Le corps de cette mort

 

Notes sur le suicide

 

 

 

“Infelix ego homo ! Quis me liberabit de corpore mortis huiius ? »
« Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? »
Saint Paul, Epître aux Romains, 7, 24.

« Dieu ne peut décider de se donner la mort, privilège suprême accordé à l’homme. »
Pline.

 

 

Penser le suicide

Le suicide est de ces objets dont la pensée semble échapper à la philosophie. Il y a certainement, pour le philosophe, un impensable du suicide comme il y a un impensable de la mort, en tant qu’ils se dérobent, dès lors que l’on voudrait les saisir en eux-mêmes, à la conscience : comment cet inconcevable, d’un état d’absence de conscience, du néant, pourrait-il se donner à la conscience ?
Il y a bien une psychologie du suicide, une sociologie du suicide, mais qui semblent échouer à proposer une compréhension du suicide en tant que tel, d’autant plus qu’elles se préoccupent peut-être moins d’éclairer ce qui, dans le suicide, fait sens, que de proposer des tentatives de compréhension causalistes, et par là même souvent réductrices.
Il y a tout autant une pensée philosophique du suicide, qui ne se limite pas à la pensée du suicide philosophique, le suicide du sage stoïcien qui, se retournant sur sa propre existence et considérant ce qu’il a accompli, ce qu’il avait à accomplir en sa vie, décide raisonnablement, en toute sérénité, de mettre un terme à son existence, comme on décide de mettre un point final à une œuvre achevée.
Une philosophie du suicide reste possible, à condition de le penser non pas comme état mais comme acte, et peut-être plus encore comme virtualité, et à en penser le  sens. Penser, non pas tant le suicide, que la pensée du suicide.
Philosophie qui n’est pas un psychologisme, qui, en même temps qu’elle interroge la condition humaine, le sentiment du tragique, la réalité de la liberté, interroge le suicide, comme possible, comme expression ou comme réponse.

 

*

 

On peut appréhender le suicide autrement que comme drame personnel ou comme résultante d’un ensemble de facteurs économiques et sociaux (voir Jean Améry, Porter la main sur soi - Traité du suicide), au-delà de la psychologie ou de la sociologie (c’est ce sur quoi s’ouvre la préface de son livre). Cette approche scientifique tente d’appréhender le suicide comme n’importe quel autre symptôme ou n’importe quel événement de la vie en société ; elle tente de le rationaliser : dresser un tableau des différents types de suicide, les catégoriser ; chacune de ces sciences tente de faire rentrer son objet dans des schémas d’intelligibilité, des grilles de lecture qui lui sont propres. De l’expliquer, avec les outils dont chacune dispose.
L’expliquer, sans en révéler le sens.
En révéler les causes, sans en toucher la raison : causes qui ne sont elles-mêmes que les effets d’autres causes, causes qui, mises en faisceau, échafaudées, ne parviennent jamais à dire ce qu’est le suicide, à en épuiser le sens.
Tenter de comprendre pourquoi telle personne singulière se suicide, pourquoi telle catégorie de population, dans telle société, à une époque donnée se suicide plus qu’une autre, ne me permet pas de comprendre pourquoi l’homme se suicide.
De tel homme, je peux dire qu’il est un professeur, un Français, un égoïste, mais, nous dit Mounier, “ milles photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche, qui pense et qui veut” (Le personnalisme).
Toutes ces tentatives d’explication ne sont que des causalismes réductionnistes. Le sens du suicide ne se laisse pas réduire à des facteurs psychologiques ou sociologiques, ni même à leur somme. Il ne s’épuise pas dans ses variantes psychologiques, sociologiques ou historiques. Je peux dire qu’un homme de 35 ans, vivant en Suède, célibataire, chômeur et protestant aura plus de chances de se suicider qu’une femme du même âge, mariée, mère, catholique et suisse.
Soit.
Je peux également tenter d’expliquer le suicide de telle personne que je connais : son histoire singulière révélera toujours quelque traumatisme, des accidents qui, a posteriori, semblent suffire à me donner la clef de son acte. Mais jamais la nécessité, à un moment donné, pour telle personne, de son acte. Si je ne considère que ces facteurs, le suicide reste contingent : il aurait toujours pu en être autrement. Pourquoi tel autre, avec une histoire similaire, ne se suicide pas ?
Psychologie et sociologie n’ont rien de sciences prédictives ; cette intelligibilité ne fonctionne qu’a posteriori. Mais en posant le suicide comme maladie psychique ou comme mal d’une société, elles légitiment leur prétention à le « combattre ». Elles ont livré les données légitimant une pensée politique du suicide comme devant relever de la santé publique, au même titre que le tabagisme ou la « violence » routière. En le traitant comme n’importe quelle autre maladie ou n’importe quel phénomène social.
C’est ce qui explique l’abondance de littérature dans ces domaines de la pensée consacrée au suicide, et à sa prévention. Mais aussi, du même coup, la rareté des travaux philosophiques sur le même sujet. Encore un objet dont la philosophie s’est laissé déposséder par les sciences humaines. Un objet dont elles s’empressent de dire que la philosophie a échoué à le penser (a échoué à contribuer à réduire le nombre de suicides, parce que son but est justement de le penser). Or, penser le suicide, est-ce à proprement parler ce que se donnent comme but les sciences humaines ?

Pourquoi l’homme, parmi tous les êtres de la nature, se suicide ?
Que désire celui qui se suicide ?
Ce sont les seules questions proprement philosophiques à se poser en l’espèce.

 

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Ce mystère du suicide, dirait Jean Améry, est ce que ne peuvent, ni même ne veulent considérer les sciences de l’homme, l’intelligence rationnelle, l’intelligence du scientifique, celle-là même qui selon Bergson se voit refuser l’accès à une véritable connaissance - une compréhension.
Elle ne peut qu’atteindre la surface des choses (comme les différentes déterminations qui qualifient un homme ne sont que des photographies), et prend les causes pour les raisons profondes. Une véritable connaissance ne se donne que dans la sympathie. Il y a certes un confort dans cet aveuglement des sciences humaines : celui que procure l’illusion d’ôter au suicide son mystère, son caractère humain, trop humain, au désespoir son caractère essentiel pour le revêtir d’une réconfortante nature accidentelle, comme un aléa de l’existence qui trouverait son origine dans des facteurs extérieurs à l’homme lui-même, à sa condition et à sa nature qui est de s’interroger sur sa propre condition.
De là à considérer le suicide comme un mal éradicable, il n’y a qu’un pas. « Le suicide n’est pas une fatalité. »
Il est plus facile de déplorer que la nature humaine soit ce qu’elle est que de tenter de connaître quelle est cette nature : la préface à L’Ethique de Spinoza visait ces philosophes moralistes qui disent en fait ce que l’homme devrait être sans connaître ce qu’il est.
Il en va aujourd’hui de nos médecins de l’âme : combattre le suicide en vue de rétablir la nature humaine dans l’image que l’on voudrait être de la nature humaine. Une nature humaine en santé est une nature de laquelle serait éradiqué le suicide.
Mais ce serait moins une nature rétablie dans sa nature qu’une nature dénaturée. Une humanité dans la nature de laquelle sa propre condition ne ferait pas question.
Or l’homme n’est autre que cet existant, le seul, qui s’interroge sur le sens de son existence. Le seul, qui se suicide.
Le suicide n’est pas une fatalité. Le nombre de suicide s’inclinerait peut-être si chaque homme possédait ce dont la société s’imagine qu’il a besoin pour vivre une vie digne de ce nom. Donnons à l’homme les meilleures conditions possibles d’existence. Divertissons-le de lui-même (et de penser à sa condition).

 

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Vouloir « éradiquer le suicide comme un mal », c’est vouloir retrancher la dernière des libertés. Après que Sade s’est enfermé lui-même dans sa cellule de la Bastille, qu’on lui ôte encore la privauté de son suicide.

Telle est l’ère de l’individualisme post-moderne : la société continue de condamner le suicide, pour laquelle il est un scandale, le suicidé tout à la fois un monstre d’égoïsme et un raté (qui a échoué dans son devoir d’épanouissement personnel), au nom d’une espèce de dictature du bonheur. Cet individu, qui aspire à un plein épanouissement personnel, considère comme un scandale toute « fatalité », comme un accident le désespoir.

 

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Mais le suicide est un scandale nous répond-on. Un scandale pour qui et au nom de quoi ?
Dans un monde sans transcendance, désenchanté, qu’y a-t-il d’inacceptable à se suicider?
Pour l’individu, seule réalité face à l’Etat, le suicide devient un problème politique, de santé publique.
L’homme est responsable à l’égard de la société ; il est responsable de tout, devant tous, et moi plus que les autres dirait Levinas
Responsable de quoi ? De l’humanité en lui, du respect qu’il doit à la dignité intrinsèque à l’humanité en lui et en tout homme.

 

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Le suicide est un défi et un scandale à la fois moral et social. Aujourd’hui, les deux se confondent : le suicide est un scandale dans nos sociétés pour lesquelles la vie nue seule est sacrée. Il ne suffit pas de dire que la communauté se sent coupable face au suicide : le suicidé ne renvoie pas seulement l’humanité restante devant sa culpabilité, mais devant sa condition. Et l’humanité s’en veut moins de n’avoir pu lui apporter le bonheur, qu’elle ne lui en veut d’avoir refusé ce qu’elle accepte, de l’obliger, par son acte, à sortir du « divertissement », à se confronter, contre son gré, à la question du sens de son existence ; de la renvoyer à sa propre impuissance, à son absence de choix.
Par son acte, le suicidé ne se retire pas simplement du monde : il refuse le monde et, avec lui, rejette l’humanité entière (et moi plus que les autres), l’exclut de son univers, et de son univers de valeurs.

 

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Il y a une forme d’arrogance à vouloir trouver des causes conjoncturelles au suicide. Certes, le suicide est toujours le suicide d’une personne singulière, avec son histoire qui lui est propre. Mais il en faut toujours peu pour reconnaître que la connaissance des événements d’une existence ne suffit à expliquer un tel acte, que la raison profonde, toujours, nous échappe. Nous échappe, ou n’est que trop évidente ? Trop évidente car inhérente à la condition humaine d’existant conscient ?

 

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Toujours en dire quelque chose, par le discours, maintenir à distance la question du suicide. Mais que dire de celui qui n’a aucune raison de se suicider ? « Il avait tout », « il était comblé ». Ce dont je me contenterais il l’a, impardonnable arrogance, refusé.

 

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Mais celui qui se suicide est seul. Le suicide pose, au mieux, un problème éthique, si l’on entend l’éthique au sens aristotélicien de visée de la vie bonne.

Il est surtout, ultimement, une question existentielle, en tant et dès lors que l’existence fait question, que l’existence n’est pas simplement un fait, mais une valeur ; que vivre ne va pas simplement, pour l’homme, de soi.

 

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Il y a une pensée philosophique du suicide ; c’est la question du sens du suicide, indissociable de la question du sens et, déjà, du tragique de l’existence. Car si l’homme est le seul être de tout l’univers à posséder ce « privilège » qui est de choisir le quand et le comment de sa mort, privilège qui est peut-être tout ce qui est vraiment en sa possession, il est aussi le seul pour lequel l’existence fait question, le seul qui ne se contente pas, comme les animaux, de vivre et de persévérer dans son être, mais qui s’interroge sur le sens de son existence. Pour lui, c’est une question de vie ou de mort.
De l’homme seul on peut dire qu’il existe, et non simplement qu’il vit.

 

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L’homme est d’abord un existant. Et exister, ek-sistere, c’est déjà être en exil…séparé. L’homme est un être séparé : un vivant conscient séparé des autres êtres de la nature, un homme en son intériorité séparé des autres hommes.
L’existence commence avec une rupture : d’avec le monde et les autres êtres de la nature, d’avec les hommes et soi-même.

 

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« Chaque moi commence par une fêlure et par une révélation. »
Cioran, De l’inconvénient d’être né.

Fêlure du moi, entre ce moi que l’on est et celui que l’on voudrait être, et parce qu’il y de l’autre à l’intérieur du moi. Et de l’impossible réconciliation comme de l’impossible destruction de ce moi « haïssable » naît le désespoir.

 

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Ek-sistere : c’est avoir à sortir de soi pour revenir à soi. Ce déchirement, cet écartèlement est le sens même du tragique de l’existence, le désir d’une réconciliation ce qui nous porte à vivre et, son impossibilité, ce dont on meurt sans pouvoir mourir (Kierkegaard, Traité du désespoir).
L’homme est, de part sa naissance et dès qu’il naît, en exil.

“ La conscience est un exil ” (Cioran, De l’inconvénient d’être né).

 

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L’homme n’est ni Dieu, entièrement en soi et identique à soi-même, ni un animal, toujours à la surface de soi-même.
Le désespéré est celui « qui ne veut pas être lui-même », ou « qui veut l’être » (Kierkegaard)… mais qui ne le peut pas plus.


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« J’aurais pu avoir ce que je voulais, (…) mais j’avais l’écharde dans la chair. »
L’écharde du témoignage qui nous fait toujours repousser les limites que nous nommons ontologiquement : finitude.

 

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« Chaque moi commence par une fêlure » : l’acte par lequel je m’individue, accède la conscience de soi, implique une fêlure. C’est cette fêlure en moi qui fait que je ne suis pas comme l’animal, tout entier à la surface de lui-même, que je suis un être-au-monde ; l’émergence du moi est aussi contemporaine de cette séparation : possibilité d’être un sujet au monde, ni tout entier dans le monde, ni tout entier à soi-même.

 

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Comment habiter ce moi ? N’y a-il d’autre alternative que celle qui consiste à choisir entre participer au monde, être entier à l’extérieur de soi, où à se retirer du monde ?

«  … c'est de moi-même dont je suis fatigué, c'est moi la chose intolérable qui est mon tourment. (...) je ne parviens pas à m'éloigner de moi-même. » (Tolstoï, Cité par Colin Wilson dans L'homme en dehors)

 

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Mais n’est-on jamais plus vivant que dans ce « non » adressé au monde (Kafka, Aphorismes) ? Dire non, c’est encore affirmer (ou : exister).

 

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 Mourir.

« Etre ou n’être pas. C’est la question.

Mourir, dormir,

Rien de plus (…)

Mourir, dormir

Dormir, rêver peut-être. Ah, c’est l’obstacle ! »

C’est ce qui fait supporter la souffrance. Pourquoi l’endurer

« Si la terreur de quelque chose après la mort,

Ce pays inconnu dont nul voyageur

N’a repassé la frontière, ne troublait

Notre dessein,

Nous faisant préférer

Les maux que nous avons à d’autres, obscurs ? »

Et quand bien même la mort dans la langue d’Hamlet serait un sommeil sans rêve, combien d’hommes préféreraient leur propre anéantissement à une vie de souffrance ? Qui désire le néant ? Peu d’hommes, même parmi ceux animés par des pensées suicidaires, aspirent vraiment à la mort. La plupart voudraient, bien au contraire, vivre, au moins rêver, à défaut mourir.
Mourir, pour renaître, se réveiller d’une vie qui n’a d’autre réalité et consistance que celle d’un mauvais rêve dans lequel on serait « tombé », par hasard, se réveiller de la mort d’une vie qui n’est pas sa vie, pour s’éveiller à ma vie, dont je serais à l’origine. Avec cette illusion d’une renaissance qui serait une résurrection : faire table rase de tout, jusqu’à sa conscience et sa mémoire.
Désir de l’oubli.

 

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Pourquoi Michel-Ange déclare-t-il qu’il aurait préféré « ne pas être né » ?

 

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Ce n’est certes pas la connaissance qui peut expliquer l’attachement de l’homme à sa vie. La mesure des souffrances que chacun a à endurer, la considération de la vanité - de l’absence de sens - nous conduiraient plutôt à considérer cet attachement comme inconsidéré - voire, incompréhensible (Schopenhauer, Métaphysique de la mort). C’est peut-être dans cet attachement à sa misérable vie que se révèle le plus à proprement parler la monstruosité incompréhensible de l’homme. (L’on peut s’étonner, avec Cioran, que Pascal n’ait pas pensé le suicide.)
Faut-il le comprendre, selon Schopenhauer, comme expression du vouloir vivre, instinct ou volonté aveugle ?

 

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Et si c’était la peur, non pas exactement la peur de mourir - la peur de mourir serait plutôt, paradoxe qui n’en est pas un pour peu qu’on y regarde de près, une raison de se suicider. Combattre la mort, la désarmer en la devançant. Non pas une peur instinctive qui aurait sa source dans la volonté aveugle de vivre, mais la peur de cette inconnue qu’est la mort, « dont nul voyageur n’a repassé la frontière » ?

- La mort comme rien, comme néant. Non pas la peur de n’être plus (car après tout, avant de naître, je n’étais pas), mais la terreur devant l’inconcevable. La peur de rien…

« La conscience est la condition de la mort achevée. Je meurs dans la mesure où j’ai conscience de mourir. Mais la mort dérobant la conscience, non seulement j’ai conscience de mourir : cette conscience, en même temps, la mort la dérobe en moi…
L’homme qui, peut-être, est le sommet, n’est que le sommet d’un désastre. »
(Bataille, Le Coupable, Introduction)

- La mort comme ailleurs, au-delà : l’inconnu dont personne n’est revenu.

 

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 En finir.

Celui qui décide de « porter la main sur soi », pour reprendre le titre du livre de Jean Améry, celui-là veut en finir. Mais en finir avec quoi ?

Considérons le suicide comme l’acte qui doit permettre de mettre un terme à sa souffrance.
Mais « qu’est-ce qu’on tue quand on se tue ? » Ou plus précisément, qu’est-ce qu’on désire tuer, anéantir ? Peut-on affirmer que le suicide est un « meurtre réfléchi » ? Que le suicidant aspire à se tuer (cops et âme), vise son propre anéantissement ?
Ou l’impossible réconciliation, entre le moi et les autres, le moi et l’autre en soi, le moi et le monde, le moi et le temps, ne peut-elle se résoudre que dans la destruction du sujet de la contradiction ?
Et encore. Se tuer, peut-être, mais pour renaître autre et en un ailleurs. Re-naître, puisque je ne peux ne pas être né (Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie).
Illusion des recommencements.

 

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Mais alors, la tentation suicidaire ne peut-elle pas se satisfaire d’un meurtre de soi symbolique ?
Ne parlons pas de ce que l’on nomme tentatives de suicide, ou encore « appels au secours ».
Celui qui pointe un fusil contre sa tempe, comment nier qu’il soit résolu à   « en finir » ? Imaginons cependant qu’il se « rate », autrement dit qu’il survive.
Il y a une chance sur deux qu’il récidive dans les mois qui suivent.
Pourquoi ne le fait-il pas immédiatement, et pourquoi la moitié des suicidants ne récidive-t-elle pas ?
Par « remords » ? Quel sentiment autre que la culpabilité pourrait faire regretter au suicidant son geste ?
Par soumission à ce que l’on s’imagine être son destin – « mon heure n’était pas venue » ? Peut-être plus profondément parce qu’il faut bien donner un sens à l’échec d’un acte pourtant si résolu.
Parce que l’acte de se suicider, même « raté », nous accorde un sursis ? Un suicide, même raté a priori, ne le serait alors peut-être pas tant que ça ; autrement dit, un suicide « raté » ne rate peut-être pas, finalement, son but. Celui qui se « rate » se tue quand même. Il révélerait alors, pour qui ne récidive pas, que le suicide ne vise in fine pas tant la mort qu’une renaissance.
Le suicide serait donc tout entier, non seulement dans l’acte, mais déjà dans la décision même de se suicider.
C’est ce qui fait dire à Cioran, encore, que la pensée du suicide nous aide à passer plus d’une mauvaise nuit.

 

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Sing me to sleep.

 

« Nous acceptons sans frayeur l’idée d’un sommeil ininterrompu ; en revanche un réveil éternel (l’immortalité, si elle était concevable, serait bien cela), nous plonge dans l’effroi.
L’inconscience est une patrie ; la conscience, un exil. »
Cioran, De l’inconvénient d’être né.

Le plus grand drame qui peut arriver dans l’existence est de perdre le sommeil. L’impossibilité de dormir, c’est ce que Cioran a éprouvé dans ses jeunes années, à Sibiu, en Transylvanie.
L’insomnie est « un néant sans trêve. (…) Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. »
Cioran, Sur les cimes du désespoir, Préface.

C’est également ce qu’il évoque dans un entretien pour France Culture. Les hommes, travaillent, se couchent… et puis commencent une nouvelle journée. Or, dans l’insomnie, « pas de discontinuité ». Le sommeil interrompt un processus ;  mais l’insomniaque, lui, « est lucide ».
C’est « une sorte de temps interminable ». Et « la vie est supportable à cause de la discontinuité. Au fond, pourquoi on dort ? On dort non pas tellement pour se reposer, mais pour oublier ». Celui qui se lève le matin après une nuit de sommeil « a l’illusion de commencer quelque chose ».
« Mais si vous veillez toute la nuit, vous ne commencez rien. »

Quand on est insomniaque, se  révèle à nous un autre sentiment du temps : non pas du temps qui passe, mais « du temps qui ne passe pas ».

MACBETH : - Il m'a semblé entendre une voix crier: « Ne dormez plus!

Macbeth assassine le sommeil, l'innocent sommeil, le sommeil qui

débrouille l'écheveau confus de nos soucis; le sommeil, mort de la vie

de chaque jour, bain accordé à l'âpre travail, baume des âmes

blessées,

loi tutélaire de la nature, l'aliment principal du tutélaire festin de

la vie. »

                   

Chaque nuit est une petite mort - une trêve, un repos  « réparateur », n’est-ce pas ce que l’on dit -, chaque matin, une re-naissance. Ainsi, « la mort est la condition de la vie », une limite qui, comme telle, informe ce qu’elle limite.
            « Ce qui ne meurt pas ne vit pas » (et inversement), et une vie éternelle ne serait rien d’autre qu’une « éternelle mort ». Comme la mort, l’éternité abolit le   temps ; l’éternité n’a pas de sens, aucun terme pour l’orienter, c’est-à-dire lui donner un sens.
            « Sans la mort, la vie ne mériterait pas d’être vécue ». Sans la mort, le suicide devient l’impossible de l’homme, en même temps que la plus ardente de ses volontés.
Et c’est cela l’enfer : une durée « indéfiniment étirée » ; « car c’est en enfer que les créatures sont condamnées à l’insomnie perpétuelle et au supplice de l’ennui sans fin. L’enfer, c’est l’impossibilité de mourir. »
Mourir la mort sans pouvoir mourir. Telle est l’essence du désespoir : désespérer de mourir (Kierkegaard). L’enfer, c’est l’errance sans but ni repos, pourrait-on dire à la suite de Jankélévitch (La Mort).

 

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 « Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures; c'est un palliatif : la mort est le remède. » (Nicolas de Chamfort)

 

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«We are such a stuff as dreams are made of. And our little lives are rounded with a sleep. » (Shakespeare, The Tempest)

 

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Est en santé l’homme qui fait un avec la vie. Mais pour peu que l’on éprouve une difficulté à vivre avec soi, dans le monde et surtout dans le présent, vivre est une maladie : l’existence est alors vécue  sur le mode d’une « dysharmonie organique » (Cioran, Le Crépuscule des pensées). Le sentiment de cette dissociation est la marque de la maladie.
Et  « la rupture de l’être rend malade de soi-même » (Ibid.).
Mais en même temps, paradoxalement, c’est dans cette l’expérience de cette « dysharmonie organique » que j’ai conscience d’exister, que j’éprouve mon existence – ou que je m’éprouve moi-même – comme sujet existant. « Je ne suis moi-même qu’au-dessus ou au-dessus de moi-même (…) » (Cioran, Syllogismes de l’amertume, Temps et anémie).

 

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Vivre est une maladie ; le remède, radical, le suicide.

 

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Mélancolie, comme mal de l’unité perdue.
Incurable car, Kierkegaard et Cioran l’ont bien compris, il faudrait pour la guérir « se guérir de son propre moi » (Ibid.).
« La nostalgie d’autre chose, dans les rêveries mélancoliques, n’est que le désir d’un autre moi, mais que nous cherchons dans les paysages, dans les lointains, dans la musique » (ibid.), ou dans le suicide. Et en nous trompant nous-mêmes. Mais comment pourrait-il en être autrement ?

Cioran poursuit : « Nous revenons toujours mécontents et nous abandonnons à nous-mêmes, car il n’y a pas d’issue à une maladie qui porte notre nom et sans laquelle, si nous la perdions, nous n’existerions plus. » Cette maladie dont Kierkegaard dit que l’on meurt sans pouvoir mourir.
Et l’espoir fou de celui qui se suicide n’est pas de se tuer soi, mais de tuer ce moi malade, par son geste détruire la maladie de son moi et renaître, mais renaître réconcilié enfin.

Sing me to sleep
I don’t want to wake up on my owm anymore

 

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L’ennui

Pessoa : les dieux sont dieux parce qu’ils ne se pensent pas (Le gardeur de troupeaux).

 

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Kierkegaard : oisiveté heureuse des dieux, oisifs sans jamais s’ennuyer.

 

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Pascal : l’homme ne connaît pas le repos. Il se divertit pour fuir le face à face avec soi-même. Pour l’homme, le repos c’est la terreur de la prise de conscience de sa propre finitude, au mieux l’ennui. Il faut agir, afin de se distraire de soi-même.

 

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Les dieux ne connaissent pas l’ennui parce qu’ils ne se pensent pas ; et parce qu’ils ne connaissent pas le temps. Ils sont, de toute éternité, donc hors de toute temporalité.
Or, nous l’avons dit, l’homme n’est pas Dieu, entièrement  identique à soi-même. Il est un être mortel, et l’acte par lequel il se découvre comme tel (la conscience) le découvre en même temps à lui-même comme cet être doué de pensée.
Drame de la conscience humaine : exercer sa pensée, c’est en découvrir les capacités et accéder par-là à une forme d’éternité, du moins d’illimité, en même temps que prendre conscience de sa condition mortelle.

 

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Qu’est-ce que l’ennui ? Cet ennui dont on dit qu’il « assomme » ? L’effet d’une conscience, même vague, de la vanité de tout entreprise humaine. Parce qu’il est un être dans le temps, qui n’a sur lui aucune prise.
Sentiment qu’agir ou ne pas agir revient au même, car rien ne s’arrête pour nous…

 

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You have no choice
the choice comes after

(Sarah Kane, 4.48 psychosis)

 

Nous sommes embarqués ; l’homme n’a pas le choix, il doit choisir.
Mais n’a-t-on d’autre choix qu’entre l’adhésion au monde et le divorce d’avec le monde ? Participer au monde ou se retirer de la scène ?

Le monde entier est une scène, la vie une pièce qui se joue sans nous. Que nous y jouions notre rôle ou que nous quittions la scène n’en perturbe pas le déroulement. C’est ce qui, pour un Hume, rend inique la condamnation morale du suicide : mettre un terme à mon existence, finalement, cela ne modifie que si peu l’ordre du monde tel que l’a voulu le Créateur.

C’est aussi notre impuissance : rien n’est en notre pouvoir, rien n’est peut-être en notre possession que la capacité que nous avons, suprême privilège accordé à l’homme parmi toutes les créatures, de nous donner la mort.
C’est aussi ce qui fait l’impuissance du suicide. Car rien ne s’arrête, le suicide ne suspend pas le temps, simplement, celui-ci continue son cours sans nous.

 

Qu’elles le condamnent ou qu’elles le justifient, peu de pensées du suicide se placent en dehors de la catégorie du choix.
Choix irraisonné ou raisonné, liberté illusoire (aliénation) ou preuve ultime du libre arbitre, ces pensées procèdent souvent plus d’une idéologie (les études en sciences sociales sont bien plus souvent qu’elle le prétendent le développement d’une idéologie) que d’une véritable compréhension du suicide, et échappent dès lors difficilement à un jugement moral.

Or, on ne choisit pas entre la vie et la mort comme on choisit dans un catalogue.
Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas ici question de goût, de préférence ou même d’intérêt. Et parce que, premièrement, un des termes (le choix est communément conçu comme choix entre deux ou plusieurs termes) n’est pas donné.
Mais cette conception même du choix est déjà peut-être elle-même une illusion. Peu de situations dans lesquelles l’homme a à choisir, quelque soit l’importance du choix, présentent cette configuration idéale : les deux termes du choix également et simultanément posés, le choix résultant alors d’une délibération ; délibération qui nécessiterait un suspens du temps, un arrêt. Or, « rien ne s’arrête pour nous, tout s’écoule ».
C’est ce que rappelle Bergson : notre pensée a une tendance à spatialiser ce qui relève en fait de la temporalité, de la durée (il en va ainsi de la mémoire ; ainsi, la nostalgie est le pathos, Jankélévitch l’a justement dit, de l’exil ; pathos du lieu d’un temps, d’un état, en fait).
Or, le choix s’inscrit dans la durée, le sujet qui a à choisir choisit dans la durée.
Ne sommes-nous pas libres « lorsque nos actes émanent de notre personnalité tout entière, quand ils l’expriment » (Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience). Est libre tout acte qui émane du moi « seul ».
Or, comment le sens commun se représente-t-il l’acte libre ? Sur le modèle d’un « symbolisme géométrique » selon plusieurs phases successives : représentation des motifs, hésitation (délibération), et enfin choix.
L’action de choisir serait ainsi précédée d’une sorte « d’oscillation mécanique » entre les termes, c’est-à-dire une « oscillation dans l’espace ». Dans cette conception, on se place donc pour penser le choix libre toujours après l’action accomplie : figure qui « ne montre pas l’action s’accomplissant, mais l’action accomplie » (c’est une reconstruction a posteriori).
Se demander si le moi, ayant parcouru le chemin MO et s’étant décidé pour X, aurait pu ou non opter pour Y est une question vide de sens, « parce qu’il n’y a pas de ligne MO, pas de point O, pas de chemin OX, pas de direction OY. Poser une pareille question, c’est admettre la possibilité de représenter adéquatement le temps par de l’espace, et une succession par de la simultanéité ». On raisonne alors sur une « figure géométrique ».
Or, « le temps n’est pas une ligne sur laquelle on repasse ». On se le représente ainsi une fois le temps écoulé ; mais on ne peut parler de “ chemin ” qu’une fois l’action accomplie. (De même pourrait-on dire qu’on ne peut parler de destin qu’une fois la vie accomplie, arrivée à son terme.)

D’autre part, même si les deux termes étaient également donnés et connus, peut-on sérieusement affirmer que le choix du suicidant s’opérerait entre la vie et la mort ? Préférer la mort non pas à la vie, mais à ma vie telle que je la vis, est-ce là un choix ?
Il serait plus juste de dire que le suicidant refuse sa vie au nom de la vie (vie rêvée, vie idéalisée). Que l’énergie et les ressources nécessaires pour donner un sens à sa vie, une nouvelle orientation (qui pourtant, comble du désespoir, nécessiterait, s‘imagine-t-il, un simple, léger infléchissement), se sont en lui épuisées ; que, quoiqu’il en soit et quoiqu’il fasse, il connaît le poids du déterminisme (non pas à proprement parler de la fatalité, mais en grande partie du temps qui passe et qui, chaque jour un peu plus, creuse et balise une voie - une voie parmi d’autres -, comme la rivière creuse son lit – ce serait un déterminisme au sens de Bergson s’il employait ce terme) ; que, s’il y pense d’un peu plus près et se pose la question du pour quoi ?, il se heurte à un vide de sens - il ne se heurte donc, à proprement parler, à rien.
Parce qu’il ne peut changer son moi (Kierkegaard).

Mais, encore une fois, et malgré notre vigilance à l’égard des fausses conceptions du choix, nous restons sur le registre du choix, même à vouloir réhabiliter le suicide comme acte, finalement, d’affirmation de la vie (pour le suicidant, la vie n’est pas en balance, comme valeur, avec autre chose - que serait cette « chose » ? Une autre valeur ? Une autre réalité ?…). Ce « non » adressé au monde est encore une affirmation (du moi souverain ?). Choisir de mettre un terme à sa vie n’est pas choisir la mort pour elle-même.
Le suicide est un acte, une décision déjà, qui scelle l’existence.

Car le suicide est moins un choix qu’une décision (le suicidant ne balance pas entre deux termes, ne pèse pas le pour et le contre, ne mesure pas son intérêt,… bref, il n’y a pas délibération). Et une décision non pas complètement immotivée, mais acéphale.

Le choix, c’est-à-dire la rationalisation de la décision, n’intervient, lui, qu’après coup (un peu comme il en va de la dissonance cognitive), me confortant dans ma décision, donnant à cette nécessité qui s’est faite en moi l’apparence d’un choix, et d’un choix qui serait mon choix.

Parler de cette « disposition » qui parfois devient, au fil de la vie et de ses accidents, malheurs et déceptions, au fur et à mesure que les possibles s’épuisent, une nécessité, la seule réponse possible.

Le suicide est plutôt une réponse, la seule possible, au mal du moi.
Le remède radical à la maladie du cœur (au sens de Pascal).

 

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Rêver peut-être.

Pour le suicidaire, la mort est une promesse.
Au fond, le suicide est peut-être la marque de l’ultime espoir, un espoir bien peu raisonnable : celui d’être sauvé. L’espoir peut-être d’être déchargé du fardeau des souffrances de l’existence, ne pas être seul à le porter. Oui mais… sauvé par qui ?

 

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Mais encore : je suis seul, chacun est seul et meurt seul.

 

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Comme Kirilov (Les Possédés), nous pensons que, tout bien considéré, bien peu de gens se suicident ; et, comme lui, nous recherchons « simplement, les raisons pour lesquelles les hommes n’osent pas se tuer. » Selon Kirilov encore, deux préjugés retiennent les hommes de se suicider, l’un de moindre importance, la souffrance, le second de première importance, « l’autre monde ». L’on pourrait dire que ce qui retient les hommes est moins la souffrance que la peur de la souffrance ; la peur, également, de l’autre monde, qui n’est autre que la peur du châtiment (pour les croyants), de l’inconnu pour l’agnostique, du rien, le vertige devant l’inconcevable du néant pour l’athée.
Tout homme, quelle que soit par ailleurs sa science, est en proie à ces préjugés.
Mourir ne dure qu’un instant et est indolore pour qui sait choisir le moyen de sa mort. Pourtant même si les hommes savent qu’ils pourront ne pas souffrir « tous, absolument tous auront très peur de souffrir ».
Quant à « l’autre monde », que désigne chez Dostoïevski ce préjugé ? La peur du châtiment ou de l’inconnu (dont personne ne revient) ? Et pour l’athée ? La peur du néant ou l’attachement à la vie ? Ce n’est pas l’amour de la vie qui explique la peur de la mort ; « la vie est souffrance, la vie est terreur, et l’homme est malheureux ».
Si ce n’étaient ces préjugés, nous dit Kirilov, qui voudrait encore vivre ? Tous les hommes qui raisonnent se suicideraient.
Mais cette émancipation des préjugés appelle un homme nouveau « celui auquel il sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre », « celui qui vaincra la souffrance  et la terreur ». Cet homme-là sera absolument libre. « Celui-là sera lui-même Dieu », qui aura le courage de se tuer, non « avec terreur » mais « pour tuer la terreur » et dissoudre « le mensonge ».

 

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Et l’anéantissement de Dieu marquera l’avènement d’un homme nouveau, absolument libre, de la plus haute liberté.

 

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S’il n’y a pas de Dieu, alors tout est permis… et plus rien n’est possible.

 

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« Manquer de possible signifie que tout nous est devenu nécessité ou banalité » Kierkegaard (Traité du désespoir).

C’est aussi cela, la forme du tragique de l’existence humaine : lorsque tout est nécessité ou banalité. Nécessité : c’est le destin. Tout est déjà écrit, l’existence est comme un livre déjà écrit, se déroulant selon un dessein et une temporalité sur lesquels je n’ai aucune prise.
Alors tout est banalité : tout est égal, tout se vaut, rien ne fait plus sens.
Comment alors choisir ? Pourquoi, même, choisir de mourir ? A moins que le suicide ne soit pas un choix. Un retrait alors, une simple abdication ? Au contraire une affirmation de la vie contre l’absurde de cette existence-là ?

Simplement, le sentiment d’une nécessité, ce qui ne peut ne pas être, ni être autrement. Qui ferait preuve d’humilité reconnaîtrait qu’il n’y a rien de plus à dire du suicide.

 

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Le sacrifice.

Le suicide n’est pas un sacrifice : on ne se suicide pas pour une idée que l’on jugerait supérieure à sa propre vie. On ne se suicide pas pour une idée, mais pour sauver sa vie. Rien n’a plus de valeur pour qui se suicide que sa vie ; et il n’y a ici pas de contradiction à penser que celui qui se suicide décide que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.
Il n'est pas seulement banal, il est aussi inexact d'affirmer que celui qui se suicide refuse la vie,  nie la valeur  de la vie. Si la vie n'a pas de valeur, si vivre n'importe pas plus que de mourir, alors pourquoi mourir plutôt que vivre ?
Peut-être que cette interprétation du suicide procède d'une confusion des plans, d'une tendance à mettre trop facilement le suicide sur le plan des valeurs. Je ne suis pas convaincue que l'acte de se donner la mort procède d'un jugement de valeur sur la vie.
Celui qui se suicide le fait rarement parce qu'il porte un jugement d'absence de valeur de la vie humaine. Le suicide n'est pas un sacrifice.
Si le désespoir qui conduit au suicide peut être lié au sentiment de la contingence de note existence, cela ne signifie pas pour autant que le suicide, la décision de se suicider, procède d'un choix contingent. Ne se suicide pas celui que rien ne porte plus à mourir qu'à vivre. Si le suicide est l'acte ultime de liberté, terme que d'ailleurs nous nous refusons à utiliser pour qualifier le suicide, ce n'est certainement pas la liberté entendue comme liberté d'indifférence.

« Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui ne peuvent plus l’être. Les autres, n’ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ? »
(Cioran, Syllogismes de l’amertue)
Le suicide n'a pas valeur de démonstration : on ne suicide pas pour démontrer la fragilité de l'existence humaine, ou pour démontrer sa liberté ultime et irréductible.
L'homme ne se suicide que rarement pour ou contre une idée ; il ne se suicide pas pour l'humanité. Si son acte parfois est, ou porte, un message, il est rare que celui-ci ait une visée universelle et idéelle.
L'homme se suicide parce que son existence singulière lui est devenue invivable. Insupportable le poids des souffrances, invivable, simplement, l'habitude de vire, « le métier de vivre ».

 

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S’il fallait démontrer plus avant la distinction entre le suicide et le sacrifice, nous pourrions recourir à Mauss. « Il ne peut y avoir sacrifice sans société », et « même quand le sacrifice est fait par un individu et pour lui-même, la société y est toujours présente, au moins en esprit, puisque c'est d'elle qu'il se sépare pour y rentrer c'est elle aussi qui a détermine la victime (…) ». D’autre part, « tout ce qui concourt au sacrifice est investi d'une même qualité, celle d'être sacré ; de la notion de sacre, procèdent, sans exception, toutes les représentations et toutes les pratiques du sacrifice, avec les sentiments qui les fondent. »
(M. Mauss, Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux)

 

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Imagine-t-on Robinson seul sur son île se sacrifier ? Il aurait eu, par contre, toutes les raisons de se suicider.

 

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Porter la main sur soi, malgré sa violence, ce n'est peut-être, finalement, que baisser la garde, abdiquer, devant le métier de vivre.  Pourquoi pas, mais expliquer ainsi le suicide, c'est réintroduire dans notre pensée un jugement moral : celui qui se suicide est celui à qui la volonté fait défaut, car après tout, qui pourrait prétendre que vivre va de soi ? Il est celui qui par faiblesse peut-être, de coeur et d'esprit, préfère s'illusionner.

 

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Simplement, le suicide n'est peut-être d'ailleurs pas, à y regarder de plus près, une révolte. Pour celui qui se suicide, au moment de la décision, ou au moment où il porte la main sur lui, il ne peut en être autrement. Combien d'homme se suicident pour une idée ? Encore moins, certainement, pour se prouver à eux-mêmes ou affirmer à la face du monde leur liberté souveraine, leur libre arbitre.  On se suicide par nécessité : lorsque le suicide est le seul possible qui nous reste. Alors, plus rien d'autre ne peut advenir.

 

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Si celui qui se suicide s'illusionne en s'imaginant par-là libre, que dire de ceux qui restent ? Non pas ceux qui relèveraient avec courage leur devoir de vivre et qui ainsi se maintiendraient à hauteur de ce que leur dignité d'homme exige d'eux (car c'est ainsi que parlent ceux qui condamnent le suicide), mais ceux pour qui vivre est une habitude ?
Les « routiniers du désespoir », ceux-là qui, peut-être, font dire à celui qui va se suicider qu'il n'a pas sa place dans la communauté des hommes.

 

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C’est précisément le suicide comme nécessité qui renvoie les survivants à l’état de fantômes, d’ombres de vivants, donc de possibles, seulement.

 

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Le remède.

Le meilleur remède contre le suicide ? Non pas le divertissement, mais la pensée même du suicide ; du suicide comme possible. Cioran nous dit que, sans la pensée du suicide, il se serait tué « depuis toujours ».
« Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée du suicide, je me serais tué depuis toujours ” (Syllogismes de l’amertume). La pensée du suicide toujours possible comme ce qui nous maintient en vie ; même si c’est dans un sursis. Ce qui nous aide à passer la nuit, à supporter l’attente d’un nouveau jour à venir. Cette seule pensée nous aide à supporter la vie… et parfois, cette pensée seule. (La petite capsule de cyanure dans la dent, que je peux à tout moment croquer, qu’il est en mon pouvoir, et en mon seul pouvoir de croquer.) A cet âge où l’on prend conscience que chacun de nos actes, ou non acte, a contribué à creuser un chemin –un « destin » - trop balisé désormais pour pouvoir « bifurquer » ; que ce qui se présente alors comme destin n’est autre que le destin que l’on s’est soi-même forgé, sans toujours l’avoir choisi, ou à force de non-choix.

 

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Alors, s’il est trop tard pour prendre un autre chemin, au moins peut-on toujours le quitter. Si rien ne m’y oblige, si à tout moment il est en mon pouvoir de quitter cette vie, alors je peux bien encore avancer d’un pas, passer un autre jour.
Encore un effort. Mais un effort à quelle fin ? C’est toujours ça de gagné. Mais de gagné sur quoi ? Sur la mort ? Perdu d’avance.  Un jour de plus n’est pas un jour pris sur la mort ; au mieux un jour de plus qui nous y mène. La mort ne durera pas moins. Le néant ne dure pas.
Pour l’instant, la mort tarde plutôt à venir.

Lorsque le suicide s’impose comme nécessité, lorsqu’il ne peut plus en être autrement ni un jour de plus, c’est le dernier possible en mon pouvoir qui s’éteint (la vie finit-elle par épuiser aussi ce possible ?). Alors, il n’y a plus, non plus, de pensée du suicide.

 

(…)

 

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