Pour une acousmatique du signe: Žloge du nomadisme de la voix

 

 

JĠaimerais aimer aimer.

Un instantÉ Passe-moi donc une cigarette,

De ce paquet sur la table de nuit.

ContinueÉ Tu disais

Que dans le dŽveloppement de la mŽtaphysique

De Kant ˆ Hegel

Quelque chose sĠest perdu.

Je suis absolument dĠaccord.

Oui, je tĠai bien ŽcoutŽ.

Nondum amabam et amare amabam (saint Augustin).

Comme cĠest curieux ces associations dĠidŽes!

Je suis fatiguŽ de penser ˆ ressentir autre chose.

Merci. Laisse, je vais lĠallumer. Continue. HegelÉ

(çlvaro de Campos)

 

Le ¤459 de lĠEncyclopŽdie hŽgŽlienne pose de nombreuses questions cruciales concernant la philosophie du langage, ainsi que JŸrgen Trabant lĠa souvent soulignŽ (Trabant 1999: 175, 203-205, 212 ...). LĠune dĠentre elles a trait ˆ la conception du signe. Si la langue, en vertu de la fonction-signe des mots, peut tre dite le prototype du signe, il semble bien que cela sĠopre chez Hegel au dŽtriment de la dimension en quelque sorte matŽrielle et/ou corporelle de tout acte de langage: sĠil passe quasiment sous silence lĠŽcriture alphabŽtique, la Òlangue parlŽeÓ nĠen est pas moins rŽduite au statut de marque concrte nŽgative du signe, ce qui ™te toute dimension de communication, mais aussi de crŽativitŽ (dans des circonstances donnŽes), au signe, ds lors versŽ du c™tŽ des notions, dans une course ˆ lĠabstraction visant ˆ dŽcharner la langue pour lui permettre une prise inexpugnable sur le monde. Certes lĠesprit, dont les notions sont les outils, est pour Hegel avant tout production crŽatrice de signes, ce qui le fait passer dĠune facultŽ dĠimaginationEin-BildungÓ) ˆ une facultŽ dĠin-vocation Ein-TšnungÓ), avec pour effet net de dŽvaloriser lĠusage et les consŽquences de lĠŽcriture (Trabant 1999: 205). Mais lĠin-vocation hŽgŽlienne est dĠune part plus une convocation pŽremptoire quĠune gŽnŽreuse Žvocation, et dĠautre part moins une mise-en-voix quĠune main-mise-sur-la-voix, comme si aprs avoir minimisŽ lĠŽcrit, il fallait Žtouffer le son pour mieux lui faire rendre gorge, pour mieux faire se lever lĠesprit vers la pensŽe, dans le silence irrespirable de la surditŽ philosophique.

En effet, sĠil est vrai que le ÒsonÓ est prŽsentŽ par Hegel comme ÒlĠexpression accomplie de lĠintŽrioritŽ qui se manifesteÓ,[1] il nĠen est pas moins vrai que ce son semble versŽ du c™tŽ du soliloque sublime que le soi spirituel entretient avec lui-mme dans son auto-affection, ce que Trabant rappelle ainsi: ÒLe son de lĠimagination crŽatrice de signes est prŽsentŽ exclusivement comme productivitŽ du sujet, comme voix dĠun sujet uniquement qui – en qualitŽ dĠEsprit thŽorique, donc de moi connaissant – nĠentend ni lui-mme ni les autres et nĠa pas besoin non plus dĠtre entendu par les autres. LĠEsprit thŽorique est voix vibrant en elle-mme, voix solitaire, ÔvoxĠ solipsisteÓ (Trabant 1999: 176). Autrement dit, cette voix nĠa de voix que le nom car elle nĠest mme pas une voix mŽtaphorique dans la mesure o toute voix suppose un retour auditif, totalement passŽ sous silence dans le texte hŽgŽlien de lĠEncyclopŽdie. La primautŽ de la voix qui semble sĠen dŽgager nĠest quĠun trompe-lĠoreille: dans la ÒphonarchieÓ[2] ainsi constituŽe, cĠest tout le relief de la voix, sa concrŽtude, sa chair, qui est illusion, car la voix de ÒlĠEsprit thŽoriqueÓ nĠa que la dimension silencieuse dĠune pensŽe portŽe au plus haut degrŽ de son abstraction au point quĠelle sĠoublie elle-mme comme manifestation sonore. Cette ÒphonÓ absolue est compltement aphone, car elle nĠest ni voix parlŽe ni voix rŽellement ŽcoutŽe dans le for intŽrieur, dans la mesure o nulle oreille nĠest lˆ, pour lĠaccueillir comme pour lĠŽmettre. Cette voix nĠest quĠune voie dans lĠespace dialectique o triomphe la vision, une vue du fameux ÒEspritÓ, pourrait-on dire.[3]

De fait, le premier terme du paragraphe, ÒAnschauungÓ, mot si difficile ˆ rendre en franais (ÒintuitionÓ, ÒcontemplationÓ?), semble bien activer en lui son Žtymologie, laquelle place les opŽrations qui constituent lĠacte de pensŽe dont il est le concept sous lĠemprise paradigmatique de la modŽlisation visuelle. Or dans la mme phrase, aprs avoir recouru ˆ la phase nŽgative essentielle au dŽroulement de sa rŽflexion, Hegel emploie un terme dont le champ lexical va dĠailleurs tre parcouru dans la suite du texte, ÒBestimmungÓ (ÒdŽterminationÓ). Mais il semble bien que cette fois lĠŽtymologie lointaine soit occultŽe: malgrŽ la dŽclinaison, dans les lignes qui suivent, et plus loin encore dans le paragraphe, de termes de la mme famille lexicale (ÒBestimmtheitÓ, Òbestimmten VorstellungenÓ, ÒGrundbestimmungÓÉ), rien nĠautorise ˆ penser que la voix (Stimme) sĠy fasse entendre, comme le confirme sans ambages le classement de la langue parlŽe du c™tŽ des simples outils nŽgatifs indispensables ˆ lĠaccomplissement de la pensŽe dialectique. DĠun c™tŽ, avec Anschauung, nous nous trouvons confrontŽs au paradigme visuel comme dŽfinissant tout acte de pensŽe. De lĠautre, avec Bestimmung, terme abstrait sĠil en est, on ne peut quĠentendre en lui lĠoubli de la voix: cette dŽtermination-lˆ fige et oublie la voix, mme si une certaine voix, voix sans Žcho, voix sans voix, Žmerge au bout de lĠachvement de lĠesprit. ÒPhonÓ aphone, cĠest dire si la dŽtermination en question fige et oublie lĠoreille.[4] Certes on conna”t les reproches de Derrida au phonocentrisme hŽgŽlien. Mais redisons-le: la voix de Hegel est dŽcharnŽe, privŽe de toute dimension de communication, et mme de sa fonction dĠacousmate intŽrieur, autrement dit dĠŽtrange son rŽsonnant dans lĠintŽrioritŽ.[5] Plus que phonocentrisme, il faudrait parler dĠaphonocentrisme, de mise en place dĠun centre rayonnant de lumire mais absorbant en lui tout son. Trabant prŽsente ainsi les consŽquences de cet oubli de lĠoreille: ÒMais le danger est grand que la voix se fasse de plus en plus forte – car le ma”tre nĠentend rien –, quĠelle devienne cri, rugissement, vacarme, que la ÔphonĠ articulŽe, solitaire et non perue, dŽgŽnre en ÔpsophosĠ inarticulŽ. La phonocratie devient psophocratie, et scelle la fin du langage – et pas seulement de celui-ciÓ (Trabant 1999: 190). Il semble que le danger nĠest pas moins grand dĠune stŽrilisation complte du sonore, totalement englouti dans le silence idŽal de lĠesprit, lequel ds lors ne peut mme pas tre dit Òbruit blancÓ.

Dans un pome qui nĠa lĠair de rien et que nous citons en exergue, Fernando Pessoa reproche ˆ Hegel, par lĠentremise de son hŽtŽronyme çlvaro de Campos, dĠavoir ŽtŽ lĠagent dĠune perte (Pessoa 2001: 498). Le pome fait rŽfŽrence ds le premier vers, mais aussi dans la citation, ˆ saint Augustin, tout particulirement au moteur de lĠamour tel que ce dernier en parle dans les Confessions: or, justement, Augustin pensait, lui, que le verbum in corde Žtait spŽcifiquement rŽsonant, comme on le rappellera plus bas. De plus, le pome suppose une situation de communication, une conversation: il est plus prŽcisŽment la prŽsentation de cette situation ˆ travers les propos dĠun des participants, ce qui met lĠaccent sur le retentissement des propos en lui, qui semble par ailleurs un tre revenu de tout et ayant besoin, pour penser, dĠune Žcoute aussi flottante que le parcours de sa fumŽe de cigarette. On pourrait interprŽter ce pome comme la dŽmonstration en acte de ce qui sĠest perdu Òde Kant ˆ HegelÓ: la Òlangue parlŽeÓ, la positivitŽ de toute marque concrte du signe, le r™le des affects dans la pensŽe, lĠŽcoute, la dimension acousmatique de la rŽflexion.[6]

Nous entendons par Òdimension acousmatique de la rŽflexionÓ la rŽsonance intŽrieure de la pensŽe, lˆ mme o une oreille intime entend une voix jusque dans lĠŽmission des abstractions les plus sophistiquŽes, mais une voix qui ne scelle pas le soliloque grandiose de lĠesprit sĠauto-affectant, une voix qui peut tre plurielle (comme lĠhŽtŽronymie pessoenne en donne un exemple extrme) et quĠon peut entendre comme une Žtrangre en soi. En effet, sĠil est difficile de penser sans le langage, il nĠen faut pas moins conserver ˆ ce dernier sa concrŽtude constante, fžt-elle aussi tŽnue que la voix acousmatique dont est faite en rŽalitŽ la conscience (qui nous dŽdouble et nous duplique ˆ lĠinfini), ou encore que ce qui sĠarticule en nous lorsque nous lisons ou Žcrivons un texte.[7]

La question du Òdiscours intŽrieurÓ sĠest posŽe en des termes variables tout au long de lĠhistoire de la philosophie, avant mme de prendre un cours littŽraire particulier depuis ƒdouard Dujardin (Les lauriers sont coupŽs, 1888). Et elle lĠa ŽtŽ parce quĠelle se situe sur lĠarticulation exacte entre lĠŽcrit et lĠoral, lĠintŽrieur et lĠextŽrieur, le sensible et lĠintelligible, bref, sur la ligne de fracture quĠinstaurent les systmes gnosŽologiques corsetŽs par la logique binaire. Il nĠest donc pas Žtonnant quĠon puisse y recourir afin de dŽriver ˆ partir du paragraphe hŽgŽlien, prŽcisŽment organisŽ, entre autres, sur des dichotomies de cette sorte. Loin de sĠestomper dans les lointains intŽrieurs, la voix acousmatique est fonction dĠune Žcoute seconde, constituant une manire de circuit fait de boucles audiophonatoires: en effet, la voix extŽrieure nĠexiste que gr‰ce ˆ sa rŽgulation en temps rŽel par de telles boucles audiophonatoires, installŽes entre lĠappareil phonatoire et lĠappareil auditif; or, il y a bel et bien une Žcoute du corps, et dans cette attention auditive dirigŽe sur soi nulle voix intŽrieure nĠest sans oreille ou silenciŽe dans le mutisme supŽrieur de lĠauto-affection. La rŽflexion dirigŽe est dĠailleurs un travail de lĠŽcoute intŽrieure: si cette dernire laisse filer lĠacousmate, elle produit une mŽditation rhapsodique, presque alŽatoire, riche en trouvailles inattendues; si elle tient lĠacousmate au plus prs, elle peut le conduire plus ou moins ˆ sa guise et constituer de la sorte des cha”nes de raisonnement, qui ne sont pas moins utiles au rŽgime heureux de la conscience. Bref, lĠauto-affection est multiple, jamais pure ou transparente, jamais abstraite seulement, jamais coupŽe du corps et de ses vibrations acousmatiques. CĠest si vrai que la fivre, qui modifie ces vibrations, rend la pensŽe particulire, dans lĠaffolement des circuits audiophonatoires acousmatiques: le hŽgŽlianisme est une pensŽe sans fivre.. Peut-tre mme frise-t-il lĠhypothermie?

Le travail de Claude Panaccio (1999) sur le passage du Òlogos endiathetosÓ grec au Òverbum in cordeÓ augustinien puis ˆ lĠ Òoratio in animoÓ de Boce, la Òlocutio interiorÓ dĠAvicenne et lĠ Òoratio mentalisÓ de Guillaume dĠOckham, via un grand nombre de notions qui font variantes de ces termes pivots[8], semble lui aussi montrer que les philosophes, Òde Platon ˆ Guillaume dĠOckhamÓ en tout cas, ÒprŽoccupŽs de comprendre les phŽnomnes mmes quĠils rencontraient quotidiennement dans leur pratique dĠintellectuels, des phŽnomnes cognitifs et sŽmantiquesÓ[9], nĠen ont pas moins rŽservŽ dans leur rŽflexion une place importante au sonore de nature acousmatique, mme sĠil nĠont pas toujours vŽhiculŽ le terme dĠacousmate dans leurs travaux.

Ainsi peut-on avancer lĠhypothse suivante: avec Hegel un terme est provisoirement mis ˆ une longue tradition qui a peu ou prou maintenu le sens de la dimension acousmatique dans la rŽflexion philosophique, ce qui impliquait ˆ la fois que la voix nĠŽtait pas dŽconnectŽe de lĠactivitŽ de pensŽe et que lĠactivitŽ de pensŽe ne lĠŽtait pas du jeu sonore, bref quĠelle demeurait acroamatique, au sens o JŸrgen Trabant entend ce terme.[10] De plus, lĠusage et la pratique de la philosophie semblait alors tirer parti, plus ou moins nettement bien sžr, de la nature Žvanescente et insaisissable de la voix, et mme de son nomadisme, en reconnaissant lĠexistence dans le for intŽrieur dĠune sorte de voix propice ˆ lĠŽmergence de manipulations heuristiques nombreuses, variŽes et stimulantes. Avec Hegel un soupon philosophique de tous les instants est dirigŽ sur lĠacous˙mate, coupable dĠtre trop entachŽ de chair, de ÒsentimentÓ et dĠirrationalitŽ: cĠest ainsi que dans sa charge contre ce quĠil nomme lĠÓintuition˙nismeÓ, Hegel range les ŽvŽnements acousmatiques du c™tŽ des formes primitives du religieux, en parlant, pŽjorativement bien sžr, non de ÒdiscoursÓ mais dĠÓoracle intŽrieurÓ. Il va mme plus loin encore puisquĠil considre cette instance louche comme un obstacle ˆ Òla rŽalisation dĠune communautŽ des consciences.Ó Le sonore acous˙matique est renvoyŽ ˆ ÒlĠanti-humainÓ, ˆ ÒlĠanimalitŽÓ (Hegel 1939: 93). La voix hŽgŽlienne nĠest plus acousmatique: elle se veut silence absolu, car seul le silence absolu est garant de lĠauto-affection de lĠesprit.

Dans son commentaire sur le Cratyle de Platon, Patrice Loraux, quant ˆ lui – mme sĠil recourt ˆ la notion dĠÓoreille eidŽtiqueÓ (ou Òoreille ŽidŽtiquement purifiŽeÓ) pour dŽmontrer que le da•m™n socratique est lĠexpŽrience dĠÓune audition originaire de lĠessenceÓ, mme sĠil rŽduit la dimension sonore de cette opŽration en affirmant que ÒlĠessence nĠŽmet quĠun seul sonÓ certes, mais dans le cadre, dŽjˆ trs hŽgŽlien, dĠune Òphon imprononableÓ –, ne peut pas Žchapper ˆ lĠacousmatique, qui retentit sans cesse dans son texte en le travaillant ainsi de tensions rŽvŽlant la prŽgnance inŽvitable de lĠacroamatique: Òla voix dŽmonique est toujours quelque chose comme une audition silencieuse de lĠessenceÓ, ÒexpŽrience auditive paradoxaleÓ, Òfantasmagorie auditive promise par SocrateÓ, Òcontinu ŽidŽtico-acoustiqueÓ, Òil y a de la rŽsonance dans les nomsÓ, Òfantasme du sens qui serait directement voix aphoneÓ, Òinitiation acoustiqueÓ, etc., autant dĠexpressions rŽvŽlatrices de ces tensions, prŽcisŽment indiquŽes par Loraux lorsquĠil pose la question suivante: ÒIl y aurait donc un autre mode de sonoritŽ?Ó (Loraux 1993: 198-218). Sans quĠil le dise ou le reconnaisse explicitement, cet autre mode de sonoritŽ est lĠacousmate.[11]

Augustin parlera, lui, dĠimaginatio vocis ou de verbum imaginabile. Pour lui en effet, qui avait commencŽ par Žmettre la formule selon laquelle Òtout ce qui est verbe rŽsonneÓ[12], autrement dit frappe lĠair, la rŽsonance peut tre Žgalement observable ˆ lĠintŽrieur, et sa constatation implique une prise en compte de lĠŽcoute et de la voix intŽrieures: Òsans mme profŽrer aucun son, en pensant seulement les mots, nous nous parlons ˆ nous-mmes intŽrieurement.Ó[13] LĠacousmate trouve dĠailleurs une bonne dŽfinition dans une autre formulation augustinienne: Òla pensŽe roulant en elle-mme lĠimage des sonsÓ.[14]

Or, ce roulement intŽresse au premier chef notre rŽflexion du moment. Il indique nettement en effet que, sĠil y a des signes relevant dĠune acousmatique, ils ne peuvent en aucun cas tre tributaires exclusivement dĠun dispositif discret. Parce quĠil y a roulement, il nĠy a pas, dans le processus diachronique de la rŽsonance acousmatique, la moindre linŽaritŽ construite dans la temporalitŽ sur le modle de lĠassemblage dĠŽlŽments logiquement dŽfinis par diffŽrenciations nŽgatives et oppositionnelles. LĠavancŽe est plut™t tourbillonnaire, turbulence de sons et de sens mlŽs, plus que sillon directionnel recevant lĠensemencement rationnel des graines džment espacŽes de la langue. LĠacousmatique du signe est tout autant fonction de flux que de dispositif articulŽ. Cela para”t sans nul doute un paradoxe[15], un peu dans le genre de celui que pose la mŽcanique ondulatoire, mais il faut certainement sĠy rŽsoudre: lĠarticulation discrte des signes nĠŽpuise nullement leur rŽel agencement, lequel nĠest compris compltement que lorsquĠon tient compte aussi de la globalitŽ du flux continu de leur rŽsonance, acousmatique ou profŽrŽe. CĠest lˆ la raison pour laquelle on se doit ici de rŽhabiliter la voix et de rŽhabiliter, dans la voix, aŽrienne ou acousmatique, sa flexibilitŽ ondulante qui fait vibrer les signes au-delˆ de leur logique strictement articulatoire (et dialectique), ce par quoi la voix voyage en ade nomade entre les signes, de signe en signe, afin quĠils sĠaccomplissent, sĠŽpanouissent et rayonnent (RenŽ Char dont nous allons parler plus bas dirait: afin quĠils scintillent), bref afin que leur nature discrte se dŽpasse, pour la plus grande gloire du sens, dans ce quĠun F—nagy a pu appeler le Òdouble encodageÓ,[16] la respiration vivante du langage.

On ne peut pas ici ne pas penser aux Òemblmes vocauxÓ du chinois, tel que les analyse Marcel Granet: ÒLe mot, en chinois, est bien autre chose quĠun signe servant ˆ noter un concept. Il ne correspond pas ˆ une notion dont on tient ˆ fixer, de faon aussi dŽfinie que possible, le degrŽ dĠabstraction et de gŽnŽralitŽ. Il Žvoque, en faisant dĠabord appara”tre la plus active dĠentre elles, un complexe indŽfini dĠimages particuliresÓ (Granet 1968: 37). Ce dispositif dynamique incite de fait ˆ la rŽsonance acousmatique, et le chinois pourrait ds lors tre pris comme un paradigme, puisque le Òcomplexe indŽfiniÓ peut servir de modle opŽratoire pour dŽcrire les conditions de fonctionnement de tout acousmate. Granet prŽcise: ÒLe mot, de mme quĠil ne correspond pas ˆ un concept, nĠest pas non plus un simple signe. Ce nĠest pas un signe abstrait auquel on ne donne vie quĠˆ lĠaide dĠartifices grammaticaux ou syntactiques. Dans sa forme immuable de monosyllabe, dans son aspect neutre, il retient toute lĠŽnergie impŽrative de lĠacte dont il est le correspondant vocal, – dont il est lĠemblmeÓ (Granet 1968: 38). ConsidŽrons donc les monosyllabes chinois comme autant de diapasons aptes ˆ nous fournir lĠaune acroamatique avec laquelle nous pourrons prendre la mesure exacte des phŽnomnes acousmatiques, ˆ la fois comme matire premire de la pensŽe, comme grain subtil de la voix et comme liant nŽcessaire ˆ toutes les opŽrations de langage ou de musique.

Un avertissement de Daniel Charles vient alors confirmer notre Žcoute: ÒOn ne rendra compte de la voix quĠen se situant au niveau qui est le sien, et qui ne se laisse aucunement rŽduire ˆ la simple rŽception/manipulation dĠŽvŽnements acoustiques ÔneutresĠ et isolŽs, parce quĠelle engage des plages sonores vŽritables, orientŽes, ԎcologiquementĠ agencŽes et disposŽes.Ó (Charles 1978: 19). Autant dire que nulle voix ne se peut concevoir comme irreliŽe et dŽtachŽe, ni mme dŽtachable selon le mŽcano astucieux des dŽterminations discrtes: le corps humain lui-mme Òappara”t traversŽ, parcouru et innervŽ par les voix ÔduĠ multivers, par les flux incessants, ˆ la fois vivants et machiniques, de tout le contexte/processus quĠest le mondeÓ (Charles 1978: 22-23). Ces remarques doivent tre rŽitŽrŽes inlassablement, tant il est vrai que les prestiges de la voix selon les traditions les plus diverses lui confrent trop souvent le statut dĠune idŽalitŽ sans Žgale et sans partage. PhŽnomne jugŽ hors normes, apprŽhendŽe en tant que monstration parfaite et immŽdiate de lĠtre, la voix est trop souvent considŽrŽe comme le vicariant majeur de la pensŽe sous les espces dĠune prŽsence sans faille. Ce qui signifierait alors que dans lĠusage du langage la voix serait malgrŽ tout frappŽe dĠune sorte de dŽcalage, alors que ce dernier serait comblŽ dans la voix vocalisant ˆ volontŽ, cĠest-ˆ-dire se livrant ˆ sa propre nature, libre des contraintes imposŽes par les mots. Or, si lĠon continue de prter lĠoreille ˆ Daniel Charles, on ne peut opposer Òla voix-musique ˆ la voix-langage en supposant celle-ci ÔporteuseĠ et celle-lˆ ÔobjetĠ. La musique met en ce sens un frein aux extrapolations des philosophes, et notamment ˆ celles, touchant lĠŽcriture (quĠil sĠagit dĠopposer radicalement ˆ une voix monopolisant la ÔprŽsenceĠ), de Derrida et de son ŽcoleÓ (Charles 1978: 25). Il faut donc que le philosophe soit attentif aux leons de musique, en particulierde musique vocale, afin de ne pas trop enserrer dans des taxinomies trop facilement binaires des dispositifs plus complexes et plus mlŽs quĠil nĠa tendance ˆ le penser. Pas de centre en musique, mais un long, intense et rŽsonnant glissement de tout ˆ la surface des choses, caresse dĠapprivoisement rŽciproque et sans fin, comme on Žprouve lĠacoustique dĠun lieu nouveau en tentant lĠŽpreuve de lĠŽcho. Telle est la leon du musicien. Comme le dit fort justement Daniel Charles, dans ces conditions, la voix Òest la faon dont lĠalternance de nos humeurs glisse tout au long dĠun monde dont nous ne sommes jamais les ma”tresÓ (Charles 1978: 30).[17]

Mettant en relief Òles parcours vibratoires qui instaurent une communication privilŽgiŽe, de lĠenvironnement ˆ lĠindividu et vice-versaÓ, Charles Žmet en toute consŽquence lĠhypothse que la voix permettrait dĠassurer Òle frayage dĠau moins lĠun de ces parcours, son ou ses ŽchosÓ, et il en conclut que Òle dŽsenfermement de la voix dans la musique contemporaine par rapport au bel canto, sa restitution ˆ lĠerrance strictement ÔphonŽtiqueĠ dans la ÔpoŽsie concrteĠ dĠun Bernard Heidsieck ou dans les vocalises dĠun Demetrio Stratos, tous ces rŽinvestissements en direction dĠune nomadisation prŽ-signifiante nĠŽquivaudraient nullement ˆ quelque rŽgression, ou ˆ un dŽcentrement gratuitÓ (Charles 1978: 299). En effet, ÒrŽgressionÓ est un concept vexatoire et pŽjoratif, compte tenu du contexte de rŽpartition des valeurs dont il est gŽnŽralement extrait: or, se rŽinsŽrer dans les stries stridulantes des flux porteurs de signes, les scies sinueuses de leur stimulation subreptice, les sites vibratoires de leur respiration continuŽe, ce nĠest pas se priver des rŽgions supŽrieures de la signification, cĠest au contraire rester ˆ lĠŽcoute des Òpierres vivesÓ qui sont leurs incessantes et vŽritables fondations. De plus, ÒdŽcentrementÓ sous-entend que lĠabsence dĠassise sur un point nodal bien Žtabli est un perte, une amputation mme, une mutilation gŽnŽratrice dĠangoisse et de ressentiment: mais nous savons que certaines figures gŽomŽtriques ont bien plusieurs centres sans pour autant perdre de leur dynamique, bien au contraire, ce qui devrait une fois de plus nous inciter sans rel‰che ˆ dŽcentrer et dŽcentrer encore, pour mieux rŽpartir les capacitŽs de notre entendement, le dŽconcentrer et mme le dŽcentraliser. Que la voix, comprise comme instance nomade, soit dans cette entreprise un guide errant, ˆ la faon des vagantes[18] dĠautrefois, pour un vagabondage loin des citadelles imprenables de la pensŽe, bien enserrŽes entre leurs miroirs dŽpolis, royaumes Žtouffants des reflets privŽs dĠŽchos, de la raison sans rŽsonance.[19]

Le nomadisme de la voix est insŽparable de lĠacousmatique du signe et cĠest pourquoi lĠintonation[20] nĠest pas que le simple coloriage dĠune forme qui porterait le sens ˆ elle seule: elle module cette forme pour la parachever, dans un mouvement incessant. Modulations: tels sont les processus qui font le cheminement de la voix, aŽrienne ou acousmatique, dans le dŽsert des signes oraux ou Žcrits, hiŽroglyphiques ou alphabŽtiques. Et les peuples nomades le savent bien, qui maintiennent vives la voix et toutes les transmissions orales de leur savoir, quĠil soit dĠailleurs, ou non, chamanique. Il faut aussi se souvenir de ceux qui oublient o mne le chemin de la dialectique: ils nous rappellent les chances heuristiques, crŽatrices, et mme spirituelles, dĠune errance extŽrieure qui redouble le parcours dĠune nŽcessaire initiation intŽrieure, laquelle ne peut que prendre lĠallure et les stations dĠune pŽrŽgrination ˆ travers soi.

Or, lorsquĠen un autre texte Hegel sĠintŽresse au nomadisme, il en fait la caractŽristique de peuplades en marge de la Òzone tempŽrŽeÓ, laquelle est selon lui le ÒthŽ‰tre pour le spectacle de lĠhistoire universelleÓ (Hegel 1965: 221). Les nomades sont inscrits dans le Òhaut paysÓ, sorte de stade primitif dĠune dialectique historique et anthropologique: ÒLe premier moment est compact, mŽtallique, et reste indiffŽrent, fermŽ, informe: cĠest le haut pays, avec ses grandes steppes et ses plaines. Les seuls mouvements qui peuvent provenir dĠici sont des mouvements de nature impulsive, mŽcanique et sauvage.Ó Dans un tel cadre, les nomades Òont en eux-mmes un caractre doux, mais le principe quĠils constituent est fluctuant, vacillantÓ (Hegel 1965: 222). Ce qui permet ˆ Hegel dĠavancer que des nomades comme les Mongols peuvent oublier leur Òhumeur pacifiqueÓ et se prŽcipiter Òcomme un torrent destructeur sur les pays civilisŽs [...] CĠest un mouvement de ce genre qui saisit les peuples sous Gengis-Khan et Tamerlan; ils piŽtinrent tout, puis disparurent de nouveau, comme sĠŽcoule le torrent ravageur qui se perd parce quĠil ne possde pas en propre un principe de vitalitŽÓ (Hegel 1965: 225). Cette prŽsentation rŽductrice du nomadisme participe de la mme logique que celle qui refuse au sonore sa part active dans le langage, dans la pensŽe et dans la crŽation: le nomadisme est conu comme une phase imparfaite de lĠhumanitŽ parce que non passŽe au crible de la dialectique triomphante, seule garante de la civilisation džment organisŽe ensociŽtŽs rŽgies par des lois fondŽes sur des contrats sociaux; il ne peut en aucun cas fournir un modle anthropologique acceptable par la pensŽe; et lĠagitation permanente de son flux humain est Žgalement dommageable ˆ la bonne conduite de la pensŽe et de lĠart. Si Hegel avait su que le chanteur mongol fait entendre, Žmis par son seul appareil phonatoire, deux sons distincts, cela aurait sans doute confirmŽ son aversion pour tant dĠincapacitŽ ˆ la dŽtermination dialectique!

Il nĠest pas surprenant, ds lors, de constater que les thŽories hŽgŽliennes sur la musique confirment bien sa prŽvention contre le sonore, ainsi que contre le nomadisme de la voix. Pour Hegel la musique doit dŽsamorcer la ÒviolenceÓ de ÒlĠexpression naturelleÓ, ÒlĠadoucir, la ÒtempŽrerÓ, bref passer des hauts pays qui favorisent le nomadisme aux zones tempŽrŽes propices ˆ lĠŽmergence de la raison. En effet, pour lui, Ò le son, comme interjection, comme cri de la douleur, comme soupir, rire, est la manifestation immŽdiate la plus vivante des Žtats et des sentiments de lĠ‰me, lĠexclamation du cÏur.Ó Mais Òces exclamationsÓ, qui ne sont par ailleurs Ònullement des signes artificiels comme ceux du langage articulŽÓ, ÒnĠexpriment pas une pensŽe reprŽsentŽe dans sa gŽnŽralitŽÓ (Hegel 1967: 98). Et si Hegel reconna”t que Òdans le chant, cĠest de son corps que lĠ‰me tire les sonsÓ, il ne peut concevoir la voix que dans un rapport idŽal avec lĠ‰me: Òla voix humaine se fait reconna”tre comme lĠŽcho de lĠ‰me elle-mmeÓ (Hegel 1967: 108, 107). En toute logique la musique ne vaut ds lors quĠen tant quĠelle est autre chose que du sonore, autre chose que du corporel, ce que la mesure (au sens musical du terme) atteste ˆ lĠŽvidence: dans ÒlĠuniformitŽÓ de la mesure, Òle moi retrouve lĠimage de sa propre unitŽ; [...] Le plaisir que le moi trouve, par la mesure, dans ce retour mesurŽ, est dĠautant plus complet que lĠunitŽ et lĠuniformitŽ ne viennent ni du temps ni des sons en eux-mmes [...] En effet, dans le monde physique, cette abstraite identitŽ ne se rencontre pasÓ (Hegel 1967: 105).

Face ˆ cet attentat hŽgŽlien perpŽtrŽ contre le corps, et contre le corps dans la musique, donc contre la musique, on pourrait citer ici comme tŽmoin ˆ charge le compositeur Franois-Bernard M‰che: ÒEn musique, comme dans toute pensŽe, tout ce qui est de lĠordre du concept cumule dans un mme mouvement les avantages de la prŽcision et de lĠefficacitŽ consciente, mais avec lĠinconvŽnient majeur de dissimuler certains dŽtails rŽels de ce quĠil apprŽhendeÓ (M‰che 2001: 92). Autrement dit, recourons au concept, certes, mais nĠen faisons pas lĠalgorithme unique de notre entendement: Žcoutons plut™t comment il sĠenlve sur un flux dĠŽvŽnements qui tombent aussi sous les sens, tous les sens, dans leur activitŽ dirigŽe au-dehors comme au-dedans. LĠacousmatique du signe est cette Žcoute des interstices qui font jouer les ŽlŽments sŽmantiques, des pulsations qui redistribuent sans cesse les valeurs sŽmiotiques, des rythmes qui recomposent de faon dŽterminante la double articulation. LĠacousmatique du signe est cette Žcoute organique du langage qui fait si cruellement dŽfaut ˆ tout centrisme systŽmatique, phonocentrisme ou grammatalogie, parce que lĠacous˙matique du signe est cette Žcoute du tiers-inclus nomade, insaisissable et pourtant fondateur de toute activitŽ langagire. Et ce, en comprenant ÒactivitŽ langagireÓ en un sens trs large: activitŽ impliquant la voix, directement ou indirectement, aŽrienne ou acousmatique, en mme temps que lĠou•e, extŽrieure et intŽrieure, spirituelle et corporelle. Ce qui nous fait penser au passage suivant dans lequel Franois-Bernard M‰che Žmet lĠhypothse selon laquelle Òtoutes les populations humaines ont pu dŽvelopper, ˆ partir dĠune forme de signalisation sonore primitive, trois types dĠorganisations inŽgalement rŽpandue: une musique, communiquant des Žtats Žmotionnels globaux; un langage sifflŽ ou instrumentŽ, communiquant des messages en gŽnŽral simples, mais ˆ partir dĠŽlŽments combinables; un langage parlŽ enfin (ou criŽ, ou chuchotŽÉ), dŽveloppant considŽrablement la relation signifiant (sonore)-signifiŽ, et ne conservant la communication Žmotionnelle quĠˆ lĠŽtat de traces dans les aspects dits suprasegmentaux (comme le contour intonatif, les accents, le rythme), ou encore les onomatopŽesÓ (M‰che 2001: 107).[21] Ce sont en effet lˆ Òtrois formes de vocalisationÓ fondatrices de diverses activitŽs humaines de communication, rŽflexion et crŽation, reprŽsentatives dĠune invention et dĠune habiletŽ remarquables. Le facteur commun ˆ ces trois pratiques ne peut tre que lĠusage de lĠou•e tous azimuts: dans le for intŽrieur de chacun, la dimension acousmatique fonctionne ds lors un peu comme une caisse de rŽsonance et dĠamplification permettant dĠune part lĠŽlaboration de la musique, au plus prs de la vie du corps (mais sans nier les percŽes de lĠesprit qui trouent en gloire le paysage sonore intŽrieur); dĠautre part, le cas ŽchŽant, lĠint elligence de la communication des langages sifflŽs; enfin, de faon continue et constante, la fabrication des langues et, dans ces langues, la culture infinie de lĠinvention des concepts.

Musique, langages sifflŽs, langues, ces trois formes de vocalisation sont de fait des activitŽs o lĠacousmate est nŽcessaire, alors quĠon fait trop souvent lĠimpasse sur lui.[22]

DĠailleurs, si les musiciens ont beaucoup ˆ apprendre au philosophe qui nĠaurait pas rendue sourde en lui lĠoreille intŽrieure, les potes ne sont pas en reste sur une telle voie.

CĠest ainsi que Pessoa ou Char, parmi dĠautres adeptes des thŽories du signe sous les espces de lĠacousmatique, ne peut que nous renvoyer ˆ une logique de la vibration, non-binaire, telles celles quĠun JankŽlŽvitch a pu penser et mettre en Ïuvre.[23]

        Mais il ne faudrait pas croire que Char et Pessoa sont sur ce point des figures exceptionnelles. DĠautres potes ont, ˆ leur faon, cŽlŽbrŽ le nomadisme de la voix dans leur faon dĠagencer les lettres de leurs pomes. Un exemple remarquable est celui du galicien JosŽ çngel Valente dans sa plaquette Trois leons de tŽnbres. Nous confiant quĠelle tire son origine de la musique, en particulier des Ç leons de tŽnbres È de Couperin, le pote justifie le fait quĠil a glosŽ par chaque pome les quatorze premires lettres de lĠalphabet hŽbreu (lesquelles dŽbutaient dans cet ordre les premiers versets des Lamentations de JŽrŽmie, texte fournissant la matire langagire des compositions musicales dont il sĠinspire) en recourant ˆ un terme musical significatif : Ç le chant des lettres nĠa pas dĠargument, cĠest un chant mŽlismatique. È[24] Les mŽlismes commencent ds lors que plus dĠune note est chantŽe sur une syllabe, et les mŽlismes prolongŽs qui sont chantŽs sur la lettre sont donc tout spŽcialement des vocalises qui se dŽtachent de ce que Valente appelle Ç lĠargument È, ˆ savoir la dimension sŽmantique du texte chantŽ : volutes se dŽroulant sans autre logique que la leur, sonore, mŽditative, musicale, nomadisme de la voix sĠŽchappant exemplairement des contraintes du sens. Dans la suite de son Ç auto-lecture È, le pote espagnol met lĠaccent sur les continuitŽs et le flux sans cesse recommencŽ du chant mŽlismatique tel quĠil le transcrit dans le pome : Ç Les quatorze textes qui composent les Trois leons de tŽnbres se sont formŽs sur lĠaxe des lettres qui est, en effet, celui qui donne ˆ entendre le mouvement originaire, le mouvement qui ne cesse de commencer. Ils peuvent donc se lire comme un pome unique : chant de la germination et de lĠorigine ou de la vie comme imminence et proximitŽ. È[25] Si ces quatorze pomes tournent, en mŽlismes poŽtiques et non plus musicaux,  autour des lettres, on comprend bien que nous ne sommes pas pour autant dans un rŽgime exclusivement grammatologique : il y a lˆ alliance de la lettre et de la voix, et la premire ne serait rien sans la deuxime. Certaines formulations de la plaquette le disent sans ambages. Le premier pome se situe Ç au point o commence la respiration È[26], un autre affirme que Ç ce qui palpite a un rythme et advient par le rythme È[27], un autre encore Žvoque Ç le flux de lĠobscur qui monte en houle : le vagissement brutal de ce qui g”t et sĠacharne vers le haut È[28] et les derniers dŽclinent le thme de la Ç vibration È[29], au nom duquel le pote peut Žnoncer lĠobscuritŽ voilŽe de la voix ds lors quĠelle nĠa pas ŽtŽ passŽe au crible de lĠabstraction, ds lors quĠelle nĠa pas ŽtŽ oubliŽe, incessant mouvement mŽlismatique, dans les dŽterminations formelles de la lettre : Ç ma voix nĠest pas nue È.[30] On peut ds lors considŽrer la poŽsie de Valente comme un travail acroamatique, fondŽ sur une acousmatique du signe et affirmant sans cesse, dans son jeu mŽlismatique, les bienfaits du nomadisme de la voix.

Recourons encore, pour finir sans finir, comme il convient ˆ tout nomadisme, ˆ Mehdi Belhaj Kacem, qui exprime peut-tre lĠutopie nŽcessaire de lĠacousmatique: ÒLe paradis de la vŽritŽ des corps aurait tout dĠun espace aveugle et infini o nĠauraient cours que les danses errantes, les fr™lements, les Žtreintes et les Žloignements des voix; car lĠinfini dĠun corps se devine dans le tissu de rŽsonances et de vibrations quĠest sa voix; et ˆ lĠenfer de la transparution effrŽnŽe des corps, lĠinjustice infinie dĠune loi divine qui les divise sans fin et sans Žgards pour lĠinfinitŽ de leurs voix, succŽderait le temps cŽleste dĠun au-delˆ parapsychologique o les corps ne pourraient plus se faire justice que par leurs voix; ils sĠentameraient les uns les autres, sĠaccro”traient par leurs conqutes ou se diminueraient, se dilateraient dans leurs rŽsonances ou se rŽtrŽciraient par lĠincapacitŽ ˆ se faire entendre [...]Ó (Kacem 2001: 361-362).

 

P. Quillier

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[1]    Traduction de Maurice de Gandillac, citŽe ibid., p.175 (Òder Ton, die erfŸllte €u§erung der sich kundgebenden InnerlichkeitÓ, Hegel 1830: 271).

 

[2]    Ibid., p.189, o il est aussi question de ÒphonocratieÓ et de ÒphonosuprŽmatie subjectiveÓ.

 

[3]    Voir la remarque de Trabant (1999: 190): Òla voix du ma”tre est destinŽe ˆ dispara”tre dans le silence de la pensŽe, dans le puits profond du moi.Ó

 

[4]    Renvoyons aux belles formules de Daniel Charles: ÒLa voix est une fonction de lĠou•eÓ; Òle parler est toujours au mme instant un entendreÓ. (Charles 1978: 101, 102)

 

[5]    Voir Quillier 2001

 

[6]    Il est loisible de rapporter cela ˆ la formule de Mehdi Belhaj Kacem, qui exprime une constatation souvent faite: ÒLĠhistoire de la mŽtaphysique occidentale, parachevŽe avec Hegel, est celle dĠune autonomisation progressive du conceptÓ (Kacem 2000: 82) Ou encore ˆ la remarque de Maurice Blanchot que le mme Belhaj Kacem cite un peu plus loin: ÒË partir de Kant, le philosophe est principalement professeur. Hegel, en qui la philosophie se rassemble et sĠaccomplit, est un homme dont lĠoccupation est de parler du haut dĠune chaire, de rŽdiger des cours et de penser en se soumettant aux rgles de cette forme magistraleÓ (Kacem 2000: 183).

 

[7]    SuggŽrant de relativiser Òtoute opposition h‰tive, ou scolaire, ou scolastique, ou raffinŽe, de la voix et de lĠŽcritureÓ, Daniel Charles (1978: 116) cite cette formule de Gadamer: Òtout Žcrit pour tre compris a besoin dĠune sorte dĠŽlŽvation dans lĠoreille intŽrieure.Ó

 

[8]    Au total Panaccio en dŽnombre trente-six, rŽpertoriŽes pp. 306-307.

 

[9]    Tous phŽnomnes Òqui continuent de faire problme: lĠerreur, la validitŽ logique, les ambigu•tŽs de toutes sortes, la compositionnalitŽ, la rŽfŽrence, le savoir, la dŽlibŽration, la traduction, etc.Ó (Panaccio 1999: 318)

 

[10]   Se reporter par exemple ˆ Trabant (1993).

 

[11]   La neurologie contemporaine prend au sŽrieux certaines formes dĠacousmates, bien quĠelle les dŽfinisse comme des Òhallucinations auditivesÓ: ce sont en effet pour elle des Òacouphnes subjectifs dĠorigine centraleÓ, qui vont jusquĠˆ reproduire Òdes sonoritŽs musicales qui peuvent tre trs ŽlaborŽes: chants, mŽlodies fredonnŽes par quelquĠun de connu ou par des voix Žtrangres, voire fragments de musique instrumentale. Les neurologues distinguent les hallucinoses et les hallucinations vraies. Les hallucinoses sĠaccompagnent du maintien du jugement critique sur lĠorigine artificielle des sonoritŽs perues, telles certaines hallucinoses migraineuses, ou celles fournies par des drogues dites hallucinognesÓ (Chouard 2001: 327) Mais les acousmates ont aussi droit de citŽ dans certains discours philosophiques, tel le bel article ÒPhons dĠakousai boulomaiÓ de Jean-Toussaint Dessanti, dŽbutant par cet acousmate particulirement Žmouvant quĠest la rŽsonance, dans la mŽmoire affective, de la voix dĠun dŽfunt aimŽ (en lĠoccurrence GŽrard Granel): ÒGŽrard, / CĠest ˆ toi que je parle, ami, car ta voix je veux encore lĠentendre. Tu ne me liras plus, tu ne mĠentendras plus. Moi, je tĠentends encore; et mon dŽsir persiste que cette voix qui fut tienne rŽsonne toujours en moi pour le temps qui me resteÓ, Òcette prŽsence exigeante, qui fut toi, je veux la prŽserver, en entendant ta voix.Ó (Nancy & Rigal 2001: 165, 169)

 

[12]   De dialectica, 5, Žd. et trad. Angl., J. Pinborg et B. D. Kackson, Dordrecht, Reidel, 1975, citŽ dans Panaccio (1999: 109).

 

[13]   De Magistro, I, 2, citŽ dans Panaccio (1999: 110).

 

[14]   Augustin, La TrinitŽ, XV, 19, dans Îuvres de saint Augustin, vol. 16, P. Aga‘sse Žd. et trad., DesclŽe de Brouwer, 1955

 

[15]   Exemplaire de la gne que ce paradoxe entra”ne, lĠinterrogation de Christian Puech dans son article ÒLangage intŽrieur et ontologie linguistique ˆ la fin du XIXme sicleÓ: ÒUne voix imperceptibe qui sĠentend?Ó, ainsi que son injonction en quelque sorte conjuratoire ˆ Òaccepter tous les paradoxes qui sĠattachent ˆ la dŽfinition de ÔlĠimage sonoreĠ: image sans lieu, sans forme, sans Žtendue dĠaucune sorte, dont ÔlĠinscriptionĠ nĠoccupe aucun espaceÓ (Bergounioux 2001).

 

[16]   Voir F—nagy (1983, 1991: 228-229)

 

[17]   Dans la mme page, Charles opre la rŽactivation de lĠŽtymologie Stim˙me/Stim˙mung ˆ laquelle Hegel Žtait sourd: la voix interdit Òla cl™ture du langage sur lui-mme et sa fermeture en tant que simple ÔinstrumentĠ, justiciable dĠune analyse strictement et exclusivement linguistique. Elle est ÔlaĠ voix mme de lĠĉtre: en tant que Grund-stimmung, elle est Ԉ lĠŽcouteĠ de lĠĉtre. Elle est lĠĉtre tel quĠil Ôse disposeĠ pour et en vue de lĠhomme: musicalement

 

[18]   Clercs errants vivant en rupture avec tout milieu social, souvent assimilŽs aux ÒgoliardsÓ.

 

[19]   On pourrait reprendre, en la dŽtachant de son contexte lacanien, la formule dĠintertitre employŽe par Dominique Ducard, dans son article consacrŽ aux ÒreprŽsentations psychiques se rŽfŽrant ˆ des schŽmas corporelsÓ et investissant Òla voix, substrat du langage verbalÓ (ÒStyles de voix et images du corpsÓ): ÒLe voyage imaginaire de la voixÓ. (NAS 2001)

 

[20]   Voir F—nagy (1983, 1991: 120-122).

 

[21]   Dans la mme page, M‰che prŽcise: Òĉtre musicien serait dĠabord Žchapper aux contraintes du logos, cĠest-ˆ-dire, comme lĠavaient bien vu les Grecs, ˆ la fois la raison et le langage.Ó

 

[22]   Daniel Charles (1978: 183) cite cette formule de Gisle Brelet (dans LĠinterprŽtation crŽatrice, PUF, 1951, p. 242): ÒLa musique ne sĠentend que gr‰ce ˆ la voix qui la profre intŽrieurementÓ.

 

[23] Voir Quillier 1990

 

[24] Valente 1998, p.62

 

[25] Ibid.

 

[26] Ibid., p.41

 

[27] Ibid., .45

 

[28] Ibid., p.51

 

[29] Ibid., p.55, p.57

 

[30] Ibid., p.55 Dans Mandorle, Valente a cette remarque fondamentale, qui prolonge lĠexpŽrience des mŽlismes dans celle de la vibration : Ç La racine du tremblement emplit ta bouche, / tremble, vient tĠenvahir / et chante germinale dans ta gorge. È (Ibid., p.84)

 

 

 
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