LĠordre du discours chez THOMAS BERNHARD
Pour une invitation la lecture de
Bernhard
Ç Mais quĠy a-t-il donc de si prilleux
dans le fait que les gens parlent,
et que leurs discours indfiniment
prolifrent ? O donc est le danger ? È
Ç Il faut concevoir le discours comme une
violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous
leur imposons ; et cĠest dans cette pratique que les vnements du
discours trouvent le principe de leur rgularit. È
Michel Foucault[1]
Ç les rideaux que jĠavais, une fois,
brusquement tirs, avaient fait sursauter
mon Walter, assis prs de la fentre, plong dans ses livres, comme en train
dĠtudier, et il avait lev
les yeux vers moi, pendant que jĠobservais dans la rue dj presque entirement assombrie par les montagnes
quelques personnes qui allaient au thtreÉJĠai observ, coup sur coup, deux jeunes sÏurs, un couple
de frres, deux professeurs en manteaux noirs, habitus leurs cannes,
portant des chapeaux gris rubans noirs ; È
Thomas Bernhard[2]
Ç Ési par hasard je ne regardais dĠune fentre des hommes qui passent dans
la rue, la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes,
tout de mme que je dis que je vois de la cire ; et cependant
que vois-je
de cette fentre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir
des spectres ou des hommes feints qui ne se
remuent que par ressorts ?
Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et
ainsi je comprends, par la seule
puissance de juger qui rside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. È
Descartes[3]
Pour justifier la place et le rle
de ces trois citations en exergue et afin de clarifier ce que nous entendons
par Ç ordre du discours È, partons de ce que Bernhard lui-mme crit
en exergue du roman que lĠon peut considrer comme la clef de vote de son
Ïuvre : Corrections[4]. Nous y lisons une phrase attribue au
personnage principal, Roithamer : ÇPour donner un appui stable un corps, il
est ncessaire que celui-ci ait au moins trois points dĠassise qui ne soient
pas en ligne droite. È[5]
Appuyons nous ds lors sur ces
trois citations pour comprendre lĠenjeu de lĠordre du discours chez Bernhard.
La rfrence Foucault nĠest pas une manire de placer notre sujet sous son
patronage, mais plus humblement de retenir ce quĠil dit ici lorsquĠil parle du
danger, de la violence et de la prolifration du discours qui engendrent une
rgularit : cĠest l un trait constant de lĠÏuvre de Bernhard qui
construit par sa langue lĠordre dĠun monde quĠil oppose au triste chaos de
notre ralit. Bernhard a beau estimer que Ç nous ne sommes rien et nous ne mritons que le chaos È[6],
il relve le dfi de lĠordre afin de faire quelque chose de nous, de
lĠhomme : il nĠest pas misanthrope, il nĠest pas nihiliste.
Pour sĠlever une telle
exigence, Bernhard a besoin dĠun point de vue sur le monde. Celui que veut
indiquer le passage de Bernhard mis en exergue, emblmatique de son style et de
son regard sur le monde partir dĠune fentre[7].
La fentre est le seuil dĠo il est possible de juger le monde, de lĠexaminer (sichten : terme cl de Corrections), dĠen affronter la Ç rsistance È[8]
pour y introduire lĠvnement du discours.
Le troisime point dĠappui dĠo
nous partons, lĠappui cartsien, nĠest pas quĠun simple cho troublant au texte
de Bernhard, mais un rappel renouvel Ç lĠordre des raisons È, si
cher Descartes et si prsent chez Bernhard. Descartes est une rfrence pour
Bernhard, avec Pascal, Montaigne et autres Hegel ou Goethe. Il sĠagit de se
nourrir de lĠcriture et de la pense des matres du pass pour laborer un
discours qui deviendra le point dĠArchimde, ce point dĠo lĠon pourra soulever
le monde lui-mme.
Tel le narrateur de Corrections, il sĠagit pour Bernhard de trier et
mettre en ordre[9] tout ce que lĠhumanit est, et nous a lgu.
Claude Porcell voit juste lorsquĠil ouvre sa recension de Corrections[10] et quĠil nous place Ç devant une Ïuvre
qui aspire constamment une Ç mise en ordre È, mais que lĠon ne sait
paradoxalement comment aborder. È Pour aborde lĠÏuvre de Bernhard, il faut
partir de cette notion dĠordre, et montrer comment lĠordre est celui du
discours. Pourquoi faut-il ordonner le discours ? Comment ? Sera-t-il
alors ordonnateur ? Poser ces questions cĠest aborder lĠÏuvre de Bernhard
la faon dont Bernhard abordait la ralit et construisait le monde. Nous
devons nous mettre ainsi dans la peau du narrateur de Corrections et tre trs attentif ce quĠil dit et fait
dĠentre de jeu. Car le dernier mot de la premire phrase (elle occupe les 3/4
de la page) de ce roman, mot que lĠon retrouve la dernire ligne de la
premire page, mot qui rythme lĠouvrage en sa totalit, est bien ordnen : ordonner, mettre en ordre. Hlas, le lecteur franais passe ct de
cette exigence du texte, et ce pour deux raisons : en franais le verbe
est naturellement renvoy dans le corps de la phrase, mais en outre on peut
regretter quĠAlbert Kohn lĠait traduit ici par Ç trier È, ce qui
nĠest pas faux, mais faible et incohrent, car ds la phrase suivante il opte
pour Ç mettre en ordre È quĠil conservera pour le reste de lĠouvrage.
Ce quĠil sĠagit en lĠoccurrence de mettre en ordre ce sont les papiers de
Roithamer, ses crits et son Ç volumineux manuscrit È sur Altensam.
Et lĠcrivain nous signifie dĠemble la difficult et la ncessit de ce travail
en nous plongeant immdiatement aprs, dans la deuxime phrase, dans un
exercice brillant de mise en ordre par la littrature : le rythme de cette
phrase, performative en ce quĠelle ralise lĠacte de discours demand par la
premire phrase, est scand, relanc, quilibr et rquilibr sans relche
pendant trois pages. Ce prodigieux effort de mise en ordre fourni par
lĠcrivain qui fait penser le narrateur, par le narrateur avec Ç les
papiers laisss aprs son suicide par Roithamer È, Bernhard le fournit
avec la pense laisse par les hommes, engendre par leur perptuelle
folie ; et nous devons le fournir pour rendre raison de lĠordre du
discours chez lĠhermite autrichien[11].
Cette demande de raison face une
telle Ïuvre littraire nĠest pas un vÏu pieux de rationalit pour expliquer une
Ïuvre mais une dmarche calque sur le dsir de raison de cet auteur pour
interprter un regard sur le monde en demande de vrit. Car, exiger avec
Bernhard une mise en ordre, cĠest parer toute tentation nihiliste et chercher
avec lui rendre lĠhomme meilleur, plus honnte, plus juste avec soi et les
autres. Le pessimisme et le nihilisme ne cherchent pas une mise en ordre, leur
discours nie gratuitement. Ici, il sĠagit de nier pour affirmer, pour fournir
un point de vue normatif sur le monde qui repose sur une conception de la
valeur oppose aux simples faits. Ce nĠest quĠen surface et en apparence que
lĠon trouvera un Bernhard pessimiste et nihiliste. Il faut sonder les
profondeurs du texte et cette qute permanente chez Bernhard de ce qui est le
plus haut (das Hchste) en
lĠhomme pour montrer que la littrature en son ordre Ç suprme È peut
relever le dfi de la valeur de lĠhomme, contre sa dvalorisation par les
discours ambiants, culs, et dboussols.
Ç Écar en un temps o lĠon
dite et publie tout, sauf des choses remarquables, sauf des choses
effectivement dĠune originalit absolue et aussi par surcrot scientifiquement
gniales au plus haut point,
en un temps o tous les ans des centaines et des millions de tonnes de
stupidit couche sur le papier sont lances sur le march, toutes les ordures
de lĠavilissement de cette socit europenne ou, pour dire toute ma pense, de
cette socit mondiale tombe dans lĠavilissement, un temps qui toujours et
sans cesse ne produit que des ordures intellectuelles et o lĠon fait passer de
la faon la plus rpugnante pour des produits de lĠesprit ces ordures
intellectuelles qui ne cessent dĠempester et de tout obstruer alors quĠil
sĠagit seulement de sous-produits de lĠesprit, en un temps pareil je pense quĠon
a carrment le devoir de
publier une Ïuvre dĠartÉ È[12]
La puissance normative de lĠart
est ici manifeste, comme elle peut lĠtre en bien des points de toute
lĠÏuvre : la littrature doit mettre en ordre un discours qui mette en
ordre le monde. Bernhard parle alors Ç de la joie croissante de lĠÏuvre.
Ce sont les mots que jĠaligne, les phrases que je construis. Je les mets en
bonne place comme on le fait de jouets et selon un droulement musical - il
sĠagit bien dĠune construction. È[13]
Ainsi, vouloir traiter de lĠordre
du discours chez Thomas
Bernhard cĠest chercher dĠemble signifier la mise en ordre et en Ïuvre dĠune
langue comme fentre ouverte sur le monde. Derrire lĠapparent dsordre du
discours[14] (les
monologues interminables et saccads de son thtre, la logorrhe systmatique
et le verbiage nvrotiques de ses personnages de roman, les spirales
incantatoires, la logomachie musicale etcÉ), et au-del dĠun simple ordre du
non-discours, cĠest--dire un discours qui nie, qui nie toujours, tout, et sans cesse, il faut lire le
discours de Bernhard comme une exigence nouvelle de raison mise pratique. Il
sĠagit dĠapprcier chez lui la langue en actes, de prendre la mesure des ralisations
de sa langue, de comprendre comment il oppose au danger du monde le danger de
ses paroles. Bernhard ne cre pas des personnages pour leur donner un contenu
psychologique ; le flux de conscience de ses personnages ne vise pas nous
apprendre ce quĠils sont en eux-mmes, mais nous ouvre les yeux sur le monde,
grce un monologue qui masque un dialogue permanent avec tous les hommes. Ce
discours aux allures monologiques est aussi essentiellement indirect[15] ;
mais il nous touche directement, car ce sont les yeux de notre esprit quĠil
ouvre, afin de juger le monde. Son texte est une action sur le destinataire
qui il ose tout dire[16].
Il sĠagit de dire, de se donner les moyens de dire, et de savoir ce que lĠon a
dit[17].
La langue de lĠcrivain construit, dconstruit, reconstruit la ralit par une
critique lucide du monde moderne, critique qui, aussi violente et radicale soit
elle, nĠa rien dĠodieux car cette langue, dans sa ngation constitutive,
affirme quĠil faut penser le monde et donner forme notre univers. Il se
constitue en un discours qui, loin dĠtre un courant dĠair qui atiserait un feu
pour consumer ce dont il parle, est un vritable souffle. Par la
Ç fascination extraordinaire È[18]
quĠil exerce, ce discours insuffle une nergie toujours renouvele pour nous
amener dire et penser lĠordre de ce monde. Pour citer encore Foucault,
cĠest Ç un discours qui renat en chacun de ses points absolument nouveau et
innocent, et qui reparat sans cesse, en toute fracheur, partir des choses, des
sentiments ou des penses. È[19]
(je souligne) Derrire la logorrhe, il ne faut pas voir sĠcouler le logos en fuite, mais couter ce logos, tout la fois ordre
et discours, ordre parce que discours.
CĠest pourquoi le style de
Bernhard, par son rythme et sa musicalit foudroyants, est suffocant (atemberaubend : couper le souffle). On voudrait
sĠarrter, on voudrait pouvoir lĠarrter. Nous cherchons de lĠair, nous sommes
dans son texte toujours en retard dĠune inspiration, en avance dĠune expiration[20].
La fentre du langage nĠest jamais assez ouverte, la projection laquelle nous
invite Bernhard frise toujours la dfenestration, tel le narrateur dĠAmras derrire la fentre de sa tour (Turmfenster)[21]
vers o son frre, Walter,
se projette plusieurs reprises[22],
avant de chuter ct[23],
puis passer travers pour mourir la Ç [24]tte
clate È; tel lĠenfant-narrateur Bernhard lui-mme qui ose peine sortir
la tte de la lucarne du grenier, car la, sortir cĠest commencer se suicider[25] ;
le narrateur dĠExtinction,
Murau, qui passe environ 300 pages[26]
dans son appartement, la fentre de son Ç cabinet de travail È qui
donne sur la Piazza Minerva avant de rejoindre le chteau de ses parents morts,
o il passera aussi un certain nombre de pages[27]
la fentre de sa chambre ; ou encore Herrenstein, le personnage
principal de la pice Elisabeth II, dont lĠappartement Vienne donne sur le Ring, o passera en fin de
matine la Reine dĠAngleterre que viennent voir ses htes dtestables pour
trouver leur mort sur le balcon qui sĠeffondre, telle une punition lĠgard de
ceux qui ne se sont pas contents du regard engag et discret de derrire la
fentre[28].
Mettre en ordre le discours cĠest
donc, partir de l, trouver le point de vue exact dĠo regarder (schauen), observer (beobachten), examiner (sichten) afin de penser et dire. Ce point de vue dont
il ne faut tre ni en avant, ni en arrire, pour bien se projeter, dont il faut
avoir le courage de lĠadopter[29],
est physiquement la fentre creuse dans la pierre, et symboliquement, le
discours creus dans le langage pour constituer une langue. Il faut tailler et
travailler ce point de vue car son absence signifie, pour la fentre (fensterlos[30]), lĠtouffement, la pnombre, lĠimpossibilit
dĠarer (ohne Lftungsmglichkeit[31]), la torture, terme, la mort[32] ;
pour le langage, lĠimpossibilit de penser, de constituer un discours, donc la
confusion et la faiblesse, lĠindicible et le silence mortel. Car il sĠagit de
renforcer lĠordre du discours face au monde, pour le tenir dans les mots. Dire
le monde cĠest vaincre dans le combat qui nous y oppose et en lequel nous
devons le soutenir (si lĠon se souvient du conseil de Kafka). Dire non la
ralit en son entier, cĠest dire oui la possibilit mme de dire quelque
chose de cette ralit. On retrouve l une ide de Lukcs : Ç Il faut,
par consquent, que tout soit ni, car toute affirmation met fin au prcaire
quilibre des forces : dire oui au monde, ce serait justifier une attitude
philistine, prive de toute ide, la terne possibilit dĠun accommodement
quelconque avec la ralit ; ce serait dboucher sur une satire facile et
plate. È[33] Ici, nul
accommodement avec la ralit : lĠordre du discours combat le dsordre du
monde, dans un perptuel dsquilibre des forces qui vise, comme un idal
rgulateur, rendre un ordre au monde. Donc, il faut injecter des ides dans
ce monde par une critique difficile et profonde dont lĠemblme est lĠAutriche
catholique-nazie[34]. Et cette
critique existe travers les mots que choisit scrupuleusement, et dans une
dmarche rflexive toujours rpte, lĠcrivain. Il faut trouver le mot
authentique pour se faire entendre. LĠordre de ce discours nĠest donc pas
simplement lĠauto-rfrentialit dĠune partition symphonique o tout se tient
dans une musicalit et un rythme parfaits[35]
chez cet crivain mlomane et musicien, mais le renvoi et la demande lĠautre
dont lĠcoute est constitutive du discours[36].
Bernhard nĠcrit pas pour crire, il crit pour sĠadresser au monde :
Ç mĠadressant en quelque sorte au monde entier È[37].
Car si son criture se tient en elle mme, elle nĠaccde son sens que lors de
la lecture et de la rflexion quĠelle veille chez celui qui accde au point de
vue qui lui est ainsi offert dans une Ïuvre. Tout comme lĠair que nous
respirons ne vaut rien en soi, mais existe dans la vie quĠil ralise, les mots
et le texte de Bernhard sont l pour tre respirs pleins poumons, jusquĠ
lĠtouffement. Il faut continuer respirer pour continuer vivre, pour
affirmer la volont de vivre grce lĠcriture. LĠordre du discours est donc
lĠordre de la vie ; son dsordre signifie la mort. LĠenjeu de lĠcriture,
et par l mme de la lecture, est donc vital, pour ne pas tre fatal[38].
La totalit et la tonalit du discours de Bernhard sont traverses par la
maladie des poumons, la pleursie dĠabord, purulente, qui a failli lĠemporter
17 ans, suivie dĠune tuberculose pulmonaire, qui a t mal soigne[39],
et quĠil a traine toute sa vie[40],
habit par la conscience aige de sa fin imminente[41]
qui le poussa toujours dans lĠurgence, nanmoins rflchie, de lĠcriture.
LĠcriture est lĠinstrument principal de la survie tout comme la cage
thoracique est lĠinstrument principal (mein Hauptinstrument[42]) de la vie. Fragile, chtif, et maladif[43]
comme un Proust ou encore un Kafka quĠil admirait, il nĠen restait pas moins
vaillant et debout autant que possible. CĠest ainsi quĠil a fui
Ç lĠunivers mdico-carcral È[44]
pour construire ses fermes et ses textes, pour sĠenfermer dans la possibilit
de sĠouvrir au monde. Construire une telle ouverture dans la roche, et dans le
texte, signifiait pour lui choisir la bonne pierre et le bon mot[45].
Ce thme du choix du mot pour dire la vrit est omniprsent dans son criture,
bien que cela reste un choix incertain par nature car il est impossible de dire
la vrit. Non pas que Bernhard soit sceptique mais il se garde de penser que
lĠon puisse dtenir en tant que telle la vrit : Ç Nous sommes dans
lĠerreur lorsque nous croyons tre dans la vrit et inversement È,
Ç Le langage est inutilisable quand il sĠagit de dire la vrit È[46].
Il faut travailler la construire en construisant le point de vue langagier
dĠo lĠon pourrait tenter de la signifier pour les autres. Pour cela, il faut
tenter de matriser la relativit des concepts[47]
en travaillant en permanence les mmes concepts, et en tant toujours en excs
sur eux grce au procd de lĠexagration, de lĠemploi des superlatifs, et du
mensonge ( creuser Ein Kind, p. 25 :emblmatique de lĠcriture de TB), en
lesquels lĠcrivain exprime au maximum ses ressources langagires. CĠest ainsi
que le texte bernhardien est un rseau de sens o sĠagencent des mots que lĠon
retrouve dans les diffrentes Ïuvres, prcisment lĠÏuvre pour constituer
lĠunit dĠun discours o lĠon retrouve, sans exhaustivit, les mots
suivants : fentre, musique, catholique, nazi, Autriche[48],
tout le champ lexical de la respiration, du souffle, des poumons[49],
haine, volont, vie, mort, maladie, idiotie, btise, cause, explication,
question[50], se
demander, dire, penser, esprit, me, corps[51],
Montaigne, Pascal, Dostoevski, prison, hpital[52],
chambre[53],
Ïuvre dĠart, mot, suicide[54],
criture[55], dsespoir,
insens, mre, sÏur, grand-pre, dgueulasse, perversitÉ
Tout de mme que le grand-pre de
Bernhard assne le mot Ç dehors È (Ç das Wort hinaus È[56]) au prtre qui vient lui administrer lĠultime
bndiction, pour mourir sur ce mot, Bernhard assne chaque mot quĠil crit
comme si cela tait son dernier et de telle sorte quĠil nous permette toujours
de regarder prcisment Ç dehors È. LĠinjonction finale du grand-pre
est constitutive du discours de Bernhard qui a voulu mener bien lĠÏuvre face
laquelle son grand-pre avait chou. Le mot dĠordre est bel et bien
Ç dehors È, tous dehors, allez voir ce qui sĠy passe, ouvrez vos
fentres, respirez, observez, cherchez le point de vue juste dĠo parler du
monde afin de le saisir. Ne vous enfermez pas chez vous pour vous assombrir et
vous isolez dans une solitude mortifre, ne vous imaginez pas vous ouvrir au
monde en vous posant devant le petit cran ou en vous plongeant dans la lecture
des journaux[57], mais
sachez vous tenir distance des hommes pour pouvoir les considrer, vous
adresser eux, de telle sorte quĠils vous entendent. Contre la fuite hors de
soi dans le divertissement, et contre lĠenfermement obtus et obscur chez et en
soi, Bernhard a parfaitement compris la pense de Pascal : Ç tout le
malheur des hommes vient dĠune seule chose, qui est de ne savoir pas
demeurer en repos dans une
chambre È[58]. Le
paradigme du narrateur bernhardien est l : lĠhomme en repos dans une
chambre dĠo il peut observer et chercher comprendre le monde[59]
tel quĠil court sa perte. Ce qui ne veut pas dire quĠun Bernhard soit
immobile ou fix un point de vue, non, car il parcourt quelques grandes
villes europennes[60],
Rome notamment[61], ou encore
en bord de mer en Espagne, bref l o le soleil brille, loin de la grisaille
autrichienne[62]. Cette
mobilit, ce changement de points de vue tmoignent que lĠordre du discours
nĠest pas un ordre fig qui pontifie. Il ne sĠagit pas de discourir une fois
pour toute, ni de croire que tout tiendrait un discours, mais de se donner
les moyens dĠÏuvrer un ordre du discours qui ne soit pas la mise au pas du discours mais
lĠouverture du discours au monde, en un mot : la littrature mondiale, die
Weltliteratur.
Celle-ci, Bernhard lĠa dcouverte
lors de sa maladie et de sa convalescence, car jusque-l il dtestait les
livres et lire, dĠo son choix de suivre une formation de commerant. Mais
GroBgmain, au Sanatorium il se plonge avec fureur dans le discours dont il
vient de trouver lĠordre : Ç In der ersten Zeit noch mit keinerlei,
dann nach den ersten Tagen mit aus Salzburg mitgebrachter, gewnschter Lektre,
wie ich mich erinnere, habe ich in GroBgmain angefangen, mir die mir bis dahin
verschlossene sogenannte Weltliteratur zu ffnen, ich war in diesem in
GroBgmain aufeinmal in mir gleichsam ber Nacht reif gewordenen EntschluB nach
keinerlei Rezept vorgegangen und hatte von den Meinigen nur gewnscht, daB sie
mir jene Bcher aus dem Bcherkasten meines GroBvaters nach GroBgmain herausbringen
sollten, von welchen ich wuBte, das sie im Leben meines GroBvaters von
allererster Bedeutung gewesen waren, und von welchen ich annahm, daB ich sie
jetzt verstehen knnte. È[63]
Suivent les rfrences aux Ïuvres auxquelles il sĠest adonn :
Shakespeare, Stifter, Lenau, Cervantes, Montaigne, Pascal, Pguy, Schopenhauer,
et plus loin, Hamsun, Dostoevski, Goethe. Bernhard comprend alors soudainement
que la littrature est Ç lĠart mathmatique suprme È[64],
cĠest--dire le discours le mieux ordonn (les mathmatiques sont la science de
lĠordre par excellence), et le plus ordonnant, sans tre donneur dĠordres pour
autant. Il le comprend si bien quĠil va sĠy ouvrir au point de sĠy inclure, car
la littrature est ce qui sauve[65].
LĠincipit dĠExtinction mentionne les cinq ouvrages que le narrateur
a donns pour lecture son lve car ils sont ncessaires et il en aura besoin
dans les semaines venir : Amras de Thomas Bernhard est cit aprs Siebenks de Jean Paul, Le procs de Kafka, et avant Les portugais de Musil et Esch ou lĠanarchie
de Broch. Bernhard sĠinsre donc lui-mme dans la littrature mondiale,
mais il faut tre attentif la manire dont il qualifie cette dernire dans le
passage prcdemment cit : elle est la fois celle qui lui tait
Ç ferme È, et donc laquelle il sĠest ouvert, et celle qui est
Ç soit disant È LA littrature mondiale. Ë quoi nous pouvons ajouter
que la relativit des systmes mathmatiques contemporains tempre fortement
lĠide dĠune science exacte de lĠordre : la littrature en tant quĠart
mathmatique est donc toujours livre elle-mme dans la ncessit dĠinstituer
toujours nouveau un ordre. Ë la manire dont les mathmatiques du chaos
cherchent reconstituer un ordre dynamique, et non plus linaire, lĠartiste
crivain, face au chaos[66]
que nous mritons et au Ç cloaque È[67]
du monde contemporain, tente de produire lĠordre comme une Ïuvre du discours.
Bernhard prend donc la littrature pour ce quĠelle est, un ordre premier du
discours et non une entit mettre sur un pidestal. CĠest ainsi quĠil peut
sĠy insrer, et sur le modle des grands crivains, devenir un grand crivain
lui-mme. Sa propre Ç histoire È nĠest-elle pas Ç dj une
histoire mondiale È[68]
comme il le souligne dans son autobiographie ? La critique nĠa-t-elle pas salu
dans le roman Extinction Ç le
cadeau inconditionnel de Thomas Bernhard la littrature mondiale È[69]?
En se citant lui-mme dans ce roman comme faisant partie dĠune certaine manire
de cette littrature mondiale, Bernhard signifie quĠil assume pleinement cette
appartenance et fait comprendre quĠil a quelque chose dire, quĠil construit,
lui aussi, cet ordre du discours quĠest la littrature. Mieux, il construit ex
nihilo et neuf la
littrature allemande dont il affirme quĠelle nĠarrive pas la cheville des
littratures russe, franaise, espagnole et italienne car la langue allemande
est lourde[70], est
Ç laide È et Ç antimusicale È[71].
Ironie suprme sous la plume dĠun Bernhard, qui en disant cela en allemand, et
dans lĠallemand le plus musical qui soit, et dans le roman qui passe pour son
Ïuvre matresse, hausse la littrature allemande au niveau de la littrature
mondiale et sĠen pose implicitement comme le matre. Donc il se donne les
moyens dĠordonner le discours en langue allemande aux exigences de la
littrature. Bref, il se donne les moyens de dire ce quĠil veut dire, et de
rpter ce quĠil est ncessaire de dire, sur lĠhomme et le monde.
La puissance du discours
littraire est aussi affirme dans cette autre dcouverte de la littrature,
celle faite par le narrateur, Murau, dans Extinction[72].
Enfant il est tomb dans
lĠune des cinq bibliothques du chteau Wolfsegg, bibliothques que personne
dans la famille ne frquentait, sur le Siebenks de Jean Paul. Il sĠy est plong pendant des heures,
entrant dans un nouvel ordre du discours, oubliant tout le reste, jusquĠau
rendez-vous hebdomadaire avec sa mre pour classer son courrier, autre ordre du
discours compltement inepte, tout en discutant, unique discussion de la
semaine avec la mre. LĠenfant passe cinq heures dans ce livre et dans cette
bibliothque o il nĠa pas le droit dĠaller, il ne loupe pas seulement le
rendez-vous avec sa mre, mais aussi le dner en famille. Soudain, il sĠen rend
compte et descend auprs de sa famille. Aprs un long silence (Ç Sie
empfingen mich wortlos È, p. 266), sa mre le rprimande et lche :
Ç tu es notre inhumain È
(Ç du bist unser Unmensch È, p. 267), et lorsque lĠenfant de neuf ou dix ans alors se
justifie et explique quĠil lisait Siebenks, sa mre le gifle et lĠenvoie au lit, lĠenferme dans
sa chambre pendant trois jours sans nourriture. Autant dire que la littrature
est un discours difficile entendre, un ordre du discours qui fait peur et qui
suscite les ractions les plus violentes, car nous ne savons pas lire :
nous entrons dans les livres comme dans des moulins[73].
CĠest donc lĠordre du discours le plus puissant et cĠest avec celui-ci quĠil
faut agir, voil ce que comprend lĠauteur-narrateur, et ce quĠil veut nous dire
en distinguant bien la littrature comme art dĠune littrature seconde qui
nĠest pas lĠordre du discours. Cette mauvaise littrature est ptrie de
petitesse et de nant, telle la littrature quĠil trouve dans la bibliothque
du sanatorium, qui regorge de mauvais got, dĠidiotie, de catholicisme, et de
nazisme[74].
Contre cette littrature lnifiante, il faut prendre le risque dĠcrire.
crire, encore une fois, cĠest
vivre. LĠenfant de lĠautobiographie, contrairement au narrateur dĠExtinction, partage avec sa mre la littrature quĠil
produit, ses pomes. Thomas Bernhard a 18 ans, il est gravement malade, et sa
mre est en train de mourir dĠun cancer. Il la quitte pour aller se soigner et
ne trouve rien de mieux, pour la quitter, que de lui lire ses pomes. LĠordre
potique fait pleurer la mre et son fils qui ici est tout le contraire de
lĠinhumain, mais bien lĠhumain mme. Bernhard analyse alors ainsi cette force
de lĠcriture : Ç Ich hatte mich schon zu dieser Zeit in das
Schreiben geflchtet, ich schrieb und schrieb, ich weiB nicht mehr, Hunderte,
Aberhunderte Gedichte, ich existierte nur, wenn ich schrieb, mein GroBvater,
der Dichter, war tot, jetzt durfte ich schreiben, jetzt hatte ich die Mglichkeit, selbst zu dichten, jetzt
getraute ich mich, jetzt hatte ich dieses Mittel zum Zweck, in das ich mich mit
allen meinen Krften hineinstrzte, ich miBbrauchte die ganze Welt, indem ich
sie zu Gedichten machte, auch wenn diese Gedichte wertlos waren, sie bedeuteten
mir alles, nichts bedeutete mir mehr auf der Welt, ich hatte nichts mehr, nur
die Mglichkeit, Gedichte zu schreiben. È[75]
Le jeune crivain abuse du monde pour le transformer en discours potique, donc
pour le crer comme monde. Il lui donne signification (Bedeutung) par ce qui seul fait sens : lĠcriture.
Il faut absolument prendre le
risque de lĠcriture car cĠest le risque qui sauve pour ceux qui lĠentendent,
mme si cĠest un risque mortel et limit car la ralit sera toujours plus
terrible que ce quĠcrivent les crivains. Bernhard fait dire au Professeur
Robert dans sa pice Heldenplatz, que Ç ce quĠcrivent les crivains / nĠest vraiment rien contre
la ralit (É) qui est si terrible È[76].
Le dfi est donc l, que lĠordre du discours soit aussi terrible que celui de
la ralit ! Et la littrature sera vritablement mondiale, et non plus soit-disant
mondiale, lorsquĠelle saura hisser son discours au niveau de lĠordre du monde.
Bref, lorsquĠelle sera discursive. Il faut quĠelle soit ce quĠil y a de plus
lev (das Hchste) pour effacer, teindre[77]
ce que le monde a de Ç pitoyable et de ridicule È[78].
Bernhard avait compris ce que parler veut dire :
crire. LĠordre du discours sera littraire ou ne sera pas.
Valry Pratt
[1] In LĠordre du discours, Leon inaugurale au Collge de France (02/12/1970), Paris, Gallimard, 1971, p. 10 et p. 55.
[2] Amras, Paris, Gallimard, 1987, trad. J.-C. Hmery,
p. 16, Bernhard souligne Ç comme en train dĠtudier È, je souligne le
reste ; Ç Édie von mir einmal rasch zurckgezogenen Vorhnge hatten
meinen am Fenster
sitzenden, mit seinen Bchern beschftigten, wie studierenden Walter erschrocken zu mir aufschauen lassen,
whrend ich auf der durch die Berge schon beinahe vllig verfinsterten StraBe ein paar Menschen beobachtete, die ins Theater gingenÉIch beobachtete zwei Geschwistermdchen, ein Brderpaar, zwei
Professoren in schwarzen Mnteln, an ihre Stcke gewhnt, mit grauen schwarzbebnderten Hten ; È (Amras, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1988, p. 17. Bernhard
souligne Ç wie studierenden È ; je souligne le reste.
[3] Mditations mtaphysiques, II, in Îuvres philosophiques compltes, Classiques Garnier, Paris, 1996, p. 426-427 (je souligne).
[4] Korrektur, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1975. Traduction par A. Kohn, Paris, Gallimard, 1978.
[5] Id., p. 5 ; Ç Zur stabilen Sttzung eines Krpers ist es notwendig, da§ er mindestens drei Auflagepunkte hat, die nicht in einer Gerade liegen, so Roithamer È p. 7.
[6] Dans son Discours prononc le 22 mars 1968 lĠoccasion de la remise du Prix National Autrichien, in Tnbres (textes, discours, entretiens), Paris, Maurice Nadeau, 1990, p. 44.
[7] Le choix dĠAmras nĠest pas innocent car
cĠest une des toutes premires Ïuvre en prose de Bernhard, une Ïuvre quĠil a
toujours apprci et cit par la suite.
[8] Cette notion est capitale chez Bernhard, elle est la raison mme de son criture, voir notamment Tnbres, op. cit., p. 61 s.
[9] CĠest le titre de la deuxime moiti de ce roman qui comporte deux parties. Cette expression, en allemand sichten und ordnen, est toutefois omniprsente ds la premire partie. Le traducteur, A. Kohn, hsite pour sichten entre Ç examiner È et Ç trier È, ce qui ne va pas sans problme de cohrence, nous le verrons.
[10] In Universalia, 1979, p. 524. Il y fait aussi mention dans sa recension des Ç romans autobiographiques È de Thomas Bernhard o il parle du Ç matriau mme que le Ç hros È de Corrections, Roithamer, sĠattach(e) mettre en ordre : la biographie, la vie directement vcue. È (Universalia 1985, p. 478)
[11] Expression emprunte Gemma Salem qui a crit une Lettre lĠhermite autrichien, La Table Ronde, 1989. Thomas Bernhard lĠa lue juste avant de mourir.
[12] Corrections, op. cit., p. 75-76, je souligne ; Ç Édenn in einer Zeit, in welcher alles, nur nicht
etwas bemerkenswertes, herausgegeben und verffentlicht wird, nur nicht etwas
tatschlich Ureigenes und dazu auch noch hchst Wissenschaftlich-genialisches und jedes Jahr
hunderte und Tausende Tonnen Stumpfsinn auf dem Papier auf den Markt geworfen
werden, der ganze Verlotterungsmll dieser durch und durch verlotterten
europischen oder, nur nicht zurckhalten, verlotterten Weltgesellschaft, in
einer Zeit, in welcher immer und immer wieder nur Geistesmll produziert und
dieser fortwhrend stinkende und fortwhrend alles verstopfende
Geistesmll auf das widerwrtigste
immerfort als Geistesprodukte ausgegeben wird, wo es sich doch nur um
Abfallprodukte des Geistes handelt, in einer solchen Zeit sei es geradezu die Pflicht
, eine solche (É)Kunst
(É)herauszugebenÉÒ (p. 84-85)
[13] Trois jours in Tnbres, op. cit., p. 60.
[14] Qui rendrait le texte illisible pour certains lecteurs, et on le voit dj chez lĠenfant Bernhard qui ne sait pas crire correctement : Ç ich war kein Schnschreiber, es war nicht zu lesen, was ich ablieferte.È et : Ç Ich schrieb eine Schrift, die jedesmal, wenn die Schulaufgaben abgegeben worden waren, als ein Musterbeispiel grenzenloser Zerstreuung und Fahrlssigkeit angeprangert wurde. È (Ein Kind, Residenz Verlag, Salzburg und Wien, 1998, p. 63 et 79) Ç je nĠtais pas un calligraphe, on ne pouvait pas lire ce que je remettais È et : Ç JĠcrivais une criture qui toutes les fois quĠon remettait les devoirs tait stigmatise comme un exemple parfait de distraction et de ngligences sans limites. È (Un enfant, trad. par A. Kohn, Gallimard, Paris, 1984, p. 88 et 110)
[15] Ç La manire indirecte me convient, tout simplement È (Extinction, p. 213)
[16] Contre Foucault, op. cit., p. 11.
[17] On songe au leitmotiv des Ç habe ich gesagt È, Ç sagte ich È, dans Auslschung. Ein Zerfall,Francfort, Suhrkamp, 1986, trad. Gilberte Lambrichs, Extinction. Un effondrement, Paris, Gallimard, 1990 ; mais aussi aux non moins innombrables (il faudrait les compter !) Ç Reger a dit È ou encore Ç a dit Reger È de Alte Meister. Komdie, Francfort, Suhrkamp, 1985, trad. Gilberte Lambrichs, Matres anciens, Paris, Gallimard, 1990.
[18] G. Stieg in Universalia 1990, p. 564.
[19] Foucault, op. cit., p. 25. Sauf que le discours de Bernhard nĠest pas innocentÉ
[20] Claude Porcell dans sa recension de Corrections parle cet gard de Ç prose lancinante È et de Ç tourbillon minutieux .È (in Universalia 1979, p. 525).
[21]Amras, op. cit., p. 17 et 54 (trad. p. 16 et 43). Notons en outre que Bernhard est un fervent admirateur de Montaigne qui crivit ses Essais au dernier tage de la tour de son chteau, dĠo les trois fentres lui permettaient dĠobserver tout la fois la cour intrieure du chteau, le jardin et le domaine, et aussi lĠentre du chteau, et donc lĠarrive des visiteurs, tris ds lors sur le volet. Ç Chez moi, je me dtourne un peu plus souvent ma librairie, dĠo tout dĠune main je commande mon mnage. Je suis sur lĠentre et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison. (É) Elle est au troisime tage dĠune tour. È (Montaigne, Essais, III, 3, d. prsente, tablie et annote par Pierre Michel, Gallimard, 1965, coll. Folio, p. 71)
[22] Ibid., trad. p. 25 : Ç mais chaque fois, le mme Ç Ce nĠest rien ÈÉcela se rptait chaque jour intervalles plus rapprochs, quĠil saute de sa paillasse et se prcipite la fentreÉpuis son silence comme affreusement rsign È ; p. 28 : Ç Éjedesmal aber das gleiche ÔEs ist nichts ÔÉ, es wiederholte sich tglich in immer krzerem Abstand, daB er vom Strohsack aufsprang und an das Fenster strzteÉdann sein Schweigen wie in frchterlicher ErgebenheitÉ È
[23] Ibid., trad. p. 56 : Ç La veille, prs de la fentre de la tour, il tait tomb de son fauteuil la tte la premire et il tait rest deux heures sans connaissanceÉ È ; p. 70 : Ç Am Vortage war er von seinem Sessel am Turmfenster kopfber heruntergestrzt und zwei Stunden bewuBtlos geblieben.. .È
[24] Idem., trad. : Au bout dĠune heure je suis rentr, et, aprs lĠavoir cherch partout pendant un bon moment, jĠai retrouv Walter, la tte fracass, au-dessous de moi, gisant juste sous la fen^tre de la tour grande ouverte È ; p. 71 : Ç Nach einer Stunde kam ich zurck und fand Walter, nachdem ich ihn lngere Zeit nicht gefunden hatte, mit zerschmettertem Kopf unter mir, gerade unter dem offenen Turmfenster liegend. È
[25] Ç Ich ging auf den Dachboden und schaute auf den Taubenmarkt hinunter, senkrecht. Zum erstenmal hatte ich den Gedanken, mich umzubringen. Immer wieder steckte ich den Kopf durch die Dachbodenluke, aber ich zog ihn immer wieder ein, ich war ein Feigling. È (Ein Kind, op. cit.,p. 76) Ç Je montais au grenier et jĠabaissais les yeux sur le March aux pigeons au-dessous de moi, verticalement. Pour la premire fois jĠeus lĠide de me tuer. Sans cesse, je passais la tte par la lucarne du grenier, mais toujours je la rentrais, jĠtais un lche. È (trad. p. 106)
[26] 310 dans lĠdition allemande ; 292 dans lĠdition franaise.
[27] Voir notamment Auslschung, op. cit., p. 433 s.
[28] Stcke, IV, Francfort, Suhrkamp, 1988, p. 356 pour la chute, et la fin de la pice.
[29] Ç Nur selten getrauten wir uns an die Fenster und drngten die Lden zurckÉ È (Amras, op. cit., p. 14)
[30] Amras, op. cit., p. 49. Notons que ce qualificatif fait cho dans cette phrase elternlos : tout se passe comme si, sans fentre, on tait orphelin, ce que Bernhard tait de pre (voir notamment Die Klte, p. 47 et s. : Ç wer war mein Vater ? È). Ne pas crire, ne pas se placer derrire la fentre du langage, cĠest rester orphelin.
[31] Idem, p. 49-50.
[32] Voir notamment Amras, p. 49-50. Ou encore Der Atem, Residenz Verlag, Salzburg et Vienne, 1998, p. 30 : Ç Wegen der grossen Jnnerklte war das einzige Fenster im Sterbezimmer die ganze Nacht und dann bis in den spteren Vormittag nicht und erst knapp vor der Visite aufgemacht worden, und war der Sauerstoff schon in der Nacht lngst verbraucht und die Luft stinkend und schwer. Das Fenster war mit dickem Dunst beschlagen, und der Geruch von den vielen Krpern und von den Mauern und den Medikamenten machte in der Frhe das Ein- und Ausatmen zur Qual È.
[33] La thorie du roman, trad. J. Clairevoye, Gonthier, coll. Ç mdiations È, 1963, p. 117.
[34] Brouillon : voir dans Die Ursache, p.67, le parallle extraordinaire entre le portrait de Hitler et le crucifix. Sur le catholicisme voir Ein Kind, p. 35. Et cette phrase interminable et incendiaire contre lĠAutriche dans Corrections. Pour Cl. Porcell (recension de lĠautobio) le catholicisme et le nazisme ne font quĠun, ce sont deux piliers interchangeables.
[35] Claude Porcell parlant de lĠunivers de Bernhard souligne Ç les
notes de cette musique rptitive et fugue È, et quant aux Ç formes,
elles se rattachent la musique srielle et aux recherches des annes 50, dans
une orchestration bien entendu tout fait personnelle È (op. cit.)
[36] ÇDen Mann, der im Badezimmer vor mir pltzlich zu atmen aufgehrt hatte, hatte ich sterben gehrt, nicht sterben gesehen È. (Der Atem, op. cit., p. 17) Les deux modalits constitutives de lĠcriture de Bernhard, la vue et lĠcoute, sont soulignes par Bernhard lui-mme.
[37] Extinction, p. 13, cette adresse figure au tout dbut du roman o lĠauteur-narrateur signifie donc le statut de son discours. Ç Éund legte sie sozusagen fr alle Welt. È (Auslschung, p. 9)
[38] Voir ce sujet Der Atem, op. cit., p. 15 : Ç Ich hatte nicht, wie der andere vor mir, aufhren wollen zu atmen, ich hatte weiteratmen und weiterleben wollen È.
[39] La haine de Bernhard pour les mdecins et lĠinstitution mdicale, nĠa rien de celle dĠun malade imaginaire. Il a connu la maladie, les hpitaux, les cures et retient que Ç Das Schdliche war das rztliche. È (Die Klte, Residenz Verlag, Salzburg et Vienne, 1998, p. 89)
[40] Ç Wahrscheinlich, so denke ich heute, habe ich mir die Tuberkulose und die letzten Endes schwere eigene Lungenkrankheit dort im Vtterl, in GroBgmain geholt,denn in dem damals bis auf das uBerste geschwchten Zustand, in welchem ich nach GroBgmain gekommen war, hatte ich naturgemB keinerlei Immunitt haben knnen, und mein Gedanke ist heute tatschlich, daB ich nach GroBgmain gekommen bin, um mir meine sptere schwere Lungenkrakheit, meine Lebenskrankheit, zu holen, nicht um mich auszukurieren und gesund zu werden, was mir die rzte versprochen hatten, aber davon nicht jetzt. È (Der Atem, op. cit., p. 87-88, je souligne)
[41] La vie nĠest quĠun processus mortifre : Ç Wir sterben von dem Augenblick an, in welchem wir geboren werden (É) Wir bezeichnen als Sterben die Endphase unseres lebenslnglichen Sterbeprozesses È. (Der Atem, op. cit., p. 53)
[42] Der Atem, op. cit., p. 57.
[43] Ç du hast einen klaren Kopf, wenn du auch sonst ein krperlicher Krppel bist. È (Ein Kind, p. 24)
[44] Claude Porcelle, art. Thomas Bernhard in Encyclopdie Universalis.
[45] Ç Das Wort war hundertmal mchtiger als der Stock. È (Ibid., p. 34)
[46] Die Klte, p. 46 et 59.
[47] Ç Éaber Sauberkeit ist, wie alle anderen, ein relativer Begriff .È (Die Klte, p. 15)
[48] Ç Man merkte berall, daB ich zugereist war, und gab mir von Anfang an den Spitznamen Der sterreicher, genauer gesagt Der Esterreicher, es war durchaus abschtzig gemeint, denn sterreich war, von Deutschland aus gesehen, ein Nichts. Ich war also aus dem Nichts gekommen. È (Ein Kind, p. 74) Ç On remarqua partout que jĠtais un nouvel arrivant et ds le dbut on me donna pour sobriquet lĠAutrichien ou plus exactement lĠtrichien, cĠtait avec une intention tout fait mprisante car, vue de lĠAllemagne, lĠAutriche tait un nant. JĠarrivais donc du nant. È (trad. p. 103, trad. modifie)
[49] Ç Allein das Wort lungenkrank hatte mich immer schon entsetzt gehabt. È (Der Atem, op. cit. , p. 86.)
[50] Ç Lebenslnglich schieben wir die groBen Fragen hinaus, bis sie zu einem Fragengebirge geworden sind und uns verdstern. Aber dann ist es zu spt. È (Die Klte, p. 76) ; Ç Die Fragen hufen sich, die Antworten waren immer mehr Mosaiksteine des groBen Weltbilds. Und wenn wir dans ganze Leben ununterbrochen Fragen beantwortet bekmen und htten schlieBlich alle Fragen gelst, wir wren am Ende doch nicht viel weiter gekommen, so mein GroBvater. È (Ein Kind, p. 48)
[51] La maxime que T.B. a hrit de son grand pre est que Ç cĠest lĠesprit qui dtermine le corps et non lĠinverse È.
[52] Cette machine dtruire les hommes : Ç Éaus dem Krankenhaus, aus dieser entsetzlichen Antiheilungs-, ja Menschenvernichtungsmaschine, herausgekommen seiÉ È (Der Atem, op. cit., p. 64)
[53] Voir le passage de la chambre mortuaire une chambre plus chaleureuse : Ç in ein anderes, freundlicheres Zimmer È, op. cit., p. 73.
[54] Ç Nichts habe ich zeitlebens mehr bewundert als die Selbstmrder È (Die Klte, p. 43-44) Voir aussi Ein Kind : Das Wort Selbstmord war eines seiner selbstverstndlichen Wrter, es ist mir seit der frhesten Kindheit vor allem aus dem Mund meines GroBvaters vertraut. Ich habe Erfahrung im Umgang mit diesem Wort. È (p. 21 et suivantes)
[55] Ç Schreibfaulheit ? Ich haBte dieses Wort, wenn es mir einfiel. È (Die Klte, p. 39)
[56] Der Atem, op. cit., p. 67. Bernhard souligne lui-mme le mot crucial et rpte cette expression trois fois en quatre lignes.
[57] Ce qui nĠempchait pas Bernhard de dvorer la presse pour finalement nĠen faire quĠune bouche. Il est notamment trs svre avec la presse autrichienne, mais la presse allemande et suisse ne sont pas en reste. Voir Heldenplatz, Suhrkamp, 1988, p. 121 et suivantes, entre autres : Ç die Zeitungsredaktionen in sterreich/ sind ja nichts als skrupellose parteiorientierte/ Schweinestlle È ; et Der Atem, p. 90 : ÇÉschon damals war ich ganz und gar diesem alltglichen sich wiederholenden, jetzt, wie ich weiB, lebenslnglichen Mechanismus verfallen gewesen, Zeitungen zu besorgen und zu lesen und von ihnen immer abgestoBen zu sein. (É) war auch ich jener Zeitungskrankheit verfallen, die unheilbar ist. È Pour une autre analyse du discours journalistique : Auslschung, p. 405. Dans Amras, op. cit., p. 60, le narrateur se remmore les coups de pieds quĠil vient de donner des pages du Ç TIMES ! È.
[58] Penses, L 136, Seuil, Paris, 1962, p. 76-77.
[59] Ç Ich verstand die Welt nicht, nichts verstand ich, ich begriff berhaupt nichts mehr. È (Ein Kind, p. 80) On retrouve cette ide chez le rcent prix nobel de littrature, Gao Xingjiang, en conclusion de La montagne de lĠme, d. de lĠAube, 2000, trad. N. et L. Dutrait, p. 670 : Ç Le mieux, cĠest de faire semblant de comprendre./ Faire semblant de comprendre, mais en fait ne rien comprendre. / En ralit je ne comprends rien, strictement rien. / CĠest comme a. È
[60] Ë partir des annes 60, crit Claude Porcell (op. cit.) au sujet de Bernhard, Ç sa vie se partage entre lĠhermitage dĠOhlsdorf, Vienne et lĠtranger, o il effectue de nombreux sjours, Bruxelles, Londres, Lisbonne, Madrid, Majorque, RomeÉ È
[61] Voici un extrait de lĠincipit trs parlant dĠExtinction o le narrateur monologue : Ç de plus en plus joyeux lĠide que dj depuis longtemps, je nĠtais plus chez moi en Autriche mais Rome È (p. 11, trad. mod.)) ; Ç ja in einer derart erfrischenden Weise begeistert gewesen bin (É) auch in dem Gedanken, tatschlich schon lange in Rom und nicht mehr in sterreich zuhause zu sein È (p. 7)
[62] Cela dit, la place du village Wolfsegg offre un point de vue unique sur toute lĠAutriche, un jour sans nuages qui invite respirer pleins poumons : Ç mit einem einzigen Blick die ganze, an die zweihundert Kilometer weite Landschaft von Westen anch Osten erfasst, was nur von hier aus mglich ist, von keinem anderen sterreichischen Punkt aus. Genau an jener Stelle, an welcher ich immer schon stehengeblieben bin, weil es die beste ist, hatte ich auf einmal wieder die ganze Landschaft gesehen an diesem wolkenlosen Tag und ich hatte tief eingeatmet. È Auslschung, op. cit., p. 316. Cependant tout a lĠair mort, car le village est en deuil : les parents et le frre du narrateur ont succomb un accident de voiture. Autant dire que ce point de vue lumineux sur lĠAutriche est tout de suite assombri par une autre ralit. Cela est symptomatique du rapport dĠamour-haine quĠentretient Bernhard avec son pays.
[63] Der Atem, op. cit., p. 89.
[64] Ç die hchste mathematische Kunst È (idem, p. 97)
[65] Voir Die Klte, p. 92.
[66] Ç Mein GroBvater liebte das ChaosÉ È Ein Kind, p. 30. Dans son discours de rception du prix dĠtat de la Rpublique dĠAutriche en 1968, Bernhard dclara : Ç nous ne sommes rien non plus, et ne mritons que le chaos È. (cit par G. Stieg in Universalia 1990, p. 564)
[67] Ç Édie Welt ist zum grBten Teil ekelerregend, in eine Kloake schauen wir hinein, wenn wir in sie hineinschauen. È (Die Klte, p. 45)
[68] Die Klte, p. 46.
[69] Frankfurter Allgemeine Zeitung.
[70] Ç Les mots allemands sont suspendus comme des poids de plomb la langue allemande (É) et maintiennent chaque fois lĠesprit un niveau nuisible pour cet esprit. La pense allemande ainsi que la parole allemande sont trs vite paralyses sous le poids humainement indigne de cette langue qui opprime toute pense avant mme quĠelle se soit exprime. È (Extinction, p. 12 et suivante) ; Ç Die deutschen Wrter hngen wie Bleigewichte an der deutschen Sprache (É) und drcken in jedem Fall den Geist auf eine diesem Geist schdliche Ebene. Das deutsche Denken wie das deutsche Sprechen erlahmen sehr schnell unter der menschenunwrdigen Last seiner Sprache, die alles Gedachte, noch bevor es berhaupt ausgesprochen wird, unterdrckt. È (Auslschung, p. 8 et suivante)
[71] Auslschung, op. cit., p. 238-239.
[72] Idem, p. 264 s.
[73] Ç Wir gehen in Bcher hinein wie in Gasthuser / das ist unser Unglck È affirme Voss dans Ritter, Dene, Voss, in Stcke, IV, p. 197.
[74] Die Klte, p. 92-93.
[75] Idem, p. 25.
[76] Ç Was die Schriftsteller schreiben / ist ja nichts gegen die Wirklichkeit / jaja sie schreiben ja daB alles frchterlich ist / daB alles verdorben und verkommen ist / daB alles katastrophal ist / und daB alles ausweglos ist / aber alles daB sie schreiben / ist nichts gegen die Wirklichkeit / die Wirklichkeit ist so schlimm / das sie nicht beschrieben werden kann / noch kein Schriftsteller hat die Wirklichkeit so / beschrieben / wie sie wirklich ist / das ist das Frchterliche È. Heldenplatz, op. cit., p. 115.
[77] Auslschung, p. 199 et 542.
[78] Ein Kind, p. 55 (trad. p. 77), o lĠexigence du Ç plus lev È est rpte six fois.