Approches de l'expŽrience thŽrapeutique

  conversation avec Anne Claire Decrouy

 

 

 

Anne Claire Decrouy est mŽdecin (MŽdecine Physique et de RŽadaptation), chef de service, Neufmoutiers-en-Brie.

 

 

 

 

ANNE CLAIRE DECROUY : La grande psychose, comme le grand handicap physique, nous entra”ne dans des zones limites o on ne peut plus rŽflŽchir. On ne peut plus comprendre. On doit tre le plus possible pragmatique. Il faut un peu abandonner le sens de nos rŽalitŽs devant lĠinconnu, la rŽalitŽ de lĠautre. Les espaces de conversation et de rencontres sont tellement faibles que le cadre de travail global devient particulirement Žminent, lĠŽquipe, et non plus un rapport ˆ deux.

Le psychotique va agir beaucoup, en un sens, sans beaucoup de paroles monnayables en conversation, comprŽhensionÉ Un patient dŽfenestrŽ qui dŽbutait une psychose sŽvre (cĠŽtait une entrŽe ˆ dix-huit ans dans une schizophrŽnie) savait trs bien quand il Žtait bien, apaisŽ, ou quand il Žtait trs agitŽ, avec des mouvements auto-agressifs. Peu de communication avec lui sur ce qui pouvait lĠaider ou pas, zone de dialogue quasiment nulle, mais pour autant il rŽagissait positivement ou nŽgativement au projet ou ˆ la comprŽhension thŽorique quĠon lui proposait. Il nous a fait savoir quĠil Žtait Ç bien È en h™pital de jour, malgrŽ le deuil de ses Žtudes prometteuses, du foyer parentalÉ Il sĠŽtait fait des amis, alors quĠil Žtait auparavant trs isolŽ. Dans ces cas, la projection est quasiment nulle, alors que normalement on se projette dans le patient. Dans ce quĠil peut imaginer, comprendreÉ lˆ on nĠen est pas capable.

Toutes sortes de questions surviennent sur notre travail, sur ce quĠon est comme humainsÉ quĠest-ce quĠon croit pour travailler avec ces formes de vie si modifiŽes ? QuĠest-ce que cĠest, un Žtat vŽgŽtatif chronique ? Est-ce vivre pleinement un Žtat tellement diffŽrent du mien que je ne puisse pas le comprendre, y accŽder ?  

LAMPE-TEMPETE : Et cette vie modifiŽe quand on la dit dangereuseÉ ?

A. C. D. : La moitiŽ des patients sont S.D.F. ou en prison, disent les psychiatres. Il nĠy plus dĠasile, il y a moins de lits. Il faut des sympt™mes somatiques pour tre accueilli dans un h™pital, ou des sympt™mes psychiatriques mais de durŽe dŽterminŽe, traitable, avec Žvolution rapide.

L. T. : Politiquement, il y a une contradiction : demande de prise en charge de plus en plus grande (en termes de lois pour prŽvenir dŽbordements dans la vie civile, sociale) alors que suppression de places, de postes de soignants en institutions depuis des annŽes.

A. C. D. : Contradiction aussi chez les mŽdecins : le mouvement anti-psychiatrique italiano-franais a aussi pr™nŽ la libertŽ des psychotiques, la fermeture des Žtablissements. En Italie, cĠest mme bien pire quĠen FranceÉ

L. T. : Parce quĠen France, lĠanti-psychiatrie sĠest mŽlangŽe, Ç institutionnalisŽe È diffŽremment.

 

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L. T. : Peut-on repŽrer lĠagentivitŽ dans le noyau dĠexpŽrience pour quelquĠun qui commet un suicide, une dŽfenestration ? A travers leur rŽcit, leur parole, peut-on savoir si ils sont eux-mmes les sujets Ç dŽcisionnaires È de leur propre action ? Ou bien disent-ils explicitement que cĠest quelque chose dĠextŽrieur ˆ eux ?

A. C. D. : La plupart du temps, ces patients ne sont pas psychotiques, nĠont pas dĠantŽcŽdents psychiatriques lourds et nĠen auront certainement pas. Ce sont des mouvements dŽpressifs assez simples ; ils expliquent bien le caractre inextricable dĠune situation et la volontŽ dĠen sortir dŽfinitivement, dĠagir vers la seule issue possible pour eux. Il y a une conscience. Dans les rares cas de psychoses, on ne comprend pas.

L. T. : Ce sont eux qui sont lĠauteur dĠune action ? Ou bien dans leur esprit cĠest partagŽ, avec une causalitŽ plus diffuse ?

A. C. D. : On ne peut pas parler du noyau dĠexpŽrience, on parle de ce qui prŽcde et de ce quĠon peut faire aprs. Notre question est : comment faire autrement ? Pour moi le patient est toujours moteur du soin. Et dans le mme temps, tu es lˆ pour fournir une gamme de moyens de comprŽhension et de travail. Mon ma”tre, Maurice Bensignor, qui mĠa formŽe dans la mŽdecine de la douleur disait toujours Ç si tu nĠas quĠun marteau dans ta bo”te ˆ outils, tous les problmes vont ressembler ˆ des clous È. Si tu as une vis devant toi, tu vas quand mme en faire un clou, car tu nĠauras pas les moyens de penser autrement, sous peine dĠtre soi-mme iatrogne. Peut-on prendre inutilement le risque de faire mal ? Il y a de la rencontre et du soin si le mŽdecin peut proposer une palette de possibilitŽs.

L. T. : Et les patients vont avoir tendance ˆ ressembler ˆ des clous, ˆ Ç faire les clous È, si tu nĠas quĠun marteau.

A. C. D. : Un psychiatre avec qui je travaille souligne souvent ces points de contre-transfert.

 

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A. C. D. : Je mĠoccupe dĠenfants qui nŽcessitent des soins psychiatriques. JĠai ŽtŽ patiente toute petite. Donc je ne peux Žviter ce double regard, ˆ la fois comme mŽdecin et comme patiente, sur la maladie. JĠassocie lĠh™pital ˆ la maternitŽ, ˆ la nourriture, au soin dans sa gŽnŽralitŽ. LĠh™pital comme mre nourricire, en quelque sorteÉ

L.T. : Theodor Reik dirait Ç couvade pseudo-maternelle È pour qualifier ton expŽrience de lĠh™pitalÉ

A. C. D. : Compltement. Trs maternant. Endroit de refuge et de soin. Mon regard sur la psychose est teintŽ de ma propre expŽrience, dĠtre Ç pair È de gens psychotiques. JĠexerce presque en rŽsilience. Si je nĠai pas fait de psychiatrie, cĠest que je pensais que les psychologues psychiatres sĠaffranchissaient abusivement de leur r™le de mŽdecin auprs du corps des patients. Parce que la mŽdecine ne se conoit que par le corps. SĠaffranchir du corps vers une certaine psychanalyse ou psychologie o on ne touche pas le corps du patient, a me paraissait aberrant, incohŽrent avec la comprŽhension de lĠexamen clinique, du soin. Sans examen, ni toucher, on nĠest pas mŽdecin.

L. T. : Intellectualisation abusive dans lĠexamen clinique en psychiatrie ?

A. C. D. : Dans mon exercice, je laisse un champ de travail au patient. Vous pouvez aller mieux, sans que ni vous ni moi ne comprenne pourquoi. CĠest une forme de libertŽ. Les patients ne pensent jamais quĠils peuvent sĠautoriser dĠaller bien, de guŽrir, et quĠils ne sont pas simplement dŽpossŽdŽs, Ç jouets È du mŽdecin. JĠai eu un appel cette semaine dĠune maman qui mĠa appris que sa fille remarchait et quĠelle ne savait pas pourquoi, et elle avait besoin de me le dire. Je lui ai rŽpondu : Ç Moi non plus, je ne comprends pas pourquoi, mais ce nĠest pas trs grave, puisquĠon a convenu en consultation que cĠŽtait quelque chose dĠenvisageable. FŽlicitez votre fille. È

L. T. : Est-ce que tu qualifierais a de dŽmarche radicale de thŽrapeute, c'est-ˆ-dire que ce ne serait pas si important que cela dĠavoir une comprŽhension exhaustive ? Ce serait plus important quĠil y ait ce quĠon pourrait appeler un Ç schme dĠaction È, quelque chose qui se produise dĠun changement, et dĠune efficience dans la vie dĠun patient. La comprŽhension viendrait en second. Tu irais jusque lˆ ?

A. C. D. : Non. JĠai assistŽ ˆ des consultations o le patient avait pour fonction de valoriser le mŽdecin. Jamais le mŽdecin ne sĠinterrogeait sur la durŽe de soins, sur lĠŽvolution entre deux consultations, le bŽnŽfice pour le patient, etc. JĠai trouvŽ cela angoissant. Il y a un gožt morbide chez le mŽdecin. Le patient sert lĠappŽtit morbide du mŽdecin. Le patient va mal, et sĠinstaure une complicitŽ, une complaisance entre lui et le mŽdecin. On ne peut pas sĠaffranchir de la comprŽhension des choses ; les repres thŽoriques et la comprŽhension dĠune situation permettent dĠŽviter ce genre dĠenlisement. Je refuse de recevoir un patient sans que du sens soit donnŽ, pour le patient comme pour moi. La mŽdecine a clivŽ le patient. Le corps et le toucher sont peut-tre nŽcessaire accompagnement de tout travail psychothŽrapeutique.

L. T. : Et du point de vue de lĠexpressivitŽ ?

A. C. D. : JĠai connu en psychiatrie le travail de la terre, avec des sensations de quelque chose de non verbalisŽ qui passait dans les mains, un nÏud de tensions internes qui paraissait se dŽnouer dans un travail manuel. Mais je nĠavais pas lĠimpression que ce que je produisais reprŽsentait quelque chose de prŽsent ˆ moi-mme, comme une extŽriorisation, une projection matŽrielle, mais un dŽnouement sans parole. Ce nĠest pas le sens de lĠobjet comme rŽsultat ici, mais le sens dĠun acte. Je pouvais nommer des choses autour dĠune tension archa•que, mais il nĠy avait pas de geste libŽrateur pour cela. La mise en forme physique elle-mme Žtait libŽratrice.

L. T. : Action o tu as lĠimpression que ce qui est dispersŽ, ŽmiettŽ en toi se focalise ? Ou bien plut™t un point qui, devenant action, se diffuse dans un mouvement centrifuge ?

A. C. D. : Plut™t centrifuge, qui sĠouvre, oui.

 

 

 

 

 

entretien rŽalisŽ ˆ Paris en janvier 2009

 

 

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