Voyage ˆ
Babel
ou le Ç bruit de fond È de l'humanitŽ
Qu'entendrait
un extraterrestre en approche de notre plante? Un doux ou dur mŽlange des
langues naturelles, sans doute, avec beaucoup de musiques. Il entendrait, par
exemple, le flot continu du BolŽro de Ravel, Star Wars de John
Williams, et quelques chansons des Beatles et des Rolling Stones. Voilˆ ce
qu'on peut nommer provisoirement Ç le bruit de fond de l'humanitŽ È,
de fait.
Il
n'y a pas une minute sur terre sans que ne soit diffusŽ le BolŽro de Ravel ou Star
Wars de John Williams, en concert, sur une radio, ou ˆ la tŽlŽvision. Et il est vrai
que ces musiques sont superbes. Et nous finissons par oublier ces prŽsences
musicales, ˆ force d'y tre habituŽs, peut-tre. Ainsi, le Ç bruit de
fond È dŽsigne ˆ la fois des musiques symphoniques et le bruit des
marteaux-piqueurs et des camions devant nos maisons. Il dŽnote ˆ la fois le
bruit comme ensemble flou et dŽrangeant, et le bruit organisŽ en sons (que nous
appelons Ç musique È). Or n'est-ce pas ce que nous faisons en parlant
ou en Žcrivant? Donner ˆ la fois un Ç bruit È et des
Ç signes È qui devront Žmerger de ce bruit, de cette rumeur, de ce
langage si largement partagŽ...?
Nous
sommes exilŽs d'une langue parfaite, fusse-t-elle imaginaire. Une langue
maternelle? La musique de John Williams? Walt Whitman imagina un vers poŽtique
fait d'appositions de villes, certaines non encore contruites. Thoreau inventa
la course ˆ pied comme Žtalon de la bonne poŽsie de ses chantres. John Williams
a imaginŽ une plante, mille plantes, pour George Lucas (Star Wars) et sans sa
musique, le film ne serait rien. Ces derniers AmŽricains font tous partie de ce
Ç bruit de fond de l'humanitŽ È. Ils ont fait d'un imaginaire
cinŽmatographique un univers opŽratique. Ils ont Ç chantŽ È leurs
personnages et leurs historiettes, voilˆ ce que dirait un extraterrestre. Et,
heureusement ou malheureusement, nous les avons en tte.
Nous
sommes exilŽs d'une langue parfaite? Nous n'en savons rien immŽdiatement, dans
le parcours quotidien de nos quelques phrases utiles. En chinois, la
signification d'un mot a principalement valeur selon sa place dans une phrase.
Et ceci est valable pour beaucoup de langues indo-europŽennes. Le
Ç genre È (au sens linguistique) vient ensuite : mais il n'est pas
systŽmiquement marquŽ en corŽen, en japonais, ou dans le groupe finno-ougrien.
L'arabe se distingue, en ce sens. Ensuite viennent les prŽpositions et les
dŽclinaisons Žventuelles; celles qui marquent l'appartenance et la propriŽtŽ...
ou bien encore la source d'une parole. Mais alors, qu'est-ce que la constante
magie de la langue, des images, des sons qui ne paraissent se signifier que
d'elle-mme? Comme dans une rŽvolution impromptue pour un peuple, les cris
semblent se dŽsigner eux-mmes.
Imaginons
un instant une tour de Babel, dans laquelle tournoieraient tous les sons du
monde parlŽ et toutes les musiques. Nous entrons dans le Ç bruit
de fond È de l'humanitŽ. Que se passe-t-il? L'art de la controverse, l'art de la
concorde entre positions d'abord opposables, ce qui veut dire – quelque
peu Ç lyriquement dit È pour nos amis intellectuels –
l'art d'un certain partage qui nous fait voir et entendre ˆ la fois Ç la
rumeur du fond de l'humanitŽ È et, pour les esprits plus perspicaces, les
singularitŽs que le Ç bruit de fond È ne saurait ensevelir.
Ce
qui est dit en DeutŽronome (32, 19) : Ç C'est une nation qui a perdu le
bon sens/ Et il n'y a point en eux d'intelligence./ S'ils Žtaient sages, voici
ce qu'ils comprendraient./ Et ils penseraient ˆ ce qui leur arrivera./ Comment
un seul en poursuivrait-il mille? (...) Si leur rocher ne les avait
vendus? È.
Et ils ont
dŽbattu sur le rocher – Žtait-il cause ou consŽquence de leurs actes?
Quand la Ç nation È (au sens ancien hŽbra•que) a perdu son sens,
quelque chose d'une actualitŽ sans cesse renouvelŽe doit faire figure.
Ç Faire-figure È veut dire Ç faire-visage-un È sur fond de
foule indiffŽrenciŽe.
Quel
genre de masque pourrions-nous porter en tant qu'un humain-se-prŽsentant? Mais
nous portons tous un masque, et c'est ˆ partir de ce Ç masque È que
nous dŽfinissons l'humanitŽ, la Ç dignitŽ humaine È, etc.
Le
Ç bruit de fond È de l'humanitŽ est comme une Ç revue È,
mais le signe tranchant qui poind est aussi comme une Ç revue È ;
tous deux disent ce dont l'humain est fait.
O. Capparos