Couleur du Nombre (un 四oge dユOlivier Messiaen)

 

 

       Olivier Messiaen est mort, et son oeuvre nous reste. Par ses 残rits, ses notices et ses commentaires, il semble quユil en ait lui-m仁e tout 残lair, tout soulign. Aussi, qu'en dire de plus? C'est d'ailleurs, pour qui veut 残rire sur sa musique, une sorte de pi夙e: assez vite, il  se trouve entra馬 paraphraser les propos de l'auteur. Celui-ci, en effet, semble nユavoir rien voulu laisser de son travail qui ne soit nomm, explicit, 残lair d'une lumi俊e vive et sereine, qu'il s'agisse de la nature des modes et des rythmes utilis市, de la forme, des effets d'instrumentation, du projet expressif, des sources d'inspiration, et m仁e des intentions symboliques dans l'utilisation des nombres. Une oeuvre de Messiaen est comme un livre ouvert o l'important nous est d史 d市ign du doigt par son auteur.

      Ordinairement, les musiciens aiment utiliser le "chiffrage musical", pour enfouir un secret, tel Alban Berg cachant une d残laration d'amour entre les notes de sa Suite Lyrique. Messiaen, lui, nユimagine dユutiliser ce genre de langage chiffr (dans les M仕itations sur le Myst俊e de la Sainte-Trinit pour orgue, ou tel passage de Des Canyons aux 師oiles) quユ condition dユen livrer tout de suite le code l'auditeur. Ce z粛e explicatif pourrait appara杯re comme indiscret,  et d'ailleurs, certains critiques, comme Claude Rostand dans les ann仔s 40, en 師aient fortement agac市. Et cependant, contrairement d'autres musiciens qui par ce genre de commentaires semblent parfois vouloir rattraper en paroles ce qu'ils n'auraient pu traduire avec les sons, chez Messiaen il ne semble y avoir aucune ruse, aucune intention d'influencer ou d'残raser.

    Je n'oublie pas, bien s柮, que celui-ci fut pendant longtemps un professeur d'analyse, expert d残omposer toute musique en ses 四士ents - mais ce n'est pas une explication: bien au contraire, ce talent de p仕agogue est le t士oignage de sa passion d'analyser, plut冲 que sa cause circonstancielle. Par ailleurs, il serait trop facile de voir dans la nettet de forme, d'articulations et d'intentions caract屍istique de l'oeuvre de Messiaen le propre d'un analyste particuli俊ement cart市ien. Ce professeur aurait de tout aussi bonnes raisons pour cr仔r, par compensation, une musique enchev師r仔 et remplie d'intentions cach仔s. Or, si les oeuvres de Messiaen d残ouragent l'analyse, ce serait plut冲 par la fa腔n dont elles affichent en toute clart leur structure et leurs 四士ents. Plus pr残is士ent, dont elles se situent contre-courant d'une certaine esth師ique "fusionnelle" r残ente, que l'on rencontre aussi bien chez les ex-s屍iels que chez beaucoup dユ四ectroacousticiens.

      On se souvient en effet que le grand r迅e qui a domin la musique occidentale de l'apr峻-guerre, c'師ait d'en finir avec lユembarrassante h師屍og始司t des 四士ents du langage musical pour les fondre dans le creuset d'une pens仔 forte et unique, la pens仔 s屍ielle par exemple (aujourd'hui, ce serait la conception informatique, s'il y en avait effectivement une), creuset dont ces 四士ents ressortiraient agglom屍市, solidaires, indistincts. Messiaen reste un des seuls viser le contraire. Alors que dans une oeuvre de Boulez, de Stockhausen ou de Ligeti, on serait souvent bien en peine d'entendre ici une harmonie, l un rythme, et l des couleurs de timbre - tant ces 四士ents sont enchev腎r市 et tress市 ensemble dans leur musique – chez Messiaen on continue souvent d'entendre, en une juxtaposition distincte et presque anachronique, la m四odie, son harmonisation, les timbres instrumentaux qui la colorent, et les figures rythmiques  qui la doublent; ou tout au moins on y entend des combinaisons d'四士ents plut冲 m四odiques avec d'autres plut冲 rythmiques, et d'autres dominance  harmonique, etc..., comme dans la musique classique.

      O d'autres veulent fondre, unir, recouvrir, m人er, Messiaen donc ajoute, et pour lui, un et un font toujours deux. On sait l'importance, dans son langage musical, de la notion dユajout:  notes ajout仔s dans des accords parfaits, rendant ceux-ci plus riches et mo鼠leux, mais aussi valeurs ajout仔s dans les rythmes et dans l'orchestration, technique d'addition plut冲 que de fusion des timbres. Lorsque dans Des canyons aux 師oiles, un violon solo double la partie m四odique principale en sons harmoniques aigus, son timbre ne se fond pas dans une mixture compacte, il reste audible individuellement, comme d残oration.

            Le d残oratif, c'est ce que fuient la plupart des musiciens contemporains : d'abord par puritanisme, ensuite parce que le concept m仁e jure avec leur projet, qui est de faire une musique d'interp始師ration des param春res, d'abolition des barri俊es entre "son" et "bruit". Messiaen ne craint pas, au contraire, d'aborder l'残riture musicale et l'orchestration dans une optique ornementale; il assume pleinement, dans sa Turangalila Symphonie, l'utilisation des guirlandes saint-sulpiciennes des Ondes Martenot et du brillant paillet de l'aigu du piano pour enjoliver la masse orchestrale, sans oublier la virtuosit ostensible de certains passages, et lユabondance accumulative des 師agements harmoniques, avec leurs accords parfaits "enrichis" de sixtes ajout仔s.

      Aussi, parmi les compositeurs dits d'avant-garde, il est l'un des seuls n'avoir pas, sauf pour de br竣es tentatives, souscrit la grande utopie unitaire de l'apr峻-guerre qui retrouve aujourd'hui, avec l'ordinateur, un second souffle. Cette utopie, explicite ou implicite, on peut la formuler ainsi: les diff屍ents 四士ents de la musique, savoir les quatre param春res classiques, mais aussi toutes les dimensions anciennes ou nouvelles du discours musical et de la mati俊e sonore) ne doivent pas plus longtemps rester relativement autonomes et plus ou moins habilement juxtapos市 et combin市: ils devront d市ormais ob司r un principe de structuration commun et d士ocratique. Or, si ce projet est pratiquement impossible r斬liser (ce qui ne lui 冲e rien de son charme, utopique, justement), il est ais de donner l'apparence de sa r斬lisation, en cr斬nt un discours musical complexe et enchev腎r, ou encore massif et statistique, sorte de nuit o tous les chats sont gris, et qui procure bon compte l'illusion que l'on a fait enfin fusionner ces fameux param春res.

             N'est-ce pas Pierre Boulez qui, dans ses sp残ulations des ann仔s 50, formulait le principe d'une interchangeabilit des quatre param春res classiques, c'est--dire de leur 子uivalence au regard d'un principe d'organisation commun et totalitaire? Il est vrai qu'il devait temp屍er aussit冲 ce postulat hardi en conc仕ant que la hauteur et le timbre, par exemple, ne sont pas aussi facilement lユun que lユautre maniables et susceptibles d'abstraction, et qu'il faut bien en tenir compte. C'師ait l'姿oque o rien n'apparaissait grotesque comme l'id仔 d'une musique o l'on 残rit la m四odie avant de l'harmoniser puis de l'orchestrer ; d'une musique o les 四士ents qui font la musique conservent jusque dans l'oeuvre achev仔 un certain disparate irr仕uctible, ce qui est le propre de tout le r姿ertoire occidental jusqu'au XXe si縦le. On 師ait donc en qu腎e de principes d'organisation ( tels que la s屍ie, mais aussi, chez Xenakis, les lois physiques et math士atiques) susceptibles de commander en m仁e temps hauteurs,  dur仔s et timbres. Aujourd'hui, c'est l'ordinateur que l'on demande de nous donner les moyens de cette soumission toute th姉rique de l'organisation musicale une loi unique, et cela va m仁e encore plus loin, puisqu'avec l'espoir - trompeur, notre sens, car bas sur des effets de mots - que l'ordinateur suscite de pouvoir enfin "composer le son" au lieu de composer avec le son, c'est l'h師屍og始司t premi俊e, la faille fondamentale et f残onde de la musique que l'on pr師end nier et r仕uire : celle entre le son comme substance, couleur, dans son existence charnelle et sensible, et le son comme support d'une valeur abstraite.

           Messiaen ne se joint pas ce beau r迅e ; il accepte que la musique soit cette chose imparfaite, cette addition de proc仕市 - de m仁e que pour le fervent catholique qu'il s'est toujours flatt d'腎re, l'Homme et d'une mani俊e g始屍ale tout ce qui rampe ici-bas est un collage de chair et d'esprit, de mati俊e et dユid斬l; il laisse subsister dans sa musique cette coupure, mais aussi cette tension entre la chair et la pens仔. En quoi il se montre, en quelque sorte, plus "r斬liste", mais aussi plus humain que beaucoup d'autres.

         La chair, c'est une m師aphore banale pour d市igner la mati俊e du son. Chez Olivier Messiaen, la m師aphore est d'autant plus pertinente qu'aucun musicien n'a comme lui et aussi souvent que lui pos le probl塾e de l'incarnation de l'esprit dans la chair, avec son corollaire: le destin de corruptibilit. Mais aussi avec la perspective qu'ouvre le dogme catholique d'une r市urrection des corps, d'un nouvel univers de sensations par-del la mort, d'une chair par-del la chair.

        Au contraire de certains compositeurs religieux dont la musique d市incarn仔 semble anticiper ce qu'ils attendent de l'au-del, Messiaen met dans sa production le plus de "charnalit" ( comme on dit spiritualit) possible. En m仁e temps, ces sensations violentes et d四icieuses qu'il cherche procurer, il les pr市ente comme un faible avant-go柎 des sensations de la vraie vie venir. Personne n'a consacr autant de pages d姿eindre les perceptions de l'au-del (la suite toute enti俊e des Corps Glorieux pour orgue, mais aussi les Couleurs de la Cit C四este, certains mouvements de la Transfiguration et de des Canyons aux 師oiles). Pour cet homme qui semble porter en lui une rare capacit jouir du son et de la lumi俊e, un sujet d'angoisse important est celui de la question de la survie des sensations, question laquelle sa musique r姿ond par un "Oui!" chatoyant. Car pour lui, il ne semble pas 腎re question de sublimer la sensation, et d'en offrir une traduction abstraite, pour la faire 残happer son destin mortel: le Royaume des Cieux sera hyper-sensoriel, telle est sa foi, et la plus charnelle des musiques en sera donc une approximation, une promesse.

      En d'autres termes, chez Messiaen, un coup de tam-tam n'est pas r仕uctible un faisceau de valeurs abstraites, mais il est d'abord une sensation globale, violente, irr仕uctible ; dans un monde d'id仔s pures, cette sensation n'aurait jamais aucune place, mais pour lユauteur du Banquet C四este lユau-del ne saurait 腎re un monde abstrait, et les coups de tam-tam y r市onneront mille fois plus 暫louissants et color市.

     Dans la mesure o la musique de Messiaen se revendique comme une p瑛e peinture de l'autre vie, elle peut donc se permettre d'腎re cette cuisine personnelle qui combine, sans les confondre, les rythmes hindous, les chants d'oiseaux  et les modes dits transpositions limit仔s. C'est l tout la fois l'humilit et l'orgueil de ce compositeur. Humilit : ma musique ne doit pas chercher simuler l'unit et l'harmonie parfaite qui sont le privil夙e de la Divinit. Orgueil : ce que j'ai dire, comme musicien, est assez personnel pour que je puisse le dire travers ce collage disparate de proc仕市 et de mod粛es r残olt市 ici et l. Et son orgueil ne se trompe pas.

        トalement 師ranger la pens仔 de Messiaen est le souci d'organiser ce disparate par une hi屍archie, par la prise de pouvoir d'un 四士ent particulier de son langage, 屍ig en caract俊e dominant. C'est pourquoi peut-腎re, bien que se caract屍isant avec fiert comme un  rythmicien en priorit, il a si longtemps h市it placer toute son oeuvre sous le signe du rythme, et recul l'ach竣ement et la parution de ce Trait du Rythme, l使endaire force d'腎re attendu. Ayant rapidement satur ses recherches dans le domaine des hauteurs par l'adoption d'un langage harmonique et modal dont il ne s'残artera presque pas de toute sa vie, il a en revanche constamment explor le domaine des dur仔s, o il s'avan溝it, parmi les musiciens contemporains, en pr残urseur, et dont il pouvait l使itimement se dire le "sp残ialiste". S'il est demeur r師icent, malgr tout, mettre le rythme en vedette dans son esth師ique, c'est peut-腎re parce que la notion de couleur, comme il s'en explique ailleurs, lui appara杯 maints 使ards comme plus essentielle et surtout plus centrale encore. Centrale, mais non comme un principe de hi屍archie, plut冲 comme le centre d'une 師oile d'o rayonne l'始ergie. Je m'explique.

      On sait que Messiaen disait entendre les accords et les tonalit市 avec des couleurs pr残ises, et que de la sorte des rapports d'intervalles se traduisaient pour lui en une sensation qualititative globale et irr仕uctible : une couleur. Alors que certains peintres ont cherch la formule d'un symbolisme abstrait des couleurs, d'inspiration souvent musicale - ce qui revenait chercher le nombre de la couleur, Messiaen entend et cherche mettre en oeuvre, dans sa musique, la couleur du nombre. S'il y a chez lui un fantasme unitaire, il est dans ce postulat du son qui serait en m仁e temps nombre et couleur, et cela d'une fa腔n indissoluble, bien que les lois de cette correspondance n'aient pas fait de sa part l'objet d'une sp残ulation abstraite. Mais ce r迅e va encore contre-courant de l'utopie habituelle:  en effet, tandis que beaucoup de ses confr俊es cherchent imprimer une pens仔 abstraite dans ce qui se pr市ente eux comme mati俊e, il cherche, lui, trouver et d使ager l'essence sensorielle et color仔 d'une relation abstraite. Tous ses jeux avec les modes transposition limit仔 et les rythmes non r師rogradables, et autres fantaisies souvent analogues au jeu math士atique avec les nombres premiers (qui le fascinent, parce qu'indivisibles, irr仕uctibles) d暫ouchent pour lui sur un univers color , sensible, auquel l'auditeur n'a pas d'acc峻 spontan, sauf s'il a le  privil夙e d'entendre les accords en couleurs et dans les m仁es couleurs que Messiaen !

      L encore, on se retrouve l'inverse de la situation r姿andue, o beaucoup de compositeurs nous pr市entent des structures sonores dont nous n'arrivons pas entendre la loi abstraite, mais qui se traduisent pour nous en perceptions brutes et color仔s de mati俊es, de textures, d'始ergies. Dans le cas de Messiaen, nous entendons presque facilement les relations abstraites qu'il institue (au moins pour ce qui concerne la m四odie et lユharmonie) mais nous n'entrons pas dans son monde intime de sensations color仔s.

      フonnante r刺abilitation, chez Messiaen, d'une dimension qui, pour 腎re ch俊e la musique fran溝ise, passe encore le plus souvent pour superficielle, anecdotique en musique ! Pour la plupart des compositeurs, la couleur est synonyme en effet de pittoresque, de carte postale, de romantisme paysagiste. Cette r刺abilitation, amorc仔 par Debussy, Messiaen l'a poursuivie en tentant les noces de la couleur et du chiffre : tel accord est en m仁e temps, et selon une correspondance occulte mais imm仕iatement sensible au compositeur, une relation abstraite d'intervalles et une sensation globale purement qualitative. Mais dans ces "noces" , ce n'est pas , contrairement d'autres, le nombre qui dicte sa loi la couleur ; c'est la couleur qui dicte sa loi au nombre. Seulement, y a-t-il une loi de la couleur? Le proverbe ne dit-il pas : des go柎s et des couleurs... Et ne quitte-t-on pas le domaine d'une syst士atisation possible pour entrer dans l'empirisme et le contingent?

    Pourtant, Messiaen ne propose pas, il n'a jamais propos pour la musique contemporaine une loi. Il se contente dユoeuvrer avec son langage priv, construit de droite et de gauche, enrichi progressivement de trouvailles qui s'ajoutent l'仕ifice sans le remettre en cause, ce qui ne l'emp芯he pas de faire en m仁e temps une musique qui "parle" beaucoup de gens. Pourquoi? Parce qu'un homme, c'est ainsi fait, de choses apport仔s par la vie comme les coquillages apport仔s par la mer sur le rivage, et que Messiaen a tr峻 humainement accept que sa musique soit par certains c冲市 un de ces objets qu'on fait en coquillages (voir sa mani俊e de composer partir de chants d'oiseaux coll市 et juxtapos市). Parce que sa musique, pour 腎re souvent grandiose, est toujours ou presque, quoi qu'il arrive, humaine, ouverte, ne cherchant pas compl春ement incorporer et ma杯riser tous les 四士ents qu'elle int夙re ; parce qu'elle n'est pas close sur elle-m仁e, mais qu'elle est travers仔 par un sens, une vocation qui la d姿asse, la porte hors d'elle-m仁e pour aller lancer un message d'amour Dieu, ou la cr斬tion. Et parce qu'elle sait laisser la vie 腎re, laisser chanter le petit oiseau sans assujettir son chant une grande loi commune. Let it be, dit le titre d'une chanson des Beatles : message compris par Messiaen. Celui-ci laisse 腎re, et il accepte que sa cr斬tion soit chose contingente, il laisse les petits oiseaux s'y mettre, et enfin il la place sous le signe de ce qui en musique demeure la chose par essence en plus, inutile, incomposable, irr仕uctible, mais source de plaisir simple, de jouissance sans justification: la couleur. Lou soit pour cela Olivier Messiaen.

 

 

Michel Chion

(extrait du Promeneur Ecoutant)

 

 

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