Voix et peinture
Miroir
de Jean Rustin
Tout
dĠabord, il nĠy a pas de Ç corps comme sujet È. Ainsi, pas de
thmatique de la sexualit, de la folie, etc. Le caractre tranger de telles
images sĠapparente une voix sans ge qui nous transmet dans une langue
trangre des informations floues ou nigmatiques. De toutes faons, la
peinture Ç sentimentale È nĠexiste pas, et les sujets criants de la
reprsentation ne sont que des inventions de critiques dĠart perptus par
lĠartisterie parfois bluffante de certains de nos contemporains.
Jean
Rustin ne brode pas sur le motif, il compose une invention mille voix. Il y a
un certain pain normal qui envahit et corrompt tout ce qui relve, pique et
veille notre got. Parce quĠaveugles, nous ne voyons que des ressemblances ;
parce que sourds, nous prfrons ne pas entendre notre discours intrieurÉ
Parce quĠenfin, un pain noir nous touffe avant toute profration de notre
intriorit sa juste hauteur (car cĠest une musique). Il y a plus : la
vision des peintures de Jean Rustin ne doit pas tre soumise une
critriologie de la Ç matire È, indiffremment qualifiante dĠune
facture picturale et dĠune mtaphore de la chair exhibe. DĠailleurs, sĠil
existe bien des affects dans la peinture, des affects de la peinture, ceux-ci sont les pices dĠun jeu qui use les liens
nergtiques du sexe, de la folieÉ pour en concevoir une ivresse plus grande.
LĠnergie, lĠrotismeÉ sont une affaire trop srieuse pour la laisser aux
complaisances de la critique et de lĠartisterie.
La
vulnrabilit de la chair semble propice son propre triomphe. QuĠest-ce quĠun
corps ? Une Ç tension superficielle È, un mme ensemble de
forces rsistantes et centrifuges qui maintient lĠeau dans une flaque ou lĠair
dans un ballon. Revenons donc ces affects primordiaux qui pour lĠheure nous
semblent relever dĠune certaine dynamique des fluides. Au moins, cette
occasion, nous ne serons pas tents de voir autre chose du corps quĠune flaque
ou quĠun ballon de baudruche.
Comme
souvent chez les plus grands peintres, le plus vif tonnement provient sans
doute de la mise en scne. On y trouve une grammaire posturale : tre
assis, tre debout, tre couchÉ et : faire des gestes que la peinture
arrte, regarder sans voir, crier et surtout couterÉ Aux acteurs : Vous ne devez pas croiser vos regards. Ignorez vos expressions
quand vous vous touchez, palpez, etc. (ceci afin de les mieux livrer au
regardeur de la peinture). Ç Les muses ne se parlent jamais, elles dansent
seulement quelquefois entre elles È. CĠest une parole de Degas quĠa
rapporte Robert Bresson. La frontalit doit tre si possible une exigence de
toute scne (car il faut que la voix et la vision rejaillissent de la peinture
sur le regardeur attentif). Ç Ainsi, au dpart, il y avait deux personnages,
lĠun debout, lĠautre assis sur une chaise. Il nĠy en a plus quĠun seul,
debout. È1 Le peintre
est donc metteur en scne de sa propre vision. Il sait faire entrer, il sait
faire sortir. Mais cet acte de mise en scne ne doit pas tre simplement contenu
dans les limites du tableau. Parfois, quĠun regard sĠinquite, la drobade,
de nos propres attitudes devant la scneÉ Jeter lĠappel la face du regardeur
(le metteur en scne nĠa pas dit son dernier mot). Autres prescriptions :
creuser le vide, vider le plein : rien de narrable ne doit encombrer ce
thtre de formes et de gestes. Nous sommes devant la peinture comme devant une porte – on tend
lĠoreille – dans lĠattente dĠy deviner les voix touffes qui y
bruissent. Il nĠy a pas de clef, parce que la porte ferme nĠa pas de serrure.
Une telle porte a seulement ce flot presque imperceptible de prsences quĠon
nommera ici Ç voix È. Il sĠagit des circulations de la voix
imprative ou de la voix captive. LĠordre de mise en scne ne va pas seulement
du pinceau la surface figure. Si nous prtons durablement lĠoreille et lĠÏil
de telles surfaces de peinture, nous nous reconnaissons models par le
personnage de peinture, par son regard de dieu ou dĠanimal.
Creuser
le vide de lĠespace peint pour accueillir des voixÉ Voil pourquoi il y a bien
une vocation de la peinture ne pas se tenir du sujet et du thme
(reprsentations du corps, des Ç sentiments ÈÉ) reconnaissables
aux suggestions du sexe, de la folie, etc.
Rcapitulons :
il y a comme un ensemble de voix, de silence, de folie, de souffrance et de
dsir qui ne nat pas lĠintrieur dĠun crne et ne se termine pas
lĠintrieur dĠun autre. De cet ensemble qui ne veut ressembler rien de connu,
rien des sentiments que nous lui portons imbcilement, on doit dire quĠil est
primordial en ce sens quĠil interroge ce qui est sans humanit dans lĠhumain.
Par puisement de tous les caractres humaines propres ; le visage, le
sexe, les mains, et toutes les postures thtralement exhibes, Rustin cherche
la prsentation de lĠhomme nu, sans dignit, sans pudeur, cette force
vulnrable de petits animaux farouches qui sĠarrtent sur une route de campagne
et nous dvisagent, lĠinstant. En un sens, Rustin
ne peint pas la ruine de lĠhomme, mais la ruine bienfaitrice de la pudeur, de
la dignit, de lĠintelligence pntrante, soit : du mensonge.
LĠaboutissement subtil et certes ambigu est le suivant : que cet ensemble
de peinture la fois silencieuse et bruyante puisse tre TRANSMIS. Ici, la transmission dfie toutes les ncessits prescrites de raison. Dans de telles
Ç transmissions È, il y a des messages qui nous rendent la fois
modles et tmoins de la peinture.
Obir
ou dsobir est bien la matire par essence contradictorielle de la loi de la
peinture. Ou bien plutt : de la loi des voix en peinture. QuĠest-ce qui
est Ç impratif È ? QuĠest-ce qui est
Ç captif È ? Mais l encore, les questions que prescrit le
discours sont insuffisantes cerner ce quĠest la peintureÉ Aussi, et pour
autant que cela puisse paratre, la peinture ne doit renvoyer quĠ elle-mme,
et subtiliser aux efforts de lecture lĠnergie qui nous a simplement fait
natre et paratre regardeurs dĠune telle peinture. Des rehauts roses
accentuent les dtours dĠun Ïil ou dĠun sexe, mais quĠimporte. Nous devons
dĠabord y saisir le maquillage dont les dernires touches couronnent le facis
des morts. Grand voyage. Mieux encore : nous devons obir, presque
aveugles, une nouvelle loi de lĠhumain quĠdicte seule la peinture.
Je
dis que la peinture parle – non parce quĠelle mettrait des signes, mais
parce quĠelle fait natre en nous des voix. On obit toujours ce qui se
drobe tout en demeurant insistants dans la raction. Dans lĠinsularit des
chambres ou des corps, il y a toujours une voix derrire une porte. Une voix
qui rappelle que, derrire la chambre, ou la scne, subsiste toujours une
puissance de disposer les corps ou de disposer
des corps. Que reste-t-il dĠun corps auquel on a tout
dit ? Une enveloppe de peintureÉ et un dedans de peinture. Voil la grande
nigme de la reprsentation pour lĠhomme et tout autant faite par lui :
quĠen sa fin elle ne soit que reprsentation dĠelle-mmeÉ et en soi-mme action2.
De
telles dlivrances un brin fatalistes devraient nous faire mieux comprendre les
carts qui gouvernent nos simples esprits.
LĠexigence
de simplification doit cependant tenir rigueur de ce que nous sommes :
regardeurs toujours ouverts lĠinconnu et tout la fois penseurs critiques de
ce que nous voyons. En ce cas de division, la simplicit doit toujours
lĠemporter. Car, en matire dĠesthtique, ce qui nous apparat comme tant
ressenti est dj toujours plus que ce que nous croyons lire de juste au
travers de fentres dj poses.
CĠest,
la fin, en nous-mmes quĠune voix se lve, que la chair parle, que la rumeur
se tait, et que notre esprit sĠassoit et sĠendort devant la peinture vibrante
de tous ces sons. Le peintre, en nous dlivrant de lĠobscurit en plein jour
(dlivrance de la rumeur commune quĠon ose nommer pense ou paroleÉ) nous a
donn lĠesprit de la main, et sa mditation sans hommes, et la loi des mains
qui soumet la peinture et nos sens pour les laisser simplement tre ce quĠils
sont. Dans le silence suraigu, assourdissant, il nous rend plus lgers.
1
Jean Rustin, La Qute de la figuration. Entretiens
avec Daniel Mandagot, A la croise, 1999, p.108.
2 Ç Pour se dfendre contre la dispersion de ces courants en fuite
[le monde se donnant Ç par clairs È] et la repousser tant soit peu,
lĠÏil sĠexerce se faonner un lien imaginaire, nergtique, avec les choses.
Les objets rels, si gnants, sont draliss, attirs dans la boule et mis en
quelque sorte porte de lĠnergie intrieure. È Max Loreau, La
Peinture lĠÏuvre et lĠnergie du corps, Gallimard,
1980. LĠauteur parlait alors du complexe peinture-criture de Michaux. La
pense de la fluidique que nous avions initie ds le
commencement doit encore occuper nos manires de voir la peinture de Rustin.
Max Loreau ajoutera que du point dĠune Ç vision nergtique È la
reprsentation du monde et lĠaction sur le monde sont unes. Elles emportent le
regardeur dans un seul et mme fleuve.