espaces du jeu thŽ‰tral

 

 

 

 

 

       Entre le versant visible du jeu qui engage le regard du spectateur et le versant intime du jeu qui rend ˆ lĠacteur une image du corps propre, la rŽalitŽ dĠacte du lieu thŽ‰tral semble faire du jeu et de lĠart une expŽrience partagŽe. Si, dans une acception liminaire, le jeu est le vertige circulaire dĠune activitŽ qui toujours fuit son terme, sa fin, lĠart introduit en brisant le cercle du jeu le trait moral dĠune fin, et dĠun programme dĠactions finies ˆ accomplir - mme si lĠessence du jeu sĠy voit conservŽe sous la forme de lĠinachvement dans lĠoeuvre et de la dŽpense dans lĠexercice du corps. LĠimmŽdiat du jeu et lĠutile dans lĠart - si nous reprenons la terminologie bergsonienne - sont deux positions dĠexpŽrience impliquŽes dans la sphre dĠune expŽrience globale ˆ laquelle participent celui qui regarde et celui qui est vu.

       Le niveau immŽdiat, celui du jeu, nĠest immŽdiat que relativement, immŽdiat au sens bergsonien dĠune immanence dĠun exercice du corps au sujet dĠexpŽrience et dĠune rgle de conduite ˆ cette conduite dans le jeu. Le jeu nĠest que relativement immŽdiat, en ce sens quĠil est Žgalement mŽdiation, mŽdiation premire du contrat et de la vision polarisŽe. Le contrat symbolique qui lie lĠacteur et le spectateur dans une circulation de forces de crŽance se traduit dans lĠespace par la polarisation du regard, le passage dĠune surface ˆ un point. La scne est toujours dĠabord un point, et non un espace vague, indiffŽrenciŽ. On entre dans cet espace par un point, ou une fissure, sans quoi la scne ne serait quĠun rideau impŽnŽtrable. Ce point est ici le lieu o se tient lĠacteur qui dans le jeu du corps se fait un autre corps qui incarne des ombres. LĠacteur est appelŽ ˆ jouer ; la ponctualitŽ ˆ laquelle on lĠassigne dŽfinit son unicitŽ (et non son identitŽ), et sa culpabilitŽ (soit : sa dette). CĠest parce quĠil peut jouer quĠil doit jouer. Ce qui sĠannonce comme la ÒdŽlŽgation dĠun pouvoirÓ appara”t comme un devoir-jouer : ce devenir du jeu se traduit par lĠexpropriation dĠune volontŽ, dĠun dŽsir, et dĠun dŽsir de voir, de la part du spectateur. Saint Anselme avait dŽfini le DŽmon comme lĠouvrier de lĠexpropriation de la volontŽ divine. LĠacteur fait rejaillir son pouvoir devenu obligation dans un : je veux donner ˆ voir, je veux montrer et prouver ; je veux tre lĠincarnation dĠun dŽsir, ce qui signifie que je veux na”tre au monde, en lĠespce de la conversion dĠune parole, dĠun geste en chair, me transformer, en reprŽsentant cette transformation possible de ce corps-ci, le mien. Le lien symbolique - qui est, nous lĠavons vu, un espace dĠinvestiture (du dŽsir, de la loi...) - nĠest pas uniquement contractŽ par lĠacteur ; il instaure la rŽciprocitŽ gŽomŽtrique du contrat, celle de lĠacteur-surface au spectateur-point, rŽciprocitŽ sans laquelle il nĠy aurait ni participation, ni identification. Mais cĠest aussi ce lien, ce contrat symbolique qui doit tenir ŽloignŽs acteur et spectateur dans lĠespace de la vision, instituant une grammaire de la visibilitŽ o un noyau prŽdicatif articule logiquement le sujet et le prŽdicat, la substance et lĠaccident, le sujet du voir et son ÒobjetÓ. Une grammaire de la visibilitŽ commune, de la perception, engage au niveau mme du sens commun les dispositifs spŽculaires, thŽ‰traux, que suscitent sur un autre plan de reprŽsentation les arts du spectacle. Nous reviendrons sur les deux sens et les deux intensitŽs du contrat, ainsi que sur la grammaire de la visibilitŽ qui dŽcide en elle-mme de lĠart en Žtouffant le jeu.

       On ne peut en raison de la rŽciprocitŽ gŽomŽtrique du contrat se contenter dĠune gŽomŽtrie figŽe du regard, dĠune rŽgulation univoque de tels rapports. Le spectateur doit ˆ son tour sĠincarner : se faire un corps-spectateur dans le thŽ‰tre en se rendant ˆ la multiformitŽ des lieux et des moments locaux qui compose lĠunivers changeant de la scne vivante. Le spectateur gŽnŽrique, ÒcollectifÓ, Žtait cette individualitŽ diluŽe dans le dŽsir diffus, collectif, de voir jouer et de confŽrer ˆ lĠacteur la mission de jouer1. Il est Žgalement ce point individuŽ, hŽtŽrogne, que vise la surface multiforme dĠactions et de corps, quĠelle institue et dŽcide du dŽsir. Il sĠagit dĠune certaine dŽpolarisation du regard qui tient celui-ci ˆ la surface de la reprŽsentation (et non au ÒpointÓ de la reprŽsentation). Elle implique une nŽcessaire rŽification du jeu, et une opacification de lĠespace que des acteurs vouent au thŽ‰tre, cĠest-ˆ-dire, pour une part, ˆ ce regard chosifiant du spectateur2. Mais lĠensemble dĠactes se propageant ˆ la surface de la reprŽsentation est appelŽ ˆ se dŽverser dans lĠoeil du spectateur (ˆ lĠinvestir dĠune surabondance de sens), son propre point de vue. Le point de vue nĠest jamais celui-lˆ, subjectif au sens o gŽnŽralement on lĠentend, mais il est la marque rŽflŽchie de lĠindividu spectateur qui contraint le jeu visible ˆ la signification, ˆ la mise ˆ mort dĠune certaine vie de lĠacteur et du jeu. LĠart du thŽ‰tre peut tre envisagŽ ˆ ce titre de mŽdiation comme lĠensemble dĠun texte ˆ lĠoeuvre o les actes et les corps donnŽs dans lĠimmŽdiat du jeu sont traduits, convertis en ŽnoncŽs scŽniques signifiants. RŽification du jeu et subjectivation du spectateur livrent la scne ˆ la ÒmobilitŽ de lĠoeilÓ, rompant la complicitŽ mimŽtique premire de lĠacteur et du spectateur par lĠinstitution du corps propre du spectateur, lĠindŽpendance du regard, ses apparentes licences. Du spectateur, on dira quĠil abdique sa position dĠacteur dans la reprŽsentation (voire dĠinitiateur de la reprŽsentation). Michel de Certeau Žvoqua la lecture silencieuse par laquelle le corps se retire du texte, pour y cŽder ˆ la ÒmobilitŽ de lĠoeilÓ. ÒCe retrait du corps, condition de son autonomie, est une mise ˆ distance du texte. Il est pour le lecteur son habeas corpusÓ3. LĠÓhabeas corpusÓ du spectateur est lĠautre versant de lĠinvestiture symbolique du jeu dans le corps de lĠacteur. Revient au spectateur sa part du jeu thŽ‰tral. On doit toujours envisager, parlant du thŽ‰tre, cette double individuation de lĠacteur et du spectateur. CĠest le double jeu de lĠacteur et du spectateur qui instaure le thŽ‰tre, cĠest-ˆ-dire le jeu comme thŽ‰tre.

       Le spectateur est investi du jeu dans la mesure o il le tient pour reprŽsentation incorporŽe, dans le pli dĠune distance de soi ˆ soi. La distinction dĠusage entre espace scŽnique et espace thŽ‰tral - espace du jeu, de la scne, et espace de lĠexpŽrience thŽ‰trale incluant le jeu et celui qui le voit - doit ici tre rŽvisŽe : cĠest lĠexpŽrience thŽ‰trale globale qui est espace du jeu ; il se lit comme espace du thŽ‰tre (logique) ou comme jeu (pathique). Art du thŽ‰tre et jeu sont comme les deux intensitŽs du mme contrat symbolique, et le thŽ‰tre recouvre le jeu en lui donnant abri, forme, mesure - une mŽdiation nŽcessairement coercitive.

       LĠacteur fait le jeu du spectateur, mais ˆ quoi joue le spectateur ? Et que veut dire jouer ˆ voir ? La ÒmobilitŽ de lĠoeilÓ que conquiert le spectateur, la possibilitŽ de parcours multiples, de vitesses multiples ˆ la surface de la reprŽsentation invite au vertige, ˆ ce vertige du labyrinthe qui dŽsincarne, fuit la ponctualitŽ, prive le corps de lĠacteur, et la scne, de leur lieu. On parlera dĠun espace sans inscription. QuĠest-ce quĠun espace livrŽ au vertige de la combinatoire et du syntagme, mais dont la rigueur des surfaces est toujours menacŽe ? Ce noyau grammatical de la visibilitŽ joue sur lĠaxe longitudinal des objets et actants de la reprŽsentation, et sur lĠaxe transversal qui relie lĠacteur et le spectateur. Sur lĠaxe longitudinal de la reprŽsentation, la rigueur reprŽsentative est toujours menacŽe par lĠirruption verticale, paradigmatique, de lĠassociation terratologique, poŽtique, de la vie des ombres et de la vie des corps, de la veille et du rve. Sur lĠaxe transversal, les parcours et les vitesses du regard risquent le point dĠarrt : dĠentrer dans un corps, dĠentrer dans les choses. Car un espace sans inscription est toujours un espace o lĠon entre dans des corps, o la vie cachŽe dĠun corps sĠexfolie et nous aveugle.

       Mme le vertige de lĠoeil mobile et de la combinatoire sert la mŽdiation et la coercition du jeu, interdit la scrutation, la pleine visibilitŽ ou lĠaveuglement. La prŽdicativitŽ cognitive, ou le poids judicatif du regard spectateur, cĠest le poids de la pudeur4. Pudeur est lĠautre nom de la grammaire. En elle se tiennent la distance et lĠextrme rapprochement, le voile et la nuditŽ, le sens logique et le sens pathique. Lˆ o identification, mimesis se laissaient entendre en un sens continent, pacifiŽ, on en doit dŽsormais retenir le sens ÒpathiqueÓ. On doit penser au principe de la contagion et de la peste dans le thŽ‰tre dĠArtaud. Le ÒspectacleÓ est le principe de la contagion et du rayonnement de la ÒcompŽnŽtrationÓ - du sacrifice5. LĠacteur, souligne Bataille, veut mourir ; cĠest de ce point du sacrifice en lequel la souverainetŽ sĠabolit que rayonne lĠautoritŽ ainsi expiŽe qui en se dilapidant atteint le spectateur (la foule) pour le livrer ˆ la fte (au rve).

       Voyons cet espace scŽnique dans lequel on entre par lĠacteur-point comme un espace onirique - ce ÒdŽcor de tragŽdieÓ du rve - o des figures apparaissent et sĠŽteignent. Certaines sont des points, dĠautres des ensembles, ou des surfaces. Du point de vue de lĠopŽrativitŽ, le sens intensifiŽ du contrat instaure le spectateur comme fiction participant dĠune plus vaste fiction. Car ce renversement de la gŽomŽtrie initiale du regard - et du ÒcontratÓ - dŽnonce Žgalement son propre principe dĠintensification, vers lĠopacitŽ dĠun corps double. Est-ce le seul corps rŽel, ce double, ce point, ce convive de pierre h™te de tous les thŽ‰tres, ou le seul symbole rŽel ? LĠombre majeure, solide, de lĠart du thŽ‰tre. Le spectateur ne peut se rendre ˆ la fiction par une mimesis faible, logique, inhŽrente au dispositif dialogique du thŽ‰tre, mais par une mimesis forte, pathique, ŽnergŽtique ; comme fiction de soi, index sui dans lĠŽconomie gŽnŽralisŽe de lĠillusion, dans un thŽ‰tre de la pensŽe o le regardeur est lui-mme pensŽe, une pensŽe possible, simplement possible, dans la multiformitŽ des pensŽes. Au spectateur de dire : je partage la vture de lĠacteur, la tinctura, double de corps, corps de fiction emplissant lĠespace de la vision, membrane indiscernable, surface de projection entre jeu-objet et sujet du voir. Cette ÒrepolarisationÓ du regard doit tre entendue comme la rencontre de deux regards qui sĠannulent, ou encore comme un oeil qui se voit lui-mme. CĠest, dirons-nous, le Òcomble de la mise en scneÓ, ainsi que peut lĠŽvoquer le mot heureux de la langue allemande Selbstinszenierung - Òmise en scne de soiÓ.

       Le recours pathique, le recours ˆ la force interne ˆ la reprŽsentation, cĠest lĠexpŽrience globale qui en un sens intensifiŽ de participation, dĠidentification, de mimesis - mais par le dŽtour dĠune reprŽsentativitŽ excessive6 - donne ˆ lĠespace intermŽdiaire entre acteur et spectateur la consistance dĠun corps, dĠun visage, dĠun corps-sphre des deux parts protagonistes du thŽ‰tre. Le choeur antique mettait en jeu cet espace intermŽdiaire et pourtant intŽgratif. Le prosopon grec attestait dans le masque religieux la part tragique dĠune force de prŽsentation dans lĠimage ; il manifestait le seuil invu de lĠacteur par lequel le spectateur entrait dans la reprŽsentation7.

       Chez Bataille, le Commandeur fait irruption (visage-ma”tre, visage-fant™me) dans un ÒdŽcor de tragŽdieÓ8. Apparition, instance qui, elle aussi, brise le cadre artificiel de la scne de lĠexpŽrience et de la pensŽe. LĠapparition est aussi une voix, tout comme les possibles au milieu desquels sĠŽgare le possible de lĠindividu, dans La reprise, et dont Kierkegaard Žcrit : ÒChaque possible de lĠindividu est une ombre qui rend un son.Ó Telle lĠapparition du fant™me du roi mort ˆ Hamlet, et dont les paroles seront lĠaiguillon (conceit) parvenu au centre du corps dĠHamlet par lĠoreille, paroles qui provoqueront le ressassement des chairs et le bouleversement de la raison. LĠapparition est dans le cas du Commandeur celle dĠun fant™me de pierre, du poids, de la froideur et de la duretŽ de la pierre. De don Juan et du Commandeur, Òlequel des deux dŽploie le plus de forces ?Ó se demanda Kierkegaard9. Don Juan, rŽpond Kierkegaard, ÒdŽploie la moitiŽ de sa force pour exprimer la douleur et lĠautre moitiŽ pour soutenir le Commandeur, et tandis quĠil semble, au dŽpens de toutes ses forces, vouloir sĠarracher de la violence du CommandeurÓ. CĠest encore ce que Bataille veut rŽaliser : soutenir la main de la mort froide et maintenir le travail du mot, et de la douleur, le perpŽtuel devenir, le perpŽtuel dŽplacement du mot, et du sens. LĠespace tragique bataillien est un espace dans lequel se glisse un sujet pour sĠy dŽdoubler, mais dans cet espace amorphe, le sujet rencontre un double dont la dissemblance est terrifiante. Dans cet espace de lĠexpŽrience, le langage sĠŽvanouit, toute dŽsignation de soi (nom propre, pronom..), toute semblance de rŽflexion de soi en soi-mme par le langage. Mais dans le visible, cĠest la chose mme qui se signe par sa prŽsence.

       La mission du jeu dans lĠart sĠavoue dans la provocation dĠexpŽriences nouvelles, toutes orientŽes vers la transformation du corps : corps-mur pour tout lĠhorizon de la visibilitŽ, corps-flux pour toutes les actions possibles. Louis Marin a parlŽ dĠun flux originaire de la reprŽsentation comme Žtant ˆ la fois ÒopacitŽ reprŽsentativeÓ et Ҏtat originaire de la formeÓ10 .

       Le flux de la reprŽsentation est comme la trs grande vitesse du parcours de la surface scŽnique, la trs grande vitesse du regard Žtranger ˆ cette scne. Il est aussi, immanent au jeu, ce liant ŽnergŽtique des gestes, des corps et des choses qui rejaillit ˆ la faveur dĠun point. A la faveur dĠun corps qui est un acte. Le point (ouverture ˆ la fois comme lieu et comme opŽration) ouvre au flux (ˆ ÒlĠinflux nerveuxÓ des choses).

       Quel est ce mur ambivalent qui tient ˆ distance et qui, en tant que danger, menace dĠemmurer jusquĠaux regards errants du spectateur ? On entre par des points dans la menace optique ; on entre en scne comme on entre dans un corps - pour lĠacteur comme pour le spectateur.

       Deux questions se posent dĠune seule voix : quel est ce mur ? et quel est ce flux ? Cette Òmuraille de peintureÓ dont parlait Balzac dans Le chef-dĠoeuvre inconnu, ce mur de gestes et ce mur de larmes ? Le mur de larmes traduit cette ambivalence du liquide traversŽ de lumire et cependant impŽnŽtrable, et de lĠaveuglement que nourrit lĠoeil lui-mme. Il faudrait ici parler dĠun naufrage de la vision ˆ sa source cachŽe.

       La variŽtŽ dĠespace que nous avons reconnue dans un espace sans inscription, un espace ˆ la fois opaque et unitif, un mur, un flux..., tenant du rve et de lĠaveuglement, sĠentend encore comme cet espace de la Òdissociation du conscientÓ par laquelle apparaissent les Žtats hypno•des associŽs ˆ lĠhystŽrie. HystŽrie et Ҏtat hypno•deÓ, en tant que surestimation du contrat, en dŽnoncent lĠimage pathique, lĠinconscient pathique de la relation acteur-spectateur. On pensera ˆ une ŽnergŽtique de lĠhystŽrie liant simulacre et rŽalitŽ pathogne, source dĠune irruption oniro•de dans le monde de la veille11. Le problme de lĠhystŽrie est un problme de reprŽsentation, nous suggrent Breuer et Freud12.  LĠhystŽrique propose dĠŽtendre le corps, de le transformer, et le substrat de ces possibles transformations est cette part hypno•de, dŽrŽalisante, de lĠespace peru et reconstruit. La sŽcrŽtion des larmes matŽrialise lĠŽnergŽtique du dŽsir hystŽrique; cĠest une ŽnergŽtique de lĠusure et de lĠabandon. Freud a ŽvoquŽ le Òsich austobenÓ (sĠabandonner ˆ la passion, dŽcharger sa colre) et le Òsich ausweinenÓ qui exprime le soulagement et lĠabandon dans le pleur (on notera lĠexpression allemande Òsich die Augen ausweinenÓ quĠon traduit par Òpleurer ˆ en perdre la vueÓ). Les quatre phases de la pathologie hystŽrique13 sont comme la partition du jeu ; cartographie ÒhybristiqueÓ, exaspŽrŽe, dĠinstances au travail dans le corps en jeu - corps vu et corps voyant - dans lĠespace total du thŽ‰tre vŽcu.

 

 

                                                                 *

 

 

       ÒOn regarde la vaste place ; on voit courir rapidement sur les murs les ombres des passants ; et tout se change en dŽcor de thŽ‰tre. Une rŽalitŽ de rve point dans lĠarrire-fond de lĠ‰me"14. Les ombres au fond de lĠ‰me sont les formes fugaces des possibles, se couvrant et se recouvrant les unes les autres, Žgarant lĠindividu. ExpŽrience esthŽsique dŽrŽalisante qui convie tous les tres dans lĠespace du thŽ‰tre ˆ une participation fictionnelle, ˆ sĠy Žprouver ombre, pensŽe, signe vivant, sens seulement possible. CĠest le danger et lĠexpŽrience ample consistant ˆ Òjouer ˆ voirÓ, pour le plaisir, ou la satisfaction impŽrieuse et hallucinatoire de deviner dans la reprŽsentation la plus opaque lĠŽnergie de la transformation, du flux, du sacrifice .

       Le thŽ‰tre est dŽfini par la dimension de lĠutile, et non de lĠusure, de lĠimmŽdiat (le jeu y est toujours au travail ; il faut ˆ sa force une ÒopacitŽ reprŽsentativeÓ pour quĠelle agisse et se laisse ajourer). Peut-tre parce que tout Žchange de regard se monnaye, et que la petite monnaie de la transaction thŽ‰trale est conforme ˆ lĠŽmiettement de lĠŽnergie du jeu. LĠŽnergie du jeu, ou lĠŽnergie du don, de la perte, qui rŽgit les rŽgimes pathiques de lĠaveuglement, de lĠhypnose, du point et du mur - tous les rŽgimes de la spatialitŽ vŽcue.

 

 

 

 

O. Capparos

 

sommaire

 

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1 Cf. J.-J. Roubine, Introduction aux grandes thŽories du ThŽ‰tre, Bordas, 1990, p.157. ÒIl faut ici tenir compte de lĠidentitŽ double du spectateur : ˆ la fois individu entourŽ par dĠautres individus semblables et diffŽrents, et ŽlŽment constitutif du public, diluŽ, fondu dans un ensemble homogne qui lĠabsorbe et le transforme provisoirement.Ó  
2 Cf. M. Sawaya, Problmes de sŽmiologie thŽ‰trale de P. Pavis, in Organon 78/Recherches dramaturgiques, p.156, pour une critique sŽmiologique interne du rŽfŽrent rŽel o Òle signe sĠest ÒchosifiŽÓ au point de ne plus renvoyer ˆ quelque chose dĠextŽrieur ˆ lui, mais ˆ sa propre matŽrialitŽÓ. Mais sur ce point, cependant valable quant ˆ une critique de toute interprŽtation paradigmatique du fait thŽ‰tral, nous ne pouvons considŽrer le signe ÒchosifiŽÓ comme index sui, bien au contraire comme Žtant soumis ˆ une contrainte de rŽfŽrenciation, qui en attŽnue le sens au profit de la signification. Nous entendons cette chosification comme la contrainte mme quĠimpose lĠindividuation du spectateur comme corps sujet du voir.  

3 M. de Certeau, LĠinvention du quotidien/ 1. Arts de faire, Gallimard, 1990, p.254. A propos de lĠhabeas corpus, de Certeau note (et cĠest pour nous une prŽcision suggestive) : ÒNotion centrale du droit anglais (XVIIe sicle), elle garantit la libertŽ de lĠindividu et le protge des arrestations arbitrairesÓ.

4 Sur lĠexcessive pudeur de lĠarbiter (le spectateur) tel que le nommait Vico, cf. G. Didi-Huberman, La peinture incarnŽe, Minuit, 1985, p.76.  

5 G. Bataille, Oeuvres compltes, V, Gallimard, 1973, p.390-391.

6 Ce ÒdŽtourÓ sĠapparente ˆ celui de la distanciation brechtienne, souvent lĠobjet dĠun si considŽrable malentendu. La distanciation procde dĠune reprŽsentativitŽ excessive, en ce sens mme o elle sĠexcde ; elle pourrait tre comprise comme une participation saturŽe, une saturation de la prŽsence. Cf. B. Brecht, Notice sur les effets de distanciation, in Ecrits sur le thŽ‰tre, I, LĠArche, 1972, p.354. ÒLa peinture distancie (CŽzanne) quand elle exagre la forme creuse dĠun rŽcipient. (...) LĠeffet de distanciation classique produit ˆ un niveau plus ŽlevŽ lĠintelligence des choses.Ó Ceci est tout diffŽrent du simple recours ˆ une instance critique (idŽologique, politique, sociale...); cĠest cet Žloignement dĠune rŽalitŽ obvie qui doit rendre sensible, donner ˆ voir la rŽalitŽ initiale (de la psych humaine, des rapports de lĠindividu au collectif, dĠune forme creuse ou dĠune forme rebondie...). On pensera au ÒdŽtourÓ de la reprŽsentation cinŽmatographique et ˆ son excessive mise au jour ˆ travers le dictum de Jean-Marie Straub : ÒJe fais des documentaires sur lĠinflux nerveuxÓ (in ConfŽrence, Janvier 1997, FEMIS).

7 Cf. J.-P. Vernant/P. Vidal-Naquet, Mythe et tragŽdie, II, La DŽcouverte, 1981, p.25 : ÒFigures du masque en Grce ancienneÓ; et F. Frontisi-Ducroux, Le Dieu-Masque/Une figure du Dionysos dĠAthnes, La DŽcouverte, 1991.

8 O.C. V, LĠexpŽrience intŽrieure ,  p.195.

9 Propos sur le mariage , in Etapes sur le chemin de la vie , Gallimard, 1975, p.121.

10 Cf. L. Marin, De la reprŽsentation, Seuil/Gallimard, 1994, p.264.  
11 Cf. Breuer/ Freud, Etudes sur lĠhystŽrie, P.U.F., 1956, p.8 ...ÓlĠhypnose serait une hystŽrie artificielleÓ se dŽveloppant ҈ partir de Òrveries diurnesÓÓ(p.9). ; la condition nŽcessaire de lĠhystŽrie est lĠexistence dĠŽtats hypno•desÓ(p.8).  
12 Cf. S. Freud, Le trouble de vision psychogne dans la conception psychanalyse, in Oeuvres compltes, X, P.U.F., 1993, p.179. ÒSi on met celle-ci [une personne capable de somnambulisme] en hypnose profonde et lui suggre la reprŽsentation quĠavec lĠun de ses yeux elle ne voit rien, elle se comporte en fait comme si elle Žtait devenue aveugle de cet oeil, comme une hystŽrique avec trouble de vision spontanŽment dŽveloppŽÓ (cĠest nous qui soulignons). Cette ÒreprŽsentationÓ, poursuit Freud, procde plus exactement dĠune auto-suggestion du patient. La reprŽsentation est Òsi forte quĠelle se transpose en rŽalitŽ effectiveÓ.  
13 Cf. Etudes sur lĠhystŽrie, op. cit., p.10 : Ò1. phase Žpilepto•de 2. celle des grands gestes 3. celle des attitudes passionnelles (phase hallucinatoire) 4. celle du dŽlire terminalÓ.  

14 Kierkegaard, La reprise.