Le statut juridique du corps humain :

entre "personne" et "chose parmi les choses"1.

 

 

 

 

 

 

Si nous devions interroger le propre de la personne comme corps, son individualité existante, et dans le même temps son caractère de chose, et le caractère proprioceptif d’être-une-chose, nous devrions avoir recours à une pensée qui établit ces correspondances et nous permet de cerner les problèmes qu’elles suscitent. Cette pensée nous est en un sens bien connue : c’est le droit comme discipline propre et la philosophie du droit qui en constituent le socle.

Trois raisons, plus particulièrement, devraient nous convaincre d’interroger le propre d’une chose dans le cadre de cette normativité et de ce mode d’organisation du réel qu’est le droit.

La première tient aux débats sur le statut juridique du corps humain. Le législateur se trouve sommé de légiférer, en réponse au développement de pratiques de fait engageant le corps humain (qui posent le problème du droit applicable à ces actions, de leurs conditions, licéité ou illicéité), comme aux différentes revendications de droits en vertu de la liberté de disposer de son corps (c'est le cas du droit à l’avortement). Or le corps est le grand absent de notre droit, civil plus précisément, celui qui concerne les personnes, les relations entre elles, la gestion des biens et la propriété.

Les termes de ce débat ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des deux raisons suivantes qui, du moins, permettent d’en mesurer la problématicité.

La seconde tient au statut et à la place donnés à la catégorie de chose par et dans le droit. Le droit n’a affaire qu’à des personnes ou des choses, et son rôle est d’organiser les relations entre personnes, et de personnes à choses. Seules les premières sont des sujets de droits, les choses n’intervenant que comme objets de droit.

Enfin le droit n’est pas, ou n’est plus, une réalité si particulière que cela. Il s’est opéré, avec la modernité, un glissement de la notion et par conséquent du domaine d’opérativité du droit. La conception moderne du droit, contemporaine de l’émergence des droits de l’homme, autorise par définition une extension des droits et du langage du droit en dehors de sa sphère "d’origine", tendant à investir toutes les dimensions de l’existence humaine.

 

Que peut-on lire de ce débat qui anime et divise les juristes depuis maintenant plusieurs décennies ? Que les biotechnologies, en rendant possible la conservation hors du corps humain de certains de ses éléments et des manipulations sur ceux-ci ou sur le corps en son entier, ont projeté ce dernier sur la scène juridique. Elles ont objectivé le corps, lui ont donné de fait une réalité juridique, obligeant le droit à le considérer comme objet. Objet pour le droit et pas encore réel objet de droit, en lequel l’homme pourrait placer sa volonté et dont il pourrait disposer, puisque le droit ne lui reconnaît pas à proprement parler de réalité, c’est-à-dire la qualité de ce qui existe en tant que chose (Jean-Pierre Baud, L’Affaire de la main volée).

 

Le législateur, pour appréhender cet objet particulier qu’est le corps, n’a d’autres catégories à sa disposition que celle de personne ou celle de chose. Certes, on peut considérer le corps comme une chose particulière, c’en est une, tout à la fois que l’on est et que l’on a, si l’on veut rester dans cette terminologie-là, qui se donne sous un rapport différent selon qu’on le considère du point de vue de l’expérience subjective ou du regard d’autrui, par exemple. Cela ne semble pas être la préoccupation du juriste. Son problème, c’est qu’un même objet, pour employer ce terme dans un sens très général, ne peut pas être à la fois personne et chose, sujet et objet. Il faut trancher, et ranger le corps sous l’une ou l’autre de ces catégories.

Pour reconnaître un droit sur quelque chose, il faut qu’il y ait extériorité, il faut qu’il y ait un sujet et un objet : un sujet ne peut être en même temps objet, et inversement.

Donc pour que la personne ait un droit sur son corps, il faut reconnaître au corps le statut d’objet (de droit), c’est-à-dire de chose.

 

La question que se posent les juristes s’énonce ainsi : déterminer si la personne a un droit réel sur son corps, ce qui implique de définir quel est le rapport qu’elle entretient à son corps, donc, en définitive, définir ce qu’est le corps, ou plus exactement lui donner un statut. Et dans ce système binaire, il n’y a de choix qu’entre consubstantialité de la personne et du corps, ce qui signifie que la personne est son corps, ou extériorité de la personne à son corps, ce qui revient à dire que la personne a un corps. Il semble donc n’y avoir d’autre alternative qu’entre personne et chose, être et avoir.  La qualification de ce rapport ne se limite pas à une simple question de langage : celui-ci a dans le droit une efficacité, il a des conséquences juridiques, déclinables en droits.

Or notre droit civil ignore tout simplement le corps. Pour toute réponse aux pratiques nécessitant un appareillage juridique légal, on ne peut se référer qu'à un grand principe, celui de l'indisponibilité de la personne humaine, et à un article unique, l'article 1128 du Code  Civil : "Il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent faire l'objet de conventions." Une personne ne peut disposer d'une chose et l'aliéner (la vendre, la louer, l'échanger…), que pour autant qu'il lui est reconnu un droit de propriété sur cette chose.

 

Notre question serait plutôt de savoir de quoi l’on parle, lorsque l’on cherche à déterminer sous quel mode se donne le rapport de la personne à son corps. Le rôle du juriste est-il de déterminer quel doit être, sur le plan juridique, le rapport le plus acceptable ? Et le plus acceptable dans ses conséquences juridiques, ou également dans ses présupposés et implications moraux ? Le droit doit-il plutôt chercher à déterminer quelle est la « réalité » de ce rapport, comment se donne le corps pour la personne, ce qui nécessiterait non de s’en tenir aux philosophies morales (et à Gabriel Marcel), mais d’en appeler à la psychanalyse ou à la phénoménologie ? Ce que fait peu le  droit ; il faudrait aussi pour cela accepter que le corps ne se donne pas sous un mode univoque.

De quoi parle-t-on aussi lorsque l’on parle de corps ou lorsque l’on parle de personne ? Il semble que le droit ne soit pas loin, parfois, de considérer le vivant et le corps humain interchangeables, de confondre la personne juridique, qui n’est qu’une abstraction, une représentation, et la personne humaine.

Il reste à savoir si ces catégories à disposition du juriste pour organiser son monde ne se sont pas gonflées de significations différentes au cours de l’histoire, que le juriste ne fait pas toujours le travail de discriminer, et si elles sont vraiment efficaces, opérantes, pour appréhender des rapports qui excèdent le cadre juridique "premier", et pour répondre à l’exigence actuelle des juristes, exigence de justice certes, mais quand même doublée d’une exigence éthique.

 

Il faut ici revenir aux sources de notre droit, et de ses catégories, c’est-à-dire au droit romain. Le Corpus juris civilis est une compilation de mille ans de lois, édits et principes, depuis la Loi des douze Tables, au milieu du Ve siècle avant J.C., premier essai de codification juridique, sommaire certes, jusqu’aux Compilations de Justinien, en 533-534 après J.C. C’est Gaïus, législateur romain du IIe siècle après J.C., qui pose une définition et les principes du droit, que reprendra Justinien, et qui valent toujours pour notre droit actuel.

 

Que dit Gaïus dans ses Institutes ? Que le droit ne reconnaît que deux "réalités" : les personnes et les choses, auxquelles s’ajoutent les actions, qui désignent leur mises en rapport sur le mode juridique. Sa fonction est d’aménager les rapports des personnes entres elles et les relations de personnes à choses. C’est le principe de la Summa divisio, principe qui se donne comme un axiome ou un postulat.

 

Dans ce système, la personne juridique est une fiction censée représenter la personne humaine, mais qui n’est pas le tout de la personne, qui ne correspond même pas à proprement parler à une réalité ; c’est une abstraction. La personne (juridique) est le rôle joué par la personne humaine sur cette scène particulière qu’est la scène juridique.

C’est cette abstraction qui est sujet de droit, ce n’est pas l’individu en lui-même. Non seulement elle n’est pas le tout de l’individu, elle ne le concerne que dans ses affaires publiques, mais elle ne renvoie pas forcément à une personne physique, elle peut être personne morale, désignant une entité, un groupement de personnes.

De plus, il ne suffit pas d’être un être humain pour être une personne juridique. Les esclaves n’ont dans l’Antiquité pas de personnalité juridique, et jusque dans le Code Noir qui définit les esclaves comme des choses et les range sous la catégorie de "biens meubles" qui, comme tels, entrent, eux et leur filiation, dans l’héritage de leur propriétaire.

Enfin, une personne n’est pas tout au long de sa vie une personne juridique. Encore aujourd’hui, et c’est ce qui permet de légitimer l’avortement, le fœtus de moins de 22 semaines est considéré, suivant en cela un avis du Comité d’éthique, comme personne potentielle. C'est un compromis, comme l'est souvent le droit : on ne pas dire que ce n’est pas une personne, mais en même temps le reconnaître comme personne impliquerait de lui reconnaître la personnalité juridique et donc des droits opposables à ceux de la mère (en premier lieu le droit à la vie).

 

La chose est un terme beaucoup plus vague, mais en même temps moins problématique. Il est rarement défini précisément. On peut lui donner, toujours dans le droit, le sens très général d’objet. C’est la définition qu’en donne Pierre Legendre (L’inestimable objet de la transmission) : l’objet, c’est avant tout l’objet du discours, ce dont il est question dans les affaires juridiques et dont on se dispute la cause, et qui en même temps structure tout le système juridique.

Dans ce que la chose recouvre peut se ranger tout ce qui existe, à l’exception de la personne sujet de droit. Elle se définit donc d’abord négativement, au sens où la chose est ce qui n’est pas sujet de droit (et donc est objet de droit), et relativement, une chose n’existant comme chose et ne se définissant comme telle que dans son rapport aux personnes et aux autres choses. Il est d’ailleurs fréquent que ces notions pourtant fondamentales, que sont par exemple la chose mais aussi la personne ou la dignité, soient moins définies en elles-mêmes que dans leurs rapports, voire dans une circularité qui ne renvoie parfois qu’à elles-mêmes.

On peut cependant lui donner un sens un peu plus précis en tant qu’elle est objet de droit et n’existe que par rapport à la personne sujet de droit, c’est qu’elle est ce que l’on peut ou non s’approprier, qui se définit toujours en fonction de la possibilité d’une appropriation. Sens que le droit moderne, à la suite de Hegel, va radicaliser.

 

Gaïus dresse d'ailleurs un tableau des choses et que Justinien reprendra de même  (Institutes, Livre II). Le monde juridique antique connaît deux grandes sortes de choses, dont le droit moderne a fortement restreint le champ.

Les choses de droit divin sont les choses saintes, sacrées et religieuses. Elles sont hors commerce, ce qui signifie qu’on ne peut se les approprier ni les aliéner. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont res nullius, mais qu’elles appartiennent aux divinités.

L’autre catégorie est celle de choses de droit humain, qui se subdivisent elles-mêmes en chose publique et en choses privées. De la chose publique, la res publica, il est dit qu’elle est hors commerce, ce qu’il faut entendre comme propriété de l’État. La chose de droit privée est celle qui est susceptible d’une appropriation par des particuliers.

Mais le droit établit une autre division à l’intérieur des choses de droit privé :

- les choses corporelles, c’est-à-dire tangibles, qui sont animées ou inanimées. Un être humain peut donc être au regard du droit une chose, et comme telle la propriété d’un sujet de droit. La distinction romaine entre personne juridique et chose ne recouvre donc pas la distinction contemporaine, à la suite d’Hegel à nouveau mais aussi de Kant, entre personne humaine et chose.

- Les choses incorporelles : ce sont la succession, l’usufruit et les obligations, en un mot les droits. Cela veut dire que le droit est une chose, c’est-à-dire une propriété, analogie que va renforcer la conception moderne du droit et l’idée de droit de l’homme qui considère le droit comme une propriété. Pas une propriété de la personne juridique, mais de l’individu lui-même.

 

Ce monde juridique est une abstraction, une re-création, on pourrait dire immatérielle, au sens où il ne considère pas les personnes et les choses en elles-mêmes, telles qu’elles existent, mais leur représentation juridique, leur masque, leur rôle, leur personnage.

Gaïus lui-même, dans ses Institutes, emprunte au langage théâtral pour définir le réel juridique comme une scène, sur laquelle apparaissent des acteurs, les personnes sujets de droits, et les éléments du décor que sont les choses, leur mise en rapport étant assurée par les actions, qui sont la mise en scène des procès. Le monde juridique n’est pas le tout du monde humain : c’est un type de normativité parmi d’autres, économique, religieux, moral, etc.

Dans son Traité de droit romain Savigny, juriste allemand du XIXe siècle, rappelle, ce qui est beaucoup moins vrai aujourd’hui, parce qu’il y a une sorte d’homogénéisation ou de confusion des ordres, que l’homme est pris dans trois cercles concentriques : extérieur, médian et intime. Le cercle extérieur c’est la sphère publique, de l'État, qui relève du droit. Le cercle médian c’est la famille, dans laquelle la normativité se partage entre éthique et droit. Enfin le cercle intérieur c’est le moi, domaine de l’intime qui relève de la seule éthique et échappe au droit. Dans cette sphère il n’y a pas de droit car il n’y a pas d’autre. L'intimité c'est aussi le lieu du corps qui, nous dit Hannah Arendt, nous protège du domaine public en ce qu'il est "la seule chose que l'on ne puisse partager même si l'on y consent" (Condition de l'homme moderne).

C’est effectivement une organisation que ménage la conception antique du droit, beaucoup moins la nôtre, où ce qui relève du corps relève de l’intimité, et toujours qu’indirectement du droit, qui ne protège pas l’individu en son corps mais la personne juridique. Le droit canonique se prononcera d’ailleurs beaucoup plus sur les questions liées au corps, à ses épanchements, à la sexualité, que le droit civil,  peut-être peu enclin à prendre en compte cet objet quand même encombrant.

 

Dans l’Antiquité, il n’y a pas à proprement parler de distinction chose/sujet humain au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais une distinction res/personae (juridique). Il n’y a donc pas de droits subjectifs, de droits accordés à l’individu en tant que tel, et un être humain peut être une res pour le droit. Le langage juridique ignore la personne humaine, il traite des personnes, c’est-à-dire des rôles, des statuts personnels. Il n’est pas fait pour tous les hommes, il ne vaut que dans la cité (la sphère publique). Son rôle est de mesurer et d’attribuer à chaque personne ce qui lui est propre, le droit qui lui est attribué (ou les choses, sachant qu’un droit est une chose, une propriété, et est toujours un droit sur une chose).

 

Ce qui vient d’être dit du droit montre déjà assez combien il est peu approprié à accueillir le corps comme objet, dans les réalités qu’il reconnaît et dans le domaine qui est le sien. Mais de plus, ce que recouvrent ces derniers a évolué, ce qui facilite d’autant moins la tâche du législateur actuel.

 

Un glissement de sens du droit et du sujet de droit va s’opérer avec la modernité qui, en même temps qu’elle recentre le droit sur l’individu, va en étendre la sphère de normativité, jusqu'à l'introduire dans ce rapport privé, intime qu'est le rapport de la personne à son corps. On passe du droit comme relation, rapport entre les personnes à l’intérieur de la cité, au droit comme propre et propriété de l’individu.

 

Il n’est pas ici question de discuter de l’origine de l’idée de droit de l’homme, mais d'en dégager les fondements anthropologiques, la conception de l’homme qu'elle implique. Elle se trouve chez Locke, dans son Second traité de gouvernement civil, que l'on peut d'ailleurs tenir comme le théoricien des droits individuels tels qu'ils seront énoncés en 1789.

Le fondement des droits de l’homme est en effet que seul l’individu est un être réel et libre. Le droit n’est plus dérivé de l’observation des rapports entre les hommes à l’intérieur de la cité, celle-ci n'étant pas naturelle à l'homme, mais déduit de la nature même de l’individu, plus exactement de l'individu biologique, isolé. Car sa nature, et c'est le propre du droit moderne, n'est jamais interrogée. Que peut-on dire de cet individu considéré en lui-même, séparé, pour reprendre les termes Pierre Manent (La Cité de l'homme)?

Tout ce que l’on peut en dire est qu'il a des droits, chacun des deux termes ne renvoyant qu'à l'autre. S'il y a une anthropologie possible des droits de l'homme elle est comprise dans cette proposition tautologique : l'homme est celui qui a des droits "qui n'ont d'autre définition que d'être droits de l'homme". C'est ce que relève à juste titre Pierre Manent.

Il est propriétaire de sa personne, il peut donc jouir librement de ses attributs corporels et de ses facultés intellectuelles, la propriété de sa personne lui est accordée par la nature, et de façon inviolable.

C’est le principe dont sont issus tous les droits individuels. La propriété de la personne engendre d’abord la liberté individuelle : qui dit propriété dit droit de disposer, donc d’user et d’abuser. Liberté qui implique pour l’homme le droit de conserver ce qu’il a produit par ses efforts, d’en disposer et de le transmettre.

Droit, propriété et liberté sont donc assimilés. Le droit est droit subjectif que tout homme possède de soi-même. C'est la liberté, conçue comme propriété en tant qu'elle est, selon les termes de Michel Villey, "ce qui est mien et comme tel doit m'être attribué (...) en propre par rapport aux autres, et dont les autres sont exclus" (Le Droit et les droits de l'homme, Théorie des droits de l'homme). La liberté est cet espace délimité par le droit, conçu comme propriété, en tant qu'il est ce qui sépare le mien du tien (Werner Jaeger, Païdeia). Ce sera ainsi que seront définis en 1789 les droits de l'homme, du moins les droits naturels, comme délimitation de la sphère de l'individu, sphère privée qui échappe au pouvoir de l'Etat. C'est la définition qu'en donne Guy Haarscher (Philosophie des droits de l’homme).

 

Le droit devient une double propriété de l’individu par nature : l’idée de droit est constitutive de ce qu’est l’individu, elle en est un attribut. L’individu humain est par nature un être de droit, donc aussi un être qui a des droits.  On peut parler de l'avoir des droits comme propre de l'homme. C’est-à-dire que les droits sont pour lui des choses, des propriétés : le droit est fondamentalement dominium, droit sur les choses.

Cet individu, encore une fois, est moins défini par nature, que posé dans ses relations (chez Locke mais déjà chez Hobbes), comme centre d'appropriation (Robinson sur son île),  que ce soit par rapport au monde, ou par rapport à sa propre personne.  Son esprit, son corps, leurs productions, sont ses propriétés.  Dès lors, plus aucune sphère de l'existence humaine, aucune expérience humaine ne semblent devoir échapper au droit, se dire en dehors du langage des droits ; et cette conception porte déjà, dans son intitulé même "droits de l'homme", l'inscription inéluctable du corps, et de la relation de la personne à son corps, sur le registre du droit.

 

Dès lors le droit se confond avec le droit de l’homme, le sujet de droit avec l’individu, et la chose avec la chose de droit humain privé principalement.

Le droit de l'homme ainsi posé correspond au premier moment du droit hégélien : le droit subjectif, ou abstrait, expression de la liberté individuelle dont l'assise est la propriété.

La propriété est la première forme que se donne l'existence concrète de la liberté (Hegel, Philosophie du droit), comme droit qu'a la personne de placer sa volonté en une chose, puisque par définition la chose est ce qui n'a pas de volonté, pas de finalité en elle-même, qui n'existe ni en-soi ni pour-soi, qui ne s'appartient pas à elle-même. La chose est ce sur quoi l'homme peut exercer une maîtrise absolue, définition du droit du propriété ; elle est ce qu'on s'approprie, dont on a l'usfuruit, l'usage, catégories qui sont elles-mêmes des choses définissant les droits.

Pour résumer, le propre de l'individu est d'être propriétaire, le propre de la chose d'être appropriable.

 

Non seulement cette personne, dont le législateur doit aujourd’hui qualifier le rapport qu’elle entretient à son corps n’est autre que l’individu lui-même, mais encore cette notion se double-t-elle, au lendemain de la seconde guerre mondiale, d’un sens éthique. Il ne lui est plus seulement attaché par nature des droits, mais aussi une dignité, dont le droit doit garantir le respect.

C'est le second moment du développement du droit hégélien, et on en est là : la revendication de la moralité subjective. Le droit tend à s'identifier à la morale kantienne, dont il se réclame.

La pensée, cette fois-ci contemporaine des droits de l'homme introduit, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l'idée de dignité de la personne humaine, et le principe de son respect. Pourquoi ? Parce qu'il ne suffit pas de déclarer les droits de l'homme pour  en assurer la garantie. Parce que l'expérience concentrationnaire, particulièrement, a montré que l'on peut aller au delà, ou plutôt en deçà de la négation des droits de l'homme : la négation de l'homme lui-même, plutôt de l'humanité en l'homme. La protection des droits de l'homme nécessiterait donc l'affirmation et la reconnaissance en chaque être humain de cette humanité, et de la dignité dont elle est porteuse. Une éthique donc, comme reconnaissance et comme  respect de l'humanité en chaque homme et de sa dignité. 

Pensée des droits de l'homme qui répond en même temps aux critiques d'individualisme égoïste des droits l'homme, en opposant à l'inflation des droits subjectifs des principes éthiques.

Le rôle de ce concept de dignité au sein du droit est lui aussi indéterminé, sans parler de son contenu. Est-ce un droit de l'homme parmi et au même titre que d'autres (l'homme aurait droit à la dignité comme il a droit à une chose, même si la dignité n'a pas de réalité extérieure) ? Un principe limitatif qui s'opposerait aux droits individuels subjectifs ? Le principe supérieur du droit, ce qui veut dire aussi supérieur à tous les autres droits ?

La notion d’individu laisse alors la place à celle de personne. La personne  possède bien sûr des droits subjectifs, individuels, mais ce qui fonde ces droits, et les étend à tout être humain, c'est que chaque personne est porteuse, non pas d'une part d'humanité, mais de l'humanité elle-même. Et c'est le respect qui lui est dû qui légitime tout autre droit.

Cette personne, c'est la personne kantienne.

 

Cette exigence éthique conduit à introduire à l'intérieur même de la personne une division, et donc un conflit, entre éthique et droit, entre l'individu sujet de droit, libre et (ou libre car) propriétaire de sa personne, et la personne, la dignité de la personne humaine, objet de respect.

Et le rôle du droit serait désormais de garantir l'un et l'autre.

 

Ce conflit est représenté par deux « écoles » qui s’affrontent quant à la question du statut juridique du corps. Toutes deux se réclament du même idéal ou de la même exigence de protection de l’intégrité de la personne humaine. Même si, chez les uns elle prend plus le sens de protection de la dignité de la personne, et chez les autres de protection de la liberté individuelle. Les partisans d’une consubstantialité de la personne et du corps sont les premiers, ceux, partisans de l’idée d’un individu propriétaire de son corps, c’est-à-dire dans un rapport d’extériorité à son corps, les seconds.

L’école qui défend cette conception défend une certaine idée de la liberté  individuelle : le meilleur moyen de protéger la personne dans son intégrité est de lui reconnaître un droit sur son corps, droit de propriété, droit d’en disposer, donc droit  opposable ; parce que reconnaître à quelqu’un un droit de propriété sur une chose, c’est par là même lui reconnaître le droit d’exclure autrui de se l’approprier ou même de se mêler de l’usage qu’il en fait.

On peut effectivement penser que poser que le corps est une chose dont l’individu est propriétaire permettrait de le protéger au mieux. Et qu'objectiver le corps, autrement dit lui reconnaître une réalité, n'est pas le réifier, encore moins réifier la personne. Ne serait-ce que parce qu'une chose, contrairement au sens restreint qu'on a aujourd'hui tendance à lui donner, n'est pas forcément ce sur quoi la personne peut exercer un droit de propriété absolue, que celle-ci peut être limitée, et parce que la personne ne se confond pas avec cette chose. Il faudrait pour cela commencer par accepter de reconnaître juridiquement le corps, et le reconnaître comme chose, afin de pouvoir lui accorder un statut de chose particulière. C'est d'ailleurs ce que revendique Jean-Pierre Baud.

Mais certains juristes placent au-dessus du respect de la liberté individuelle et des droits qu’elle recouvre, au-dessus du respect du consentement et de la volonté libres, le respect de la dignité, qui peut du coup s’opposer, s’imposer à la volonté de l’individu (puisque ce principe implique de respecter l'humanité en la personne d’autrui et en sa propre personne). Pour protéger la personne contre quoi ? Contre elle-même, pour se prémunir, comme l’affirment certains juristes, d’une tendance à un individualisme égoïste, à un "totalitarisme de l’individu sur lui-même", pour citer une juriste, Irma Arnoux. Ils voient un danger dans le fait d’attribuer un droit de propriété à la personne sur son corps, même si une propriété n’est que rarement absolue et que la propriété, ou le droit de propriété, n'est pas un tout indivisible.

Penser le corps comme chose, c’est de plus introduire à l’intérieur de la personne une dualité considérée comme contraire à l’idée de dignité humaine, portant le danger d’une réification de la personne. Parce que la dignité de la personne suppose de penser cette dernière comme totalité, dans son unicité, existant comme fin en soi et jamais seulement comme moyen.

Et poser la consubstantialité de la personne et du corps, dire que la personne est son corps ne laisse pas de place pour le droit, du moins, s’il y a rapport, il échappe au droit. Effectivement, cela veut dire que porter atteinte au corps ou à une partie du corps c’est porter atteinte à la personne.

 

Mais le pendant de cette conception, est :

- premièrement que tout élément en-dehors du corps humain, et le corps après la mort, deviennent res nullius : choses sans sujets, par conséquent appropriables. Ainsi, après votre mort, votre corps tombera dans le domaine public. C'est déjà le cas (loi Cavaillet de 1976 sur les prélèvements d'organes après la mort).

- deuxièmement que la personne ne peut pas elle-même disposer librement de son corps, puisque ce corps n’est pas une chose, elle est constitutive de sa personne, et une personne qui a comme obligation, au sens moral et juridique du terme, de respecter l’humanité en elle. Cette conception interdirait donc à la personne de se mutiler ou de se livrer à des pratiques, sexuelles par exemple, dont on pourrait considérer qu’elles sont attentatoires à sa dignité (certains arrêts vont eux aussi dans ce sens-là).

Il reste encore à déterminer quelles sont les parties qui sont plus ou moins constitutives de la personne, jusqu’à quel point on peut agir dessus, donc les objectiver, sans porter atteinte à l’intégrité de la personne.

D’ailleurs, la seconde préoccupation commune à ces deux écoles est de se demander où placer la limite entre personne et chose : à l’intérieur ou à l’extérieur de la personne ? Faux débat peut-être, mais qui anime les juristes depuis Aurèle David (Structure de la personne humaine).

 

Le principe qui domine dans la doctrine classique est celui de la consubstantialité (voir les écrits de Jean Carbonnier, grand civiliste). Jean Carbonnier postule que la relation de la personne à son corps relève de la nature, et qu'elle n'a pas à être doublée d'un lien juridique. Ce postulat accrédite en fait une idéologie morale qui, se donnant comme principe du droit, introduit, même négativement, du droit dans ce rapport si naturel et intime.

Il semble bien, aujourd'hui, que le principe de respect de la dignité humaine prime, en tant que principe supérieur de droit et source des tous les droits, sur la liberté individuelle, sur les droits subjectifs (voir les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme). "Il semble", car à refuser de nommer le corps, le droit autorise des arrêts contradictoires faisant jurisprudence.

 

Non seulement le droit définit moins des natures que des rapports, et des rapports parfois circulaires entre des concepts vide de sens, mais une des particularités du droit moderne, du droit de l'homme, est de s'être constitué sans  fondements, ou sur la base d'une autofondation, celle des droits de l'homme par l'homme lui-même, législateur et sujet. D’une tautologie pour toute anthropologie (Pierre Manent, op. cit.), celle de  l’homme comme celui qui a les droits de l'homme. Et sans s'interroger sur la nature humaine, en la présupposant toujours sans la définir. Peut-être parce que l'idée de droit de l'homme n'est rien de moins que l'idée moderne de nature humaine. Mais comment le législateur peut-il se donner comme tâche de poser des valeurs tout en considérant qu'il n'est pas de son ressort de dire ce qu'est l'homme ?

Certes le rôle du droit est de qualifier et d'organiser des rapports, non pas peut-être de saisir la nature de la chose en soi, de connaître ce qu'est le corps.

Mais il n'est pas certain que le législateur ne tente pas de mettre sur le même plan ce qui relève d'ordres, de normativités différentes, non plus qu'il ne se prononce sur ce qui excède la sphère des rapports juridiques.

Si l'on devait résumer le sens de ces termes entre lesquels le législateur a à qualifier les rapports, on pourrait, sans trop forcer le trait, dire qu'il essaye de mettre sur le même plan la personne kantienne, l'individu lockéen, la chose hégélienne. Ou encore l'éthique, le droit, le vivant.

Et dans ce débat, le plus indéterminé reste encore le corps.

 

On pourrait du moins attendre des juristes et législateurs qu'ils redéfinissent la sphère de compétence du droit, qu'ils fassent un travail de définition de ces notions qu'ils manipulent, la personne sujet de droit ou le corps. Définir non pas ce qu'ils sont, pris dans leur totalité et en eux-mêmes, mais ce qu'ils sont pour le droit, en tant qu'objets de la pensée juridique.

Comme il y a, en ce sens, un corps de la médecine, ou un corps de la psychanalyse par exemple, n'est-il pas concevable de penser un corps spécifique du droit ? Un corps qui n'existe pas encore, qui serait à construire ? Non pas le corps dans sa réalité mais une fiction, un corps juridique qui serait le corps de la personne juridique ? C'est du moins ce que défendent certains juristes en tête desquels Marcela Iacub.

 

Si le droit moderne ne peut poser de définition ni de ses propres concepts, au premier chef ceux de personne et ceux de dignité, ni de son domaine propre sans se contredire lui-même (dans ce qui le constitue), ce qui manque au droit, c'est peut-être une philosophie du langage appliquée à la pensée juridique. Puisque le droit pense essentiellement des rapports (plus que la nature de ses objets), et que c'est de ces rapports tels qu'ils sont juridiquement établis que sont déduits les droits.

 

 

 

O. Cortinovis

 

 

 

 

 

1. La question est ainsi formulée en référence à l’ouvrage de Jean-Pierre Baud, L’Affaire de la main volée.

 

 

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