ne sĠest pas leve : elle sĠest infiltre dans
le sol. Les pierres la retiennent et maintenant ma voix hante la terre.
L-dessous, il y a ma voix. Sortant dĠautres trous, anfractuosits, bouches.
Voix caverneuses, voix rocailleusesÉ Je ne me reconnais plus. JĠaperois un
insecte mes pieds. Minuscule, tout blanc, comme un morceau de mousse
dessche. Il nĠa aucun mal disparatre.
Ç Lorsque
jĠai compris que jĠtais dans cette terre en friche vivante, jĠai senti que
jĠtais moi-mme un animal È (G. Yoshimasu)
Vieille serre de lĠhpital du Vinatier Lyon,
juin 2007
Installation sonore de Lionel Marchetti
texte de Yann Leblanc
photographies de Lionel Marchetti