Mouvements d’extase

 

En regard des "états mystiques" de Georges Bataille

 

 

 

 

 

“Quand s’ébranla le barrage de l’homme, aspiré par la faille géante de l’abandon du divin, des mots dans le lointain, des mots qui ne voulaient pas se perdre, tentèrent de résister à l’exorbitante poussée. Là se décida la dynastie de leur sens.”
René Char, Seuil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sortir de soi expose à l’inconnu, étranger à la pensée comme à tout ce qui s’individue, se pense, se ressent, s’éprouve humainement. Car, en premier lieu, l’extase engage une pratique, une certaine pratique du corps. Bataille a suffisamment insisté sur le caractère “méthodique” et “technique” - et ceci ne relève en aucune façon d’un formalisme rhétorique - de cette sorte de méditation excessive qu’est l’extase. L’expérience et le langage de l’expérience - “catégorie” inséparable de l’expérience même - sont d’autre part absolument irréductibles à un “yoga”, bien que Bataille aima à y référer abondamment. Il s’y référa, certes, mais il critiqua violemment l’ascétisme qui associe dans l’expérience la méthode et le but en y inféodant les caractéristiques les plus extrêmes, les plus incontrôlées de l’expérience.  
Le mérite de l’article capital de Jean Bruno1 est d’avoir approché à la fois la littéralité de l’expérience extatique tel que Bataille la communique, et le caractère raisonné de ses démarches, leur ancrage dans une tradition de pratiques religieuses. “Bataille a maintes fois insisté sur la possibilité d’un entraînement mystique et fait allusion aux procédés qu’il découvrit par l’Orient et le christianisme, mais qu’il associa de façon personnelle”2. Bruno tenta de décrire les “étapes” d’une évolution intérieure : niveaux, stades d’une expérience. Les fragments de 1939 réunis sous le titre L’amitié, repris dans Le coupable, décrivent, toujours suivant Jean Bruno, les “deux processus” d’où procèdent le sens et l’efficacité de l’expérience : “le silence et la dramatisation”. Bataille : “Je vais dire comment j’ai accédé à une extase si intense. Sur le mur de l’apparence, j’ai projeté des images d’explosion, de déchirement. Tout d’abord j’avais pu faire en moi le plus grand silence. Cela m’est devenu possible à peu près toutes les fois que j’ai voulu. Dans le silence souvent fade, j’évoquai tous les déchirements imaginables. Des représentations obscènes, risibles, funèbres se succédèrent. J’imaginai la profondeur d’un volcan, la guerre, ou ma propre mort. Je ne doutais plus que l’extase pût se passer de la représentation de Dieu”. Visualisations qui ne sont pas sans rappeler Ignace de Loyola suscitant corps, images, scènes, dans le théâtre réduit de sa cellule. L’exercice 203, par exemple, qui est un préambule : “Le troisième préambule : demander ce que je veux. Il est plus approprié dans la passion de demander la douleur avec le Christ douloureux, le déchirement avec le Christ déchiré, les larmes, la souffrance intérieure pour tant de souffrances que le Christ a supportées pour moi”1. Jean Bruno y voit le primat d’un “retrait en soi”, d’une “absorption intérieure”2 dont le silence rend possible la dramatisation. L’extase devant le point est la dramatisation, mais il succède à un premier moment de dramatisation ; celui au cours duquel se communique l’effroi et la douleur d’images intolérables. Les photographies du supplicié chinois communiquèrent à Bataille l’excès de douleur du supplicié ; “le visage extasié d’un être mourant”3 transmet la lumière de la mort par laquelle la vie se libère. “De toute façon, nous ne pouvons projeter le point-objet que par le drame”4. Bruno rappelle des exercices fondamentaux des yoga-sûtras, et du Bouddhisme du Sud, dans lesquels l’arrêt de la “pensée discursive” - de la pensée comme langage - dépend de techniques d’attention et de concentration, telles que les techniques de focalisation attentive sur “une fonction du corps, comme la respiration”, puis sur “le langage lui-même (les mots, les phrases)”, jouant sur la répétition rythmée, obsédante de mots. Bataille note que la prononciation de la syllabe “ôm” plongeait l’adepte dans une “torpeur religieuse” (...)” dont le prolongement dans l’intériorité est infini”5 ; mais il déclare avoir abandonné tôt cet exercice. Les “puissants prolongements” du yoga tantrique, ou de toxiques, auxquels Bataille fait allusion, sont finalement négligés pour le motif qu’ils mènent à une maîtrise de l’intériorité - “des mouvements intérieurs” - et à un détachement des objets, et dénoncés pour des raisons “morales” : Bataille déclare “vil” le plaisir, une femme.. servant d’autre fin qu’eux-mêmes. “Vil surtout d’“exploiter” l’expérience, d’en faire un exercice apprêté, voire une compétition”6 .


Si, dans le yoga, le dhyâna se définit par une technique de concentration, d’intériorisation et de résorption de l’esprit en lui-même, il enveloppe l’adepte d’une torpeur diffuse assimilable à une rêverie. Mircea Eliade décrit les trois phases finales de l’expérience yogique de Patanjali incluses dans l’identification suprême du samyana (identification réalisée sur le plan “de la matière inerte (...) ou bien celui de la matière incandescente”1) : la “concentration”(dhâranâ), la “méditation”(dhyâna), et la “stase”(samâdhi) ou “en-stasis yogique”. Sur le mot “samâdhi”, traduit généralement par “concentration”, Eliade écrit : “Les significations du terme samâdhi sont : union, totalité ; absorption dans ; concentration totale de l’esprit ; conjonction.”(...)” Le mot est employé d’abord dans une acception gnoséologique : samâdhi est cet état contemplatif dans lequel la pensée saisit immédiatement la forme de l’objet, sans l’aide des catégories et de l’imagination (kalpanâ) ; état où l’objet se révèle “en lui-même”(svarûpa), dans ce qu’il a d’essentiel, et comme s’il était “vide de lui-même”. Le sujet, l’acte de connaissance et l’objet sont un, par identification. Pas de différence entre “l’acte et l’objet de la méditation”, mais “une coïncidence réelle entre la connaissance de l’objet et l’objet de la connaissance”2 . Le samâdhi est encore décrit par Eliade comme “un état invulnérable, complètement fermé aux stimuli”, mais distinct (tout en étant comparable) d’une “transe hypnotique” plus proche de “l’état vikshipta” qui n’est qu’une paralysie, d’origine émotive ou volitive, du flux mental”. L’“ékâgratâ yogique” inhérente au samâdhi est une réduction du champ de vision, une concentration continue en un point, instance plus imaginative que perceptive. Notons que cet exercice de concentration (ékâgratâ) relève de même que cette autre technique de concentration, trataka, d’un “yoga des yeux”(drishti-yoga). Trakata est un exercice de fixation d’un objet, d’une statue, ou d’un dessin. Dans la concentration proprement dite (dhâranâ) et propitiatoire aux états supérieurs de méditation et d’extase, les désirs et les pensées sont ralentis et rapportés à la sérénité d’une surface d’eau sans vague, dans une première phase de purification (cittaçuddhi). Secondement, les identifications aux turbulences intérieures (vrttis) doivent cesser, suivant ce que préconise Patanjali (“yoga citta vritti nirodha”) ; c’est un travail de déplacement des pôles d’identification.

 

“L’extase dans le vide” suppose “l’extase du non-savoir” qui ne peut se passer de l’antériorité de “l’extase devant l’objet”, devant le “point pur” ou “quelque image bouleversante”... “Si j’avais ignoré l’extase devant l’objet, je n’aurais pas atteint l’extase dans la nuit”1. Le point, la nuit, - l’extase - désignent un lieu et un processus d’expérience. L’identification, ou l’expérience perceptive de l’extase, subit chacun de ces deux modes d’appréhension. “Le but de la méditation est d’induire une sorte d’engourdissement”... Bataille opposa à ce moment de son parcours la lenteur d’une “crue envahissante” à la virulence de l’orage. Selon Bruno, Bataille dut souffrir de l’affadissement qui accompagnait cette “félicité diffuse et douce”. Ces expériences de torpeur somnolente, définies par Bruno comme une “phase d’intériorisation”2 , vont se prolonger par des exercices plus violents, où l’usage du langage projette celui-ci vers le bruit et le cri, et où le rôle des images va gagner en importance. Les supports de méditation ont les caractéristiques de la violence la plus intolérable : les photographies du supplicié chinois, “l’image menaçante d’un oiseau de proie fondant sur lui et lui ouvrant la gorge”3, l’horreur se dégageant des montagnes... “Je me suis acharné à devenir moi-même le combat” résume l’attitude de Bataille, d’une violence excessive. Bruno pointe le rôle des images qui est “d’ouvrir dans la psychè une brêche”. Dans l’angoisse, l’isolement solipsiste (de l’ipse) est rompu dans une perte et une communication, en vertu de l’intensité de l’image, d’une saturation du perceptif. “Si nous ne savions pas dramatiser, écrit Bataille, nous ne pourrions sortir de nous-même”. Dans L’amitié, Bataille se figure prisonnier d’une sphère à la surface de laquelle apparaissent et disparaissent des images qui sont autant de blessures se refermant si tôt apparues. La sphère, ou le globe oculaire fermé figurant le miroitement de la pensée, est aussi ce “tissu” que la vision déchire. Il faut à l’homme, à l’attention, une “insistance douloureuse” - la “concentration” - pour que la déchirure devienne la durée d’un déchirement... “un trait de foudre durable doit briser la sphère”. Bataille cherche “à déclencher en lui une sorte d’embrasement”1, et Bruno souligne que la “voie de l’intensification dramatique” a des antécédents religieux : les exercices ignaciens, le zen et, dans le yoga tibétain, “le rituel médité du Chöd, où le novice imagine son corps déchiqueté par des esprits”2 . A la tension extrême succède une détente qui a le semblant d’une délivrance heureuse. Jean Bruno évoque alors l’extase survenant “seulement quand eurent cessé la dramatisation et toute recherche en attente”3 . C’est une nouvelle phase de l’expérience qui se caractérise par une extase advenant “à l’improviste”, par une simplification considérable des techniques, et par un renoncement “à l’artifice des images saisissantes”4. L’expérience dépend désormais d’un “choc infime”, et s’amorce une alternance entre “états et réflexions”. Bruno met en lumière deux autres processus d’une “polarisation alternativement orientée vers l’intériorité ou le dehors” : “Intériorité et projection”(ibid.). D’autre part de la concentration, une “expansion extatique”5 qui agit par un “mode de dramatisation dépouillée”, écrit Bataille. “Il en vint, dit à son tour Bruno, à projeter au-delà de lui-même un “point” sur lequel se concentrait son désir de brûler” (ibid.). Et, tout dernièrement, Jean Bruno, faisant référence au tantra du Cachemire, au Vijñâna Bhairava, décrit la dernière phase de l’expérience extatique de Bataille : “la volatisation”, une libération prenant la forme d’un “vol d’oiseau”6 , d’un état suspendu.  
Cette relation extase-enstase - “intériorité et projection” - est décelable dans les textes à la fois comme articulation diachronique - un va-et-vient entre l’extériorité et l’intériorité - et comme articulation synchronique - la plus vaste extériorité convoque immédiatement l’intériorité la plus intime, où l’accès au lieu clos de l’âme7 est accès à l’apérité infinie. Cette relation indique tout à la fois un processus et un espace. Une approche synchronique de l’expérience et du jeu des polarités induit un énergétisme où le temps de l’expérience doit alors nécessairement être posé en termes de mouvement, de forces exercées  (et de puissances non manifestes), soit dans les termes d’un dynamisme et d’une physique. Le temps de l’expérience se trouve ainsi immergé dans un espace de l’expérience qui définit et répartit les forces en présence. C’est seulement en regard de cette logique énergétique que l’extase et l’enstase - ou bien plutôt l’étendue et le point - ont valeur de polarités effectives. Ceci-même implique un jeu de forces entre le corps et l’âme et peut-être au sein d’un seul “corpus verum” unifiant le corps et l’âme dans un même jeu de forces, tel que le propose par exemple Lucrèce dans son évocation de l’anima (comme énergie ruisselant jusqu’aux limites du corps, “per tota membra”) et de l’animus  (force vitale concentrée en un point, sorte de “monas saccas”). Cette morphologie énergétique du corps dans l’expérience a trait aux évocations d’un corps subtil 1 .
Chez Eckhart, le passage du corps singulier de créature à l’étendue de la Déité équivaut à la réalisation de l’étendue dans la créature. L’accès par un mouvement centrifuge à l’étendue de la pure extériorité est un accès à un ordre supérieur de spatialité, précisément de l’ordre du sensorium Dei, d’un espace conçu comme continuité et extension de la Déité. Cet accès est d’abord le mouvement d’une inversion de perspective et de révolution du point de vue qui introduit l’oeil humain en lieu et place de l’oeil divin. Le nouvel oeil semble alors exercer sa qualité d’enveloppement du créé et révèle le corps singulier comme étant lui-même étendue et développement de la substance divine. L’oeil divin atteint l’être de l’intérieur, depuis le centre du corps, à partir du “point”, de l’“étincelle” de l’âme.  L’âme semble être aussi cet espace hors du créé, tel qu’il n’appartient pas à la créature. Là où Bizet 2 voit une contradiction - quand Eckhart établit l’unité de l’âme et en hiérarchise les éléments constitutifs - l’on voit l’intention claire de décrire l’hétérogénéité de la créature et du Créateur à l’intérieur de l’homogénéité unitaire de l’âme.

 

Suivant une longue tradition qui prend source dans la noétique aristotélicienne et se transforme par les lectures d’Augustin et du Pseudo-Denys, Eckhart s’emploie à distinguer les puissances de l’âme ; le mens (gemuet), intellect agent animé du selenfünkelin, s’oppose à l’intellect passif enchâssé dans la corporéité de la créature. Or c’est depuis ce point du fünkelin, qui est à la fois abîme et unité trine essentielle, que se répand une énergie d’abord concentrée en ce point, que rejaillit une lumière qui s’y est d’abord écoulée. L’étincelle de l’âme est abîme parce qu’ouverte à l’écoulement direct  de la lumière divine, et elle est unité pleine en ce qu’elle est donation de lumière. Le rapport de ressemblance entre l’âme et la puissance divine, la créature et le Créateur, signifie plus que la marque du Créateur sur la créature, mais de surcroît, que l’âme est l’organe de Dieu.
Le sensorium Dei est devenu sensorium commune. L’extension centrifuge décentre l’âme et la vide d’elle-même. Ce vide est au plus intime l’endroit de l’accueil et de la réception de Dieu. “Quand, très ardemment, elle [l’âme] parcourt ainsi avec sa pensée le cercle et ne peut pourtant pas le fermer, elle se jette dans son point central. (...) En ce point la toute-puissance créatrice échoit aussi en partage à l’âme”1. L’explicatio centrifuge induit une complicatio centripète. Poser la synchronicité de ces mouvements ne signifie pas que l’on doive les décrire hors de toute partition diachronique. Eckhart y consent lui-même 2. Ce point soulève la difficulté de la mise à jour d’une temporalité propre de l’expérience mystique, où ne seraient pas séparés logiquement  l’extase et l’enstase. Notre examen concerne ici une chronologie  de l’expérience, tant les mouvements de la sortie de soi et de la rentrée en soi comportent déjà en chacun d’eux des moments et des mouvements constitutifs que les mystiques eux-mêmes se sont employés à décrire, mais cela peut-être à des fins méthodologiques liées à la promulgation de leur récit. Nous trouvons dans l’oeuvre du mystique rhénan les éléments d’une bipolarité extase-entase que Jean Deluzan posa d’emblée dans une réciprocité synchronique3 .
Ce mouvement de révolution du corps et de la vision est au cours de l’extase le même mouvement de transformation de la volonté, soumise aux fluences de la conscience. Chez Eckhart, et cela vaut pour la mystique chrétienne en général, la volonté subjective, préalable, atteint un seuil au-delà duquel elle s’invertit et est voulue. Le sujet devenant objet d’une autre volonté et voué par celle-ci à se nier en tant que subjectivité 4. Mais c’est là tout le sens d’un abandon de l’ipséité.  
Tout le texte de la mystique se réfère ostensiblement à une bipolarité au coeur de laquelle se déroule l’expérience, polarité double pouvant être synthétisée dans les couples définitionnels : extase/enstase ; extase/initiation ; extension (étendue)/ réduction (point)...1
Les états d’extase qui saisissent Bataille sont aussi appelés par lui “états de communication”2. Bataille est “saisi”, comme étaient “saisis” les mystiques chrétiens par l’action d’une grâce particulière et extérieure. Le “transport”, le “ravissement”, a trouvé chez les mystiques chrétiens une expression saisissante, et comparable au récit bataillien. Maître Eckhart reprend la notion paulinienne de “raptus” qu’il exprime dans sa langue par “Gezücken”, “gezückt”3. A l’opposé d’une recherche de Dieu au travers des créatures, le ravissement (gezücket) est une “voie sans voie” qui mène au baiser de Dieu après avoir été capturé par lui. Eckhart dit de saint Pierre qu’il fut “ravi sans connaissance”(unwizzende) et “transporté”(entzücket). Eckhart décrit une expérience de l’oubli des choses et des images, de la concentration d’énergies en un point, et de la perte de la conscience de soi et du monde. “Au plus haut de l’âme” (in dem höchsten der sele), à “l’étincelle de l’âme” (das funkelin der sele), au “fondement” (der grunt), le lieu de la capture est aussi le point d’où se déverse le regard ruisselant de Dieu. 
   


 

 Evelyn Underhill voit dans la réaction sensitive du mystique à un message spirituel, un signe de Dieu, une exaltation du sentiment1. La réception passive de la lumière de la grâce, qualifiée par le sentiment, précède un “acte de concentration” qui marque l’entrée dans l’expérience extatique proprement dite. L’“act of concentration” extrait le mystique de l’émotivité, de l’affection dans laquelle la passivité le tenait d’abord. Bien sûr, ce qui soustendait déjà cette douceur exaltée de l’illumination était une sorte d’extension, de développement des énergies du mystique, et d’apparition des énergies enveloppantes de la Déité. Là encore, les qualités de l’espace et des objets de l’expérience peuvent être comprises sous l’angle d’une physique élémentaire des tendances, des mouvements et des forces en présence. L’acte de concentration est un acte d’unification des forces, et l’expérience de “focalisation du Soi en un point”2. De cette concentration des “faculties” et des énergies résulte dans la conscience du mystique un vide d’images. Ce lieu auquel la raison (Reason) n’a pas accès et vers lequel convergent les “puissances du Soi” (powers of the self) ainsi rassemblées et tournées vers l’intérieur (inwards), est atteint au terme d’un mouvement d’intériorisation (Introversion)3. L’atteinte du point entraine une libération brutale d’énergies, dominant les facultés naturelles de la conscience, saisissant et enveloppant le “champ de la conscience” (seizing upon the conscious field)...constituant “l’expérience typique de ravissement ou extase”1

 


 

Conversion du regard.

 

 

“Il y a quelque chose de trouble à dévisager un portrait la nuit, à la lueur d’une bougie. On dirait qu’une figure lisible, du fond du chaos, du fond de l’ombre qui l’a dissoute, se hâte d’affluer, de se recomposer au contact de cette petite vie falote qui sépare une seconde fois la lumière des ténèbres, comme si elle appelait désespérément, comme si elle tentait une suprême fois de se faire reconnaître. Quiconque a vu une vision pareille a vu, comme on dit, au moins une fois l’ombre se peupler - la nuit prendre figure.”
Julien Gracq, Le rivage des Syrtes.

 

 

Commentant la poésie de Rilke, Blanchot a décrit l’expérience d’un “je” qui, répondant à la sollicitation des choses, sort de soi. Cette sollicitation du sensible est sollicitation de la vision par la vision même de ces choses. Ce regard qui sort de soi initie un paradoxal “retournement” du sens orienté du regard : non plus tourné vers l’“avant” mais jeté, écrit Rilke, “comme par-dessus l’épaule, en arrière, vers les choses”, rejetant l’activité diurne comme ce qui vient au-devant de soi dans l’inconnu. Les choses connues n’ont fait qu’entrer dans le champ du regard pour le quitter aussitôt. “Le regard désintéressé, sans avenir, et comme du sein de la mort”1 reconsidère toute chose comme étant lointaine, ou en proie à l’éloignement.


 

*

 

Pour Goethe - écrivant “Si l’oeil n’était pas parent du soleil,/Comment pourrions-nous voir la lumière ?” -  le soleil était “l’oeil du monde”, et l’oeil le soleil du corps, soleil spirituel, et foyer physique ardent...” de la lumière, écrit Bataille, “les yeux n’en ont que les reflets”, les yeux qui dans la lumière diurne demeurent encore insensibles à la clarté aveuglante, déchirante, du soleil “urinant”. La lumière n’est pas une, elle est un dédale d’apparences, “cristal innombrable de la lumière”1. Le jour a des contours, seule la nuit est sans degrés. Ne reconnaîtra-t-on pas dans l’oeil un habitacle de la nuit, le lieu d’un feu noir, ou l’élément solaire de l’oeil troué par la profondeur d’une nuit sans fond ? Et telle résonance dans la réalité dont l’énoncé serait : toute flamme est comme rayée d’ombre...

 

“Je me représente : un objet d’attrait,
la flamme
brillante et légère
se consumant en elle-même,
s’annihilant
et de cette façon révélant le vide,
l’identité de l’attrait,
de ce qui enivre
et du vide ;” 2 


 

 

  *

 

  L’éclair différencie : une part sombre dans l’oubli, une autre reflue. L’éclair s’il figure la soudaineté et la force d’une conversion - de l’opérateur de cette conversion - est oubli ; oubli de la sphère des images sans fissure, oubli de soi, effacement de soi allant de pair avec un enfantement de soi. La “manifestation de Dieu par soi-même”1, le mouvement par lequel l’unité simple s’engendre elle-même - et c’est par cette volonté d’engendrement qu’elle initie ce mouvement - est ce mouvement par quoi elle se développe et devient plurale; “un dépassement et une division de l’unité” doit fonder la créature. Il est encore possible de dire que le produit arrêté de la différenciation ne porte pas en lui la sève et le mouvement de son origine incessante, avec René Char : “Le fruit est aveugle. C’est l’arbre qui voit”. Baader rapporta l’idée böhméenne que l’arbre “soit et demeure distinct  de ses branches” (non pas qu’il en soit séparé) (les sujets doivent être différents, dans leurs, personnes du souverain), et le commencement (et le fondement) de cette distinction est précisément cette division naturelle, cet éclair qui différencie d’une manière permanente. Chaque membre, chaque fragment devient souverain une fois l’ipse et la totalité pulvérisés. Chaque point du corps et du monde est un oeil et l’origine d’un regard.

 

“L’éclair tue
retourne les yeux
la joie
efface
la joie

effacée
vitre de mort
glacée
ô vitre resplendissante
d’un éclat qui se brise
dans l’ombre qui se fait. ”2 
 

 

 

*

 

Dans L’expérience intérieure , Bataille rapporte des extraits d’un texte de J-F. Chabrun, dans lequel on nous parle du “jour où serait enfin consacrée la naissance d’un homme qui aurait très sincèrement les yeux en dedans ”1. Bataille tenta à plusieurs reprises de retourner l’oeil dans son orbite et de l’orienter vers un dedans. Il fit de ce retournement la scène traumatique finale de l’Histoire de l’oeil. Au-delà de ce retournement : une volonté de libérer l’oeil et le regard de la chair dans laquelle ils s’inscrivent a priori, de rendre l’oeil (...“soleil exorbitant”) à son itinérance de désir et d’excès, de permettre au regard de déchirer l’écran de la peau, de pénétrer le corps.

“Sir Edmond mit le globe dans la fente et le poussa.
A la fin, Simone me quitta, prit l’oeil des mains de Sir Edmond et l’introduisit dans sa chair.”2  

 

 
 


1 Les techniques d’illumination chez Georges Bataille, revue Critique 195-196., p.706.

2 ibid., p.707.

1 Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels , 10/18, 1972.

2 J.Bruno, in op.cit., p.708.

3 O.C. V, L’expérience intérieure, p.142.

4 ibid.,p.139.

5 O.C. V, p.434. Exercices nous rappelant la prière de l’hésychasme, dans la philocalie orthodoxe, et la possibilité chez Bataille du déplacement de l’ipse dans le corps, le labyrinthe.

6 ibid.

1 M. Eliade, Patanjali et le yoga , Seuil, 1962, p.80.

2 ibid., p.82. Nous retrouvons ce qui caractérisait par la mollesse et la lenteur un espace pathologique hystéro-phobique. Cf. E.Bosch, L’abbé C. de Georges Bataille/Les structures masquées du double, 1983 ; à propos des “ralentissements” dans l’ivresse, la torpeur le sommeil, des “états de rêve ou de fièvre”(p.26) donnant accès à la non durée, la non mesurabilité du temps, modifiant les conditions d’espace et de temps (p.27). L’auteur cite (p.29) De Quincey : “L’espace enfla et devint une étendue véritablement infinie”...

1 O.C. V, L’expérience intérieure, p.144. Des phrases telles que “je fis tomber l’écran”(p.109) ou “je suis moi-même la guerre”, “Je me suis acharné à devenir moi-même le combat”, indiquent un lieu et un procès de l’expérience extatique qui a pour base une identification.

2 in op.cit., p.709.

3 ibid., p.710. Suivant Jean Bruno, Bataille atteignit l’extase au cours d’une promenade en forêt, en 1939, en suscitant l’image de l’“oiseau de proie”...

1 ibid., p.711.

2 ibid., note p.710. Dans le bouddhisme tibétain, l’adepte du Chöd invite en secret les démons, les génies du lieu à venir dépecer son corps, et le dévorer par lambeaux. Ce rituel est lié au tantrisme quand le tantrisme associe l’énergie sexuelle à l’horreur de la mort. Cf. O.C. VII p.258-259.

3 ibid., p.712.

4 ibid., p.713.

5 ibid., p.714.

6 ibid., p.716 et 717.

7 “Carta cerrada”, c’est ainsi que saint Jean de la Croix nous représente l’âme ; “...que Notre Seigneur/Voit dans l’âme,/Qui est comme une lettre cachetée ” in aph.113, Les dits de lumière et d’amour , J.Corti, trad. B.Sesé, p.73.

1 Sur le caractère double (“zwiefach“) du monde et des êtres, cf. A.Koyré, sur Valentin Weigel, in Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, Gallimard,1971, p.165 : “... Le corps astral est un corps-force (Kraftleib), une espèce de fluide énergétique, extrêmement “ténu”, “subtil” et “pénétrant”, une tinctura qui forme le corps grossier et agit sur lui”.

2 J.A.Bizet, Mystiques allemands du XIVe siècle/Eckhart, Suso, Tauler, Aubier, pp.58,59 et 93.

1 Maître Eckhart, “De la colère de l’âme et de son vrai lieu” in Oeuvres de Maître Eckhart, Sermons-traités (Gallimard, 1987, trad. Paul Petit), p.144.

2 Cf. ibid., pp.146, 147.

3 Cf. l’article de J.Deluzan ; La mystique rhénane/Maître Eckhart  in Encyclopédie des mystiques, tome II , p.208, où il écrit à propos du discours eckhartien de la “sortie de soi” : “Quand cette sortie de soi est totale, l’homme peut rentrer en soi ; il ne se trouvera plus situé comme précédemment (...). Se quitter et rentrer en soi ne résultent pas de mouvements alternés, ils sont concomittants  : la sortie de l’extériorité est plongée dans l’intériorité.”

4 Ici se pose la question d’une conscience non positionnelle d’objets, pré-réflexive, et ainsi ouverte à l’opération d’une volonté qui n’est ni intra-subjective ni mondaine. Cf. l’examen du volo eckhartien par Michel de Certeau, in op.cit., p.228.

1 C’est cette duplicité qu’exprime l’opposition canonique des deux directions que peut emprunter le regard du spirituel : Deus absconditus,  ou : Deus communis, ou in excelsis. En ce sens, saint Jean de la Croix posera le problème de la place du “coeur divin”. (Aph.138 in Les dits de lumière et d’amour). L’on pourra aussi, comme nous y invitera notre lecture, qualifier les vecteurs  de l’extase et de l’enstase respectivement de centrifuges  et de centripètes  (ce qui n’est pas sans rappeler les théories cusaine et scolastique de l’explicatio  et de la complicatio).

2 O.C. V, L’expérience intérieure, p.131.

3 Cf. R.K.C. Forman, Eckhart, Gezücken, and the Ground of the Soul, in The Problem of Pure Consciousness / Mysticism and Philosophy , Oxford U.P., 1990, p.98.

1 E.Underhill, Mysticism, A study in the nature of development of man’s spiritual consciousness, Methuen & Co., London, 1911. Cf. chap. III, “Mysticism & psychology”, Underhill cite, dans sa traduction anglaise, Ruysbroek (“L’ornement des noces spirituelles”) :  “la première chose qui illumine nos yeux est la vive émotion qui inonde et irradie la conscience”/”...is the vivid emotion  which floods and irradiates consciousness”(p.57). Pour aller vite, ce qui caractériserait le plus généralement cette expérience de la lumière de grâce chez les mystiques chrétiens, et tout spécialement les mystiques rhénans, pourrait se décrire comme le sentiment d’une douceur aveuglante.

2 ibid., p.58. “Now this act of perfect concentration, the passionate focusing of the self upon one point, when it is applied in “the unity of the spirit and the bonds of love” to real and transcendantal things, constitutes in the technical language of mysticism the state of meditation or recollection”. Underhill voit dans cette méditation un “prelude of pure contemplation” où le mystique entre “into communion with Reality”. Sur ces méthodes de concentration et de rentrée en soi, voir M.Eliade, Patanjali et le yoga, Seuil, 1962. Eliade décrit le samâdhi  comme “en-stasis yogique”, “concentration totale de l’esprit”, “état où l’objet se révèle en lui-même  (svarûpa), dans ce qu’il a d’essentiel, et comme s’il était vide de lui-même ” (p.80,81). Plus de différence entre “l’acte et l’objet de la méditation”, écrit Eliade (p.82). Et, plus loin : “Il existe une coïncidence réelle entre la connaissance de l’objet et l’objet de la connaissance”. Il rapproche le samâdhi  d’une “transe hypnotique”, mais l’en distingue ; la “transe hypnotique” est comparée à “l’état vikshipta” qui “n’est qu’une paralysie, d’origine émotive ou volitive, du flux mental”. Bien sûr, les contenus d’expériences dites “mystiques” et leurs interprétations doivent être envisagés dans leur plus rigoureuse spécificité. Mais nous verrons que ces rapprochements, que ces éléments de savoir, dessinent l’espace d’une conception du langage et de l’expérience, du mysticisme sous l’angle d’une théorie de la connaissance.

3 ibid., p.362. “In mystical language he [le mystique] must “sink into his nothingness” : into that blank abiding place where busy, clever Reason cannot come. The whole of this process, this gathering up and turning “inwards”of the powers of the self, this gazing into the ground of the soul, is that which is called Introversion”. Cette descente en soi s’apparente à une nouvelle naissance. Nous pensons au fondement de l’âme chez Eckhart, au point de l’âme depuis lequel peut naître le Fils en l’homme. Underhill rapporte plus loin (p.374) le Dialogue of the Supersensual Life, de Boehme, dans l’édition anglaise de Holland, de 1901, sur l’expérience du focus du regard intérieur en un point : “Cease but from thine own activity, steadfastly fixing thine Eye upon one Point... For this end, gather in all thy thoughts, and by faith press into the Centre, laying hold upon the Word of God, which is infallible and which hath called thee”. Il y aurait à dire sur l’iconographie mystique et ésotérique de la “Parole du Père”, sur la bouche béante venant déchirer le Coeur Mystique de Dieu. 

1 Cf. p.363. “Such violent and involuntary invasions of the transcendantal powers, when they utterly swamp the surface-consciousness and the subjet is therefore cut off from his ordinary “external world”, constitute the typical experience of rapture or ectasy  “.

1 M.Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p.196. “Il n’y a pas une chose dans laquelle je ne me trouve,/Ce n’est pas ma voix seule qui chante : tout résonne”(Rilke, cité par Blanchot p.197)

1 O.C. III, p.374.

2 O.C. VI, p.80.

1 Franz von Baader, op.cit., Livre III, §9 , p.117. L’éclair est pour Böhme “Père de la lumière” (référant au Pseudo-Denys), origine du monde des apparences, et figure de la chute de l’ange mais qui brise l’apparence et réveille la créature.

2 O.C. III, p.375.

1 O.C. V, L’Expérience intérieure, p.62.

2 Histoire de l’oeil, 10/18, pp.167-179.


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