Au crŽpuscule

 

 

 

 

Jean FrŽdŽric Oberlin, pasteur philanthrope, patriarche dĠune petite communautŽ dans le massif alsacien du Ban de la Roche, accueillit un soir dĠhiver 1778 Jacob Lenz, que lui envoyait Kaufmann, un ami commun, mŽdecin ˆ Strasbourg. Ce pote de 27 ans, Žlve de Kant, Žtait lĠun des auteurs du mouvement Sturm und Drang, et Oberlin avait lu ses pices ; mais depuis sa rupture avec Goethe et son expulsion de Weimar, en 1777, il nĠavait plus rien Žcrit et errait en proie ˆ la folie. Ce Kaufmann pensa que le charisme dĠOberlin pourrait rŽgŽnŽrer le jeune pote et lui permettre de retrouver une vie normale. Mais ce fut un Žchec ; les crises rŽpŽtŽes de Lenz, et surtout ses tentatives de suicide, contraignirent Oberlin ˆ le renvoyer un mois plus tard ˆ Strasbourg. De cet Žchec nous avons deux tŽmoignages : le journal dĠOberlin, et le rŽcit de BŸchner inspirŽ de la lecture de ce journal, en 1835[1].

Du compte-rendu dĠOberlin on extraira aisŽment, et malgrŽ lĠanachronisme, les critres diagnostiques de la psychiatrie : Žtats dĠexcitation atypique (ds la premire nuit on le retrouve dans lĠeau du bassin ; il sĠenduit le visage de cendres ; il sĠenfuit, court dans toutes les directions) ; idŽes dŽlirantes (conviction que son amie est morte ; tentative de rŽsurrection dĠune enfant morte portant le mme prŽnom que cette amie) ; hallucinations probables (apparitions dĠanges dans le ciel, ou de Ç hiŽroglyphes È montrŽs du doigt) ; signes de discordance (Žclats de rire soudains ; paroles trs violentes dites Ç sans le moindre Žmoi È voire Ç sur un ton aimable È ; phrases Ç incompltes È ou Ç hachŽes È, cris : Ç Ah !...Ah !... RŽconfort divinÉahÉdivinÉ È). Oberlin est Žmu de compassion et bouleversŽ par ce quĠil appelle un Ç martyre È, mais ses exhortations sont impuissantes ˆ adoucir Lenz durablement. DĠaprs lui Lenz, qui a trop lu de livres ˆ la mode et a eu Ç un commerce rŽpŽtŽ avec les femmes È, est victime de la civilisation moderne (Rousseau meurt prŽcisŽment cette mme annŽe 1778) ; puisquĠil erre depuis quĠil a quittŽ la maison paternelle, il sĠagit de lĠaider ˆ renouer avec son pre, pasteur lui aussi, selon le modle ŽvangŽlique du fils prodigue. Mais lĠangoisse provoquŽe par les tentatives de suicide est la plus forte : dŽfenestrations, coups de tte contre les murs ; Oberlin cde quand il voit sa femme terrifiŽe par le jeune homme brandissant des ciseaux devant elle. Son journal nĠa pas seulement pour but la justification explicite quĠon lit ˆ la fin (sa femme et lui ont fait tout ce quĠils ont pu), il reconna”t lĠimpuissance ˆ sauver ce Ç malheureux patient È, quĠOberlin ne peut plus alors que recommander aux prires de sa communautŽ.

BŸchner, lui, nĠa pas connu Lenz. CĠest pourtant son tŽmoignage qui nous importe. Loin dĠtre une extrapolation, une fiction conue, comme on dit, Ç ˆ partir de faits rŽels È, ce tŽmoignage-lˆ franchit les limites de la simple observation : cĠest une interprŽtation de la folie. Il en rŽsulte un dŽplacement essentiel par rapport au texte dĠOberlin : si BŸchner le suit jusquĠˆ en recopier littŽralement certains passages, les rapports dĠimportance sont totalement remaniŽs ; il rŽduit considŽrablement les passages spectaculaires qui avaient causŽ lĠangoisse de lĠentourage, tentatives de suicide et manifestations dŽlirantes, et dŽveloppe en revanche ce dont Oberlin nĠa pas dit un mot, parce quĠil nĠy Žtait pas, parce que Lenz nĠa pas pu le lui dire, mais que BŸchner a pourtant entendu : ce qui sĠest passŽ dans la solitude de la montagne, au ban de la Roche. Cette solitude prend alors un tour paradoxal dĠtre dite, interprŽtŽe, donc transmise. LĠintuition de BŸchner, gŽnial prŽcurseur de Freud ˆ cet Žgard, revient ˆ indiquer que lĠessentiel de la folie nĠest pas dans les faits anormaux qui troublent lĠordre public. Au contraire, les Žpisodes dŽlirants sont encore les moments les plus heureux ; quant aux bains, dŽfenestrations, coups de tte contre les murs, etc, ils ne viennent pas dĠun dŽsir de se tuer, mais reprŽsentent lĠultime moyen de retrouver, par la douleur, une sensation corporelle, quand le corps lui-mme est en train de dispara”tre. Tout ce quĠobserve Oberlin nĠest que lĠeffet de cette nŽantisation, la tentative dŽsespŽrŽe dĠy Žchapper. Quand le journal du pasteur commence par lĠarrivŽe de Lenz chez lui le 20 janvier, BŸchner Žcrit ce qui sĠest passŽ avant, lˆ-bas dans la montagne, ce mme 20 janvier.

 

 Dans la montagne, Lenz a perdu son corps. Ç Au commencement (Anfangs) a poussait dans sa poitrine È (drŠngte es ihm in der Brust) ; Ç a poussait, a lĠoppressait et il cherchait en lui quelque chose comme des rves perdus È (es drŠngte in ihm, er suchte nach etwas, wie nach verlornen TrŠumen), mais en vain : ˆ cette poussŽe ne correspond aucune reprŽsentation psychique, de mme que le corps ne ressent aucune fatigue de la longue marche en montagne. Pas dĠimaginaire, pas de corps. La force qui pousse, der Drang, ne trouve pas dans le corps la source ni le but dont Freud qualifiait les autres composantes de la pulsion. A la place surgit le monde et ses phŽnomnes : ˆ partir de lĠinfime bruit dĠŽboulis qui dŽclencha der Drang, toute la nature bouge, sĠŽbroue ; la phrase, rŽveillŽe, gonfle et sĠamplifie interminablement et nous fait entendre lĠassaut (Sturm) tumultueux, tonitruant du silence du monde dans la poitrine de Lenz, jusquĠˆ la fissurer[2]. Le monde se rue dans un corps dŽsaffectŽ dont la bouche et les yeux sont grands ouverts, weit offen ; ils ne battent pas de ce clignement et cette respiration rythmiques par lesquels un corps vivant le laisserait entrer et sortir comme son h™te. Lˆ o faillit la pulsation vitale Žclate la passion du Sturm und Drang. Et son ironie tragique : Lenz croit dĠabord aspirer en lui der Sturm, la tempte du monde, en son entier ; la Terre lui semble petite, le paysage tellement exigu quĠil a peur de sĠy cogner, et quĠil sĠŽtonne du temps nŽcessaire pour aller dĠun endroit ˆ lĠautre. Tout embrasser, tout Žtreindre.

 Mais cĠest lĠinverse qui se produit. Le monde ne lĠa entirement traversŽ que pour le quitter entirement, loin de lui (weit von ihm) dans un assaut ˆ lĠenvers : tout sĠŽvapore. La folie de Lenz vient de cette dŽb‰cle quĠil essaye dŽsespŽrŽment d'endiguer en sĠagrippant au monde : Ç la pensŽe sans recours que tout nĠŽtait que son rve sĠouvrait devant lui (É); il se collait (er drŠngte sich) contre les choses, cĠŽtaient des ombres (es waren Schatten), la vie sĠŽchappait de lui (das Leben wich aus ihm)È. Les crises les plus terribles ont lieu ˆ la tombŽe du jour, au crŽpuscule, quand disparaissent les choses dans une obscuritŽ Žnigmatique (unheimliche Dunkel) ; elles ne sont rŽellement plus que des ombres. De mme, c'est rŽellement que les mots disparaissent quand la phrase se termine : Lenz parle sans cesse ˆ tel point quĠon entend dans sa chambre comme un bruit de toupie bourdonnante, prŽcisŽment pour que dans ce vertige son discours ne sĠarrte jamais. Ç Il pensait alors quĠil fallait quĠil garde et redise sans arrt le dernier mot quĠil avait dit È. De mme enfin, c'est rŽellement que les gens disparaissent quand ils ne sont plus dans la mme pice que lui. Lenz se cramponne ˆ Oberlin Ç comme sĠil avait voulu sĠenfoncer en lui È, as wolle er sich in ihn drŠngen[3]. Et avec les choses, les mots et les visages des autres, cĠest sa propre vie qui sĠŽchappe de Lenz, malgrŽ ce Drang dŽsespŽrŽ pour la retenir. ĉtre seul cĠest tre mort. DŽnouŽ dĠimaginaire, Lenz nĠa trouvŽ aucun rve en lui, et certes il a alors peru ouvertement lĠextraordinaire rumeur du monde, plus rien nĠy faisant obstacle.

En rester ˆ ce premier temps, voilˆ lĠutopie de la Nature :

Ç Ce devait tre (es mŸsse sein) un sentiment de voluptŽ infinie dĠtre ainsi touchŽ par la vie profonde de toute forme, dĠavoir une ‰me pour les cailloux, les mŽtaux, lĠeau et les plantes ; et dĠabsorber ainsi en soi-mme comme en rve le moindre tre prŽsent dans la nature, comme les fleurs absorbent lĠtre ˆ mesure que cro”t et dŽcro”t la lune (É). Il y avait en tout une harmonie inexprimable, une tonalitŽ, une fŽlicitŽÉ È[4]

            Cet idŽal, cĠest ce qui devrait tre, et Lenz a pu (imagine BŸchner) le confier ˆ Oberlin lors dĠune conversation. Mais en rŽalitŽ lĠextase du premier moment ne tient pas : Lenz assiste aussit™t aprs au reflux du monde, dont il se demande alors sĠil nĠest pas quĠun rve inconsistant, un jeu dĠombres dŽsincarnŽes. La dissonance au lieu de lĠharmonie ; le Sturm, dĠabord Ç grondement formidable È, Ç chants dĠallŽgresse sauvage que [les voix] auraient voulu dŽdier ˆ la terreÈ[5], dans un Žlan sublime et apocalyptique, sĠeffondre en un silence hurlant. Le ravissement est alors angoisse, ˆ propos de laquelle BŸchner multiplie les noms de lĠindicible : namenlose, unnenbare, sonderbare, unbeschreibliche, unaussprechlicheÉ Pire que la douleur et la mort, lĠangoisse est ce qui reste quand rien ne reste. DĠune telle expŽrience Lenz ne peut tŽmoigner auprs dĠOberlin, sinon en une seule tentative :

Ç Voyez-vous, monsieur le Pasteur, si seulement je ne devais plus entendre tout a, cela mĠaiderait bien – Et quoi donc, mon cher ? – Vous nĠentendez donc pas, vous nĠentendez donc pas (hšren Sie denn nichts) la voix Žpouvantable qui crie partout ˆ lĠhorizon et quĠon appelle ordinairement le silence ? È

            Oberlin ne peut rŽpondre, il lui est impossible d'entendre ce hurlement[6]. Le soir mme a lieu une nouvelle dŽfenestration, qui dŽcidera Oberlin ˆ le faire embarquer le lendemain. Le corps de Lenz fait en tombant un bruit si fort Ç quĠil sembla impossible ˆ Oberlin que ce bruit pžt provenir de la chute dĠun homme È[7], prŽcise BŸchner. La chute de Lenz est, comme expŽrience, intransmissible.

            Les premiers jours, une solution semble se profiler du c™tŽ de l'engagement religieux. Oberlin confie son prche ˆ l'ancien Žtudiant en thŽologie, et la prire, les chants en commun, dans l'Žglise, appelant au salut par la souffrance, assurent un moment de rŽconfort (Trost) ˆ Lenz, voluptŽ provoquŽe par la poussŽe (Drang) de la musique en lui. Mais, ˆ nouveau, a ne tient pas; aussit™t la messe dite, loin du soulagement durable que confre la communion, c'est une angoisse de dissolution qui s'empare de lui (es war ihm, als mŸsse er sich auflšsen, Ç il lui semblait qu'il allait devoir se dissoudre È). Aprs l'Žchec de la rŽsurrection de l'enfant mort, ce doublon de Lenz, la rupture est consommŽe avec la voie religieuse : Ç ah, oui... la consolation divine (gšttlicher Trost)... È rŽpond-il aux appels ˆ l'espŽrance du pasteur dans une dŽrision consternŽe. Oberlin ne peut savoir ˆ quel point de certitude l'athŽisme s'est  accrochŽ au jeune homme quand l'appel lancŽ ˆ l'enfant, Ç lve-toi et marche È, n'eut d'autre retour que l'Žcho absurde renvoyŽ par les murs, Ç comme s'ils se moquaient È. Quand seuls les murs rŽpondent, la force de la parole s'effondre en une farce grotesque : la parole ne s'appuie plus sur JŽsus pour puiser sa force en lui ; elle n'est plus que l'imitation dŽrisoire d'un discours dont elle dŽvoile l'imposture. La certitude s'oppose alors ˆ la foi. On doit ˆ Lacan d'avoir articulŽ cette luciditŽ psychotique ˆ la rŽvŽlation d'une imposture frappant la figure paternelle, quand le pre prŽtend incarner la Loi avec une rigiditŽ obscne, au lieu de la transmettre : ce fut, semble-t-il, le cas du pre de Lenz, pasteur, puis surintendant gŽnŽral de l'Eglise luthŽrienne de Livonie, qui imposa la voie religieuse ˆ tous ses fils, chassant le seul d'entre eux, Jacob, qui avait osŽ la refuser.

 Ç Les effets ravageants de la figure paternelle sĠobservent avec une particulire frŽquence dans les cas o le pre a rŽellement la fonction de lŽgislateur ou sĠen prŽvaut, quĠil soit en fait de ceux qui font les lois ou quĠils se pose en pilier de la foi, en parangon de lĠintŽgritŽ ou de la dŽvotion, en vertueux ou en virtuose (É), tous idŽaux qui ne lui offrent que trop dĠoccasions dĠtre en posture de dŽmŽrite, dĠinsuffisance, voire de fraude (É). Nul de ceux qui pratiquent lĠanalyse des enfants ne niera que le mensonge de la conduite ne soit par eux peru jusquĠau ravage È[8].

Ainsi du pre de Schreber, Žducateur fanatique et rŽformateur social : pas Žtonnant que lĠenfant dĠun tel pre,

 Ç ˆ lĠinstar du mousse de la pche cŽlbre de PrŽvert, envoie balader (werwerfe) la baleine de lĠimposture, aprs en avoir, selon le trait de ce morceau immortel, percŽ la trame de pre en part È

            Oberlin et Kaufmann, dans leur morale paternaliste, font du retour chez le pre un idŽal Žducatif. Ils oublient que, selon l'Evangile, le retour du fils prodigue n'est une bonne nouvelle que dans la mesure o le pre s'en rŽjouit, faisant rŽsonner par la joie des retrouvailles une toute autre dimension que celle du jugement. Dans le texte de BŸchner, au contraire, le seul moment o Lenz accde ˆ une parole vraie qui lui fait enfin perdre Ç toute sensation de lui-mme È sans que cette perte soit un terrifiant vidage, est prŽcisŽment interrompu par Kaufmann qui lui conseille de retrouver son pre. S'ensuit une rŽaction violente : Ç Partir d'ici, partir ? Chez lui ? Devenir fou lˆ-bas ? (...) Laissez-moi donc tranquille ! È[9] Il serait vain et na•f de prŽtendre trouver dans l'Ïuvre du Lenz historique des signes de folie. Le lecteur est seulement frappŽ par la dŽrision qui y rgne de bout en bout, et qui dŽvie la comŽdie, genre dont se rŽclamait le jeune Žcrivain, dans un sens bien particulier. Si la comŽdie veut depuis Plaute que les pres y soient ridicules, ici une inflexion grinante et obscne est Žtendue ˆ tous les personnages, et frappe donc aussi le dŽsir des jeunes gens. Le ridicule paternel n'est plus l'obstacle gr‰ce auquel s'affirme le dŽsir, c'est au contraire le modle d'une mascarade gŽnŽrale empchant tout dŽsir d'advenir. Aprs sa liaison avec une Juliette de pacotille, le jeune prŽcepteur LaŸffer n'a d'autre projet que de s'Žmasculer, idŽe qu'il met bient™t en application (Le PrŽcepteur) : c'est le ChŽrubin de Beaumarchais qui s'automutilerait faute de pouvoir tre initiŽ au Ç feu È par un rŽgiment. Et la pice Les Soldats, Žcrite deux ans plus tard, se conclut en annonant le salut de l'HumanitŽ dans l'institution de bordels pour militaires[10]. La dŽrision dont nous parlons n'est pas l'ironie. On sait par Goethe que Lenz, qui dŽtestait Voltaire et l'esprit franais en gŽnŽral, avait Žcrit un traitŽ de rŽforme sociale dŽfendant trs sŽrieusement ce projet de bordels pour soldats.

            Revenons cependant ˆ ce moment d'ouverture ˆ la parole interrompu par Kaufmann. Lenz y rejette l'idŽalisme en art, cet idŽalisme par lequel le public prŽfre applaudir ˆ des pantins, des marionnettes, plut™t que d'avoir la moindre idŽe de ce qu'il appelle Ç la rŽalitŽ È. Ils prŽfrent les belles singeries ˆ l'imitation vraie. Ce passage est directement issu des Notes sur le ThŽ‰tre du Lenz historique, texte dŽterminant pour le propre thŽ‰tre de BŸchner[11]. Les vraies gŽnies au contraire, poursuit Lenz, sont ceux qui comme Shakespeare savent restituer la vie dans l'art, Ç la vie du plus humble des tres È; pour cela, il leur a fallu Çouvrir les yeux et les oreilles È. Mais alors, voilˆ le point crucial, le point de bifurcation : car ˆ Lenz l'anti-idŽaliste, qui avait, lors de sa traversŽe de la montagne, Ç la bouche et les yeux grands ouverts Èˆ la rŽalitŽ, cette rŽalitŽ apparut pourtant dans toute sa vacuitŽ comme un pur dŽcor, peuplŽ d'ombres sans vie. Or il nous semble qu'en ce point BŸchner intervient pour Lenz, en prolongeant son discours d'une prŽcision d'autant plus dŽcisive qu'on ne trouvera rien de tel dans les textes du Lenz historique. Que nos yeux et nos oreilles s'ouvrent suppose en effet une condition :

 Ç il faut aimer l'humanitŽ pour pŽnŽtrer dans l'tre profond de chacun, personne ne doit tre jugŽ trop petit, trop laid; c'est seulement ˆ cette condition qu'on peut les comprendre; le visage le plus insignifiant fait une impression plus profonde que le simple sentiment du beau È[12]

 Par cet amour qui n'a ˆ voir ni avec la morale ni avec le Bien, BŸchner redonne vie ˆ l'enfant mort Lenz; il prte aux paroles du Lenz historique un sens nouveau, inŽdit: c'est une interprŽtation. Et de donner l'exemple d'un tableau hollandais reprŽsentant l'Žpisode des disciples d'EmmaŸs. BŸchner se base sur l'Evangile de Luc, dont nous saisissons l'Žtonnante analogie avec tout ce que vit Lenz : mme crŽpuscule ( Ç le soir approche et le jour baisse È, Lc 24, 29), mme frayeur pour les disciples, mme tentative de retenir ˆ soi l'autre Žtranger. Mais, ˆ l'inverse des ombres revenues du royaume des Morts (telles le pre de Hamlet), l'apparition de cet Žtranger suit un jeu inŽdit de cache-cache : aussit™t reconnu comme JŽsus Christ, il dispara”t comme un voleur[13]; aussit™t les yeux se sont-ils ouverts qu'ils ne peuvent plus voir cela mme qui leur a permis de s'ouvrir. Le monde n'est pas entier, il est trouŽ d'une absence; mais c'est par cette absence, ˆ laquelle la parole rend tŽmoignage, qu'il se maintient vivant et que le corps se soutient. Dans ce corps debout, et pas ˆ quatre pattes, la vie ne fait que passer. Sans quoi on la laisse Ç aller È, comme le dit terriblement BŸchner dans sa dernire phrase (so lebte er hin, Ç ainsi laissa-t-il ds lors aller sa vie È), certes sans angoisse, et en faisant Ç comme font les autres È; mais sans dŽsir et dans un Ç vide affreux È.

 

Ga‘l Gratet - fŽvrier 2009

 

 

 

 

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[1] RŽunis dans une Ždition rŽcente : Georg BŸchner, Lenz, Žd. Points, 2007, trad.fr. Jean-Pierre Lefebvre. On y trouvera Žgalement le texte de Paul Celan, Le Dialogue dans la montagne. Les citations du texte original viennent de Georg BŸchner, SŠmtliche Werke und Briefe, DTV, 1965.

[2] Riss es ihm in der Brust (Ç a lui faisait une dŽchirure dans la poitrine È). Plus loin : die Welt (É) hatte einen ungeheuern Riss  le monde avait une gigantesque fissure È). Faille du monde, schize, dans laquelle chute le sujet faute dĠun corps pour lĠhabiller.

[3] CĠest certainement ce type de comportement avide quĠil a eu avec Goethe, lĠimitant en tout, collant ˆ son personnage, de son style ˆ ses choix amoureux (Frederike Brion, dont il est question dans le texte, est lĠancienne fiancŽe de Goethe ), bref se faisant son ombre jusquĠˆ ce que celui-ci, exaspŽrŽ, rompe avec lui. Goethe et Lenz Žtaient au dŽpart deux Ç frres È dont le gŽnie de l'un fut reconnu et cŽlŽbrŽ, celui de l'autre non. Goethe refusa la publication de pices Žcrites par Lenz sur leur relation (l'une est intitulŽe Ç notre mariage È, Unsere Ehe); il garda un secret absolu (bržlant toute leur correspondance) sur l'Žpisode qui provoqua sa rupture dŽfinitive. C'est aprs cette rupture que survinrent les premiers signes de maladie mentale. Plus tard, Goethe trouva en Schiller le nouveau gŽnie, cette fois solide, ˆ qui se mesurer et avec qui travailler. Le premier acte de Pandaemonium Germanicum, de Lenz, publiŽ aprs sa mort en 1819 du fait de la censure de Goethe, montre les deux potes gravissant une montagne. Goethe franchit tous les obstacles Ç d'un bond È, alors que Lenz marche ˆ quatre pattes et tente pŽniblement de se mettre debout. Allusion ironique, certes, aux thŽories de Rousseau sur l'homme primitif, mais dans laquelle se dit aussi l'inŽgalitŽ profonde entre les deux hommes. Ç LENZ – Cette escalade m'a fait monter le sang ˆ la tte. ï si seul. PuissŽ-je mourir ! Je vois bien des traces ici, mais toutes mnent vers le bas, aucune vers le haut. Doux JŽsus, si seul È (trad. Hugo Hengl, Žditions Grges, 2003). BŸchner a assurŽment lu cette pice (dans l'Ždition  Tieck de 1828).

[4] Traduction JP Lefebvre, op. cit., p.31

[5] op. cit. p.22

[6] op.cit., p.53. Le cŽlbre pome de Goethe Der Erlkšnig (Le Roi des Aulnes), de 1782, peut faire Žcho ˆ ce passage : Ç Mon pre, mon pre,  n'entends-tu pas (hšrest du nicht) / Ce que le Roi des Aulnes me promet ˆ voix basse ? È ; Ç Mon pre, mon pre, ne vois-tu pas lˆ-bas (siehst du nicht dort) / Les filles du Roi des Aulnes dans ce lieu sombre ? È. Le pre nĠentend ni ne voit, et lĠenfant meurt. BŸchner fait un pas de plus : ce que Oberlin ne voit ni nĠentend nĠa pas de contenu (hallucination), cĠest le vide mme du monde.

[7] Ibid.

[8]Ecrits , Seuil, 1966, p.579

[9] Trad. Lefebvre, op. cit., p.36

[10] Ç nous aurions des milliers de malheureuses en moins. La sociŽtŽ, ruinŽe par nos dŽsordres, serait de nouveau florissante È, etc (Jacob Lenz, ThŽ‰tre, l'Arche Žd., p.298). 

[11] Sur l'obsession bŸchnerienne de l'art comme spectacle de pantins, on se reportera au texte essentiel de Paul Celan, Le MŽridien.

[12]Lenz, op.cit. p.34. BŸchner a par ailleurs traduit le thŽ‰tre de Hugo, chez qui on trouve une conception trs proche.

[13]Ç Alors leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut ˆ leurs regards. È, Lc 24, 31. Ç Voici que je viens comme un voleur È, Ap 16, 15.