Dans
le labyrintheÉ
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(D. A. Freher, Paradoxa
Emblemata, manuscrit, XVIIIme sicle).
Tous les commentateurs,
mythographes ou historiens, ont soulignŽ la sŽvŽritŽ du labyrinthe aux murs
inamovibles de granit, et ont songŽ en tout premier lieu aux murs opaques de
l'impitoyable labyrinthe crŽtois du minotaure. Seuls ceux qui ont d'expŽrience
ŽtŽ aux prises de mystŽrieux labyrinthes savent qu'il n'en est rien ; que,
comme nous, les labyrinthes sont faits d'une Žtoffe moins rigide et d'un plan
moins rigoureux. Rien de moins rassurant que la chair qui nous enveloppe et
nous enferme ressemble ˆ notre propre chair.
Ainsi en va-t-il des espaces
premiers qui n'ont pas grand-chose de sols stables ou
de routes bien tracŽes. Pas de plan du labyrinthe, on doit le vivre pour
voir. Nos pas sont comptŽs, on en fait mme le compte
machinal par peur de se perdre, et c'est parfaitement inutile.
Le labyrinthe est une prison o la
vie s'Žveille.
Le labyrinthe qu'on dessine tel un
masque nous guide comme le masque blanc au thމtre. Il n'est ni sombre, ni
lumineux, ni mensonge ni vŽritŽ, et il est harassant au philosophe parce qu'il
peut ˆ la fois tre et para”tre, et ni tre, ni para”tre.
Le labyrinthe s'invente ˆ chaque
fois qu'on avance son pas, qu'on pousse une porteÉ Il est un cachot d'o la vie
s'Žpanouit.
La souffrance primordiale des
espaces premiers provient peut-tre, dirait le plerin spirituel, d'une
nostalgie de l'unitŽ, d'une scission du symbole comme totalitŽ une. Comme
l'Žcrit Salmon dans son Dictionnaire hermŽtique
(1645), "Par cette Fable les Sages ont entendu leur Mercure participant
des deux natures, m‰le et femelle : autrement, de la nature animale et de la
minŽrale, qui sont enfermŽes dans le Labyrinthe, qui est l'Ïuf
hermŽtique." Etre Ç pressŽ È dans un labyrinthe comme dans une
boule, un Ïuf ? Ç Souffrance primordiale È est un caractre
nietzschŽen du pathos dionysiaque, soit : de
l'essence de la musique et de la poŽsie comme force. Il y a bien une
"souffrance primordiale", une souffrance archa•que et premire, nous
disent Nietzsche et Bachelard. Mais par un miracle incomprŽhensible,
l'archa•que souffrance personnelle est aussi l'ombre traversŽe des fondations
du monde.
Il est impitoyable, ce labyrinthe,
ne laissant de nous presser ˆ poursuivre son arpentage (le n™tre) et ses
trajectoires nombreuses tachŽes d'ombres contradictoires, de dalles glissantes,
de portes souvent fermŽes sur des impasses, de piges et de fausses indications
(les n™tres).
Dans l'air circulent des sons et
des feux qui sont des signes. Le parcoureur y cherche des analogies.
Le labyrinthe lui-mme Žtait une
voix; le cloisonnement des espaces et des temps Žtait notre seule opŽration.
Chaque pas est souffrance ˆ
maintenir comme telle, autant que l'idŽe qui dŽpeint cette souffrance en la
limitant ˆ ce mme pas. La "dŽmarche" dans le labyrinthe a pour effet
de montrer, ou de faire avouer en discours ce qui est naturŽ et naturant en
celui qui erre, en le reprŽsentant sous ses yeux et autour de lui.
Les murs de pierres et les parois
en chicane sont en rŽalitŽ de minces membranes. L'hostilitŽ froide s'avre, ˆ
force de voir, accueil chaud d'un lit de chair.
Fines dentelures, murs d'eau
verticale, voilˆ ce ˆ quoi ressemble ce dŽdale de sang et de tissus
embryonnaires.
Dans un labyrinthe vierge, ou
virginal, et trs chaotique d'effets dŽvastateurs de la souffrance primordiale,
le pote le plus sagace (le plus habile, devant presque sans cesse se partager
et se rassembler entre croyance et vŽritŽ) rŽpartira les lieux traversŽs par
groupes de lieux : Enfer, Purgatoire, ParadisÉ au sein desquels il donnera
demeure ˆ des personnages importants au regard de sa vie personnelle comme de
l'histoire des hommes.
"Sois avisŽe, Ariane! dit
Dionysos dans La plainte d'Ariane de NietzscheÉ
Tu as de petites oreilles, tu as
mes oreilles :
mets-y un mot avisŽ! -
Ne faut-il pas d'abord se ha•r, si
l'on doit s'aimer ?É
Je suis ton labyrintheÉ"
Prenons garde de ne pas traverser
trop vite, fuyants aux oreilles courtes et aux yeux encore cillŽs.
"Qui sait donc en dehors de
moi ce que c'est qu'Ariane!"
Elle est le labyrinthe elle-mme,
trs petite dans ta main que tu crois possŽder, trs grande dans le domaine
architecturŽ que tu crois parcourir. Je construis un labyrinthe
seulement pour m'y perdre...
Le fil rouge qui me guide, regardŽ
de plus prs, est en lui-mme tresse et spirale, Žcheveau de segments fluides
sans bords. Dans mes mains coulissant sur la rampe de corde libŽratrice, je vois
un autre labyrinthe dans le labyrinthe. Des nÏuds et des fils dedans comme
dehors, dans l'espace qui se referme sur moi. A la poŽsie de dire l'impossible
rencontre d'inconciliables. Le fil du discours dont le dŽroulement est
perpŽtuelle crŽation a le double sens d'un discours de la souffrance ; il
en est l'expression propre, et le discours d'un autre qui exprime cette
souffrance.
Nous ressemblons ˆ ce "rveur
labyrinthŽ" (Bachelard); arpenteur de faux horizons se retournant hagard
sur ses pas dŽjˆ effacŽs. Le labyrinthe condamne la mŽmoire linŽaire et
cumulative qui forme le Ç discours d'entretien È de ce que l'on est.
Il n'y a pas de centre, pas de
minotaure, sinon l'Ïil flottant du Monoculum de
Paracelse qui regarde un instant notre regard stoppŽ, et fait de nos voyages
des mondes Žloquents.