Empreinte et vision

 

Miroir dĠHŽlne Bettencourt

 

 

 

 

            QuĠest-ce quĠun corps dont on dit quĠil est imprŽgnŽ, imprimŽ, teintŽ ? Deux sortes dĠempreintes : un, la projection sur un support qui en modifie la nature ; deux, lĠŽmergence corruptive qui vient sĠimprimer en surface depuis un fond ou un modle cachŽ. Le fer rouge qui marque une chair ; un linge dŽposŽ sur lĠeau qui se laisse peu ˆ peu imprŽgner par lignes et taches plus sombres. Une surface de projection, ou un Žcran, cĠest encore une peau quĠon aime imager en surface autonome, suggŽrant presque toujours une impermŽabilitŽ rassurante. Alors que la peau des corps, elle aussi, se laisse traverser et forme un milieu non Žtanche entre le dedans et le dehors – un milieu dĠŽchanges o ce qui appara”t y para”t toujours comme transformŽ, ou traduit. La blessure est un toucher qui a une empreinte. La toile, ou le support en gŽnŽral pour le peintre, offre bien des faons de reflets, dĠattractions ou de rŽsistances. Mais comment reconna”tre la provenance de signes ? Comment dire sĠils proviennent dĠun dedans ou dĠun dehors ?

            Quelle nouvelle y a-t-il dans ces femmes en peintures ? AllongŽes ou droites, elles semblent dĠabord tre soumises ˆ la charge de la matire qui les dompte. HŽlne Bettencourt a poussŽ le raffinement du pige, peut-tre ˆ son insu, jusquĠˆ la multiplication, au redoublement dĠobstacles-Žcrans. Le fond cachŽ qui Ç imprgne È le support semble dĠabord tre lĠextrait dĠune peinture, la Ç citation È dĠun corps. Les corps dĠune peinture historique y sont Ç drippŽs È et voilŽs de matire, corrodŽs, ou encore comme rongŽs au perchlorure de fer. (Le perchlorure de fer a en effet cette propriŽtŽ acidique de faire appara”tre – comme une Ç eau forte È - un circuit imprimŽ o la bakŽlite survit ˆ la corrosion du cuivre.) Nous sommes finalement en train de parler gravure lorsque nous traons un chemin qui va de lĠempreinte dĠun tissu mouillŽ, de la projection dĠune ombre sur le mur dĠune grotte, ˆ la technique de la gravure elle-mme qui soustrait ou ajoute, ou qui successivement soustrait et ajoute de la matire.

            Ecran, gravure qui ensevelit et rŽvle, empreinte ambigu‘É sont-ce les noms des modles de toute impression, teinte, et macule dĠun corps ? Ensuite, il y a encore lĠintime et sa lumire. Un redoublement dĠobstacles-Žcrans, dĠengravements visuels sert parfois ˆ montrer une intimitŽ qui, quant ˆ elle, ne sait se tenir dans les limites dĠun tableau, dĠune scne, du cadre dĠune Ïuvre. Ç A la surface de soi-mme ÈÉ CĠest ainsi que Bergson parlait de la vie consciente des animaux. Il nĠavait pas ˆ lĠidŽe quĠˆ la surface se tiennent aussi tous les signes, blessures, que lĠintimitŽ du dedans et la privautŽ du dehors proche impriment.

            Daniel Arasse a dit que Vermeer interposait toujours Ç des obstacles entre le spectateur et la figure quĠil reprŽsente1È. Mais lĠart du peintre Žtait un art du thŽ‰tre et cet art, comme le soulignait Arasse, Žtait un art de disposer des objets comme obstacles, obstacles visuels destinŽs ˆ piŽger, du c™tŽ de la reprŽsentation lĠintimitŽ du sujet dans la privautŽ du lieu ; et du c™tŽ du regardeur la perplexitŽ du dŽsir sous le voile du gožt et de la reconnaissance. Ç On est dans le dedans du dedans, parce quĠon a ces obstacles visuels au premier plan. On est dans la maison, lĠextŽrieur est ŽvoquŽ quoique exclu, mais il y a un obstacle entre nous et le personnage. CĠest le dedans du dedans. Donc, la problŽmatique ou la tension de Vermeer, ˆ la diffŽrence de beaucoup de ses collgues, nĠest pas entre le monde privŽ et le monde public, lĠintŽrieur et lĠextŽrieur, mais entre lĠintimitŽ et le privŽ. Ë lĠintŽrieur du monde privŽ. LĠintime dans le privŽ2. È

Parmi les obstacles visuels de lĠAllŽgorie de la peinture de Vermeer – mais tous les tableaux sont toujours des Ç allŽgories de la peinture È, pour une part – un rideau de scne se confond au cadre supŽrieur gauche. Mais une fentre suggre un dehors sans le montrer. Pour un peintre, toute scne figurŽe est un pige ˆ lumire. Il sĠagira toujours de moduler la lumire captive. Dans La jeune fille ˆ la perle, tout est reflet (comme dans toutes les scnes closes de Vermeer). La boucle dĠoreille est un Ïil. Une mme matire de reflets reflte la perplexitŽ du dŽsir qui, cherchant son objet, ne se trouve que lui-mme indŽfiniment et confusŽment reflŽtŽ. Or, un reflet, on sĠy contemple, on y rŽsonne, autant quĠon en est rejetŽ.

            Les femmes allongŽes, ou les femmes qui tentent de sĠextraire de la robe de peinture qui les Žtreint – sont toutes rŽvŽlŽes dans et, pourrait-on dire, malgrŽ lĠŽrosion du sujet historique de la reprŽsentation et de la matire qui trop souvent fait de nous des prisonniers. Ces femmes de peinture le savent : lĠamour nĠest pas la fusion, mais lĠimprŽgnation (lĠempreinte) dont on peut ressortir debout, comme la VŽnus de Botticelli qui expose ˆ tous un monument dĠintimitŽ tout en masquant ˆ jamais la privautŽ dŽrisoire de ses origines.

 

           

 

O. Capparos

 

HŽlne Bettencourt

 

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1 D. Arasse, Vermeer fin et flou, in Histoires de peintures, Gallimard/Deno‘l, 2004, p. 209.

2 Ibid., p. 210.