Élégies d’Euraupe 

 

 

 

 

 

 

 




Langue des femmes d’Euraupe



Je ne voyage pas dit Euraupe, je reste dans un pays connu

où toutes celles qui m'entourent me sont des inconnues comme moi je leur suis trop connu.


On me donne de l’Euraupe, bien gentiment, 

ou alors avec une ironie mordante


cette gentillesse

cette ironie


qui me parlent une langue que je reconnais

sans plus la connaître


cette langue

qui était celle de ma mère


et de ma grand-mère

et de toutes les générations de mères qui les ont précédées.


Pourquoi me donne-t-on de l’Euraupe dans cette langue ?

Pourquoi fait-on usage de cette langue dont j’ai perdu l’usage et la compréhension ?


Et pourquoi en ai-je perdu l’usage et la compréhension ? 

Que s’est-il passé ?


Mère et grand-mère 

et toutes les générations de mères qui vous ont précédées, 


dites-moi, 

que s’est-il passé ?


Et vous inconnues qui me donnez de l’Euraupe

dites-moi 


pourquoi persistez- vous à me faire croire 

que dans cette langue dont j’ai perdu l’usage et la compréhension  


arrivera le jour où l’une d’entre vous

plus inconnue que la plus inconnue d’entre vous


viendra tout contre moi

et d'entre ses lèvres pleines et souriantes


s’échappera

une voix


qui ne sera pas celle de ma mère ou de ma grand-mère

et de toutes les générations qui les ont précédées ?


Arrivera dites-vous le jour où cette voix

me donnera  (j’en pleure déjà)


de l’Euraupe

comme on ne m’en a jamais donné.


Et moi

encore et toujours


à cette inconnue

je dirai oui


oui

je dirai oui


encore et toujours

dans une langue


dont je n’aurai jamais l’usage 

ni la compréhension  


je dirai oui

encore et toujours.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Événements prévisibles d’Euraupe



Dans un tel monde (le mien dit Euraupe)

manger au restaurant


comprend une suite d'événements prévisibles

[entrer 

s’asseoir 

prendre le menu 

par habitude mais

commander 

sans l’avoir regardé

attendre 

boire 

manger 

quoi ?

ce qu’il y a dans l’assiette

payer 

se lever 

sortir].


Et manger chez soi ?

Et manger chez sa mère ?


Quelle somme d'événements prévisibles !

Comme ils sont lourds les événements prévisibles.


Ni ici ni au restaurant

ni assis de l'autre côté de la table, la tête baissée, pendant que ma mère me regarde manger,


jamais les événements prévisibles ne s'arrêtent de peser.

Peut-on rendre légers les événements prévisibles ?


Ce soir, j'ai dîné chez moi avant d'aller dîner chez ma mère.

et en sortant de chez ma mère je suis allé dîner au restaurant.


Quelle suite d'événements prévisibles !

Quelle lourdeur écœurante quand je suis sorti du restaurant !


Et pourtant je riais aux éclats

comme si j'avais tiré en cachette la sonnette des voisins


(l’envie de vomir 

en plus).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mots étranges d’Euraupe



Son père utilisait des mots étranges. 

Ils remplissaient Euraupe de stupeur. 


Personne d’autre dans la famille d’Euraupe n’utilisait des mots étranges à la manière de son père. 

Bien sûr tous les mots de son père n’étaient pas étranges. 


La plupart des mots de son père n’étaient pas étranges.

Les mots étranges de son père venaient toujours de façon tout à fait inattendue.


Ils ne semblaient pas étranges au reste de la famille. 

Étaient-ils étranges uniquement pour Euraupe ? N’étaient-ils destinés à n’être étranges que pour Euraupe ? 


Euraupe n’a jamais demandé. Euraupe n’a jamais su quoi demander. Et à qui ?

À cause des mots étranges de son père Euraupe grandit toujours un peu soupçonneux.


Pas de son père. Pas des mots étranges de son père.

Euraupe savait que son père n’utilisait pas des mots étranges pour le simple plaisir de leur étrangeté.


Euraupe grandit toujours un peu soupçonneux d’un monde requérant pour une raison ou une autre des mots étranges.

Euraupe avait le sentiment qu’il ne pourrait jamais utiliser des mots étranges. 


Euraupe hésitait, retenait ses mots avant qu’ils ne sortent.

Euraupe ne finissait jamais ce qu’il avait commencé à dire. 


Euraupe savait qu’au moment de finir auraient manqué les mots étranges bien que nécessaires. 

Euraupe ne voulait pas qu’on sache qu’il était si ignorant des mots étranges. 


Euraupe devint père à son tour. 

Euraupe devint père sans les mots étranges. 


Cela le remplit de stupeur. 

Quand Euraupe parlait à ses filles et à ses fils il n’utilisait pas de mots étranges. 


Il devint moins soupçonneux, confiant presque. 

Il était avec ses mots aussi heureux qu’il est possible de l’être. 


Il les laissait filer hors de lui.

Filles et fils en faisaient bon usage, semblait-il.


Personne ne posait de question. 

Tout comme avec son père il y avait si longtemps personne ne posait de question 


(se disait 

aussi Euraupe). 

 

 

 

 

 

 

Nuits d’Euraupe



Parfois la nuit quand le vent souffle

(de quelle direction souffle-t-il ?


Est-ce un vent d'Est ou d'Ouest,

Est-il aussi exceptionnel que le Sirocco sous nos latitudes ?


Voilà bien le genre de questions que tu aimes poser

et à laquelle comme d'habitude Euraupe ne saurait pas répondre.


À laquelle de tes questions a-t-il jamais su répondre ?)

Euraupe pense à ton arrivée 


et la nuit lui apparaît 

encore plus incompréhensible.


Tu viens trop tard pour prendre le métro

(Pourquoi ne changes-tu pas tes horaires ?


La station de métro n'est pas loin,

tu n'aurais pas à longtemps marcher)


mais tu aimes marcher

longtemps rien qu'avec toi-même, la nuit.


Le vent souffle,

Euraupe n’a pas envie de t'attendre,


il n'a pas envie de partir à ta recherche,

il a envie de se rendormir.


Pourtant il se lève,

il s'habille pour ne pas être pris au dépourvu


et il regarde par la fenêtre

les arbres qu'agite le vent,


ces arbres dont il ne connaît pas le nom

et qui se balancent d'avant en arrière 


et de gauche à droite et de droite à gauche

dans la rue qui ne résonne pas de tes pas.


(Pourquoi ne pas sortir? 

Pourquoi ne pas se rendormir ? 


Je t'en prie,

pas tant de questions,


pense 

Euraupe).

 

 

 

 

 

 

 

Sentiment de soi d’Euraupe



en Euraupe voyage une roulotte

tirée par un cheval au pas taciturne


elle va par des routes désertes

où il n’y ni point A ni point B 


ni distance à franchir

habitée par des gens du voyage


qui ne relèvent pas les rideaux

pour regarder le paysage


taciturnes comme le cheval

le front dans les mains


les coudes sur la table

perdus dans leurs pensées


sans conscience d’eux-mêmes

ni d’un chemin


ils ne se fixent nulle part

leur respiration et le pas du cheval 


sont tout ce qu’Euraupe sent de soi

Euraupe voudrait que tout aille vite


avec des équations tranchantes 

mû par un moteur pétaradant


Euraupe voudrait que tout aille vite

de but en but


Euraupe voudrait être vitesse

et mesurer le chemin accompli


mais cette absence de vitesse

est tout ce qu’Euraupe sent de soi


(tout ce qu’

Euraupe sent de soi).


 

 

 

 

 

 

 

Parenthèses d’Euraupe



(toi) pourquoi est-ce qu’Euraupe met les parenthèses ? 

(toi) Euraupe ne peut pas ne pas mettre les parenthèses.


lorsque Euraupe parle de (toi) c'est toujours entre parenthèses.

quand Euraupe dit (moi) c’est aussi entre parenthèses.


(moi) et (toi) toujours entre parenthèses.

quand Euraupe parle de (nous) Euraupe met aussi les parenthèses.


Euraupe n'ouvre pas la parenthèse 

Euraupe ne met pas quelque chose derrière pour ensuite fermer la parenthèse qu’il a ouverte tout à l'heure, 


comme si Euraupe voulait protéger quelque chose, l'isoler. non. 

ce qui est entre parenthèses


vient en même temps que la parenthèse qui s'ouvre et que celle qui se ferme. 

sans les parenthèses Euraupe ne peut dire 


ni (toi) 

ni (moi) 


ni (nous).

qu'est-ce à dire ?


(toi)

(moi)


(nous)

non, décidément, il faut les parenthèses.


avec les parenthèses, il y a comme une obscénité. 

de la pornographie. 


c'est indéniable. 

la perpétuation d'une histoire atroce. 


une très forte probabilité d'inhumanité. 

la quasi certitude que ni (toi) ni (moi) ni (nous) ne comptons pour grand chose. 


un jour les parenthèses tomberont.

un jour les noms propres prendront leur envol.


faut-il s'en réjouir ? oui. cela arrivera-t-il ? 

(que voulez-vous que je réponde ? demande Euraupe.)

 

 

 

 

 

 

 

Tristesse d’Euraupe



Non non n'ouvrez pas en grand la porte, dit Euraupe, n'écartez pas les battants, 

ma tristesse a épaules étroites, silhouette chétive, 


elle se faufile dans les fentes, les interstices, 

entre les jambes de ceux qui se tiennent pour l'accueillir debout, 


dos à la profusion de lumière qui illumine leur chez eux, 

paroles de bienvenue sur leurs lèvres. 


Ne lui offrez pas votre visage, votre sourire, 

ne tendez pas vos mains, paumes tournées vers elle qui vient vous visiter, 


elle ne voit rien, elle ne ressent pas la chaleur humaine, 

elle est froide comme un glaçon, incapable de fondre. 


Non non pas de psychologie, 

ma tristesse ne recèle pas mes impressions, ne parle pas de mes problèmes, de mes affaires personnelles : elle ne se le permettrait pas. 


Peut-être parle-t-elle de problèmes, d’affaires personnelles, 

mais une longue pratique lui a appris que si tristesse parle toujours de ça elle ne doit ni le dire (ou le moins possible) 


ni se le dire (ma tristesse a horreur de la complaisance envers soi-même). 

Autre chose : son attitude face à l'existence est ambiguë : 


c'est que jamais elle n'arrive à son terme, 

une interruption volontaire de grossesse est toujours pratiquée à ses dépens.


Non non, ne vous penchez pas sur ma tristesse : 

certes ma tristesse est petite, plus petite qu'un nouveau né 


mais elle est vieille et laide et méchante et vicieuse et l'idée du suicide l'obsède ; 

jamais elle ne croit être vraie (c'est une affaire avant tout de soi à soi) ; 


s'il y a un instant, un temps réel où elle croit que quelque chose qui la concerne est vrai 

elle ne se permet jamais de construire un sens à partir de ces instants de conviction.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coquerico d’Euraupe



Parfois Euraupe prend sa tête dans ses mains 

et les coudes sur son bureau il lance cette étrange prière :


"Mes Semblables

Autrement Autres


Parfaitement Autres

tout en vous est mystérieux et insaisissable


tout en vous est Mystère Impalpable et dément la surface de l'univers,

le flux et le reflux de l'existence,


le miroitement des vagues,

la réalité sans majuscules,


le hic et nunc de l'arbre qui bouge devant ma fenêtre 

rendu flou par la buée que j'ai déposée sur la vitre,


loin de moi pourtant la stupide adoration de la nature, l'écriture de lettres d'amour ridicules, 

la communion chamanique avec les éléments et les animaux, 


c'est l'homme qui m'importe, 

le cœur abstrait de l'homme que j'épie."


A cet instant, Euraupe se lève, va à la fenêtre, abaisse les stores 

et continue à la lumière électrique des néons :


"O Mages d'une Vérité indiscutable hors du langage et du regard à laquelle l'Esprit qui transcende la Lettre, et le Regard doué de Seconde Vue vous conduisent,

Maîtres de la Science au-delà des apparences, du Code au-delà des lois,


Maîtres du Jeu et de la Signification qui forcez le respect 

et me rendez étrangers à ce que je dis et vois,"


(C'est alors qu’Euraupe reprend sa respiration et, inspirant profondément, emplit ses poumons de tout le remugle de son bureau).

"je n'ai pas d'amour pour vous,"


(Pause, ses poumons finissent de se vider, ses lèvres se pincent),

"car il ne me transperce pas votre mystère qu'aucun visage ne peut me révéler.


Il n'existe pas le Mystère d'un Autre Monde,

non rien n'est au-delà du regard que nous posons l'un sur l'autre,


mes chers semblables,

nous n'avons rien à nous cacher,


j'existe autant que vous, porteur du même mystère qui se réduit à peu de choses 

malgré l'extrême confusion de mes pensées dans mon cabinet de travail."


(Son débit se ralentit, ses paroles s'extraient péniblement de sa bouche, 

empêtrées dans de profondes hésitations).


"(Je le crois et je n'en suis pas sûr,

je le crois et j'ai un doute,


car vous ne me demandez rien et je vous demande tout

mes semblables,


mes Semblables constamment Autres,

Parfaitement Autres,


demandez,

demandez-moi,


parce que je ne sais rien faire qu'espérer votre demande)."

Et sa prière finie Euraupe reste de longs moments avant d'ouvrir la porte de son bureau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Couvercle du cercueil d’Euraupe



Le [diable] ou [Dieu] ou la [beauté] ou la [vérité] –––– le [ ] se trouve dans les détails. 

Ainsi dans le couvercle du cercueil d’Euraupe. 


Un fond blanc sur lequel, entourés par un trait que le temps a rendu discontinu et dont chaque angle est décoré d’un motif de palmette attique, 

on trouve, de gauche à droite : 


un arbre au tronc sinueux d’où partent sept branches feuillues 

(de quel arbre s’agit-il ? Ces feuilles ont-elles quelque équivalent en botanique ?) ;


quelques traits de peinture pour représenter un plan d’eau moutonneux ; 

un plongeoir réduit à quelques traits fins verticaux et horizontaux ; 


et s’accrochant au trait vertical qui limite à droite la peinture, comme à la pente d’un à-pic, un autre arbre tout aussi sinueux que le précédent et encore plus frêle ; 

–––– éléments simples, à peine moins que schématiques, 


qui ne suffisent pas, loin s’en faut, à occuper et remplir toute la surface blanche, 

et qui servent de décor pour Euraupe cambré, 


en train de plonger, 

mains et pieds joints, 


et dont la tête, au lieu d’être enfouie entre les deux bras, 

jaillit perpendiculaire aux épaules. 


Toute la peinture est extrêmement schématique, 

réduite donc à quelques éléments, 


purement décorative, 

à l’exception du plongeur dont le corps et les traits du visage sont parfaitement rendus. 


Tout est concret : 

le plongeur, les arbres, le plongeoir, et en même temps nullement réaliste. 


Ne dirait-on pas la tombe de Parménide ?

Bien que d’un puissant attrait pour l’imagination, Euraupe récuserait cette comparaison. 


Certains liraient dans cette peinture la représentation symbolique du passage dans l’au-delà. Peut-être. 

Mais le plongeur ne regarde pas l’eau du Styx. 


L’œil blanc grand ouvert, le <tuffatore> cherche quelque fruit invisible dans l’arbre à gauche 

et ignore l’eau que son corps nu et mat semble vouloir frôler mais ne pas pénétrer. 


Car où se niche le détail ? 

Dans la verge du plongeur. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rides de la mère d’Euraupe



Aujourd’hui jour de ses 77 ans,

Europe regarde les rides du visage de sa mère


et se dit : « Les formes de la vie sont le plus émouvantes

quand elles portent les empreintes du temps.


Mère, en ce jour, pour moi-même,

je célèbre les rides de ton visage -


Nervures d’une feuille verte observée en contre-lumière.

Aréoles rectangulaires du muguet.


Réseau admirable et fermé du fraisier et du chou.

Phyllotaxie des fleurs de tournesol.


Agencement des écailles de pomme de pin. 

Spirales (233) d’un gros ananas.


Inclinaison des axes des feuilles d’ifs.

Structures à la Fibonacci sur les branches horizontales des épicéas.


Ondulations des bords des fleurs d’orchidées.

Impressions de volants des corolles de jonquilles.


Parcours boustrophédon du vers.

Taches du léopard.


Rayures des zèbres.

Bandes parallèles du poisson ange juvénile.


Courbes et lignes interrompues des coquilles de gastéropodes.

Grandes arabesques des étournesansonnets en vol.


Arrangement quasi cristallin des bancs de vieux mulets.

Alvéoles hexagonales que construisent les abeilles.


Synchronisation du clignotement des lucioles.

Déphasage d’une demi-période du lapin qui bondit.


Géométrie des tas de sable.

Angle de talus des dunes.


Polygones accolés de l’épiderme

Volutes au bout de chacun des doigts.


Émouvantes sont les formes de la vie 

et les empreintes du temps.


Émouvantes sont les rides de ton visage.

Heureux ce jour où je peux les célébrer ensemble. »

 

 

 

 

 

 

 

 

Nicolas Vatimbella

 

 

 

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