Le diaphane

 

 

 

 

"… la lumière, il est vrai, va 3000 fois plus vite, mais ce n'est pas une matière qui se déplace,c'est une

perturbation qui chemine à travers une substance immobile comme une vague à la surface de l'océan…"1


 

H. Poincaré

 

 

Aristote, concevant la perception à la fois comme une activité et comme une structure, a introduit au coeur de celle-ci la notion de metaxu. Rompant avec ses prédécesseurs, il a ouvert la voie à une thématisation véritable de ce que l’on pourrait ainsi appeler le milieu phénoménal, l’espace où s’effectue la genèse des phénomènes à travers la relation du corps sentant, des corps agents et des qualités senties. La notion de diaphane renvoie alors, chez le Stagirite, à un tel espace intermédiaire, à la fois milieu perceptif de la vision et structure de la visibilité. Il s’agit en effet de rendre compte du fait singulier que constitue par elle-même la structure de la perception visuelle, dans la mesure où elle ne peut s’effectuer sans conjuguer à la fois distance et continuité, sans faire l’économie d’une forme paradoxale de relation s’opérant entre des êtres dont le contact direct rendrait tout simplement impossible l’union que seule leur séparation préalable doit pouvoir engendrer. La communauté d’acte du sens et du sensible, cette union de l’agent et du patient que constitue le sentir, requiert pour avoir lieu une forme d’extériorité spatiale qui semble de prime abord contredire l’idée même d’une continuité réelle, opérant entre eux la liaison. C’est afin d’expliquer en quoi de telles conditions, apparemment inacceptables, sont pourtant les principes de la phénoménalité, que le diaphane est introduit par Aristote en tant que metaxu, dans le De Anima (II, 7). Sa fonction est alors de rendre possible et d’effectuer l’unité structurelle que présuppose la relation agent-patient dès lors qu’elle préside à l’émergence de la forme commune au deux, et qui est ce que l’un reçoit de l’autre, c’est-à-dire la forme, le phénomène ; un tel phénomène étant ici appelé couleur. Comment une telle réception pourrait-elle avoir lieu si elle ne reposait pas d’abord sur l’existence d’un invisible milieu intermédiaire assurant la genèse du phénomène en tant qu’union en acte des corps agents et patients ? Le diaphane offre ici la possibilité d’une réponse.

Cependant, et malgré le destin métaphysique et théologique de la notion, on constate déjà chez Aristote lui-même que l’apparition du diaphane ne suscite pas de réelle analyse quant à la nature de l’objet en question. Aristote n'introduit en effet la notion de milieu dans sa théorie de la perception que dans la mesure où elle lui est utile, c'est-à-dire nécessaire. Mais cette nécessité est d'abord logique, elle répond à un problème dont la nature est proprement spéculative et d'ordre conceptuel la notion n'a donc, à ce titre, aucune de valeur descriptive. Le diaphane n'est pas quelque chose dont l'existence et l'expérience pourrait nous révéler quoi que ce soit. Aristote ne se livre donc pas à une élucidation approfondie de ce qu'une telle notion recouvre. Aussi les définitions qu’il en donne et les usages qu'il en fait conduisent-ils généralement à introduire plus d’obscurité qu’à éclaircir le sujet en lui-même. Qu’est-ce que le diaphane ? A la fois metaxu et koine phusis kai dunamis, intermédiaire mais aussi “puissance et nature commune”, sa détermination exacte nous introduit à plus de mystère que de clarté. N'est-il qu'un milieu aérien, un simple continuum physique ? N'est-il qu'une propriété matérielle des corps visibles, leur originelle transparence, ou bien au contraire la couleur visible de ces corps ? Quel est son lien avec les éléments que sont l’eau, l’air et le feu ? Ces questions, ainsi que les attentes qu’elles soulèvent, attestent alors d’une insuffisance dans le traitement que la problématique du diaphane reçoit chez Aristote.

Le signe le plus éclairant d’une telle absence est la tendance, ou plutôt la tentation, dans la tradition des commentateurs, de réduire le diaphane à sa stricte fonction, c’est-à-dire à son statut d’intermédiaire. Cet aspect des choses laisse cependant de côté la question de sa nature véritable, en tant que substance. Si l’existence du diaphane en tant que metaxu est efficacement exposée dans le De Anima, sa définition en tant que “puissance et nature commune” demeure cependant obscure à bien des égards. On sait en effet que le diaphane se réalise en entéléchie sous l’action du feu et en présence de lumière, mais – résultats précieux des Parva Naturalia – il est également présent dans l’eau contenue dans l’œil, dans l’air ambiant ainsi que dans tous les objets perçus de par le fait qu’ils sont colorés et qu’ils contiennent donc également du diaphane. De ce fait, le diaphane ne peut plus être considéré seulement comme un intermédiaire : il prend en réalité part à la matérialité même des choses et du monde, et les éléments des corps physiques, de même que les milieux transparents, lui sont attribués. Enfin, le De Anima suggère quant à lui l’hypothèse que le diaphane, réalisé en entéléchie, est également “présent dans le corps éternel situé dans la région supérieure de l’univers”, mais aussi, point important, engendré par l’action de celui-ci. Ainsi le diaphane, contenu dans le premier corps céleste et déployé dans l’univers, relie le monde sublunaire et le cosmos supra-lunaire, terre et sphères célestes, matière sensible et matière subtile, espace perceptif et lieu originaire du mouvement où, de toute éternité, se meut le premier moteur inamovible, véritable être divin.

 

Une telle co-présence de l’effet dans ses causes, du principe et de la matière, ainsi que cette troublante continuité établie entre le monde sublunaire et le monde supra-lunaire, ne manqueront pas d’instiguer quelques remarques. De tels éléments suffisent à signaler que par “diaphane” Aristote entend en réalité une notion équivoque, ou pour le moins dont l’univocité pose problème. Si l’eau et l'air sont des éléments de la matière et si le diaphane est présent en chacun d’entre eux, mais s’il est aussi actualisé par le feu, s’il est donc contenu à la fois dans le réceptacle passif et produit par l’énergie active, alors de quelle commune nature peut-il s’agir ici, de quelle puissance relève-t-il ? Le diaphane est-il un milieu aérien, est-il logé dans les corps, en tant que matière des couleurs, ou bien tout au contraire l’effet de cette énergie dépensée par l’actualité pure du premier moteur ? Le statut de la couleur, en tant que forme, découle alors de cette ambiguïté, car le phénomène dont le diaphane est censé rendre compte – puisqu’il s’agit de la qualité sensible ayant le pouvoir de le mettre en acte, c’est-à-dire de la couleur – présente le double statut de sensible propre ainsi que de cause par soi de la perception. Mais en quoi une qualité perçue pourrait-elle également être ce qui engendre la perception en acte ? Ce que l’œil voit serait donc aussi ce qui lui permet de voir ?

 

On constate alors au sujet de la relation entre couleur et lumière qu’elles renvoient systématiquement l’une à l’autre dans un jeu circulaire où le définiens échange son rôle avec le définiendum, sans que jamais ne soit élucidé le statut de la fameuse “entéléchie” du diaphane, dont elles se prévalent l’une et l’autre. Cet enchevêtrement de la couleur et de la lumière, dont la cause semble bien être la complexe relation de l’entéléchie et de la dunamis, suppose de déchiffrer et d'analyser la conception de l'actualité qui sous-tend l'articulation du diaphane en tant qu'il est à la fois obscurité et milieu illuminé par la présence du feu, mais aussi couleur, surface colorée des corps perçus "à proportion" de la quantité de diaphane présent en eux. Comment peut-il ainsi être tout à la fois l'incolore du milieu qui s'éclaire et ce qui se colore en chaque corps ? D'où vient alors la couleur ?

Il s’agit donc à présent de dégager les lignes d’articulation de cette thématisation implicite de ce que “diaphane” semble désigner ou plutôt recouvrir, et que l’on définira provisoirement comme étant le substrat de la phénoménalité, continuum matériel, hylétique vaudrait-il mieux dire, qui précède toute prestation “subjective” de la perception, dans la mesure où il reçoit ici une valeur génétique. Nature commune virtuelle, le substrat s'actualise dans l’émergence des sensations vécues et des qualités perçues. Le diaphane doit être en effet conçu comme l'espace substrat sur fond duquel et à partir duquel sont engendrés tout à la fois les contenus subjectifs de l’expérience et les objets réels que nous y percevons. La tentative d’élaborer une théorie du diaphane comme substrat nous renvoie donc, en dernière analyse, à la problématique de l’union originaire du sentant et du senti, à la question de leur communauté ontologique, et par là, ouvre la voie à une méditation sur la continuité entre l’âme et le monde.

 

 

1. le diaphane comme substrat

 

 

 

Le diaphane désigne de prime abord l’intermédiaire (metaxu) qui sert de milieu à la structure pathique de la perception. Fondée sur les catégories de l'activité et de passivité, la perception implique un agent et un patient parce qu'elle est essentiellement une réception de forme. Si la matière n'entre pas, de prime abord, dans le processus, c'est parce que les corps ne se rencontrent pas. La sensation est donc conçue par Aristote comme une stricte réception de forme, c'est-à-dire comme une affection, qui est une façon d'être affecté. La relation entre l'oeil, la lumière et les objets engendre la couleur qui n'est qu'un phénomène.

Si la notion de metaxu est alors nécessaire, c'est parce que la perception conjugue, par essence, distance et continuité : autant les corps sont séparés dans l’espace, autant quelque chose doit les relier par-delà l’extériorité de leur situation matérielle et spatiale afin qu’ils puissent agir et pâtir ensemble. Il faut qu’entre l’œil et la chose colorée il n’y ait pas un vide, comme le postule Démocrite, mais bien quelque chose qui assure la transmission de la sensation comme forme. Le metaxu est une forme a priori de la structure perceptive. Car l’objet, quoique nécessairement situé à distance de l’œil, doit cependant assumer sa fonction d’agent dont l’action doit mouvoir, c’est-à-dire modifier par altération (alloiosis) le patient. Entre l’agent senti et le patient sentant, vient donc nécessairement s’immiscer cet invisible metaxu qui sert à transmettre les formes sans la matière :

“C’est seulement, en effet, quand le sensitif subit une certaine modification que la vision se produit. Or que ce soit la couleur elle-même, qui étant l’objet d’une vision immédiate, produise cette modification, voilà qui est inadmissible. Reste donc qu’elle ne puisse le faire que par un intermédiaire : l’existence d’un intermédiaire en résulte nécessairement. Mais si cet intermédiaire devenait vide, bien loin qu’on pût voir avec netteté, on ne verrait absolument rien.”

(D.A. II, 419 a 17-21 ; nous soulignons)

 

 

 

La couleur ne peut pas immédiatement agir sur l’organe sensitif puisqu’elle n’est pas au contact direct de celui-ci. Un tel mode de relation par contact serait de toute façon impossible, et Aristote le récuse explicitement :

 

“si on place l’objet coloré sur l’organe même de la vue, on ne le verra pas. ”

(D.A. II, 7, 419 a 12)

 

Le sensible est donc senti parce qu'il est séparé du sentant et la distance entre les deux est la condition de possibilité de l’affection de celui-ci par celui-là. Il faut cependant que la couleur puisse modifier l’organe, c’est-à-dire l’altérer, et que cette altération soit perçue comme telle. De là l’hypothèse, en deçà de la phénoménalité elle-même, d’un intermédiaire qui rend possible la perception en tant que processus immatériel : sans faire l’objet d’aucune expérience, puisqu'à l’inverse de la couleur il n'est pas visible par soi, un intermédiaire doit cependant être nécessairement conçu afin d'assurer la continuité effective du sentant et du sensible. Le lien entre l’agent et le patient étant par essence un et intime, puisque c’est un seul et même acte résidant dans le sentant (“l’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte” ; D.A. III 2), cette présence de l’altérité dans le sentant signifie ontologiquement l’union des deux, la solidarité de l’altération du patient et de l’altérité de l’agent. L'intermédiaire réalise cette solidarité.

Car si l'altérité produit un effet dans le patient mais si le sentant et le senti ne sont pas en contact l’un avec l’autre, alors il faut nécessairement supposer l’existence d’un tiers terme qui assure la continuité des substances et la médiation de leur puissance respective ; ainsi le diaphane fait-il l’objet d’une déduction et non d’une description : “reste donc qu’elle ne puisse le faire que par un intermédiaire : l’existence d’un intermédiaire en résulte nécessairement”. Le problème n'est donc pas de savoir si un tel intermédiaire existe ou non, puisqu'il ne peut pas ne pas exister, mais de savoir réellement ce qu'il est. Et la difficulté sera d'avantage, pour Aristote, de le caractériser quant à sa nature.

Le recours à la notion de diaphane en termes de metaxu ne peut donc être qu'un présupposé, au sens fort du terme, qui dérive de la contrainte a priori qu’impose le fait d’avoir à penser à la fois la nature de la perception comme acte commun et la structure spatiale de son effectuation. La perception, toute immédiate qu’elle paraisse, ne peut en réalité avoir lieu que sous la forme d’une médiation. Dès lors qu’il n’y a de sensation que dans la communauté d’un acte, et qu’entre agent et patient il y a union et continuité, un milieu existe qui réalise nécessairement une telle médiation rendant possible leur union dans l’acte du sentir. L’intermédiaire assure le fondement de la perception.

 

 

 

 

 

Il faut cependant se garder de réduire la notion de diaphane à sa seule fonction. Si dans le De Anima, Aristote se contente de thématiser le diaphane comme metaxu, c'est afin de récuser les partisans de la thèse de la perception par contact direct ou par effluves, ainsi que ceux qui postulent un vide entre l’agent et le patient. Les Parva Naturalia vont plus loin et font du diaphane le constituant même de l’organe visuel et de son objet. Nous franchissons alors un cap. Le diaphane est désormais présent à la surface des corps ainsi que dans la pupille, comme dans tous les corps composés d’eau et d’air :

 

“ce que nous appelons diaphane n’est pas propre à l’air ni à l’eau, pas plus qu’à aucun des autres corps que nous qualifions ainsi, mais c’est une certaine nature ou puissance commune qui n’existe pas à l’état séparé, tout en étant dans ces corps, et qui se trouve dans les autres corps, à un degré plus ou moins élevé.

 

De sensu et sensibilibus, 439 a 20-25 (trad. P-M. Morel)

 

 

Le diaphane n’intervient pas ici dans la perception au même titre que précédemment. Il n’est plus le milieu mais le constituant même des objets visibles et des éléments, il intègre à présent la matière. Il était simplement air ; il devient organe et corps, pupille et chair du visible. Quelques lignes plus haut, Aristote explique le détail la constitution de l’œil, organe diaphane principalement constitué d’eau, ce qui lui permet de recevoir la lumière :

 

 

“Mais, que l’intermédiaire entre ce qui est vu et l’œil soit de la lumière ou de l’air, c’est le mouvement qui le traverse qui produit la vision et il est logique que l’intérieur de l’œil soit constitué d’eau. L’eau en effet est diaphane ; or, de même qu’on ne pourrait voir s’il n’y avait pas de lumière à l’extérieur de l’œil, de même aussi doit-il y avoir de la lumière à l’intérieur. (…) C’est pourquoi il est nécessaire que l’intérieur de l’œil soit diaphane et capable, ainsi, de recevoir la lumière”.

De sensu, 438 b 5-10

 

L’œil est fait d’eau, laquelle est diaphane, et la lumière n’est pas simplement ce qui permet de voir : elle est ce que l’œil reçoit, puisqu’il est de part en part pénétré par elle. Cette pénétration de la lumière dans l'organe récuse alors toute conception qui voudrait que le diaphane soit simplement en-dehors de l'oeil, et qu'il ne soit qu'un intermédiaire. Bien au contraire, l’œil n’est pas extérieur au metaxu puisqu'il partage avec lui la même propriété : il n’est qu’un prolongement du metaxu dans le corps sentant, ce qui permet à l’organe de la vue de recevoir totalement la lumière. Pour qu’il y ait de la lumière à l'intérieur l’œil, il doit la recevoir comme le diaphane la reçoit, et comme l’air ambiant s'illuminant, il doit être illuminé.

Le diaphane rend alors compte de ce qui, dans l’agent coloré et l’organe patient, est véritablement commun à l’un et à l’autre afin qu’ils puissent produire ensemble l’acte du sentir. Le diaphane n’est en rien un simple intermédiaire, un milieu entre l’œil et l’objet, mais un substrat qui les contient et les constituent en tant que pôles patient et agent de l'acte commun. L’interprétation qu’a pu donner Gilbert Romeyer-Dherbey n’est donc pas satisfaisante sur ce point, puisqu’il soutient au contraire que :

 

“ … le metaxu est bien à proprement parler un intermédiaire en ce qu’il se situe entre la chose perçue et l’organe du sens, mais n’est nullement contenu dans ce dernier : ainsi, le diaphane est une propriété de l’air alors que l’eau contient une substance liquide, donc de l’eau.”

 

G. Romeyer-Dherbey, Les Choses mêmes, p.160, éd. L’Age d’Homme, 1983

 

 

Romeyer-Dherbey cite alors Rodier pour appuyer son propos, mais la citation ne lui donne malheureusement pas raison. En effet, Rodier souligne bien qu’“Aristote ne donne jamais le nom de metaxu aux substances contenues dans les organes eux-mêmes” (dans son commentaire du Traité de l’âme, II, p.283, éd. Vrin), ce qui se comprend en vertu du fait que metaxu est le nom d’un concept général qui est celui d’intermédiaire, en tant qu’il désigne un élément par la fonction qu’il occupe dans la perception, et non par ses constituants. Or si le diaphane est bien un metaxu, il n’est pas que metaxu : c’est également une “nature et puissance commune”. Cette nature est précisément celle qui est contenue dans l’œil : Romeyer-Dherbey se trompe tout simplement en disant que le diaphane ne peut pas être dans l’oeil puisqu'il est une substance liquide, parce qu’il tient le diaphane pour un simple intermédiaire lié à l'air. Il contredit donc Aristote lui-même puisque, sur ce point, celui-ci insiste dans le De sensu sur le fait que le diaphane est justement présent dans tous les corps, ce qui signifie par là qu’il n’est pas qu’un intermédiaire.

Par ailleurs, l’œil est certes fait d'eau, mais l'eau est elle-même diaphane, ce qui ne constitue donc pas une objection à l'idée que le diaphane soit cette nature et cette puissance communes présente dans les organes comme dans le milieu. Au contraire, c'est précisément la condition qui rend possible la continuité entre eux : c’est en tant que l’eau et l’air sont tous deux diaphanes que l’air du milieu et l’eau de l’organe peuvent recevoir la lumière. Si le diaphane n’était pas présent dans l’œil en tant qu’eau ni dans le milieu en tant qu'air, il ne pourrait tout simplement pas assurer sa fonction d’intermédiaire puisque l’organe dont il réalise l'altération ne serait pas lui-même en continuité avec le milieu sensé le mouvoir ; ce qui serait absurde. Ainsi pour que la couleur comme acte commun du sentant et du senti soit possible, la continuité entre l’organe et l’objet présuppose celle du milieu avec l’organe d’un côté, et avec l’objet de l’autre. Le prolongement entre l’organe et le milieu est la condition de l’action du milieu sur l’organe, puisque le milieu est simultanément actif et passif. C’est un réceptacle qui peut agir à son tour. Voilà pourquoi corps, pupille et milieu sont diaphanes. Rien ne serait transmis sans cela. L’organe de la vue fait nécessairement corps avec son milieu, et leur continuité est la raison pour laquelle l’œil se colore lui-même lorsqu’il perçoit :

 

“De plus ce qui voit est, lui, aussi, en quelque manière coloré, puisque tout organe sensoriel est le réceptacle du sensible sans la matière”

 

D.A. III, 2, 425 b 23

 

Il n’y a donc pas lieu d’opposer ici l'air et l'eau, de distinguer le milieu et l'organe, car le diaphane est ce qui leur est commun : sa caractérisation en tant que koine phusis kai dunamis précède et fonde sa fonction de metaxu. Notre thèse est donc que l’œil n’est pas un organe extérieur au milieu mais qu’il en fait partie, au sens où il n’est pas séparé du metaxu mais compris en lui. Et si ce n’est pas le metaxu qui est dans l’œil, comme le dit Romeyer-Dherbey, c’est parce que c’est l’œil qui est lui-même dans le metaxu et en continuité avec lui. Ou plutôt : diaphane est le nom de cette substance qui désigne la nature commune à l’organe et au milieu et qui assure la continuité entre eux dès lors qu'ils doivent tous deux servir de réceptacle à la lumière. L ’œil ne reçoit pas la lumière comme s’il s’agissait de l’action d’un corps sur un autre : la lumière vient se loger en lui comme elle a traversé le milieu.

 

 

 

 

* * *

 

 

Si le diaphane est donc à la fois l’intermédiaire de la structure de la perception mais aussi la puissance et la nature commune présente dans tous les éléments de cette structure – si la perception elle-même peut désormais s’entendre comme fonctionnement du milieu lui-même – alors cela signifie que le diaphane est bien plus qu’un metaxu, simplement conçu entre l’agent et le patient, mais un véritable substrat commun aux deux, présent à la fois entre eux et en chacun d’eux. Il est la matière dont les deux participent.

 

A la façon d’un syllogisme donc, le moyen terme ici proposé comme diaphane participe à la fois de l’objet coloré et de la pupille, elle-même constituée d’eau. Intermédiaire, il n’assure le lien entre ces termes que parce qu’il est d’abord présent en eux. Le diaphane est nature et puissance commune avant d’être intermédiaire. Agent et patient sont alors compris en elle, et le diaphane est à la fois milieu intermédiaire, pupille et surface-limite des corps. Le terme d’intermédiaire ne doit cependant pas nous tromper : le diaphane n’est pas un simple support intermédiaire de la médiation – lequel renverrait à un troisième terme effectivement indépendant et extérieur aux deux premiers, ayant par lui-même et en lui-même une réalité propre. Il désigne en fait un seul et même  milieu qui est un substrat dont l’œil et la surface colorée de l’objet ne sont que deux pôles singuliers, agent et patient, éloignés dans l’espace mais ontologiquement unifiés : le pôle actif et le pôle passif sont ici distribués dans et sur un seul et même espace substrat qui relève à la fois de la catégorie de l’étendue et de celle de la matière. Le diaphane est d’abord étendue, et renvoie à la spatialité de la perception, mais cette étendue n’est pas abstraite ou vide : le diaphane est la réalité matérielle de cette spatialité. C’est une extension spatio-matérielle.

 

Le rôle de substrat joué par le diaphane se précise lorsqu’on se réfère à la terminologie qui le caractérise. L’expression qu’emploie Aristote dans le De Anima (II, 7, 418 b 5-10) et dans les Parva Naturalia (3, 439 a 22) pour parler du diaphane en tant que “nature et puissance commune”, sont les termes de phusis et de dunamis : “koinè phusis kai dunamis”. En ce qui concerne la phusis, le livre Delta de la Métaphysique précise que le terme désigne d'abord la substance matérielle par opposition à la substance formelle, qui peut également s’appeler phusis, “nature” ; le substrat au sens matériel est l’upokeiménon qui reçoit les déterminations et les modifications formelles, le réceptacle de la cause efficiente, et/ou formelle. Le substrat matériel est la matière configurée dont émerge la forme, sous l’effet de l’action d’un agent. Si le diaphane est substrat, c’est donc parce qu’il possède la propriété essentielle de toute matière, à savoir, le pouvoir de pâtir afin de recevoir, tout en devenant, une certaine forme. Le diaphane en tant que nature commune est une véritable substance (Aristote emploie le terme en D.A. II 7 418 b 9) passive, douée de réceptivité et donc capable de devenir en acte une certaine configuration, une détermination. La forme est l’effet de la détermination du substrat par la cause agent. C’est la raison pour laquelle Aristote conçoit le diaphane comme “réceptacle” (“dektikon”, dektikon ; cf. D.A. II, 7428 b 30) de la couleur, c’est-à-dire, comme ce qui en reçoit l’action. En l’occurrence, le diaphane reçoit son entéléchie de la présence du feu en lui car

 

“la lumière, elle, est comme la couleur du diaphane, quand le diaphane est réalisé en entéléchie sous l’action du feu.

D.A. II, 7, 418 b 11

 

La matérialité du réceptacle recèle alors une propriété fondamentale : en tant qu’intermédiaire, elle doit être suffisamment indifférenciée afin de recevoir la présence de l’agent, d’en pâtir, et de transmettre cette altération. L’essence de la matière est son absence de détermination : le diaphane est  donc incolore au sens où il est ce qui peut à la fois devenir et prendre toute couleur possible. En ce sens, la couleur est la forme dont le diaphane est la matière, ou substrat. En tant que matière réceptacle de la couleur et de la lumière, le diaphane est alors analogue aux substrats qui, chez Aristote, jouent le rôle de sujet au sens premier du terme, c’est-à-dire de réceptacle commun pour des déterminations contraires, ainsi que pour leurs degrés intermédiaires. Par analogie, le diaphane est alors semblable à l’humidité, ou au sang, qui peuvent soit être en bonne santé, soit malades, mais qui dans tous les cas demeurent présents à travers des déterminations opposées parce qu’ils sont la matière qui s’altère sous l’effet d’une certaine puissance active. En l’occurrence, les déterminations contraires du diaphane sont l’obscurité, analogue à la maladie ou encore au sommeil, et la clarté, analogue à la santé et à la veille. Ce qui signifie que, toujours par analogie, le diaphane est semblable au corps (voire à la matière du vivant comme tel) dont l’âme est l’entéléchie, au sens fondamental de la faculté et non de l’exercice, puisque dans les deux cas, le substrat accomplit ou non, suivant l’état dans lequel il se trouve, la quiddité qu’est l’essence en acte de la chose.

Les polarités contraires du diaphane, qui doivent pouvoir alterner, se succéder et connaître une série d’intermédiaires – à savoir, les couleurs et les processus de coloration –, présentent alors les caractéristiques de ce qu’Aristote appelle disposition, diathésis. En effet :

 

“on admet généralement d’ailleurs que la lumière est le contraire de l’obscurité. Mais, en réalité, l’obscurité est la privation, dans le diaphane, d’une disposition de cette nature ; il en résulte évidemment que la lumière est présence de cette disposition.”

 

 

La disposition est une espèce de la qualité qui se rapporte au changement, c’est-à-dire à l’altération. Dans les Catégories, au chapitre de la “qualité”, Aristote oppose la disposition à l’état, ou possession, hexis, car la disposition se prête beaucoup plus facilement au changement (Cat., 8, 8b27-37), alors que l’état, comme la science ou la vertu, est d’une durée beaucoup plus longue et d’une stabilité plus grande. C’est en cela que l’hexis désigne l’habitude, notion qui implique une durée et une permanence qui ne sied pas à la disposition. A l’inverse :

 

“on appelle dispositions les qualités qui peuvent facilement être mues et rapidement changées, telles que la chaleur et le refroidissement, la maladie et la santé, et ainsi de suite.”

 

On retrouve à travers la diathésis le caractère processuel de la phusis en tant que substrat qui non seulement subit mais aussi effectue les changements : la disposition est la manière d’être passagère et changeante du substrat en tant que tel, dans la mesure où il peut effectuer sans contradiction des changements contraires, être par exemple soit sain soit malade, soit chaud, soit froid. Mais le substrat désigne la matière elle-même en tant qu’elle change et qu’elle est déterminée, et non une matière en soi, impassible et qui  ne ferait que recevoir des états. Le concept d’altération se dit ici de la substance elle-même.

La matière qui s’altère elle-même a, dans la disposition, la possibilité, à l’inverse de l’état ou hexis, de se changer en son contraire, c’est-à-dire de connaître une altération qui est une disposition privative, ou encore une privation qui n’est que relative. C’est ce à quoi renvoie la modalité de l’absence, du repos, de l’immobilité : le sommeil est une disposition passagère, une privation de la veille, de même que l’obscurité est privation de lumière dans le diaphane :

 

“Cette dernière qualité (l’obscur) est celle du diaphane, non pas quand il est diaphane en entéléchie, mais quand il l’est en puissance ; car c’est la même nature qui tantôt est obscurité, tantôt lumière.”

D.A II, 7

 

Cette succession des contraires au sein d’une matière qui reçoit et actualise la contrariété implique donc que le substrat contienne en lui-même la possibilité de s’altérer et que, pour cela, il ne soit pas par lui-même déterminé. C’est en ce sens que le diaphane est dit incolore. Cette indétermination du diaphane en tant que phusis va alors de pair avec la fonction de la dunamis en tant que puissance d’altération et de contrariété. La dunamis désigne la puissance qui renferme un pouvoir d’actualisation encore indéterminé, comme l’est toute matière qui devient et supporte des déterminations contraires. La matérialité comme essence du substrat en tant qu’il est réceptacle est définie en Métaphysique (M, 10, 1087 a 20,) par deux attributs : l’universalité et l’indétermination. Dans ce contexte, où Aristote présente la distinction de la puissance et de l’acte relativement à la science, on lit :

 

“la puissance étant, comme matière, l’universel et l’indéterminé, a rapport à l’universel et à l’indéterminé, mais l’acte de la science, étant déterminé, porte sur tel sujet déterminé ; étant une chose définie, il porte sur une chose définie. Mais, c’est par accident seulement que l’œil voit la couleur en général, parce que telle couleur qu’il voit est une couleur.”

 

Cette définition de la puissance comme matière universelle indéterminée est reprise en D.A. 5 417 a 27, où elle est alors comprise comme le genre. Un homme est savant en puissance parce que “son genre et sa matière sont d’une nature de telle sorte”, c’est-à-dire qu’appartenant au “genre” humain, qui possède la science, il est en mesure d’apprendre et peut donc devenir savant ou cultivé en acte. Cette ignorance première de l’homme, comme matière qui pourra recevoir la science, est donc indétermination, à la façon dont le diaphane est, en tant que réceptacle encore en puissance, incolore. Mais dans le passage à l’acte de cette puissance, actualisation qui ne peut s’effectuer que sous l’action d’un agent, c’est la matière elle-même qui se détermine, c’est le genre qui devient espèce puis individu. Le processus d’actualisation de la puissance est un processus de détermination au travers duquel la matière originaire et indéterminée du genre reçoit peu à peu les différences spécifiques puis les différences individuelles.

Ce qui signifie que la matière, en se déterminant, se différencie tout en s’individuant ; mais elle se différencie d’elle-même, et ce en tant que genre, commun à toutes les espèces ainsi qu’à tous les individus. Le processus d’actualisation de la matière, c’est-à-dire la façon dont la puissance devient entéléchie tout en se conservant en tant que telle ; elle n’est donc pas une négation de la matière, mais l’accomplissement de ce qu’elle recèle en puissance ; d’indifférenciée en puissance, elle porte, en acte, sur telle ou telle chose déterminée, ce qui signifie que la différenciation est une séparation des espèces entre elles au sein du genre, puis des individus entre eux au sein d’une espèce. C’est la raison pour laquelle le grammairien en acte ne pense pas aux lettres en général, mais à tel A en particulier, ou encore, que voir une couleur revient normalement à voir telle couleur déterminée et non la couleur en général – ce qui doit sans doute désigner en réalité l’incolore comme tel, nous allons y revenir.

 

Le dernier point en ce qui concerne le statut du diaphane en tant que substrat est la fonction que remplit celui-ci dans la communication entre l’agent et le patient puisqu’il a pour but de réaliser en acte leur communauté sous les traits d’une couleur. Le diaphane est en réalité, entre l’œil qui perçoit et l’objet coloré qui cause la sensation, une seule et même chose présente également en eux. A ce titre, l’œil et la chose colorée ne sont pas des entités indépendantes et constituées à part l’une de l’autre, mais deux êtres participant en réalité d’une seule et même nature. Cette communauté d’être de l’agir et du pâtir au sein du substrat est alors conforme à ce que dit Aristote dans Génération et Corruption :

 

“ce n’est pas la chaleur et le froid qui se transforment l’un dans l’autre, mais il est évident que c’est leur substrat (to upokeimenon). Il en résulte que, partout où il y a action et passion entre deux choses, leur substrat doit être une seule nature (upokeimenen phusis).”

 

G. et C. I, 6, 322 b 19 (nous soulignons)

 

Cette thèse est réaffirmée de façon plus décisive encore dans le De Anima :

 

“en effet, c’est en tant qu’une certaine communauté de nature appartient à deux facteurs que l’un, semble-t-il, agit et l’autre pâtit.”

 

D.A. III, 4,  429 b 27

 

 

Apparaît ici l’idée que la communauté de nature est la condition de possibilité de la  perception en  tant qu’elle se réalise comme altération : seule la matière peut réaliser une telle communauté en puissance, qui se réalisera en acte sous les traits d’une forme commune, actuelle et déterminée, c’est-à-dire d’une couleur définie. Nous ne garderons pour l’instant de cette généralisation du principe de communauté de l’agent et du patient l’idée que deux choses, dans la mesure où elles pâtissent l’une de l’autre, sont ainsi la source de l’apparition d’un phénomène. Ce phénomène est l’actualisation de la communauté matérielle originaire, et se produit sous les traits d’une détermination perceptive qui est à la fois affection du sentant et prédicat du senti.

 

 

* * *

 

 

L’extériorité des corps dans la perception visuelle n’est donc qu’apparente, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de valeur ontologique. Les individus physiques ne sont pas le fin mot de la réalité en tant qu’elle se déploie dans un monde de phénomènes. Puisqu’il y a phénoménalité et apparaître – n’oublions pas que l’action et la passion résident dans le patient et non dans l’agent, ainsi l’acte du sensible et l’acte de la faculté sensible résident dans le sentant » – il doit y avoir, en deçà des étants eux-mêmes, un seul et même substrat originaire qui les fait communiquer entre eux et dont ils sont, en tant qu’individus sentant ou sentis, à la fois l’expression et le produit. Le diaphane est un tel substrat ; son expression se fait sous les traits de la couleur. Il peut donc être dit originaire dans la mesure où il est génétique : il rend possible la genèse des phénomènes et, dans notre cas, va servir justement de matière à la genèse de la couleur comme forme. Il joue donc en quelque manière le rôle du genre dans les définitions, puisque le genre est toujours présent dans les espèces et dans les individus qui se différencient en son sein. Cette nature commune originaire ne peut alors être pensée que sous les catégories de l’intériorité et de l’immanence : intériorité car il n’y a pas d’extériorité effective des étants au sein du substrat, lesquels n’agissent ni ne pâtissent jamais par un simple contact, mais bien par continuité ; et immanence car il y a présence du substrat dans les individus eux-mêmes, ou encore de l’intermédiaire et des termes reliés. L’œil, l’air ambiant et tous les autres corps participent ainsi de la même nature commune, le diaphane.

Le caractère paradoxal de la relation sensible réside donc dans le fait qu’un acte désigné comme commun et unique (D.A., III, 2, 426 a 10 surtout), le phénomène donc, se produit dans une continuité sans extériorité, reposant cependant sur la distance et la séparation spatiale des corps agent et patient. Ce qui agit et pâtit se trouve relié par un substrat invisible qui fait communiquer les deux éléments l’un avec l’autre parce qu’il est d’abord présent en chacun d’eux. Il s’agit bien de concevoir par là la possibilité d’une perception à distance qui est donc une altération sans contact. Il s’agit de rendre possible l’affection d’un corps par un autre corps sans qu’il y ait pourtant contiguïté entre eux.

 

 

2. distance et continuité : l’union naturelle.

 

 

Si Aristote insiste sur cette exigence de continuité dans la distance, c’est parce que la contiguïté physique, c’est-à-dire un contact réel avec l’objet de la vue, au lieu de l’effectuer, empêcherait en réalité la perception de la couleur :

 

“si on place l’objet coloré sur l’organe même de la vue, on ne le verra pas ; en fait, la couleur meut le diaphane, par exemple l’air, et celui-ci, qui est continu, meut à sont tour l’organe sensoriel.”

(D.A. II, 7, 419 a 12)

 

Aristote insiste donc sur l’exigence de cette médiation par le milieu, et sur le fait que celui-ci doit justement être continu. L’agent et le patient ne doivent donc pas être en contact, mais il leur faut cependant être reliés pour pouvoir assurer la transmission de la forme que reçoit le patient. Et le diaphane peut effectivement assurer la fonction de milieu parce qu’il est d’abord constitué d’un seul et même élément matériel lui-même continu, à savoir, l’air. La continuité de la matière est alors la condition nécessaire à la réalisation de l’acte commun de l’agent et du patient.

Soulignons tout de suite l’importance d’une telle continuité. Car la catégorie physique et matérielle de la continuité se convertit alors en une catégorie d’ordre ontologique : celle de l’union naturelle. Au livre K de la Métaphysique, Aristote distingue en effet l’union naturelle du simple contact. Le continu n’est pas simplement contigu, il est véritablement fusion :

 

“Le continu [suneceV] est une sorte de contigu ou de contact. On dit qu’il y a continuité quand les limites, par lesquelles deux êtres se touchent et se continuent, deviennent une seule et même limite. Le continu se rencontre donc évidemment dans les êtres susceptibles, par leur nature, de devenir un être unique par le contact. (…) s’il y a continuité, il y a contact, mais s’il y a seulement contact, il n’y a pas encore continuité ; pour les êtres qui ne sont pas en contact, il n’y a pas union naturelle [sumjusiV]. ”

 

Métaphysique, K, 12, 1069 a 5-10 (trad. Tricot ; nous soulignons)

 

L’union naturelle implique certes le contact, mais le contact n’est pas suffisant. La “sumphusis” est donc plus que le simple contact puisque celui-ci implique simplement le fait de se toucher. En effet :

 

“il y a contact pour les objets donc les extrémités se touchent.”

 

Métaphysique, K, 12, 1068 b 27

 

L’union naturelle nous renvoie, quant à elle, à l’union ou à l’unification des limites respectives de deux êtres. Devenir une seule et même limite, et par là un être unique par le contact, cela désigne une seule et même réalité qui se répartit entre deux êtres distincts qui ne font plus qu’un. S’il y a union naturelle entre l’agent et le patient, cela signifie que, à la façon dont forme et matière s’allient pour former le composé (sunolon), agent et patient s’unissent pour engendrer l’acte commun de la sensation. Au livre D de la Métaphysique, dans le contexte de la définition de la phusis et de la génération, Aristote précise ce qu’il entend par “union naturelle” et la distingue plus radicalement encore du simple “contact” :

 

“L’union naturelle diffère du contact [ajh] ; dans ce dernier cas, en effet, il n’y a rien d’autre d’exigé que le contact lui-même, tandis que pour l’union naturelle, il existe quelque chose qui est identiquement un dans les deux êtres, qui produit, au lieu d’un simple contact, une véritable fusion et unifie les êtres selon le continu et la quantité mais non selon la qualité.”

Métaphysique, D, 4, 1014 b22 (nous soulignons)

 

Qu’il y ait continuité et union naturelle – et par “union naturelle” il faut donc entendre la présence en deux êtres d’une seule et même chose, et ainsi identité, ou plutôt communauté de limite de l’agent et du patient, et par là même fusion de l’un avec l’autre de part et d’autre d’une seule et même limite – est donc la condition nécessaire à l’actualisation des phénomènes.

Former une union naturelle, c’est donc bien plus que se toucher, c’est produire un seul et même être, c’est fusionner. C’est ainsi, entre autre, que peut être engendrée la sensation en tant qu’acte commun, au sein d’une seule et même nature présente “identiquement dans les deux êtres”. La catégorie ontologique de l’union naturelle nous permet alors de faire un pas supplémentaire dans la conception du diaphane, car elle suggère l’idée qu’entre deux êtres individués se trouve cependant une seule et même nature qui leur est commune. Celle-ci se révèle d’autant plus que, souvenons-nous, agent et patient doivent partager cette communauté de nature. La conclusion que nous pouvons en tirer est donc que l’union naturelle, la sumphusis, nous renvoie à l’idée d’un substrat continu et présent dans les corps et qui, sous certaines conditions, révèlent leur communauté, c’est-à-dire actualisent cette puissance et cette nature commune sous forme de phénomène. Or Aristote désigne précisément le diaphane comme étant cette nature commune (koine phusis) présente à la fois dans l’eau et dans l’air. En accord avec cette idée, nous allons voir que la couleur est le phénomène qui émerge d’un tel substrat, entre l’œil et la lumière, corps qui font ici office d’agent et de patient.

 

 

 

* * *

 

Ainsi le diaphane est présent dans tous les éléments de la structure perceptive – la pupille est diaphane, l’objet coloré contient également du diaphane, enfin l’air est diaphane : tous trois sont une seule et même “puissance et nature commune”. S’il sert alors de  milieu, ce metaxu n’est pas qu’un intermédiaire entre l’agent et le patient, il forme un véritable tout et les comprend en lui-même. Nous dirons alors que le diaphane doit être conçu comme le substrat matériel continu qui fonde la communauté d’être rendant possible l’union naturelle de l’agent et du patient, union qui est la condition nécessaire à l’actualisation des phénomènes en tant qu’ils réalisent l’acte commun d’un sentant passif et d’un agent actif. Appelons phénomène l’apparaître de cette forme en tant qu’elle réside dans le sentant. Le diaphane est le substrat de la phénoménalité, ce en quoi et à partir de quoi sont engendrées les formes.

 

 

 

3. le “mouvement” de la lumière

 

 

 

Si continuité et union naturelle il y a, alors le diaphane doit pouvoir être mû comme une chose unifiée et continue, à la façon dont l’air est lui-même mû. Et si la couleur est transmise grâce au diaphane depuis l’objet coloré jusqu’à l’œil, sous l’effet de la lumière, il nous faut alors voir comment Aristote envisage le mouvement de la lumière elle-même, qui meut le diaphane externe de l’air et pénètre alors le diaphane interne de l’œil. Ensuite, il nous faudra élucider la question du statut respectif de la couleur et de la lumière.

 

Afin de comprendre cette transmission de la couleur, un détour par la conception du mouvement du son peut tout d’abord nous éclairer sur un point, à savoir, la façon dont Aristote conçoit justement l’air qui constitue le diaphane en tant que metaxu. En ce qui concerne le son, Aristote signale en effet que :

 

“il existe une masse d’air qui est dans une union naturelle avec l’organe de l’ouïe.”

D.A, II, 8, 420 a

 

Si l’union naturelle, dans le cas du son, peut être réalisée par l’air, c’est parce que l’air est présent dans l’oreille, mais aussi et surtout parce que l’air

 

“est mû comme une masse continue et une”

D.A, II, 8, 419 b 35

 

Pour que le son ait lieu, l’air doit toujours entrer dans une vibration une et continue (D.A. II, 8, 420a25), et l’audition se produit à son tour parce que :

 

“la masse d’air est une par continuité avec l’organe de la sensation.”

Ibid.

 

Or l’air a également la propriété d’être friable, c’est-à-dire de s’émietter et de s’éparpiller. Ainsi pour qu’un son se produise, il faut que l’air frappé “résiste et ne se disperse pas” (D.A. II, 8, 419 b 20) car :

 

“l’air est silencieux parce qu’il s’émiette facilement ; mais quand il est empêché de s’émietter, son mouvement est un son. Quant à l’air qui réside dans les oreilles, il y a été emprisonné pour y être immobile, de façon à percevoir avec exactitude toutes les différences du mouvement.

(Ibid., 420 a 5 – 10, nous soulignons)

 

 

Aristote dit la même chose au sujet de la pupille. Le milieu récepteur du patient doit être constitué de telle sorte que sa consistance et sa densité soient telles qu’elles lui confèrent une haute sensibilité. Plus le milieu est dense, plus il est sensible, c’est-à-dire apte à recevoir une affection. Cette propriété va de pair avec le fait que, dans la vision, l’œil est une surface lisse : le lisse est la condition requise afin que le moindre mouvement d’altération puisse être décelé.

 

Cependant l’analogie entre son et lumière telle qu’elle est déployée dans le De Anima se trouve limitée et corrigé dans le De sensu. Dans le De Anima en effet, Aristote explique bien que :

 

“(…) il se passe pour le son ce qui se passe pour la lumière : en effet, la lumière est toujours réfléchie (sinon la lumière ne se diffuserait pas partout, mais l’obscurité règnerait en dehors des lieux éclairés par le Soleil). ”

D.A, II, 8, 419 b 30

 

Mais la réflexion et la transmission de la lumière supposent un autre type de mouvement que celui du son. En ce qui concerne le son, le mouvement est de nature locale : c’est une succession de chocs qui se transmet à travers la masse aérienne. Le modèle empirique qu’en donne Aristote est celui du mouvement de la balle, ou de “la rangée de grains de sable” (voir D.A. II 8 419 b et suivant). La raison en est que les chocs se transmettent de proche en proche jusqu’à la membrane auditive, mais doivent mobiliser d’un seul bloc les éléments matériels qui composent l’air :

 

“Toutefois, la condition déterminante du son n’est ni l’air, ni l’eau : ce qu’il faut, c’est que se produise un choc de solides l’un contre l’autre et contre l’air. Cette dernière condition est remplie, quand l’air, une fois frappé, résiste et ne se disperse pas. De là vient qu’il doit être frappé rapidement et fortement pour résonner. Le mouvement du corps frappant, en effet, doit prévenir la dispersion de l’air, comme si l’on frappait un tas ou une rangée de grains de sable se mouvant avec rapidité.”

D.A., II, 8, 429 b 20 (nous soulignons)

 

L’idée est donc que le premier choc du corps frappant doit mobiliser en son entier l’air, dont la propriété d’être friable (419 b 35) risquerait sans cela de ne pas conduire le choc qui se transmettra jusqu’à la membrane auditive qui doit, à terme, le recevoir. Mais dans le cas de la perception des couleurs, Aristote précise dans le De Sensu (446 b 27 – 447 a 10) que le mouvement spécifique de la lumière n’est pas comparable à celui du son. Alors que dans le cas du son, en effet, le mouvement se produit par choc et contacts successifs à travers une succession de mouvements locaux, et se présente donc comme un mouvement divisible en parties, la lumière renvoie à un mouvement qui n’est pas un mouvement au sens local ou spatial du terme, mais une pure et simple altération, c’est-à-dire, une modification du milieu. Les deux types de mouvements qu’Aristote distingue sont donc ici l’altération et le transport. Le son renvoie à la notion de transport parce qu’il mobilise peu à peu l’air au travers duquel il se transmet. En ce sens, l’air est conçu comme un véhicule qui permet la transmission du son, et celui-ci est comme une vibration transmise d’un point à un autre de l’espace ; en effet :

 

“le son semble bien être le mouvement de quelque chose qui est transporté.”

De sensu, 446 b 30

 

En revanche la lumière est une altération, c’est-à-dire une modification, une mobilisation simultanée de la totalité de la masse de l’air du milieu. Le mouvement ne se fait pas de proche en proche, mais intégralement et dans la totalité du milieu.

 

Autrement dit, il n’y a pas de mobile qui parcourt un espace, lequel serait divisible en ses parties successives, mais un seul et même espace substrat qui est en lui-même altéré par la lumière. La différence entre le son et la lumière, c’est que le son n’altère pas le milieu dans lequel il ne fait que passer, alors que la lumière n’est pas dissociable du milieu dans lequel elle se produit, parce qu’elle est présente dans la totalité du milieu lui-même, dans son infinité, sans aucune forme de médiation temporelle ou spatiale :

 

“la nature de la lumière réside donc dans le diaphane quand il est illimité”

 

dit Aristote dans le De sensu (439 b 26). A la différence du son donc, le diaphane est altéré en sa totalité parce qu’il se confond véritablement avec la présence de la lumière. En définitive, cela est conforme à la définition de la lumière comme entéléchie du diaphane sous l’action du feu : si la lumière n’est pas une effluve transportée, c’est parce qu’elle est d’abord une disposition du diaphane lui-même, état lumineux ou clarté, par opposition à la privation que constitue l’obscurité. Cet état du diaphane, mû par la lumière, nous allons voir qu’Aristote le désigne sous un nom précis : il parle de l’ébranlement du diaphane.

 

Ainsi dans le cas de la lumière, le mouvement dont il s’agit n’est pas un transport mais une altération. Celle-ci mobilise le diaphane de la façon suivante :

 

“il est en effet possible qu’un ensemble soit altéré sans que sa première moitié le soit d’abord, comme c’est le cas de l’eau qui gèle toute entière d’un coup.”

Ibid., 447 a (nous soulignons)

 

La lumière est ainsi le seul sensible qui ne se produise pas suivant les caractères du transport, c’est-à-dire du mouvement local affectant successivement les parties de l’air et suivant un passage de proche en proche. Elle est altération de l’ensemble, de la totalité du milieu, à l’image de l’eau qui gèle d’un seul coup et non partie après partie. Aristote le confirme à la fin de ce sixième chapitre :

 

“Il est donc rationnel de considérer que, dans le cas où il y a un intermédiaire entre l’organe sensoriel et l’objet, toute les parties intermédiaires ne sont pas affectées en même temps, la lumière faisant exception, pour la raison que l’on a dite (…).”

Ibid., 447 a 5-10 (nous soulignons)

 

Le De Anima confirme cette préférence pour la catégorie de l’altération, au détriment de celle du transport qui est privilégiée par Empédocle, et qui conjugue les deux éléments essentiels que refuse Aristote, celui de la temporalité et de la spatialité d’un tel processus :

 

“Et ce n’est pas à bon droit qu’Empédocle prétend que la lumière se transporte et s’étend, à un moment donné, entre la Terre et ce qui l’environne, mais que nous ne nous en apercevons pas. Cette doctrine, en effet, contredit non seulement l’évidence de la raison, mais encore le faits : sans doute, pour une courte distance, ce mouvement pourrait nous échapper, mais que, de l’Orient à l’Occident, il passe inaperçu, c’est là une supposition trop forte.”

 D.A. II, 7, 428 b 20- 25 (nous soulignons)

 

Bien que l’argument par les faits et l’observation puisse être rejeté en vertu de sa relativité, on doit cependant noter qu’Aristote a le mérite de ne pas accepter, du fait de la seule “évidence de la raison”, l’hypothèse d’un mouvement lumineux qui serait à la fois étendu et lié à une succession de moments. Un tel mouvement de succession est en effet incompatible avec la nature de l’objet dont il est question : la lumière n’est pas un mobile qui parcourt l’espace. Cette distinction de nature entre mouvement local et altération est rappelée à la fin du De Anima dans un passage où Aristote compare ces deux mouvements afin de les distinguer rigoureusement. Car si l’altération se produit de la même façon que le mouvement local, au sens où un premier moteur meut un intermédiaire qui, recevant l’impulsion, est alors en mesure de la transmettre au moteur dernier qui ne fait que la recevoir sans la transmettre à son tour, elle se produit cependant alors que :

 

“le sujet demeure dans le même lieu.”

 

D.A. III, 12, 435 a (voir le passage 434 b 30- 435 a 10)

 

Ce qui signifie qu’il peut y a voir transmission d’une impulsion par un intermédiaire sans pour autant que quoi que ce soit ne se déplace. L’intermédiaire n’est pas nécessairement un mobile ; et la transmission du mouvement ne signifie pas que quelque chose se déplace à travers l’intermédiaire : c’est l’intermédiaire lui-même qui est mû, c’est-à-dire altéré, sans se déplacer. Cela est rendu possible par le fait que l’air, dont nous avons vu qu’il est continu, ne peut jouer son rôle d’intermédiaire qu’à la condition qu’il demeure “stable et un”. L’altération de l’air ne suppose donc pas un transport de quoi que ce soit dans le diaphane, mais une mobilisation du milieu lui-même, et pour cela, son maintien, son unité. En effet :

 

“l’air pâtit sous l’action de la forme et de la couleur aussi longtemps qu’il reste un.”

Ibid., 435 a 10

 

 

C’est la raison pour laquelle Aristote parle de l’ébranlement du milieu, car ce terme signifie précisément un mouvement sur soi-même, d’un seul bloc, qui conjugue à la fois changement, unité et continuité du milieu qui et ébranlé.

Ce point est important car cela signifie que la notion d’émission de la lumière est incohérente avec la nature de celle-ci. Il peut certes y avoir une radiation lumineuse, quelque chose de semblable à un rayonnement. Mais ce rayonnement ou cette radiation – nécessaire en vertu du fait qu’une source de cette lumière est elle-même présupposée – ne doit pas nous inciter à penser qu’il s’agit là d’un corps en mouvement, c’est-à-dire d’un mobile qui se déplace sur une ligne, qui serait le rayon d’émission de la lumière. Nous allons voir que, en vertu de son origine, la lumière est un tel rayonnement, inséparable du rayonnement de la chaleur produite par le feu. Mais, de la même façon justement que la chaleur émise par le feu ne fait que réchauffer l’air ambiant en le modifiant, sans se déplacer en lui, mais en l’envahissant, la lumière ne fait qu’illuminer le milieu : elle en modifie l’état sans qu’aucun mouvement n’ait réellement lieu. La notion de rayonnement est préférable à celle de rayon dans la mesure où elle évoque une totalité sans direction ni trajet définis. Ce qui signifie que là où nous concevons un rayon ou une émission (représentation qui porte alors à croire que quelque chose se déplace à l’intérieur de l’espace mais sans nullement le modifier), il faut se représenter un rayonnement qui est à la fois total, instantané, et qui se confond avec l’espace dans lequel il se répand. La lumière n’est pas un rayon qui entre dans le diaphane mais l’illumination intégrale de la masse aérienne.

 

Ce que récuse donc Aristote, c’est l’idée que le diaphane en tant que milieu puisse s’altérer progressivement. La lumière qui l’altère n’entre pas en lui à la façon dont un mobile parcourt un espace en se déplaçant d’un point à un autre. La lumière n’est pas même un mouvement au sens local du terme. Cette conception signifierait en effet que le mobile (la lumière comme mobile), en son mouvement, demeurerait distinct et extérieur à l’espace dans lequel il se déplace. Cela impliquerait que l’espace soit conçu à la façon d’un cadre général, abstrait et vide, tenant lieu de contenant pour des événements dont le contenu ne l’altèrerait pas. Or, la lumière est pour Aristote ce qui, d’abord, provoque l’altération du milieu dans lequel elle se trouve.

Dans la mesure en effet où l’espace en question est celui d’un milieu substrat, qui est à la fois étendu et matériel, son étendue est sa matière. Ce qui signifie qu’il ne peut pas y avoir de séparation ou d’extériorité entre l’agent qui l’altère et le réceptacle en tant qu’altéré : la lumière n’est pas tant ce qui se meut dans le diaphane que le mouvement d’altération du diaphane en lui-même. Le “mouvement” qui le pénètre ne le traverse pas comme un mobile parcourt l’espace parce qu’il en provoque en fait l’ébranlement : il n’y a pas de distinction à faire entre la matière et l’espace du substrat et la matière et l’espace de l’agent qui vient le modifier. L’altération que produit la lumière implique, enveloppe en elle-même l’espace dans lequel elle pénètre. L’illumination du diaphane résulte d’une telle fusion entre l’agent et le patient, entre le rayonnement du feu et le substrat aérien. Leur confusion seule peut engendrer ce que nous appelons la lumière.

 

 

 

4. L’entéléchie ou l’illumination du diaphane

 

 

 

Penser l’émission de la lumière à travers le diaphane comme le mouvement d’un rayon qui traverserait celui-ci à la façon dont une pierre traverse l’air, penser que le diaphane n’est qu’un support de la transmission de la lumière en tant que cause efficiente, c’est supposer que nous sommes en présence de deux choses réellement distinctes et sans communauté entre elles. La catégorie du transport implique en effet la séparation de l’agent, du mobile et de l’espace où il se déplace, puisque cet espace est lui-même conçu comme le cadre de ce mouvement. Selon cette hypothèse, le diaphane n’est que le support d’un transport que le passage du mobile laisse intact : le rayon lumineux traverserait le milieu comme un mobile, et ne provoquerait rien en  lui. Si tel était le cas, c’est-à-dire si la cause agente ne faisait pas corps avec la matière dont elle actualise l’entéléchie, on ne pourrait alors en aucun cas parler de l’entéléchie du diaphane. La catégorie de l’altération, à l’inverse, suppose la confusion de l’agent et du réceptacle au sein d’un seul et même mouvement qui est une entéléchie. Si l’altération diffère en nature du transport c’est donc parce que le réceptacle n’est pas simplement, dans ce cas, le support, mais le substrat de l’altération : il n’est pas ce en quoi la modification a lieu, mais, plus essentiellement, ce qui est modifié. La lumière qui entre dans le diaphane l’altère, elle se propage au sein de celui-ci en agissant sur lui et en lui comme cause efficiente. C’est en même temps que le réceptacle reçoit et qu’il se modifie, et la réception est altération ; le concept d’altération se dit, avons-nous vu, de la substance elle-même.

Si la lumière meut ce dans quoi elle se propage, c’est-à-dire pénètre le diaphane tout en l’altérant, on ne peut donc pas la distinguer absolument du milieu dans lequel elle se propage, et elle fait ainsi corps avec lui. En un sens, lumière et diaphane sont donc identiques, et la lumière n’est pas tant quelque chose qui se propage dans le diaphane qu’un état du diaphane lui-même sous l’effet d’une telle propagation. Cet état, Aristote l’appelle alors entéléchie, et le terme désigne la présence de la lumière dans le diaphane, c’est-à-dire, la présence du feu dans le milieu. Remarquons en effet que l’entéléchie désigne à la fois un état du diaphane, c’est-à-dire la mise en acte de celui-ci, son état de luminosité ou de clarté lumineuse, ainsi que la cause de cette présence. Car pour qu’il y ait actualisation d’une puissance du substrat, il faut qu’il y ait également action d’une cause efficiente. Or ce qu’Aristote entend par lumière, ou du moins l’usage de ce terme chez lui, implique sans distinction ces deux aspects de la lumière, comme étant à la fois l’état d’illumination du réceptacle (la clarté) et la cause de cet état d’illumination. Aristote ne distingue pas l’effet actif de la cause qui modifie le réceptacle et l’état du milieu ainsi modifié. L’entéléchie implique ainsi, à dessein, la co-présence de la cause agente, de l’effet produit, et de la matière qui participe à la production de cet effet, puisqu’elle est à la fois le réceptacle de son actualisation et puissance qui le contient. En effet :

 

“la lumière, elle, est comme la couleur du diaphane, quand le diaphane est réalisé en entéléchie sous l’action du feu.

D.A. II, 7, 418b11

Et

 

“quant au feu (…) c’est grâce à lui que le diaphane en puissance devient diaphane en acte.”

D.A. II, 7, 419a22

 

 

L’entéléchie désigne ainsi l’actualité conçue comme conjugaison de l’activité d’une cause efficiente avec l’actualisation d’une puissance de la matière, cette actualisation rendant alors possible l’effectuation de l’essence, d’une quiddité. En l’occurrence, la quiddité du diaphane n’est définissable qu’en vertu de ce qu’il rend possible et accomplit, à savoir, la vision à distance. L’essence du diaphane est de laisser transparaître les couleurs. Si la transparence et la clarté sont des prédicats de la phénoménalité, c’est parce qu’ils valent à la fois pour l’agent et pour le milieu : l’entéléchie du diaphane est simultanément visibilité dans le milieu et actualisation de la vue, c’est-à-dire vision en acte. L’entéléchie n’est donc pas une simple altération, c’est une actualisation au sens précisément d’une modification qui accomplit la nature même du sujet et qui réalise son essence. C’est-à-dire, qui réalise l’activité du telos à travers l’effectuation de la cause finale qui détermine “ce en vue de quoi” la chose est. Semblable à l’exercice, par opposition à la possession ou à la faculté, l’entéléchie désigne l’actualisation de la quiddité du sujet. Une telle activité de l’essence est alors dite energeia.

Or ce en vue de quoi le diaphane est, c’est la visibilité. Le diaphane doit en effet rendre possible l’exercice de la vue à travers le milieu, et la quiddité de la faculté ne fait qu’un avec celle de l’intermédiaire qui la rend possible. La lumière est entéléchie du diaphane parce qu’elle réalise l’essence commune du milieu et de la vue, la clarté et la transparence qui accomplissent les conditions de possibilité de la vue dans la vision en acte. C’est dans l’entéléchie du diaphane que se réalise l’energeia de la vue.

 

Parler de l’entéléchie du diaphane pour désigner son actualité, son illumination, signifie donc que la lumière est à la fois ce qui entre dans le diaphane et ce qui le met en acte. Non seulement la lumière éclaire, mais elle est clarté, et ce qui s’éclaire, c’est le diaphane lui-même. Si la lumière réalise l’entéléchie du diaphane, c’est donc que le substrat n’est pas qu’un conducteur de la lumière, son support : dire que le milieu s’illumine sous l’effet de l’apparition de la lumière en tant qu’agent, c’est dire que l’illumination est l’accomplissement d’une puissance de la matière comme telle, du milieu réceptacle, en tant que l’agent lui est présent.

Théoriquement, on peut donc s’accorder avec l’idée que le diaphane, comme substrat dans lequel la lumière se propage, est mobilisé intégralement et d’un bloc (à l’image de l’eau qui gèle donc) parce que sa propagation réalise justement l’altération intégrale de ce substrat lui-même. Ce qui signifie en tout état de cause que, sous le rapport de l’entéléchie, non seulement on ne peut pas dissocier, mais l’on doit même confondre lumière et diaphane, cause efficiente et milieu de son actualisation. Car l’entéléchie est ici l’effet de la cause : il n’y a pas de distinction à faire entre l’action de l’agent igné et l’état d’actualité qu’il engendre dans le diaphane puisque cet état est précisément ce qui se réalise au moment où l’agent pénètre dans le milieu. Ce qu’on appelle illumination n’est pas, en effet, autre chose que la présence du feu dans le diaphane :

 

“… la lumière n’est ni du feu, ni, en général, un corps, ni une effluve d’aucun corps (car, même ainsi, elle serait une sorte de corps), mais, en réalité, la présence du feu ou de quelque chose de ce genre, dans le diaphane : car il n’est pas possible que deux corps coexistent dans le même lieu.”

D.A. II, 7, 418 b 15 (nous soulignons)

Aristote montre ici que la lumière est à la fois ce qui résulte du feu, et ce que réalise le diaphane ; elle est à la fois effet d’une présence et modification du substrat. Au plan de l’entéléchie, il n’y a donc pas lieu de distinguer entre l’action propre de l’agent et l’état d’actualité du patient, puisque l’effet du premier est de provoquer l’actualisation du second. Ce qu’engendre la cause efficiente, c’est l’entéléchie du substrat en tant que tel. L’entéléchie est donc commune au réceptacle comme à la puissance active qui l’actualise : l’illumination comme entéléchie est la façon dont la puissance commune de l’agent et du patient se réalise en acte. Cet acte est alors le mouvement commun au moteur et au mû, puisque l’agent et le patient réalisent un seul et même mouvement, lequel est défini par Aristote comme étant l’entéléchie. L’entéléchie est le processus d’actualisation qui réalise l’union de l’agent et du patient, du moteur et du mû. Rappelons à ce sujet la définition importante qu’en donne Aristote dans la Métaphysique :

 

“Il est clair, d’ailleurs, que le mouvement est dans le mobile, car il est l’entéléchie du mobile sous l’action du moteur, et l’acte du moteur n’est pas une autre chose, car il faut une entéléchie à l’un et à l’autre : or celui-ci, considéré en puissance comme moteur, en acte, est mouvement ; mais ce qu’il actualise, c’est le mobile, si bien que l’acte est unique, pour l’un comme pour l’autre également. C’est  comme un même intervalle de un à deux et de deux à un, de ceux qui montent et de ceux qui descendent, sans que pourtant il y ait unité d’être entre ces choses. Il en est de même dans le rapport du moteur et du mû.”

 

Certes, il n’y a pas unité d’être entre le moteur et le mû puisque ce sont là des étants objectivement et numériquement distincts, l’un étant cause efficiente, et l’autre cause matérielle du mouvement. Cependant, il y a communauté d’acte, c’est-à-dire de mouvement, d’entéléchie : le mouvement est le même pour le moteur comme pour le mû. Ce raisonnement s’applique directement à la notion qualitative de mouvement, c’est-à-dire au changement conçu comme entéléchie. Ici, on doit dorénavant tenir compte d’une relation entre trois termes : d’une part le moteur, en tant qu’agent, d’autre part le mû, la matière substrat, le réceptacle où se réalise l’actualisation, enfin la façon dont cette actualisation se réalise, c’est-à-dire, la forme qu’elle prend. Cette forme, qui est la détermination de la matière, en est donc également le produit ; l’entéléchie comme mouvement est l’acte commun du moteur et du mû. Ce rapport entre agent, substrat et forme, qui préfigure le rapport entre le feu, le diaphane et la couleur, s’ordonne alors suivant le rapport unitaire de la structure du changement, telle qu’elle est définie en Métaphysique L 3 :

 

“tout ce qui change, en effet, est quelque chose qui est changé, par quelque chose, en quelque chose. Ce par quoi le changement a lieu, c’est le moteur prochain ; ce qui est changé, c’est la matière, et ce en quoi elle est changé, c’est la forme.”

Mét. L 3 1070 a, trad. Tricot

 

Si nous distinguons à présent, au sein de l’entéléchie elle-même, entre ce qui engendre et ce qui est engendré, nous retrouvons d’un côté le feu, substance ignée, cause motrice qui provoque l’entéléchie elle-même, le diaphane comme réceptacle de cette entéléchie où a lieu l’actualisation comme modification de sa matière, et la couleur comme détermination de cette actualisation du diaphane. On ne peut rien dire d’autre, alors, que de conclure sur le fait que la couleur est la véritable entéléchie du diaphane, parce qu’elle actualise le diaphane contenu dans les corps et dans la pupille, et donne ainsi à la vue ce qu’elle doit voir, c’est-à-dire des couleurs. En ce sens, le processus d’illumination du diaphane se traduit immédiatement par l’apparition de la couleur comme phénomène, forme commune de l’agent et du patient.

 

En effet, la lumière est non seulement état lumineux mais aussi, et surtout, agent, car elle est produite par la présence du feu :

 

“la lumière, elle, est comme la couleur du diaphane, quand le diaphane est réalisé en entéléchie sous l’action du feu.

D.A. II, 7, 418 b 11

 

La lumière est l’acte du diaphane parce que cet acte, dans la mesure où il est entéléchie, se réalise en tant qu’effet d’une présence de l’agent en lui. La lumière se produit en effet :

 

“sous l’action du feu ou de quelque chose de semblable qui ressemble au corps situé dans la région supérieure, car à cette dernière substance appartient aussi un attribut qui est un et identique avec celui du feu.”

D.A., II, 7, 418 b 17

 

 

“quant au feu (…) c’est grâce à lui que le diaphane en puissance devient diaphane en acte.”

D.A. II, 7, 419 a 22

 

 

5. L’œil et le feu : la couleur comme participation

 

L’entéléchie du diaphane, c’est donc la façon dont, tout à la fois, la substance ignée engendre la clarté dans le milieu, et la couleur dans les choses. La couleur, en tant que telle, est le résultat commun de l’agent igné et du substrat incolore, matière indéterminée de la couleur, le colorable donc, qui ne devient telle ou telle couleur que sous l’effet de la cause motrice, ou efficiente. Les couleurs ne se distinguent dans le milieu qu’à proportion de sa luminosité, c’est-à-dire en fonction de son illumination, de son ébranlement ontologique.

Par ailleurs, les catégories de la continuité et de l’union naturelle signifient, avons nous dit, que l’organe de la vue, l’objet coloré et le milieu participent tous de cette communauté qu’est la matière originaire qui sert de substrat à la différenciation des couleurs. Puisque l’intérieur de l’œil est diaphane et que la lumière entre en lui, il serait erroné de dire que l’œil reçoit simplement la couleur : l’œil se colore, il participe à la couleur. Comment cette participation peut-elle avoir lieu ? A la façon dont, dans la combustion, le carburant et le combustible ne font qu’un – suivant l’image évoquée par Aristote en D.A. II 5 417 a 7. Le diaphane est en quelque sorte une matière inflammable qui attend sa combustion, un combustible qui participe à la genèse même du feu lui-même.

 

Le terme de participation est employé par Aristote dans le De sensu en 439 b 10. Il signifie que la couleur est une communauté, c’est-à-dire un acte commun engendré par un patient et par un agent, un mouvement qui réalise la co-présence du moteur et du mû. Si la couleur est une participation, c’est qu’elle n’est justement pas quelque chose : elle est un phénomène, un mouvement d’altération engendré par la rencontre d’un agent et d’un patient. Voyons comment cette rencontre a lieu.

 

 

On sait que, à l’encontre de bon nombre de ses prédécesseurs, Aristote postule que tout phénomène, c’est-à-dire toute sensation, requiert la dissemblance, et n’est rendu possible que par elle. Agent et patient doivent être en effet “génériquement semblables mais spécifiquement dissemblables et contraires” (Génération et Corruption I, 7, 323 b 31). Il n’y a donc de sensation que dans la présence des contraires ; tout phénomène est comme tel une contrariété – et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout phénomène suppose un milieu. Or l’identité générique de l’agent et du patient ne vaut et ne se réalise elle-même qu’en acte, c’est-à-dire dans l’exercice même de la sensation, ce qui signifie que toute contrariété ne peut être qu’actuelle ; car en puissance, agents et patients doivent d’abord ne pas être identiques. Les corps qui agissent et pâtissent doivent donc posséder effectivement quelque chose en commun, être de même nature, mais ils doivent aussi différer dans la possession de celle-ci, au sens où cette différence s’exprime sous la forme d’une différence de degré. C’est à la condition que l’agent et le patient diffèrent spécifiquement que la sensation en tant qu’acte commun est rendue possible. Car,

 

“…ce qui est, à un degré égal à celui de l’organe, chaud ou froid, dur ou mou, nous ne le percevons pas (…)” (D.A., II, 11, 424 a 5 ; nous soulignons).

 

Pour percevoir, il faut donc différer : le phénomène est la perception d’une différence à soi. C’est donc sur la base de la constitution interne du patient que se constitue la perceptibilité du phénomène. N’oublions pas en effet que la sensation est une altération (alloiosis), c’est-à-dire un changement d’ordre qualitatif : le patient doit être lui-même modifié par l’agent. Son état interne doit s’altérer, changer. La sensation est ainsi la dimension subjective, c’est-à-dire vécue par le patient, de l’altération – et non l’altération en tant que telle. La sensation en tant qu’altération du patient n’est donc rendue possible que parce qu’elle actualise une différence spécifique, de degré, qui est un seuil de perceptibilité : Aristote souligne explicitement le fait que nous ne percevons pas ce qui se présente selon un degré égal à celui de l’organe. Ce qui signifie que le phénomène, en tant qu’il peut apparaître au patient sous la forme d’une altération – puisque la sensation réside dans le sentant – actualise donc une différence de potentiel : l’altération, pour pouvoir être perçue, doit se présenter comme une différence de potentiel dans la possession de cette nature commune que l’agent partage avec le patient. Sans cette différence, l’altération ne peut pas être sentie. Le semblable ne peut pas en effet laisser survenir la sensation, il est synonyme d’anesthésie : “le semblable, ce qui est tout à fait et en tout sens indifférencié, ne peut raisonnablement être d’aucune façon affecté par son semblable” (G. et C. I, 7, 323 b 18 nous soulignons).

Le fait qu’Aristote définisse le semblable comme étant indifférencié implique donc que tout phénomène, c’est-à-dire ce qui apparaît à un patient, présuppose une différence de degré, ou d’espèce, au sein d’une nature commune générique, afin de pouvoir être perçu en tant qu’altération. Pour pâtir, il faut nécessairement différer en espèce et en puissance, afin de pouvoir devenir semblable en acte, c’est-à-dire afin de produire un acte commun qui est celui de la sensation en tant qu’elle actualise la nature commune du genre. Cette actualisation du genre se produit alors comme forme : l’acte commun de l’agent et du patient ne signifie en aucun cas que l’agent devienne identique au patient, mais qu’entre eux apparaît soudain quelque chose, la sensation. La morphogenèse est une pathogenèse, une genèse pathique.

 

Dans le cadre de la perception visuelle, la couleur est alors engendrée en tant que forme sous l’effet d’une différence de chaleur. En effet, la contrariété spécifique qui est ici à l’œuvre est l’effet de la rencontre entre un agent de nature ignée et un patient qui a la propriété d’être froid. Le principe de dissemblance qui préside à la morphogenèse de la couleur repose sur la rencontre de la lumière, qui est une substance ignée tout à la fois sèche et chaude, et de l’œil, “matière de la vue” (D.A. II, 412 b 20), en tout point contraire à la lumière. Voici comment Aristote décrit l’œil dans le De sensu :

 

 

“Il apparaît en effet que ce qui s’écoule des yeux en état de décomposition, c’est de l’eau, que chez les tout jeunes embryons ce liquide est extrêmement froid et brillant, et que le blanc de l’œil chez les animaux sanguins est gras et huileux, cela afin que l’humide de l’œil ne se solidifie pas. Et c’est pour cette raison que l’œil est la partie du corps la moins sensible au froid. Personne en effet n’a jamais ressenti le froid sous les paupières.»

De sensu, 438 a 18-23

 

L’œil conjugue donc les propriétés qualitative suivantes : c’est un milieu humide, liquide et froid. Ce qui signifie qu’il est apte à pâtir d’une puissance dissemblante, à la fois sèche et chaude, et donc de la lumière en tant que celle-ci est réalisée en entéléchie sous l’action du feu (D.A. II 7418 b 11). Le feu étant à la fois sec et chaud, il possède les propriétés qualitatives strictement contraires à celles de l’œil, et peut alors opérer en tant qu’agent afin d’altérer cette matière qu’est l’œil. Les principes de contrariété qui fondent la phénoménalité sont ici réunis afin de produire une communauté en acte, c’est-à-dire une forme, en l’occurrence la couleur.

 

Le statut ontologique de la couleur est le suivant : la couleur n’est pas un corps (elle n’est ni air, ni feu, ni eau) ni une chose perçue, c’est un effet produit par la présence en acte des contraires. C’est une différence de potentiel entre une matière extrêmement froide et un agent extrêmement chaud. Là où agent et patient diffèrent au plus haut point, se produit une sensation qui est une altération de la matière réceptrice.

La lumière produite par la substance ignée qu’est le feu joue donc ici le rôle de moteur et d’agent, le liquide froid contenu dans la pupille fait office de réceptacle, matière qui effectue le changement et qui s’altère, enfin, ce en quoi la matière est changée, c’est la forme, c’est-à-dire la couleur. La couleur implique la participation de l’agent et du patient, elle est l’entéléchie de leur rencontre. La forme est ici le quomodo, la façon d’être du changement, c’est-à-dire la manière dont la matière est elle-même affectée par la puissance de l’altérité de l’agent, qui lui donne une certaine configuration en agissant sur elle. La couleur est alors la forme de la matière du diaphane contenue dans l’oeil. Si l’oeil est bien matière de la vue, passivité réceptrice synonyme de puissance de devenir semblable en acte, et si la lumière est bien l’agent igné capable d’agir sur son autre, alors ce qu’il en résulte est la couleur comme effet de structuration de la matière de l’oeil par la lumière.

 

La forme que prend l’entéléchie est donc l’actualisation de cette communauté originaire de l’agent et du patient. D’abord matérielle, puisqu’elle désigne la nature du substrat en tant qu’il réalise l’union naturelle de la relation pathique, cette communauté apparaît dans la mesure où elle s’actualise, c’est-à-dire devient sensible, est engendrée en acte par l’agent et le réceptacle, en tant que ce dernier est un être sentant. Si le substrat de l’union naturelle, d’abord virtuel, demande ainsi à s’exprimer à travers des phénomènes, c’est parce que être, pour la communautéoriginaire, c’est s’actualiser, c’est-à-dire produire une différence au sein du substrat, à travers un processus de rencontre entre des individus déterminés comme des pôles de contrariété. La couleur est cette façon dont s’exprime en acte la puissance de la nature commune, virtuelle, du diaphane : la genèse de la couleur, dans la différence qu’implique la contrariété de ses causes, manifeste alors autant de phénomènes colorés qui expriment la participation à un seul et même devenir qui réalise en acte la communauté ontologique du sentant et du senti. C’est parce qu’il est d’abord un réceptacle de la lumière que l’oeil peut non seulement voir mais aussi participer à la couleur.

 

 

 

1. Henri Poincaré, La science et l’hypothèse, éd. Flammarion (Paris, 1968), p. 245

 

Eric Beauron

 

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